sexe & réalité virtuelle

Ce mois de juin 2016, au Japon, avait lieu le premier salon consacré à la réalité virtuelle et l’érotisme, pour parler par ellipse. On y a refusé du monde. Et sans doute, m’y aurait-on refusé si j’avais été sur place. Après tout, c’est fascinant tous ces godes et autres vagins artificiels qui sortent des placards. Jadis, frappé du sceau de l’infamie ou de la solitude, le dildo désormais connecté fait son entrée dans la classe des super fétiches, celle des objets interactifs. Ajoutez-y de la réalité virtuelle et c’est du transmédia, pinacle de la modernité.

Une des démonstations proposées lors du Adult VR Fest 01, le premier salon sur la réalité virtuelle et l’industrie du sexe au Japon.

Une des démonstations proposées lors du Adult VR Fest 01, le premier salon sur la réalité virtuelle et l’industrie du sexe au Japon. Capture d’écran. Photo: D.R.

En y réfléchissant bien, tous les objets interactifs ont une charge érotique, prenez l’iPhone — que l’on dit tout puissant malgré sa petite taille — et dont on tripote le verre poli toute la journée. On ne s’étonnerait pas de lire un slogan qui affirme Tu tueras ton laptop et tu épouseras ta tablette. Le marketing de la technologie et ses courbes qui prédisent le désir, l’adoption et la mort d’un produit, qu’on se le dise, c’est freudien. Et ce n’est pas prêt de s’arrêter, si l’on en croit les prophètes du transhumanisme, nous sommes les organes de reproduction de la machine. Alors, autant commencer l’entraînement.

La réalité virtuelle est donc porteuse de nouvelles technologies masturbatoires. Pourtant, à ce jour, qui est encore jeune sur le marché grand public, les suppôts de l’Internet is for porn nous plongent encore dans une réalité virtuelle générique, à base de vidéos immersives pré-enregistrées avec un acteur actif, hétérosexuel et TBM. Triste d’apprendre que, plutôt que nous singulariser dans son potentiel infini, la réalité virtuelle nous uniformiserait dans une nouvelle itération d’un WASP qui serait devenu hardeur. On est encore loin de ce qu’ont pu expérimenter les pionniers de l’érotisme appareillé et virtualisé.

En attendant que la réalité virtuelle porno-industrielle fasse son coming out et plus si affinité, il ne faut pas être devin pour prédire de nouveaux onanismes superlatifs. Poursuivant sa propre loi de Moore, la sexualité par machine interposée se nourrit de l’évolution des supports médiatiques, des épaules nues de l’icône religieuse à la bande dessinée, de la VHS à Youporn et en ce qui concerne les objets transitionnels, elle suit l’évolution des outils, bois, métal, plastique, puis mécanique, électronique, wearables ; demain, les implants et la robotique. Un futur que ne renierait pas le réalisateur David Cronenberg.

Technologies humides, membranes palpitantes, électro-stimulation, en fait, l’objet interactif qui sert de mètre étalon, c’est nous les humains. Avec ce dont Steve Jobs — pour les croyants — a bien voulu nous doter pour être le plus universel possible ; prises mâles et femelles, port USB pour la sensation, port HDMI pour la représentation. Seulement, le Grand Architecte se mélange parfois les crayons… Notre programme peut se révéler différent de ce que laisserait paraître notre design. Heureusement, il y a aussi une application pour ça : l’avatar.

Un cancérologue américain stipule que la construction du corps sophistiqué, cerveau, membres et perception, a commencé à se développer quand, aux premiers stades de l’évolution, la cellule s’est divisée. Précisément pour aller chercher l’autre — prêt à succomber au premier qui se serait inventé une paire de jambes, entre autres. Suivant cette hypothèse, le corps aurait donc été créé autour de la cellule pour remplir un dessein libidineux. J’estime que l’on retrouve cette pulsion chez l’avatar.

D’ailleurs, je l’ai vécu. En tant que patient zéro de Second Life, ce continent virtuel né en 2003 et dont le hasard a voulu que je fasse partie des premiers résidents. Il n’offrait pour toute représentation de soi qu’un avatar émasculé. Je n’en étais pas particulièrement chagriné, l’idée d’expérimenter un plaisir sexuel dans cette plateforme ne m’était même pas venue à l’idée. Pourtant, 28 millions d’avatars plus tard, les gens se pinçaient le nez en évoquant un Second Life devenu une cour des miracles du sexe. Comment expliquer une telle dérive — que j’estime, pour ma part, joyeuse et salvatrice.

Le tournage d’une scène de réalité virtuelle à 360° pour le magna français du sexe Marc Dorcel. Photo: © Marc Dorcel

Pour le comprendre, il faut se référer à ce qu’offrait le jeu vidéo au titre de l’interaction entre les joueurs. En étant un peu provocateur, je dirais « une balle dans la tête ». Oui, l’interaction physique la plus commune dans le jeu vidéo, c’est le frag. L’altérité, c’est la victime. Il aura donc fallu attendre la co-construction d’un monde virtuel, entre joueurs consentants, pour satisfaire un besoin plus primordial que se vider des chargeurs dessus. On peut y voir une certaine parenté, le pénis comme arme par destination et j’avais coutume de dire que les mondes virtuels et les jeux vidéo, c’est un peu Eros et Thanatos.

Mais revenons à Second Life et à mon avatar eunuque. Si j’y suis resté si longtemps, c’est sans doute à cause de ma première rencontre. Aux premières heures de mon exploration de ce monde en gestation, j’avais trouvé des ailes d’ange et des cornes de diable dont je m’étais affublé pour seuls attributs — j’étais déjà sans doute déjà en pleine crise dividuelle Et tandis que je m’approchais d’une maison à l’architecture sommaire, un point vert s’affichait sur la carte, synonyme de présence humaine. Planté devant le seuil, et bien que mes super sens avatariens me l’avaient déjà indiqué, je demandais timidement : Il y a quelqu’un ?

Une voix féminine — du moins, je l’imaginais, car le chat indiquait un nom féminin — me répondit : Oui attend, je m’habille. Dans Counterstike, j’aurai sans doute commandé une attaque au napalm, mais ici j’attendais le sourire aux lèvres, et je me disais : OK, je suis un tas de pixels, anonymisé qui plus est et elle aussi. Pourtant, le respect m’interdit de pénétrer à l’intérieur, et elle ressent de la pudeur. Ces questions ne posent pas dans la réalité dirigiste d’un jeu vidéo. L’expérimentation des mondes virtuels invite à reconnaître l’autre comme une manifestation du vivant, bien que sous une forme numérique primitive. Nos avatars semblaient ainsi prêts à faire société.

Rapidement, les plus créatifs d’entre nous inventèrent des systèmes pour se congratuler, s’étreindre, danser en couple ou s’embrasser et finalement faire l’amour. Entre avatars humanoïdes, avatars humanoïdes transgenres, puis interespèces pourquoi pas. Chacun disposait d’attributs spécifiques que l’on pouvait trouver dans des boutiques spécialisées dans les organes génitaux. Quoi de plus banal pour une sortie en amoureux ? Les innovations suivaient les besoins qui se faisaient jour dans le cours naturel des relations qui se tissaient peu à peu chez les habitants, puis ceux des communautés spécifiques qui venaient trouver refuge dans la plateforme.

Second Life faisait état dans sa communauté de pratiques sexuelles audacieuses, voire franchement déviantes. L’avatar porte en lui la frustration de son immatérialité et se consume parfois sur l’incandescence de son désir. Je n’y cédais pas vraiment, préférant documenter mes rencontres. Mais alors que je photographiais des avatars de plus en plus sophistiqués, je sentais que mon désir prenait le pas sur ma curiosité journalistique. Je n’avais jamais éprouvé d’émoi sexuel envers les avatars d’emprunts que l’on pouvait trouver dans les jeux vidéo, mais ici les avatars fabriquaient eux-mêmes leur apparence et bombardaient mes neurones d’une communication non verbale qui semblait dire « Aime-moi ». Aucun détail de l’avatar n’échappait à la sagacité narcissique, tout simplement parce que c’était possible.

Au cours de séances photo interminables, je cherchais à capturer l’instant où l’humanité du modèle se manifesterait au travers de son substitut numérique. J’y prenais beaucoup de plaisir, partagé, je crois. Je développais une sensibilité, à l’image de la pellicule impressionnée par la lumière, je me faisais témoin de la détermination des avatars à faire exister leur identité. Aujourd’hui les photos ont vieilli par rapport à l’évolution des normes esthétiques de la plateforme et je suis surpris d’avoir pu ressentir un tel désir à l’époque. J’en conclus que sans la présence instantanée de son hôte, l’enveloppe de l’avatar s’éteint comme un gisant et je ne saurais dire si le vivant s’incarne uniquement dans le regard de l’observateur. Ce qui laisse de belles perspectives à la machine à nous envoyer des leurres.

De nombreux utilisateurs de Second Life revendiquent une identité virtuelle qui intègre la sexualité.

À l’origine peuplé de Californiens, de nombreux utilisateurs de Second Life revendiquent une identité virtuelle qui intègre la sexualité. Capture d’écran. Photo: D.R.

Toutefois, je pense que le désir trouve sa voie même au-delà des supports de représentation. J’ai été surpris de constater la créativité que pouvaient développer les joueurs pour mimer une sexualité dans des environnements qui ne s’y prêtaient pas vraiment, notamment des jeux vidéos. Les joueurs détournaient telle posture ou telle animation pour avoir l’opportunité de s’accoupler symboliquement dans leur territoire d’élection. Que se soit dans World of Warcraft ou même des environnements peuplés d’avatars primitifs, je ne serais pas surpris que Minecraft possède ses propres rites. Mais l’intérêt d’une plateforme créative telle que Second Life, c’est que la direction artistique n’est pas centralisée par quelques développeurs qui livrent un produit fini à la dévotion de ses utilisateurs.

De fait, les outils de séduction étaient et sont encore en constante évolution dans Second Life, et ce savoir-faire n’est pas uniformément réparti, de nouveaux éléments inventés, ici ou là, cheminent en vertu d’une lente viralité. Ici, un avatar porte des cheveux souples, là une démarche, une robe, une couleur de peau. De nouveaux chocs esthétiques pour les uns, sensuels pour les autres. Sans rejoindre les rangs de ceux qui trashaient leurs avatars d’un jour dans des zones où se pratiquait une sexualité frénétique, je confesse quelques ébats avec des partenaires dont je ne savais pas vraiment qui se trouvaient derrière et précisément, c’était une étiquette. WYSIWYG (What You See Is What You Get), ne pas s’enquérir au-delà de l’identité sous laquelle se présente l’avatar.

Ne pas connaître la vraie nature de mes partenaires me permettait d’y projeter ce que je désirais. L’avatar est un canevas et j’étais moi-même un canevas offert à l’autre. Si la réalité virtuelle possède la vertu de donner vie aux concepts, et donc dans un registre sexuel, aux fantasmes, à mon sens, elle va plus loin. La différence essentielle entre le rêve et la réalité, c’est que cette dernière est partagée. La réalité virtuelle possède donc une caractéristique supra identitaire. C’est peut-être ici qu’il faut chercher ce qui est propre à pimenter nos désirs au-delà du réel. Autrement dit, une réalité virtuelle dans un contexte social qui appelle de vraies expériences. Sa contribution par rapport à une relation charnelle, c’est l’abolition d’un certain nombre de facteurs qui freinent la relation ; la distance, le genre, les critères sociaux.

Certains pensent que la réalité virtuelle affranchit aussi de la morale. S’il s’agit de la moralité des prélats, sans doute, mais il ne faut pas penser la réalité virtuelle comme un espace exclusif, à l’abri de toute moralité. Ce serait faire insulte à ceux qui la partagent avec soi et qui ont peut-être un autre avis sur la question. La réalité virtuelle peut être vecteur de discrétion, de subdivision d’avec le réel dans le creuset machinique, mais c’est aussi l’un des rares espaces informatiques qui offrent une telle palette d’expression aux humains et qui multiplient, de fait, les liens de causalité avec le réel.

Prenons l’exemple du ghosting, pratique qui consiste, après avoir éveillé les sentiments d’une personne, à disparaître du jour au lendemain en profitant de l’intracabilité de l’avatar. Certains poussent le vice à réapparaître sous une identité alternative dans le cercle de l’éconduit pour constater sa souffrance. Ce n’est plus l’exclusivité des mondes virtuels, le ghosting sévit aussi sur les réseaux sociaux. C’est l’une des raisons qui a vu se développer le roleplay dans Second Life, qui consiste à explorer les relations dans un contexte scénarisé. Ce qui se passe à Vegas reste à Vegas. Si la réalité virtuelle favorise le développement de nouvelles formes de souffrance amoureuses, certains pensent qu’elle pourrait aussi, un jour, offrir plus de possibilités qu’une simple rencontre carnée.

Philip Rosedale, le créateur de Second Life, n’est plus à la tête de cette plateforme, mais il imagine toujours le futur des communications via des dispositifs virtuels et évoque la possibilité de faire apparaître les émotions, au moyen de capteur EEG par exemple. Une machine à sonder les cœurs amoureux. Si vous refusez cette idée, d’autres la réaliseront à votre place. Parmi les pionniers qui ont profondément transformé la sexualité au travers des substrats technologiques, on compte ceux qui considéraient que c’était la seule issue à leur épanouissement sexuel, pour cause de handicap, d’isolement, de surpoids, d’identité contrariée ou que sais-je ? Considérons ceci, la prosthétique s’est développée pour traiter le handicap et servira demain à augmenter l’homme. Que de nouvelles formes de sexualités, satisfaisantes à terme pour tous, naissent sous la gouverne de ceux qui en étaient exclus, voilà une belle idée.

Nicolas Barrial
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

comme volonté et comme représentation

Commençons par la fin : la réalité virtuelle est la continuation de la Mathesis universalis par d’autres moyens et toute représentation du Monde est Parole, autonomisation du com/prendre et saisissement de celui-ci, Spectacle. Interroger le virtuel, c’est l’interroger comme espace de jeu et de liberté ou d’ »arraisonnement », comme représentation et comme volonté. Il faut parfois quelques mots « techniques » pour voir les choses ; car tout le monde a écrit sur le virtuel, alors que l’essence du virtuel, comme dirait l’autre, n’est rien de virtuel. Nous interrogerons donc le virtuel en nous concentrant sur ce que sont la représentation, la Mathesis universalis et le « merveilleux scientifique » qu’une telle notion et technique achève.

Laura Mannelli, (sans titre). Photo: © Laura Mannelli.

La représentation, ou Le Monde est une Parole qui se cherche
Toutes les images, les proses et la poésie évoluent entre le vraisemblable et la Raison, décrivant les moments du vrai ou ce que l’homme peut comprendre pour se donner du sens. La provocation perpétuelle des arts, puis de la « technique moderne », tente de conquérir ce vrai fractionné. C’est-à-dire que la moindre représentation montre toujours quelque-choseen-acte, un cheminement vers du sens, et un système culturel, mais encore se montre nécessairement elle-même, cherchant leur Shakespeare, Tolstoï, Malevitch ou Grothendieck. Alors la représentation, c’est le langage qui cherche à se dire lui-même et, donc, toujours, c’est l’homme dans ses légendes et dans cette immémoriale humanité de l’homme (Legendre, 2016).

Avec les Modernes, disons que la représentation est le déni d’une absence, un substitut (Freud) et assurons qu’elle incarne une contrainte (Durkheim), tandis que la « fabulation » ou « fiction » est l’acte qui la fait surgir (Bergson). Leibniz parle de « correspondance » ou d’une présence imparfaite, seconde, comme réapparition, d’une présence primitive. Toute représentation revient sur elle-même dans le mouvement de sa consommation quotidienne ou énonciation et dans son dé/placement au sein de la Culture de son époque. On parle de mise en abîme dans la peinture, la littérature, le cinéma, les jeux vidéo, etc. Finalement, pour comprendre toute représentation, il faut l’examiner avec la théorie de la connaissance de Kant, puis de Marx et le nouvel esprit des anthropologues, c’est-à-dire examiner l’environnement d’où elle provient et l’œil qui la regarde (où, qui, quand, comment, avec quoi).

La représentation, ou Comment la vitesse de nos interprétations nous soigne
Toutefois, dans leur travail sur les images et le langage, certains parviennent plus vite et plus complètement à dire/montrer les choses. Si l’on peut penser qu’Adam nomma les événements de l’Univers ordonnés par Élohim, leur octroya leur première re/présentation, c’est le bruit et le mouvement dans notre Monde qu’il leur accorda, c’est-à-dire une vitesse. Et dans la SF surtout, qu’est-ce que le bond dans le temps, le saut dans l’hyperespace, et le moindre voyage d’une page à l’autre ? La littérature, d’abord, essaie de transmettre cette vitesse à l’œil et de faire voyager toute chose. Faire trou et sens. Parfois ivresse, parfois hypnose, la littérature, d’abord, est transport, pont, fluide, puisque transfert, accès à l’invisible : car c’est le langage qui secrète l’invisible, écrit pertinemment Krysztof Pomian, parce que son fonctionnement lui-même (…) impose la conviction que ce qu’on voit n’est qu’une partie de ce qui est (revue Libre, n°3, 1978).

Ce principe anthropologique — que toute représentation est re/présentation du vide et du plein, du dedans et du dehors, du visible et de l’invisible — est précieusement consigné dans La deuxième Lettre aux Corinthiens, 4.18. Aussi, ici, on comprendra que toutes les représentations collectives sont des intermédiaires entre le spectateur qui les regarde (ou les touche) et l’invisible d’où elles viennent. (Pomian, 1978) À la frontière du profane et du sacré, frontières elles-mêmes, séparation entre ces mondes, la totalité des images et des signes permettent la dialectique du passage de l’intériorité à l’extériorité de la conscience. Elles sont un « sablier », lieu d’un échange entre le visible et l’invisible où l’œil se satisfait de leur filiation imaginaire nécessaire à l’initiation renouvelée.

Ou Wittgenstein d’écrire en 1949 : Ce qui est éternel, important, est souvent caché aux yeux des hommes par un voile impénétrable. Ils savent qu’il y a là-dessous quelque chose, mais ils ne le voient pas. Le voile réfléchit la lumière du jour. On pense aussi au Petit Prince, etc. In fine, jamais nous ne sommes seuls : la totalité des signes et des images nous regardent, sinon nous guettent. Ce regard, cette surveillance/protection, n’est-ce pas « la demande » et l’argument paranoïaque présent dans les genres fantastiques et futuristes, dans le cyberpunk et précisément dans ce que signifie la moindre intelligence artificielle ? Le symptôme paranoïaque semble donc être l’expression même de l’inspiration littéraire, expression que l’on retrouvera précisément dans le policier, le fantastique et la SF.

La Mathesis universalis vs « le merveilleux scientifique »
Charles Le Goffic, en 1890, et Maurice Renard, en 1909, à propos de Jules Verne, définirent le « merveilleux-scientifique », mais dès 1856, les frères Goncourt décrivirent le « miraculeux scientifique » à partir du style d’Edgar Allan Poe. Dans la pensée contemporaine, et via la question du vidéoludique/virtuel, ces deux expressions peuvent nous apparaître aussi bien revenir au fantastique qu’à la SF : ces deux mouvements, prenant tant aux folklores qu’à la Modernité, seraient alors une critique de la Mathesis universalis. Voici ce que nous conjecturerons à présent.

Qu’est-ce que la Mathesis universalis ?
Concernant la Mathématique universelle comme art de découvrir, unification des mathématiques et/ou « programme métaphysique » de l’Occident, on peut se fier aux études de Jean-Claude Dumoncel (2002) et de David Rabouin (2009) ou se référer directement à Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, Husserl, Heidegger, Pierre Legendre et Guy Debord peut-être. Il s’agit d’une science générale des grandeurs de l’Univers : toutes les sciences spéciales que l’on nomme Mathématiques (l’Arithmétique, la Géométrie, la Mécanique et les sciences mixtes ou appliquées qui dépendent de celles-là) [n’étant] que des branches de la Mathématique universelle. (Bouveresse 1994). Descartes parle de « l’arbre du savoir » (1644) et Husserl (1976) de science des formes-de-sens du « quelque chose » en général.

À la fois cause et effet, l’histoire de cette logique formelle ou algorithmique de l’infini (Leibniz) semble être également l’histoire mondiale de l’emprise du contrôle et de la mesure de l’homme par l’homme (Crosby, 2003) ; emprise romancée par toutes les sciences-fictions, dénoncée par J.G. Ballard et Philip K. Dick, et personnifiée par Hari Seldon, le psychomathématicien du cycle Fondation d’Isaac Asimov, et figurée par le Jihad Butlérien de Franck Herbert dans le cycle Dune, etc.

Ainsi la Mathesis pourrait-elle être l’autre nom de l’Occident, le masque de sa trajectoire technique, puis de son système des sciences. La formule latine paraît en effet décrire, et prédire, l’arraisonnement de la Nature, mot de Heidegger, et, par conséquent, de l’Homme, par le dispositif techno-économique, mot de Leroi-Gourhan. Elle serait donc le plan de la raison occidentale et son « institution imaginaire » se révélant à elle-même. Vertigineux… Dès lors, comment ne pas saisir que la définition historique et la venue du « miraculeux scientifique » font pleinement partie dudit « plan » ?

Qu’est-ce que « le merveilleux scientifique » ?
Les proses fondatrices de Poe, Théophile Gautier, H.G. Wells, H.P. Lovecraft et Verne, possédant une fonction prévisionnelle et parfois un pouvoir divinatoire (Goimard, 2002), semblent voir plus loin et s’affirment comme les premiers radiotélescopes du fantastique et de la SF à venir, et leurs auteurs, comme leurs premiers opérateurs. Dans un cinéma plus contemporain, cette réflexivité gothique confirme sa présence tout particulièrement dans Shining (Kubrick, 1980), Freddy 7 (Craven, 1994) et L’antre de la folie (Carpenter, 1998) et sans doute dans le serial adolescent Destination finale (2000, 2003, 2006, 2009, 2011). Prémonition inquiète. Mise en abîme. Trous dans la pellicule. Dès lors, cette fiction consciente d’elle-même ou « miraculeux scientifique », se fait prodrome, annonce d’un événement.

Dans le fantastique et la SF, l’écrivain et le scénariste retrouvent la destination de l’écriture, son terme et sa racine, entre la physique et la métaphysique, et symbolisent quelque chose qui vient. L’écriture comme pont – ou jump. Un auteur de fiction, ou de ce qu’il prend pour de la fiction, est capable d’écrire la vérité sans le savoir, écrit Philip K. Dick dans Si le monde vous déplait… (1998). Car la fonction des arts, et précisément des livres, et particulièrement ceux liés au « merveilleux scientifique », est de servir, sans trop le savoir, d’intermédiaire entre les mortels et les immortels, quels que soient les modes culturels et symboliques de transport. La fiction en générale, qui a pour fonction de se détacher de la masse des objets communs, se fait alors offrande insolite et spectaculaire, défi à la curiosité et à l’imagination des visiteurs qu’elle arrache au réel et renvoie vers l’invisible d’où elle vient. L’invisible ? Ce que l’on ne comprend pas : l’insaisissable, l’inaccessible, la poésie…

Si l’histoire plutôt consciente de la Mathesis — comme plan d’unification de la culture européenne — s’avère être « la véritable histoire du Monde », alors le fantastique et la SF pourront aussitôt se comprendre soit comme l’enzyme d’activation, soit comme le parasite de cette Culture, the ghost in the machine. – C’est-à-dire ? C’est-à-dire se comprendre comme l’envers, la poétisation de l’indomptable, à la fois « pulsion d’horreur » et/ou « négativité critique » de la géométrisation du Monde, de son contrôle, et aussi comme l’endroit – le prolongement de la machine… Depuis le travail de traduction/symbolisation des arts, cette pulsion d’horreur face à la pulsion de savoir — libido sciendi —, nous reviendrait comme critique du rêve de domination universelle qu’est la Mathesis. On comprendra mieux, alors, tous nos jeux et nos jeux vidéo, et notre passion pour la destruction festive du Monde (Morin Ulmann, 2013).

Très tôt, chez Cyprien Bérard, Alexandre Dumas, Isidore Ducasse, Marey Shelley ou Bram Stocker, la littérature fantastique a su nous décrire cette « pulsion critique » et/ou remontée du fond des âges. Un refoulé. Avec d’autres particularités simplement culturelles, j’avance que les œuvres de Barjavel, la nouvelle Le dernier rivage (1957) de Nevil Shute — aussitôt réalisée par Hollywood (On the beach, Kramer, 1959 ; USS Chaleston, Mulcahy, 2000) – et Malevil de Robert Merle (1977), et Crash de Ballard (1974), et Krysnah ou le complot de Walther (1978), et le cyberpunk, sont le prolongement de cette ombre de la machine/Mathesis — comme tous les jeux vidéo.

Et les images ?
Dans le système des imageries cinématographiques, cette pulsion d’horreur — ou négativité de l’esprit de la science — réapparaît avec les Metropolis (1927) et M le maudit de Fritz Lang (1931), et le Frankenstein de James Whale (1931), jusqu’au robot-ordinateur dément de 2001 (Kubrick, 1968), puis Mondwest (Crichton, 1973), et dans « l’humanisme critique » de Terminator (Cameron, 1984) ou de Matrix (Wachowski, 1999), etc. Cette force vitale, sans état d’âme ni direction, se manifeste également dans tous les serials où croquemitaines ignobles, boogeymen repoussants et autres « guerriers fous » exhibent le masque de l’inéluctabilité et de la putréfaction (Texas Chain Saw Massacre, Halloween, Vendredi 13, Alien, Predator & autres Freddy). On peut sans doute avancer qu’avant les jeux vidéo eux-mêmes, ces nombreux films à petits budgets formalisent, à leur manière, une énergie réfractaire au programme de la Mathesis, c’est-à-dire que ces films critiquent et conspuent notre « cage de l’avenir » (Weber, 1921). Depuis la fin des années 60, ces représentations inquiètes correspondent au Malaise dans la science-fiction américaine dont parle Gérard Klein (Le Guin, 2000).

L’art est un déniaisement
Dans son Esthétique négative (1983), Marc Jimenez, après Siegfried Kracauer (1973), Edgar Morin (1956) et Marc Ferro (1977), explique que l’exigence théorique et philosophique en esthétique est incluse dans le projet d’une théorie critique de la société, et l’esthétique demeure philosophique dans la mesure où elle assume la critique permanente du statut et de la fonction de l’art à l’intérieur de la société contemporaine, à partir des œuvres elles-mêmes. Cette exigence suppose que l’œuvre d’art puisse apparaître comme un moment essentiel de cette critique, lieu d’expression des antagonismes sociaux. Cette hypothèse, qui est aussi celle de Bertolt Brecht et de Louis Althusser, énonce que l’art a pour fonction critique de nous déniaiser, de désidéologiser ce que nous prenons pour la réalité, d’y faire des trouées. Dès lors, les arts — et, paradoxalement, les jeux vidéo — sont un moyen de produire la volonté de transformer le Monde, puisqu’ils en peignent un tableau critique, c’est-à-dire lui donne un autre sens, négatif critique, que nous pourrions/devrions nous approprier.

Donc, comme le formulèrent préalablement Hegel et Marx, T.W. Adorno, Henri Lefebvre et les situationnistes : l’esthétique est un moment critique de l’économie politique. Et réciproquement. Puisque, pour prospérer, la fabulation eut toujours besoin de l’action des techniques, puis du système des sciences, celles-ci ont pareillement besoin de l’énergie sociale des fictions — ou pulsion d’horreur — pour leur revenir comme soutien mythologique et critique ; on parlera de poétique de la science.

Le miraculeux scientifique du virtuel est, en conséquence, 1) la continuation de la Mathesis universalis par d’autres moyens (d’apprivoiser/théoriser le Monde) et 2) cette religion ordinaire et positive que le Monde nouveau réclamait, et avec laquelle il se soule. Positive, au double sens du terme : comme adoration de la science et adoration de la critique de la science : il y a rêverie et critique de la rêverie dans la rêverie même (mise en abîme, emploi narratif et financier du réel pour le dénoncer) — Comment ne pas penser à tous ces films et jeux vidéo, et à la publicité même, aujourd’hui, où tout tourne autour du décalage badin, de l’ironie, des jeux de miroir ? Ainsi, le miraculeux scientifique du virtuel est-il tout à la fois croyance positive dans l’arraisonnement de la Nature, sa domestication, et dans celui des hommes par le dispositif techno-économique — la productivité et ses potentialités — ainsi que croyance dans sa critique récurrente, inachevable, désespérée même.

David Morin Ulmann
Anthropologue, spécialiste de la modernité et du capitalisme
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

tapis rouge pour le cinéma immersif

Après ce que l’on a appelé les « nouvelles images », après la période vidéo puis les captations via les portables, après la 3D qui ressuscite tous les 10 ans sous l’impulsion de progrès techniques, c’est donc au tour de la réalité virtuelle de redéfinir notre champ de vision et au-delà l’exercice de notre expérience… Si des manifestations sont consacrées à la VR, ou viennent se greffées sur des événements existants, il n’y a avait pas à ce jour de festival de cinéma entièrement dédié à la réalité virtuelle. C’est désormais le cas, à l’initiative du Forum des Images à Paris, avec le Paris Virtual Film Festival dont la première édition s’est tenue en juin dernier.

I, Philip de Pierre Zandrowicz. Capture d’écran. Photo: D.R.

Sur la quinzaine de films en VR qui sont présentés dans le cadre du Paris Virtual Film Festival, nous en avons « testés » deux. D’une part Notes On Blindness: Into Darkness, d’Arnaud Colinart, Amaury La Burthe, Peter Middleton et James Spinney, qui nous plonge dans l’univers d’une personne au champ de vision restreint. Étrange sensation de spatialisation quasi à l’infinie renforcée par une sonorisation binaurale… Plongée et déambulation dans un parc que l’on devine sous des contours noirs et bleutés, et dans laquelle évoluent les silhouettes furtives de passants et d’animaux. En fait, cette « demi-teinte » s’explique par le fait que ce film nous fait ressentir ce qu’a éprouvé John Hull, un professeur de théologie australien de l’université de Birmingham, lorsqu’il fut victime d’une cécité progressive. En universitaire accompli, un peu à la manière du regretté Oliver Sacks pour son cancer oculaire (cf. L’Œil de l’esprit), il a consigné méthodiquement son ressenti et les effets de cet irréversible fondu au noir… C’est cette « documentation » qui sert de base à la construction de cette singulière immersion.

Autre expérience avec I, Philip de Pierre Zandrowicz (co-produit par Okio-Studio, Saint George et Arte). Au début, il y a des matières, des volumes, des formes géométriques qui succèdent à des motifs spiralés intersidéraux… En soit, tout cela nous une procure sensation assez intense de vertige. Puis l’image se stabilise sur des machines, genre salle de serveurs, et un laboratoire… On tourne la tête pour explorer l’endroit et on sursaute littéralement : sur notre droite, deux personnes nous interpellent… Peu à peu, nous prenons conscience que nous incarnons un robot humanoïde dont la mémoire contient les souvenirs implantés de Philip K. Dick… Quelques instants plus tard, après une autre translation limite psychédélique, on se retrouve dans un amphi, au centre de tous les regards et interrogations… Plus que « l’effet de profondeur », c’est bien cette présence, cette sensation d’être « réellement » immergé dans — et d’être acteur de — la scène, qui nous a le plus impressionné. Comme nous le faisait remarquer Michael Swierczynski, directeur du développement numérique du Forum des images et du Paris Virtual Film Festival, I, Philip est ce qui se rapproche le plus d’un film de fiction dans cette sélection.

La Péri, de Balthazar Auxietre. Capture d’écran. Photo: D.R.

Dans La Péri, une fiction de Balthazar Auxietre, on va encore un peu plus loin dans l’immersion puisque l’on interagit et entame un ballet avec une danseuse ! À l’affiche, il y avait aussi quelques expériences documentaires, comme Across The Line de Nonny de la Peña, Brad Lichtenstein et Jeff Fitzsimmons sur la question de l’avortement aux États-Unis en nous plongeant au cœur des actions, détestables, des activistes qui menacent les centres médicaux. The Enemy réalisé par Camera Lucida et présenté en séance spéciale, qui nous fait « rencontrer », en face à face, deux soldats ennemis — en l’occurrence de Tsahal et du Hamas — et nous permet d’écouter leurs motivations, leurs doutes, etc. Autre schéma de confrontation extrême avec DMZ, de Hayoun Kwon sur la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées. Avec The Ark de Kel O’Neill et Eline Jongsma, nous quittons les frasques humaines, mais pas leurs conséquences, pour être amenés au plus près d’un rhinocéros blanc. Une espèce en voie d’extinction, il n’y aurait plus que 3 survivants de cette espèce… La sélection comptait aussi des films d’animation : Invasion! de Eric Darnell, une histoire de gentils aliens et de petits lapins qui leurs résistent, et The Rose And I de Eugene Chung, Jimmy Maidens et Alex Woo; une libre interprétation du Petit Prince. Les plus de 16 ans pourront « fusionner » avec les personnages dont les corps nus s’entrelacent formant presque un kaléidoscope sous la caméra de Michel Reilhac, Viens !

Ces exemples, pris sur la quinzaine de films sélectionnés pour cette première édition du festival, témoignent de la diversité des réalisations en VR. Et surtout, selon les mots de Michael Swierczynski, du champ du possible qui s’ouvre. Alors que la 3D ajoutait une couche supplémentaire à un film existant, mais dans lequel on restait toujours spectateur et éloigné, poursuit-il lors de notre entretien, là, avec la réalité virtuelle, nous avons franchi le cap. Nous sommes immergés dans une expérience. Nous sommes dans le film. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons repensé notre scénographie (de fait, il ne peut s’agir d’une salle de cinéma) et que nous avons organisé aussi des rencontres, des débats — notamment sur la question de la narration et de l’écriture propre à la réalité virtuelle, ainsi que sur la production et la diffusion — des ateliers et un workshop avec une quinzaine d’apprentis réalisateurs encadrés par des professionnels. Ils ont été invités à créer une mini-histoire en VR à partir d’archives mises à disposition. Le VR Lab, animé par Michel Reilhac, étant un lieu d’échange et de confrontation aux techniques de la réalité virtuelle entre réalisateurs, auteurs, producteurs…

DMZ, de Hayoun Kwon. Capture d’écran. Photo: D.R.

Mais comme le souligne également Michael Swierczynski, il était essentiel pour le Forum des Images de se positionner sur la VR en restant ouvert au grand public : nous ne souhaitions pas faire un salon ou un marché réservé aux professionnels. (…) Mais il fallait que ce festival soit 100% dédié à la réalité virtuelle et que ce soit sous l’angle cinéphile. C’est donc vraiment un festival de films, avec une vraie sélection. Nous sommes bien dans l’artistique et non pas dans le technologique. Et si les films proposés sont, d’une manière générale, d’un format court — en moyenne 10/15 minutes, 20 pour les plus longs, 30 pour un documentaire si on ouvre toutes les portes, comme le précise Michael Swierczynski — nul doute que dans un proche avenir, évolution technologique aidant (poids du casque, vitesse d’affichage, effet de nausée, etc.), la durée des films devrait également évoluer. En attendant, la VR permet aussi de re-questionner la mission du Forum des Images (la notion de lieu, d’espace et de temps pour le public, de production, etc.), comme nous le confie Michael Swierczynski. En tout état de cause, le Paris Virtual Film Festival n’est pas un coup d’essai, ni un effet de mode, mais bien une manifestation pérenne. Et la deuxième édition, dont la date n’est pas encore fixée, sera sans aucun doute plus étoffée et plus internationale. Enfin, pour Michael Swierczynski, dans le prolongement des workshops, l’idée serait d’installer des rendez-vous récurrents pour garder ce lien, hors festival, avec cette nouvelle forme de création cinématographique. Rendez-vous est pris.

 

Laurent Diouf
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

de la nausée à la présence

La réalité virtuelle hébergerait un Graal que l’on ne trouverait pas dans les autres médias : la présence, autrement dit « la sensation d’y être ». En quête d’un fondement scientifique derrière ce phénomène, je pensais trouver le cerveau, mais j’ai surtout rencontré le corps.

Le Project I Can du groupe Namco Bandaï à Tokyo propose, entre autres, d’expérimenter une marche au dessus du vide.

Le Project I Can du groupe Namco Bandaï à Tokyo propose, entre autres, d’expérimenter une marche au dessus du vide. Photo: © Namco Bandaï

En 2012, l’équipe en charge du développement du casque Oculus Rift fut confrontée à un phénomène qui aurait pu donner un coup d’arrêt à la réalité virtuelle grand public : la nausée. Ce qui sonnait comme un roman de Jean-Paul Sartre était du motion sickness, autrement dit le mal des transports. Le problème ne réside pas tant dans le fait de se déplacer dans un contenu virtuel tout en restant assis, mais plutôt dans le décalage entre le moment l’on tourne la tête et le temps de traitement informatique pour le décor s’aligne. Ce ralentissement est appelé latence ou encore « lag », bien connu des joueurs en ligne.

Mais on ne parle pas seulement d’une détérioration de l’expérience. Avec un écran sur les yeux, la latence rend carrément malade. Ce qui faisait dire à Brendan Iribe, le patron d’Oculus : les gens sont prêts à faire beaucoup de sacrifices pour la technologie, mais la nausée n’en fait pas partie. Peut-être avait-il lu cette étude de 2005 de l’armée américaine qui traitait déjà du mal dont souffraient les soldats dans les simulateurs et où on pouvait lire : personne n’est mort du mal des transports, mais, dans ses griffes, beaucoup ont voulu mourir. Le document citait parmi ses références un article de 1992 qui prophétisait : le mal des simulateurs peut-il être un frein à la diffusion des environnements virtuels ?

L’article signé par le chercheur italien Frank Biocca avait été publié dans la revue Presence : Teleoperators and Virtual Environnements et laissait présager que la nausée et la présence étaient les deux faces d’une même pièce. Cette revue réunit presque toutes les approches du phénomène qui consistent à se sentir présent dans un environnement simulé : Social presence: the sense of “being together with another (Heeter, 1992), The sense of being there (Lombard & Ditton, 1997), etc.

La présence se confond d’ailleurs avec la réalité virtuelle elle-même, un spécialiste du sujet, le français Sébastien Kuntz, ancien cadre de Dassault Systèmes affirme que : se sentir présent dans une pièce vide, c’est de la réalité virtuelle, ne pas se sentir présent dans un environnement sophistiqué, ce n’est pas de la réalité virtuelle.

Être ou ne pas être, telle est finalement la question et comprendre la présence dans la réalité virtuelle n’aurait pas été possible si notre vision de la conscience de soi n’avait pas évolué de concert. Dans les années 1990, L’erreur de Descartes, un livre publié par le neuroscientifique américain Antonio Damasio, met un point d’arrêt à la division arbitraire entre le cerveau et le corps. Pour le chercheur, l’esprit s’incarne dans le corps, nous ne sommes pas encerveaulés.

Il distingue alors trois états de conscience : la proto-conscience (la carte du corps), la conscience-noyau (soi et le monde extérieur) et enfin, la conscience autobiographique (ce que nous découvrons sur nous-mêmes). En 2004, trois scientifiques italiens travaillant sur la réalité virtuelle reprennent les éléments de Damasio en remplaçant « conscience » par « présence ». On pouvait désormais juger ainsi la qualité d’une expérience immersive : puis-je discerner mon corps ? Quels liens puis-je tisser avec l’environnement ? L’expérience m’apporte-t-elle quelque chose ?

Le projet Body Suit de Tesla Studios adresse la totalité du corps pour s’immerger dans la réalité virtuelle.

Le projet Body Suit de Tesla Studios adresse la totalité du corps pour s’immerger dans la réalité virtuelle. Photo: © Tesla Studios

Mais comment créer les conditions de cette présence ? Philip Rosedale, créateur du monde virtuel Second Life apporte une première réponse : la réalité virtuelle est une expérience sensorielle dans laquelle les résultats de nos actions sont conformes à nos expériences passées. En somme, il faut offrir à notre cerveau ce qu’il s’attend à trouver : une réponse rapide de l’environnement, mais aussi la possibilité de trouver ses abattis.

Antonio Damasio associe en effet la conscience de soi à la survie : si on ne distingue son corps de l’environnement, on est en danger. Ainsi la nausée est peut-être un signal qui nous dit : sors de là tout de suite ! Ce qui reviendrait à dire que plus de présence, c’est moins de nausée. Une expérience récente menée à l’université de Perdue dans l’Indiana va dans ce sens : l’ajout d’un nez virtuel dans le champ de vision a fait baisser le mal des transports chez les passagers de montagnes russes virtuelles.

Mel Slater, qui dirige le labo EventLAB à l’université de Barcelone, a effectué les recherches les plus récentes sur la question. Il établit une distinction entre la présence cognitive, quand on joue à un jeu vidéo, regarde un film ou en lisant un livre, et la présence perceptive, qui implique de tromper les sens de manière réaliste, y compris la proprioception, la perception par le placement du corps.

On peut imaginer à terme de véritables scaphandres qui s’adresseront la totalité de nos sens et de notre corps, à l’image de la motion capture dans l’industrie du cinéma. Mais il faut rendre ces techniques synchrones et on revient à la problématique du temps de traitement. Merci la science donc, la technologie tente de suivre. La présence n’est donc pas encore un phénomène permanent, mais plutôt une petite dose que l’on trouve parfois au coin d’une rue de la virtualité.

Ces univers de poupées russes où le corps contient le cerveau qui contient le corps et où il faut non seulement remplacer, simuler l’environnement, mais aussi la cartographie du soi est le territoire de Stéphane Bouchard, titulaire de la chaire de recherche en cyberpsychologie clinique à l’Université du Québec. Il y traite les phobies de ses patients grâce à la réalité virtuelle.

Dans son étude sur l’efficacité des process virtuels, le cyberpsychologue fait référence aux travaux de Matthew Lombard et Theresa Ditton qui écrivaient en 1997 : en pensant le corps comme un canal d’information, un dispositif d’affichage ou un dispositif de communication, nous arrivons à l’idée du corps comme une sorte de simulateur pour l’esprit. Mais comme dans un simulateur, le software et le hardware ne peuvent être séparés. Ils contribuent tous deux à la fidélité de la simulation.

Nicolas Barrial
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

un parc d’attraction mise sur la réalité mixte

Installé à Salt Lake City, The Void Entertainement Center est le premier parc de jeux entièrement dédié à la réalité mixte. Ce principe, qui suppose l’expérience du monde physique tout en intégrant les éléments d’un environnement virtuel en 3 ou 4D, est la seconde phase du développement de la réalité virtuelle. Une option pas forcément économique, en coût et en technologie, mais riche de potentiels, et choisie par les créateurs de The Void pour introduire les mondes virtuels dans nos vies.

The Void, Rapture Gear. Photo: © The Void

Le monde de la réalité virtuelle (RV) se décompose aujourd’hui en trois segments, correspondants à trois sortes d’environnements différents. La « réalité virtuelle », qui décrit un univers artificiel qui se substitue à la réalité physique et dans lequel l’on s’immerge par le biais de casques qui coupent entièrement l’utilisateur du monde extérieur. La « réalité augmentée », qui correspond à un dispositif numérique permettant de voir le monde réel, autour de soi, « augmenté » de données et d’informations diverses (géolocalisation, informations touristiques, œuvres artistiques implantées dans le paysage, etc.) à l’aide de lunettes ou de tablettes. Et enfin, « la réalité mixte », nouvelle venue dans le champ lexical high-tech, se présente comme une troisième voie : il s’agit d’un dispositif permettant d’intégrer pleinement des éléments numériques virtuels en 3 (et bientôt 4) dimensions dans le monde réel, à travers un écran transparent, permettant ainsi une interaction totale (action / réaction) avec ses artefacts virtuels dans le champ du réel.

La guerre des terminologies
Les différentes dénominations dépendent également de la propriété des technologies permettant d’expérimenter ces nouvelles formes de réalités numériques. Pour Microsoft par exemple, à l’origine du casque Hololens, le terme de « réalité virtuelle » est obsolète. Leur projet est censé développer le prochain prototype de « réalité mixte ». Derrière son aspect plutôt classique (pour l’instant l’Hololens ressemble en effet beaucoup au Google Glass), le casque Microsoft est une « grosse machine ». Il dispose en effet d’un ordinateur embarqué, d’une série de capteurs et de caméras, qui intègrent des éléments d’animations numériques à la réalité environnent l’utilisateur (connecté à la Xbox, ce casque permet déjà d’afficher des éléments de sa télévision dans son salon). La différence avec les casques de RV du type Oculus ? Porter un Hololens, c’est un peu comme avoir un écran de télévision transparent devant soi, puisqu’il ne couvre pas toute notre vision. De son côté, d’autres géants des nouvelles technologies ont fait le choix de la réalité virtuelle, l’Oculus Rift suscité, désormais propriété de Facebook, isole totalement son utilisateur de son environnement réel. Les deux procédés sont actuellement en concurrence active, via Google (avec ses Google Glass) et Microsoft (et son Hololens), contre Samsung (avec sa VR Gear déjà commercialisée) et Facebook (avec l’Oculus).

The Void, le choix de l’interaction
Les créateurs de The Void (pour Visions Of Infinite Dimensions), eux, ont parié sur la réalité mixte. Un choix logique dans un environnement ludique. En effet, qui dit parc d’attractions dit  « interactions ». Étalé sur un espace de trois hectares encore en cours de réalisation (le lieu doit ouvrir cet été), le parc bénéficie de cloisons modulables et d’accessoires qui peuvent être constamment modifiés. Équipés de casques numériques de type Hololens et harnachés d’un ordinateur contenu dans un sac à dos, six à huit gamers pourront se déplacer et vivre en direct l’expérience de la réalité mixte. Sur leurs écrans apparaîtront divers décors et éléments en 3D, tandis que les autres joueurs voient une version modélisée numérique de leurs adversaires. Croisement entre une lasergame arena ou une partie de paint-ball classique, le combat dans The Void comporte toutes les sensations originales censément ressenties par un joueur : tactilité de son environnement, effet de vertige sur des passerelles, impact des balles sur son corps. C’est là tout l’intérêt de la réalité mixte, permettant de vivre l’expérience du virtuel, mais également de déclencher des actions dans le monde réel (1). Pour ce faire, le joueur est équipé d’un casque à écrans OLED incurvés d’une résolution de 1080p, de prothèses audios THX, de micros pour les communications entre joueurs et d’une veste avec retour de force intégré. La réalité mixte se présente donc ici comme une véritable passerelle entre le monde réel et les environnements virtuels (2).

The Void, Ocean Storm. Photo: © The Void

Le futur du divertissement
The Void préfigure certainement le futur du divertissement. À ce titre, Microsoft a déjà testé plusieurs configurations d’environnement en réalité mixte. Le projet RoomAlive par exemple, consiste à transformer une pièce réelle, avec tout son équipement, mobilier, etc., en pièce immersive en utilisant des projecteurs et caméras créant de la profondeur. La fameuse firme dirigée par Bill Gates est également à l’origine du jeu X-Ray, présenté en octobre dernier à New York. Le gameplay est entièrement dédié à la réalité mixte puisque le joueur est équipé d’un casque Hololens, et doit combattre toutes sortes de robots grâce à des rayons laser. Intégrant totalement l’environnement du participant, la réalité mixte est plus qu’une variante de la réalité virtuelle. Avec son écran transparent, elle se rapproche plus de la réalité augmentée, mais propose un élargissement du simple concept de visualisation de données (celle-ci n’est d’ailleurs pas exempte de critiques comme Chris Dannen qui déclarait dans Fast Company, elle n’améliore pas l’expérience utilisateur, au contraire, elle la complique ! (3). Ici, le public « augmente » sa réalité, mais de créations et de créatures en 3D qui investissent son univers quotidien.

Des promesses de développements stupéfiants
La réalité mixte promet beaucoup de développements, et ce également hors du cadre du divertissement. De fait, sa flexibilité présente des avancés bien réelles, encore inexplorées par la réalité virtuelle « classique ». L’utilisation de capteurs, installés absolument partout dans une pièce, et qui renvoient des informations au porteur de casque, permet de calculer la manière dont une fenêtre ou une porte s’ouvre, mesurant l’angle de rotation des gonds et de poignées, transmettant ainsi une sensation de réalité peu commune à l’utilisateur. D’autres projets sont en préparation, comme la réalisation d’environnements hospitaliers virtuels qui permettraient de former de futurs professionnels de la santé. La guerre des brevets faisant rage, d’autres sociétés comme LeapMotion, une start-up américaine, tentent actuellement d’adapter ce type de technologie de reconnaissance gestuelle à l’Oculus Rift. La caméra, dont est équipé l’Hololens semble bien être l’élément indispensable à la création d’un environnement interagissant avec l’utilisateur. Et, une fois n’est pas coutume, c’est le domaine de l’entertainment qui préfigure ces évolutions.

Une technologie prometteuse, mais à améliorer
Pour autant la réalité mixte, quelle que soit la société qui l’utilise ou la promeut, n’est pas sans défauts. Peu maniable (elle nécessite obligatoirement un ordinateur embarqué), elle oblige également le constructeur à inclure caméras, capteurs de mouvement et senseurs. Des éléments qui, s’ils sont meilleurs marchés aujourd’hui, n’en sont pas moins difficiles à intégrer dans un simple casque. Autre point d’achoppement, la réalité mixte étant également constamment en interaction avec le réel, elle n’est opérante que dans un environnement dédié. Les techniques de tracking (technologie permettant de coordonner éléments réels et virtuels) étant encore très complexes à mettre en place, elle est donc aussi sensible au changement et logiquement sujette aux erreurs. D’ailleurs Microsopft n’annonce pas la commercialisation de son casque Hololens avant 2020.

 

Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

> https://thevoid.com

 

(1) www.internetactu.net/2010/01/27/de-la-realite-augmentee-a-la-realite-mixte
(2) Ibid
(3) www.fastcompany.com/3058259/most-innovative-companies/for-oculus-to-succeed-vr-needs-to-succeed

 

David Guez, un autre point de vue sur le réel

Fondateur du réseau VRLAB qui réuni artistes, chercheurs, penseurs, producteurs et diffuseurs orbitant autour de la réalité virtuelle et sur la réalité augmentée, David Guez est à l’origine d’un travail de réflexion passionnant sur ces technologies qui posent de nombreuses questions sur notre appréhension de la réalité, mais également de façon plus prospective, sur ce que nous ferons de ces espaces virtuelles où tout est encore à créer. Rencontre.

Casques VRlab. Photo: D.R.

On a le sentiment que la Réalité Virtuelle (RV) est enfin porteuse de projets et de potentialités intéressantes. On a surtout l’impression que le public, comme les artistes, commence à comprendre son importance. Qu’en penses-tu ?
La réalité virtuelle va révolutionner notre rapport à la vision, et donc à la réalité. Nous entrons dans une phase historique où la technologie est prête à proposer des interfaces d’une qualité suffisante pour y accéder. Même si le principe est connu depuis des décennies, tout nous montre que nous avons atteint le seuil minimal pour entamer des cycles d’évolution rapide et proposer un objet quasi parfait d’ici cinq ans. Par ailleurs, on constate une convergence d’intérêts de tous les secteurs industriels (Internet, informatique, jeux, téléphonie, vidéo…) pour accélérer et imposer cette tendance, de façon massive et globale.

Le clavier et la souris étant quand même des interfaces très préhistoriques, il y a aussi une attente réelle des utilisateurs en quête d’un mode de navigation qui change notre rapport physique et sensitif au numérique. Notre culture déjà massivement numérique est totalement prête pour la RV. Il ne s’agit pas simplement d’un nouveau langage, ou d’une nouvelle interface, c’est « autre chose » qui se définit et s’invente selon l’angle d’approche de chacun. C’est un rapport au monde et à nos systèmes de représentation. En ce sens, c’est très proche des préoccupations des artistes. Je ne sais pas s’ils comprennent tous l’importance de ce phénomène, mais ils l’appréhenderont différemment selon leur médium d’origine. Actuellement, je vois surtout de la curiosité et de l’envie du côté du cinéma et du jeu vidéo, ainsi que quelques expériences du côté des artistes numériques, du spectacle vivant et de la performance.

En tant qu’artiste, qu’est-ce qui t’a poussé à inclure la RV dans ton travail ?
La première fois que j’ai utilisé un casque Oculus, j’ai été saisi et fasciné par le côté complètement immersif de « l’expérience ». Il me semblait évident que le fait de passer en quelques secondes d’un monde sensoriel à un autre puisse pousser l’imagination vers des limites jamais atteintes, et qu’il fallait donc que la mienne s’inscrive dans cette action. J’ai complètement revisité les thèmes de mes travaux précédents (le temps, la mémoire, l’altérité, le réseau, l’invisible) en y ajoutant cette question de la vision. Je compare la RV à un nouvel univers sur lequel nous arrivons en naïfs, avec nos propres codes, nos certitudes et nos angoisses. La question est vraiment celle-ci : que puis-je concevoir avec la RV que je ne puisse concevoir autrement ? Les lois changent : celles de la physique, de la gravité, mais aussi celles de la mécanique et celles plus profondes de nos propres fonctionnements, physiologiques, psychologiques… En revanche, les réponses sont moins simples, et devant l’inertie de l’environnement culturel français, j’ai préféré mettre en place une sorte de Lab, le VRLAB.

Quels sont les buts et les missions que s’est fixé ce Lab ?
VRLAB est né avec l’ambition de s’imposer dans le paysage actuel « techno-startupisé », comme une alternative où l’art est invité à s’exprimer sur ces sujets. Je voulais créer un espace qui puisse réunir différents acteurs du domaine — journalistes, historiens, codeurs, designers, artistes et structures intéressées — en initiant des projets, en proposant des thématiques de discussion autour de sujets connexes, faire une veille active, au cours de soirées explorant ces questions.

David Guez & Bastien Didier, Lévitation. Dispositif artistique expérimental.

David Guez & Bastien Didier, Lévitation. Dispositif artistique expérimental. Photo: D.R.

L’aventure VRLAB dure depuis un an et demi maintenant, qu’en retires-tu ?
Il est passionnant et important que les artistes se mettent aux commandes de leurs propres outils de médiation, de production et de diffusion. Nous avons ce devoir et cette nécessité. Je parle ici d’un point de vue sociologique, politique et économique. J’ai créé VRLAB parce que j’en avais assez d’être soumis à la loi des circuits classiques. J’hérite de la culture du web, celle alternative, qui veut changer les choses et ne pas les utiliser pour s’enrichir, ou prendre des parts de marchés et de niches. Depuis mon arrivée sur Internet en 1995, je développe des plateformes associatives alternatives qui changent les règles et bousculent les modèles existants. En 2000, j’ai créé le premier portail de webtvs des médias libres, puis inventé un jeu réseau humanitaire (DOTRED), qui change le réel.
Récemment, lancé une monnaie temporelle associée à la blockchain, le KRONOS (www.kronos.money) et proposé une nouvelle façon d’échanger entre les artistes et leur public sur la question de la résidence d’artistes (hostanartist.org). Je pousse aussi au partage des droits d’auteurs entre les artistes et les codeurs (ceux-ci étant souvent la cheville ouvrière des projets en art numérique), artistes/codeurs et autres, pour développer des projets. C’est très important pour comprendre la façon dont le modèle décentralisé initié avec le web peut influencer le monde réel. VRLAB développe plusieurs partenariats avec des acteurs européens du domaine, et a plusieurs projets en cours de développement (notamment avec l’agence DECALAB de Natacha Seignolles et CrossedLab de Merryl Messaoui).

Peux-tu développer sur ton projet Lévitation ?
Lévitation est développé avec Bastien Didier, qui est acteur (non pas acteur, mais plutôt artiste et codeur) de la réalité virtuelle et augmentée (http://vrlab.fr/levitation/). C’est une installation élaborée à partir d’un casque RV, d’un casque neuronal et de divers capteurs qui vont permettre aux spectateurs de s’immerger de façon physique et mentale dans des mondes virtuels/augmentés construits pour répondre à la question suivante : que se passe-t-il au niveau de notre cerveau lorsque nous sommes plongés dans des univers virtuels ultra réalistes dont l’objectif est de dérégler certains de nos sens ? La notion de perception visuelle et sensorielle est au cœur de ce projet, avec l’idée de pouvoir in fine, modifier certaines de nos fonctions cognitives, ou d’en créer de nouvelles, par rétroaction et apprentissage. Associé à cette installation qui s’inscrit dans un espace réel, il s’agit de développer une application RV qui va permettre aux spectateurs d’évaluer leurs capacités sensorielles, de s’entrainer à les modifier, voire de les amplifier. Le titre correspond à la première de ces capacités, celle qui défie les lois de la pesanteur.

Tu travailles également sur le projet Audela. Peux-tu nous en parler ?
Audela est le projet lié à l’astrophysique. Il s’agit de créer un objet réel unique, que chacun porterait comme un bijou, et qui aurait la capacité de nous relier à un monde invisible et intime, une sphère virtuelle qui flotterait au-dessus de nous, à la manière d’une étoile. Cette sphère serait notre univers en expansion, dans lequel nous pourrions envoyer des souvenirs (photos, textes, vidéos) via ce bijou. Un mode public permettra de naviguer dans ces sphères-étoiles à l’aide de casques VR et d’assister à l’évolution de mondes parallèles basés sur notre propre construction. L’idée, c’est que ces sphères nous survivent une fois mort et qu’elles se détachent de nous pour s’associer à une étoile réelle existante.

 

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

> http://vrlab.fr

 

substance et code

Paul Vanouse est un artiste identifié dans le bioart qui interroge les technosciences. Sa démarche va bien au-delà de projets basés sur des principes numériques ou interactifs. Ses travaux tiennent à la fois en des performances, mais aussi des installations, temps particuliers durant lesquels il travaille à partir d’un bien singulier matériau : la biochimie et l’un de ses composants, l’ADN.

Paul Vanouse, Ocular Revision - circular rig.

Paul Vanouse, Ocular Revision – circular rig. Photo: © Paul Vanouse.

Dans la continuité du Critical Art Ensemble, collectif avec lequel il a régulièrement coopéré, il engage une réflexion complexe allant à rebours d’une vision commune, par trop simpliste, qui met en exergue des points de débat cruciaux et pleinement d’actualité. Ainsi, il n’hésite pas à aborder des questions d’éthique relatives à la science, la génétique, l’eugénisme, mais aussi les méthodes d’investigation policière et l’institutionnalisation de la catégorisation des individus.
C’est donc à travers des partis-pris forts et au-delà d’une vision consensuelle qu’il engage des procédures propres au champ de l’art. Au sein d’installations et performances présentées au cours de festivals, musées et événements spécifiques, Paul Vanouse connecte deux milieux initialement étrangers. Face au public, il figure le chercheur et active des procédures et méthodologies de laboratoire. Opérant face au public et à l’aide de machines spécifiques, des systèmes d’analyse et d’opération chimique, il développe des processus d’analyse et de visualisation se référant souvent au génome humain.
Ces processus, inscrits dans la durée, sous-tendent l’appropriation d’un médium, la génétique, la donnée qui en est extraite, sa visualisation et instrumentalisation; par extension leur démystification. Mais aussi, et c’est un élément important, l’incidence sociétale qu’impactent ces technologies, notamment par l’acceptation tacite de leur caractère de vérité. Il s’agit donc, pour Paul Vanouse, de signifier l’orientation et la détermination politiques, qui en sont faites et par ce biais initier une pensée critique et responsable de leurs impacts.

Dans le champ du bioart, la technologie se joint à l’art intégrant les sciences du vivant et ce sont par conséquent des outils et protocoles se référant au laboratoire qui sont engagés. Vous-même êtes engagé dans une telle démarche, et plutôt que de bioart, vous la qualifieriez de biomédia. Dans quelle mesure opérez-vous une distinction entre ces deux notions ?
J’ai plutôt tendance à utiliser ces deux termes de façon indistincte, particulièrement quand je m’adresse à des publics plus généralistes. Le terme « bioart » est simple, direct. Cependant, « biomédia » m’apparaît plus précis dans la mesure où il désigne explicitement le médium, tandis que « bioart » crée des confusions avec les formes d’art qui prennent pour sujet la biologie. Il y a aussi cette délicate question de la cohérence. En effet, nous ne qualifions pas la peinture sous l’appellation « art de la peinture ». Dans tous les cas, la notion d’art associée à un qualificatif me semble galvaudée parce qu’elle décrit habituellement l’essence, tandis que le média décrit plus simplement la forme, le format ou les matériaux. Il me semble en conséquence plus pertinent de me désigner comme artiste travaillant avec les biomédias. Sur un autre plan, je tiens à mentionner Jens Hauser. Celui-ci a problématisé et développé une singulière visée, au sujet des résonances biologiques du terme « média »; en rapprochant notamment cette notion du milieu de culture cellulaire placé en boîte de Petri.

Vous avez plutôt un parcours de plasticien et vous enseignez également à l’Université de Buffalo au département d’études visuelles. Ce parcours peut étonner car il va à rebours d’un préconçu suivant lequel vous viendriez des sciences dures et évolueriez dans ce domaine. Avez-vous suivi également une formation scientifique vous permettant d’être plus familier au travail en laboratoire ou êtes-vous plus simplement autodidacte ? Comment en êtes-vous venu à travailler avec la génétique et assimiler les procédures techniques, mais aussi éthiques de cette discipline ?
J’ai étudié la peinture et simultanément suivi un ensemble de cours en biologie et chimie à la fin des années 80. Au terme de mon cursus, j’ai rencontré beaucoup d’artistes issus du post-modernisme dont Jenny Holzer et Hans Haacke. Fondamentalement, la majeure partie de ma démarche, d’un point de vue critique et réflexif, mais aussi mon approche conceptuelle des médias, émane de cette période. J’ai appris à programmer de sorte à produire des formes culturelles complexes pouvant exister simultanément et en différents lieux, comme des consoles d’information et guichets automatiques.
Les années 90 m’ont permis de développer cet intérêt pour les médias interactifs. Mais aussi pour les industries relatives aux champs du vivant — que l’on peut identifier comme bio-technologies ou plutôt techno-biologies — étaient en pleine émergence tout en produisant déjà un lot de contradictions perverses. Il était alors bien naturel de commencer à travailler sur ces formes pour les engager dans une réflexion critique.
Ce fut le cas notamment avec Visible Human Project et Human Genome Project. Je suis également et tout particulièrement reconnaissant à Robin Held, qui a organisé une table ronde à Seattle en 1999, offrant un contexte unique à des artistes et scientifiques pour discuter des problématiques éthiques relatives au projet d’identification génomique de l’homme (1). Pour conclure sur mon parcours, je ne peux que saluer de notables scientifiques, comme les professeurs Mary-Claire King et Robert Ferrel pour leur générosité et m’avoir appris les principes d’amplification et séparation de l’ADN.

L’une des techniques que vous employez couramment est l’électrophorèse sur gel (2). Pourriez-vous nous décrire ce processus et comment vous l’êtes-vous approprié, notamment dans le cadre de vos dernières productions : Ocular Revision et Suspect Inversion Center ?
Dès le début — à la fin des années 90 — j’ai été fasciné par cette technique. Il s’agit essentiellement d’une procédure qui produit les profils de bandes souvent appelés « empreintes génétiques ». Je ne vais pas entrer dans le détail de ce procédé, mais ce qui est intéressant au sujet de l’électrophorèse, c’est qu’il permet d’observer l’ADN à l’œil nu. En outre, il utilise la position de l’ADN dans un gel mis à plat dans une coupelle pour faire la lumière sur l’identité d’une personne ou d’un organisme, ce qui, à l’instar de tout support visuel et auprès d’un artiste, semble une invitation à la recherche, la critique, l’appropriation, la réutilisation, le détournement.

Paul Vanouse, Ocular Revision.

Paul Vanouse, Ocular Revision. Photo: © Paul Vanouse.

On peut donc en déduire que ce médium est évolutif, manipulable et sujet à l’interprétation. Or les images de l’ADN produites en laboratoire sont manipulées de multiples façons (électrophorèse, découpe, amplification). La perception commune de l’ADN, c’est qu’il ne peut mentir car il est la signature unique de tout individu. La question n’est pas de considérer l’ADN seulement comme un sujet, mais également comme médium. L’ADN est alors présenté comme une substance plutôt que comme code. Serait-il possible de développer cette articulation ?
Oui, il y a une suite d’oppositions que j’ai développées. Dans la première, il s’agit de considérer l’image de l’ADN comme un médium plutôt que comme une empreinte directe du sujet et la seconde opposition serait de percevoir l’ADN comme une substance plutôt qu’un code. Dans le premier cas, l’ADN est considéré comme un moyen plastique de représenter une forme de communication et de représentation. Ce qui en émane, c’est l’idée que l’ADN est malléable et capable de représenter visuellement n’importe quoi. Ceci contrevient à cette idée préconçue suivant laquelle les images d’ADN transcrivent l’essence immuable d’une subjectivité individuelle.
Ces images produites avec l’ADN seraient le gold standard (3) d’une enquête criminelle voire un infaillible détecteur de mensonges. L’autorité qui émane de l’image d’ADN résulte en partie de puissantes métaphores inscrites dans notre quotidien et couramment usitées dans le langage : « l’empreinte génétique » ou « l’empreinte ADN ». Ces métaphores induisent en erreur les novices et présupposent que l’ADN serait l’empreinte directe et unique d’un individu plutôt que le résultat d’un ensemble de manipulations complexes et arbitraires réalisé en laboratoire.
Le second point sur lequel il est important de se pencher, c’est la tendance à envisager l’ADN comme un code. Une fois que l’ADN est traité comme une simple information (ou code), il est coupé — il est rendu abstrait, voire transcendé — de la vie en général et devient plus facilement rationalisé, breveté. L’ADN, à mon avis, n’est après tout qu’une substance inscrite dans la matrice de la vie; elle n’est ni virtuelle ni purement symbolique, mais reliée à des processus vivants et inscrite dans une profonde matérialité.
Sans se limiter à l’électrophorèse, il y a d’autres protocoles qui exploitent la nature physique de l’ADN. Dans les expérimentations radicales que j’ai faites en faisant usage de l’électrophorèse comme Ocular Revision, je suis allé un cran plus loin en fabriquant une structure circulaire mettant en évidence l’ADN comme matériau doté d’une masse, d’une charge, etc. Dans ce travail, je me suis réapproprié la métaphore de la carte génétique et l’ai détourné. Plutôt que reproduire un système classique de représentation génétique, j’ai créé une mappemonde avec de l’ADN. Ce qui nous ramène à la première proposition. L’ADN peut aussi être un médium de représentation plutôt qu’un sujet de représentation.
Je déconstruis. En un sens, cela apporte de la clarté. Dénaturer, détourner les constructions idéologiques faites autour de l’ADN, et à d’autres égards, cela permet d’initier de nouvelles métaphores, associations d’idées, valeurs et significations auxquelles adhérer. J’espère que cela fait sens. Mon opinion, c’est que non seulement les métaphores utilisées pour décrire l’ADN sont douteuses, mais aussi, elles sont devenues opérationnelles et entravent la formation de nouvelles idées : un régime de signes agglomérés. Cependant, j’aime les métaphores et les associations logiques, lesquelles sont à la base de la plupart des langages humains, après tout, et je ne crois pas que l’art ou la science pourraient aller où que ce soit sans elles.

Pensez-vous que votre travail produise du sens critique auprès des publics, les incite à mieux s’informer, les aide à s’autonomiser davantage et mettre en question leur rapport à la génétique et aux techniques d’investigation, de recherche médico-légales ?
Oui, ceci est particulièrement important dans des pièces comme Latent Figure Protocol et Suspect Inversion Center. Dans cette dernière réalisation, par exemple, je souhaitais contrer la façon dont les mass-médias dramatisent l’information, notamment avec l’Investigation de Scènes de Crime (4). Ce traitement médiatique est typique de la désinformation du public. Ce faisant, on offre au public des outils conceptuels pour comprendre les enjeux actuels qui entourent l’utilisation de l’imagerie de l’ADN ainsi que l’exploitation de fichiers génétiques. Avec SIC, j’ai créé un laboratoire ouvert dans lequel tout ce qui s’y passait pouvait être exploité. Mais il était aussi important qu’aucune question ne puisse être trop technique ni trop culturelle. De telles distinctions, démarcations, sont aussi des limites construites pour induire en erreur. Après tout, un précédent juridique, sa décision, et l’acceptation scientifique sont des processus très liés et interdépendants.

Paul Vanouse, Ocular Revision @ Surveyor, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo.

Paul Vanouse, Ocular Revision @ Surveyor, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo. Photo: © Tom Loonan.

A contrario des différentes technologies produites depuis le 19ème siècle, notamment avec les microscopes et autres systèmes d’observation optiques, l’ADN n’a pas été conçu comme un médium de représentation visuelle. Lors de vos performances, vous donnez à voir visuellement le processus d’émergence de l’ADN et son processus de visualisation. Quelles problématiques spécifiques, formelles, techniques, temporelles rencontrez-vous ?
J’ai rencontré dans mes projets des flopées de casse-tête. Le plus significatif pour moi étant Relative Velocity Inscription Device débuté en 2000. L’un des problèmes que je rencontrai portait sur la mise en brillance de l’ADN. Il devait rester suffisamment visible pour tenir une semaine entière dans le cadre d’une exposition, mais aussi rester détectable par un système de visualisation automatisé. Une concentration plus forte en ADN aurait été dispendieuse, des rayonnements UVS plus concentrés aurait mis en danger le dispositif et rendu l’espace obscurci de la galerie inexploitable, etc. Comment et à partir de quand accepte-t-on le seuil de visibilité ? La réponse à ces problèmes implique de ne pas seulement être malin et averti quant aux solutions technologiques, mais aussi de définir l’intention politique et conceptuelle de l’œuvre. Alors, nous pouvons nous laisser guider vers des réponses.

Vos performances, différemment, se font sous les yeux du public et laissent place à l’échange. Pensez-vous que votre travail puisse apparaître dans une démarche de sensibilisation pour que chaque citoyen trouve des moyens simplifiés pour interroger son quotidien, puis à son tour, essaimer, diffuser de nouveaux outils de réflexion critique ? Est-ce en cela que nous atteignons la dimension des médias avec les biomédias (5) ?
Comme votre question le suggère, j’aime penser que mon travail est ouvert, populaire, progressif et voué à démystifier. Cependant, je ne me résoudrais pas à exclure un projet qui nécessiterait un peu plus d’obscurité, d’opacité et de mystification (ou ce qui pourrait être perçu comme tel), dans la mesure où il servirait des buts progressistes et populaires. Je pense que la définition d’un « contre-laboratoire » faite par Bruno Latour dans La science en action est pertinente. Pour maîtriser le développement d’un argument — l’application à des arguments politiques et scientifiques est également valable — il nous faut construire un système (le contre-laboratoire) dans lequel les prémices d’un argument sont posées, interrogées et réévaluées. Faire cela, c’est engager une réflexion critique à l’encontre de l’argument, ou rouvrir une boîte noire, et ainsi par l’activation au sein de ce système, nous pouvons vérifier l’argument pour le réfuter. Le professeur William Thompson, à l’université d’Irvine, a justement abordé ce procédé qui consiste à opposer un argument à un autre de la même façon qu’on élaborerait un contre-récit ou une multiplicité d’autres récits possibles.

propos recueillis par Gaspard Bébié-Valérian
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> http://www.paulvanouse.com/

(1) Le Projet Génome Humain est un projet entrepris en 1990 dont la mission était d’établir le séquençage complet de l’ADN du génome humain. Son achèvement a été annoncé le 14 avril 2003. [Wikipedia]

(2) L’électrophorèse sur gel est utilisée en biochimie ou chimie moléculaire pour séparer des molécules en fonction de leur taille (appelée poids moléculaire) et en les faisant migrer à travers un gel par application d’un champ électrique. Cette technique peut être utilisée pour séparer des acides nucléiques (ADN ou ARN, sur gels d’agarose ou d’acrylamide) ou des protéines (sur gel d’acrylamide). [Wikipedia]

(3) En médecine ou en statistique, un gold standard est un test qui fait référence dans un domaine pour établir la validité d’un fait. Le gold standard a pour but d’être très fiable, mais ne l’est que rarement totalement. Le gold standard est utilisé en médecine dans le but d’effectuer des études fiables. [Wikipedia]

(4) Contrecarrer l’effet CSI (Crime Scene Investigation), mode déclinée à toutes les sauces dans plusieurs séries télévisées et faisant l’apologie des techniques d’investigation médico-légales tout en en exagérant la précision.

(5) Je pense notamment au Critical Art Ensemble et son kit de détection d’OGM ou, dans cette lignée, au projet Safecast, kit open source de détection de radioactivité.

 

Man Made Clouds

Formé par Helen Evans et Heiko Hansen, le collectif HeHe multiplie les projets qui ont pour point commun la jonction entre les nouvelles technologies et l’écologie. Héritiers du « Design critique », HeHe interroge et détourne les innovations les plus contemporaines pour mettre en œuvre et donner à percevoir et à penser les questions de société que posent les problématiques écologiques ou énergétiques actuelles. À l’occasion de la sortie de leur catalogue Man Made Clouds, retour sur un projet emblématique de leur travail, Nuage Vert.

HeHe, Nuage Vert, Ivry-sur-Seine, 2010.

HeHe, Nuage Vert, Ivry-sur-Seine, 2010. Photo: D.R.

La réflexion sur l’environnement et sur l’espace public — sa constitution, ses contraintes, ses transformations technologiques — est au cœur de la série Man Made Clouds que le collectif HeHe mène depuis 2003 (1). Le projet Nuage Vert, lauréat en 2008 d’un Golden Nica au festival Ars Electronica est de ce point de vue exemplaire, tant il œuvre « in situ », dans l’espace social, hors des espaces domestiqués de l’art contemporain, inventant d’autres manières d’entrer en relation et de solliciter le public.

C’est d’abord à Helsinki en 2008 que le projet Nuage vert voit le jour lorsque HeHe met en lumière le nuage de vapeur de la centrale thermique Salmisaari par projection d’un laser vert qui en souligne les contours. Inscrite dans le programme du festival Pixelache (Mal au Pixel), cette performance et installation invite les habitants à scruter durant une semaine leur consommation respective puis à mesurer leur capacité d’agir par la réduction de leurs consommations électriques. Tous les soirs du 22 au 29 février 2008, le nuage de vapeur s’élevant de la centrale électrique de Salmisaari (2) fut illuminé à l’aide d’un puissant laser de couleur verte. Une image laser était projetée sur le contour fluctuant du nuage de vapeur, réagissant à des données en temps-réel fournies par la centrale.

Il s’agissait d’une installation assez complexe, puisqu’elle a nécessité de filmer par caméra thermique les émissions de l’usine afin qu’elles puissent être ensuite interprétées par un logiciel guidant la projection d’un laser vert qui épousait et reproduisait le nuage, ses formes et ses mouvements (3). Le 29 février 2008, le public était ensuite invité à se réunir pour observer le nuage, à la condition de débrancher ses appareils électriques durant une heure. La démarche était simple : moins les gens consommaient, plus le nuage grandissait. Le but de HeHe était de créer une relation ombilicale entre les actions locales et le nuage de vapeur. Si la population voulait le voir, l’admirer, le garder alors ils devaient éteindre leur ordinateur au lieu de le laisser en veille, baisser d’un degré leur chauffage, utiliser moins d’eau chaude, etc.

HeHe, Champ d'Ozone

HeHe, Champ d’Ozone, 2007. Photo: D.R.

Engagement esthétique et espace public
Dans un tel projet, c’est en effet toute une ville qui est concernée, les habitants, la collectivité et bien sûr les entreprises avec lesquelles les artistes instaurent leur projet. Le Nuage vert permet ainsi d’associer différents acteurs de terrain : la centrale énergétique, les établissements publics, les activistes écologiques, les résidents, les opérateurs culturels, dans un projet artistique collectif et citoyen (4). La performance n’est évidemment pas passée inaperçue, jouant de l’ambiguïté, provoquant la fascination et l’inquiétude, elle a suscité l’interrogation des citoyens quant à leur responsabilité écologique. L’expérience a eu pour effet une réduction de la consommation électrique de 800 kilowatts-heure, soit l’équivalent de l’énergie produite par une éolienne en 60 minutes.

Mais en France Nuage Vert n’a pas reçu le même accueil. À Saint-Ouen (ou résidaient le duo d’artistes), l’usine, un incinérateur de déchets, était un objet et un outil qui suscitait beaucoup plus de tension et soulevait beaucoup plus de questions embarrassantes qu’à Helsinki, avec notamment un plan de la Municipalité de Saint-Ouen de réaliser un éco-village à proximité du site de l’incinérateur. Bien qu’intégré au programme Futur en Seine soutenu par la Région Île-de-France, le projet fut cependant l’objet de censure par les opérateurs locaux. L’action artistique proposée n’ayant pu recevoir toutes les autorisations à temps, HeHe réalise cependant un court test pirate grandeur nature et génère un tollé local. Le projet artistique embarrasse les responsables et autorités locales, ce qui les conduit à bloquer et refuser la réalisation de l’œuvre à Saint-Ouen (5).

Leurs usines ne sont pas disposées à attirer les regards et l’attention du public, ni à se retrouver sous le feu des projecteurs. L’argument principal évoqué relève d’un problème de perception du public, qui pourrait mal interpréter cette action. Les collectivités et la municipalité se sont montrées sceptiques, projetant d’hypothétiques répercussions liées aux réactions des habitants de la commune, nourries par la peur de dégrader l’image de la ville. Dans un courrier adressé par une directrice d’association à la maire de la commune de Saint-Ouen on peut lire : Vous justifiez votre parti pris d’interdire la mise en œuvre de Nuage Vert par le fait que la fumée verte puisse être mal perçue de la population, et qu’elle ajoute des peurs à l’incertitude.

Contre la censure du projet, un certain nombre d’habitants, citoyens et artistes, ont décidé de soutenir le projet et ont pour cela envoyé une lettre au maire de la commune de Saint-Ouen afin de préciser leurs attentes et intérêts : l’installation Nuage Vert est une œuvre d’art qui participe de l’esthétique urbaine autant que de la vie commune, en même temps qu’une communication à la population sur la trop grande quantité de déchets qui oblige les incinérateurs à fonctionner constamment. De nombreuses associations luttant contre la pollution vont également multiplier les courriers pour demander la réparation et le soutien de la municipalité :

Cette communication n’avait aucune incidence financière pour la commune et venait sous-tendre celle du service de l’environnement […] vous considérez que la population de Saint-Ouen est infantile, incapable de comprendre et d’adhérer à une démarche artistique au point d’être inquiétée parce que le nuage passe du blanc au vert. La population, dont le collectif HeHe fait partie, déplore que les entreprises et leur ville prétendent refuser ce projet pour le bien de ses habitants, alors qu’il s’agirait plutôt de ne pas ternir leur image (6). HeHe ne baissera pas les bras et parviendra l’année suivante à réaliser le projet une soirée entière. À Ivry-sur-Seine entre 18h30 et 22h30 le 27 novembre 2010, un nuage vert apparaîtra sur la sortie de cheminée de l’incinérateur.

HeHe, Toy Emission, image fixe tirée de la vidéo

HeHe, Toy Emission, image fixe tirée de la vidéo, 2007. Photo: D.R.

« Exploration de l’espace interstitiel entre le design et l’art électronique. Regard critique sur l’espace public »
Dans son catalogue Man Made Clouds, HeHe note qu’au début de l’ère industrielle, le panache de fumée blanche symbolisait le succès d’une entreprise, et donc le travail et la réussite. Aujourd’hui cette même fumée inspire davantage la menace de la pollution et du changement climatique. Le collectif HeHe ne se situe toutefois pas dans une démarche de revendication, de boycott ou de manipulation des foules. Nuage Vert est au contraire fondé sur l’idée que des formes publiques peuvent incarner un projet écologique et matérialiser des questions environnementales, afin de les rendre tangibles dans nos vies quotidiennes au sein de la collectivité.

Une installation lumineuse à l’échelle de la ville utilisant comme support l’icône même de la pollution industrielle a le pouvoir de mettre le public en alerte, de générer un débat et de convaincre les gens de changer leurs habitudes de consommation. Pour HeHe, la ville est le lieu de multiples possibilités d’action et d’exercice du sens critique. Auprès des écoles locales, des maisons de quartier, des associations, Nuage Vert déploie une recherche sur les relations entre les individus et leur environnement architectural ou urbain et souhaite créer un dialogue esthétique et politique avec les habitants et citoyens.

Nuage Vert nous montre aussi tout le bénéfice que l’on peut tirer à envisager l’art dans sa dimension opératoire, comme un opérateur de pratiques qui fait bouger les lignes de notre expérience ordinaire. Le public y est mis en situation d’agir, pas uniquement de recevoir ou de contempler. L’enjeu est d’avoir initié une situation originale de création, qui relie art et démocratie, problématique esthétique et débat public. C’est là le sens du Design Critique ou de la démarche de « reverse cultural engineering » que revendique le duo HeHe : amplifier, faire résonner, transformer le relief des innovations technologiques et leur impact social, le mettre en scène dans des propositions artistiques. L’intérêt réside aussi dans le fait que le public peut devenir commanditaire et s’impliquer directement dans un projet dont il n’est pas le premier décisionnaire : le projet s’inscrivant ainsi dans un contexte de délibération collective et d’interdépendance.

Car le projet Nuage Vert engage en effet la participation des citoyens, en les confrontant aux problèmes publics, au sens de la philosophie pragmatiste de John Dewey qui théorise ainsi dans The public and its problems la notion de public comme sujet de la communauté politique (7). Cette communauté n’existe pas comme un tout déjà constitué : elle n’implique pas seulement divers liens associatifs qui maintiennent sous diverses formes les personnes ensemble, le public apparaît surtout comme un problème. Dewey désigne par ce nom ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés par les conséquences d’une action humaine collective. Le Nuage Vert est-il toxique ou bien est-il l’emblème de l’effort collectif d’une communauté locale ? Un des effets de l’œuvre, doublement esthétique et politique, est d’avoir généré un débat public.

Jean-Paul Fourmentraux
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

Jean-Paul Fourmentraux, sociologue et critique d’art, est Professeur en Esthétique et théories des arts et humanités numériques à l’université de Provence, Aix-Marseille.

> http://hehe.org.free.fr/

(1) Hehe, Man Made Clouds, Éditions Hyx, 2015

(2) L’histoire de Ruoholahti est celle d’un ancien port industriel transformé en une zone résidentielle moderne, où la consommation d’énergie n’en finit pas de franchir de nouveaux records.

(3) L’œuvre a été soutenue par le Helsinki City Cultural Office, le Centre Français d’Helsinki et la Foundation for Environmental Art.

(4) Cf. http://hehe.org2.free.fr/?page_id=915&language=fr où se trouve la charte du projet Nuage Vert.

(5) Cf. le site web Nuage Vert contenant tous les articles y faisant référence ainsi que les réponses des municipalités et activistes soutenant le projet (www.nuagevert.org). Ce blog souligne bien l’impact médiatique qu’a eu l’annulation du projet sur la presse et sur les esprits. Car il semble que la censure du projet a eu plus d’impact sur l’écologie dans la presse que si le nuage vert avait abouti comme à Helsinki. Il y a pour le coup une vraie remise en cause de la fonction de cet incinérateur sur l’opinion publique et des hypothèses planent sur les effets que peuvent avoir cette usine sur la population.

(6) Sur leur site hehe.org le collectif diffuse les courriers concernant leurs démarches, ils postent des vidéos des débats que leur projet suscite, ainsi que les articles de presse les concernant.

(7) Cf. Rancière, J., 2008, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions. Avant lui, De Certeau, anthropologue des croyances et des phénomènes de consommation, développa la notion de « valeur d’usage ». Et parla, à ce propos, des « braconniers actifs » qui, à travers les mailles d’un réseau imposé, inventent leur quotidien. Cf. De Certeau, M., Giard, L., Mayol, P., 1980, L’invention du quotidien. Paris, UGE.

Devenir Graine

Depuis plusieurs années les artistes Magali Daniaux et Cédric Pigot travaillent sur les enjeux géopolitiques de l’Arctique. Après de nombreux séjours en Norvège, au Svalbard, ils poursuivent aujourd’hui leurs investigations en Alaska.

Devenir Graine. Action devant le Svalbard Global Seed Vault, Longyearbyen, Svalbard, Mai 2012

Devenir Graine. Action devant le Svalbard Global Seed Vault, Longyearbyen, Svalbard, Mai 2012 – Vidéo – 12 min. Photo: D.R.

Pouvez-vous nous raconter ce qui vous a conduit à mener ce travail d’investigation en Arctique ?
Le projet Devenir Graine (1) est d’abord né d’une envie de chercher des inspirations dans les stratégies végétales pour imaginer des modèles de société. Nous voulions creuser l’idée que la flore, de par son immobilité active, sa plasticité et son adaptabilité, pouvait être considérée comme un modèle pertinent pour envisager de nouveaux schémas économiques et sociaux. La faculté d’adaptation du végétal, qui prend en compte son environnement, nous intéressait : les haricots se déplacent avec le vent, les plantes se mettent en sommeil, les cactus peuvent survivre un temps considérable sans eau, etc. Par contre, la plasticité animale dans sa forme extérieure est faible, et il en va de même concernant son génome, il n’a aucune raison de se changer lui-même intérieurement, un seul génome lui convient. La plante, elle, doit être capable, dans une certaine mesure, de se changer elle-même, faute de quoi, elle disparaît, car elle n’est plus adaptée à un nouvel environnement.

Toutes ces questions sur le génome nous ont amenées à nous questionner sur la réserve mondiale de semences du Svalbard, le Svalbard Global Seed Vault. Et puis nous voulions aussi enquêter sur le fait que dans certaines régions du monde le réchauffement climatique est considéré comme une opportunité de développement économique. Nous nous sommes demandé quels étaient les États qui pouvaient profiter du réchauffement climatique. En Arctique se jouent des enjeux géopolitiques colossaux et les deux gros acteurs sont la Norvège et la Russie. À la frontière entre la Norvège et la Russie, à Kirkenes sur la mer de Barents, les enjeux économiques sont très forts, notamment pour la prospection de gisements de gaz et de pétrole. Ce fut notre première destination. Entre les enjeux sur les ressources et les questions que soulève le Vault, Devenir Graine est apparu alors comme un projet global.

Dans Devenir Graine, vous diffusez une vidéo d’une action où vous restez statique en boule devant la porte du Vault. Pouvez-vous nous expliquer un peu plus cela ?
Quand tu arrives à Svalbard, tu vois le Vault juste au-dessus de l’aéroport. Il n’est pas du tout caché. Nous savions cependant que nous ne pourrions pas y rentrer, mais nous avons tout de même décidé de faire cette action. Comme si les personnes qui s’occupent de ce Vault pouvaient nous voir avec leurs caméras de surveillance et constater notre condition de graine, et du coup nous ouvrir la porte. Mais de manière générale, les gestionnaires du site ont peur de la mauvaise publicité. Par exemple, quand nous avons commencé à travailler, la page Wikipedia du Global Seed Vault n’était pas du tout celle que l’on a maintenant. Elle était écrite dans un style beaucoup plus conspirationniste par une personne que nous avons interviewée, William Engdahl, l’auteur de Seeds of destruction (Graines de la destruction) (2). La page a été complètement changée entre-temps. Donc, avant même de partir là-bas nous l’avons interviewé, comme Roland von Bothmer, le manager du site qui nous a refusé l’accès au Vault. Et aussi Cary Fowler, l’environnementaliste qui a eu l’idée de le construire le Vault et qui nous a donné des plans du site.

Modélisation 3D du Global Seed Vault, bunker de semences.

Modélisation 3D du Global Seed Vault, bunker de semences. Daniaux-Pigot 2014. Photo: D.R.

Cette banque à graine est très controversée, car elle a été en grande partie financée par les géants des OGM. Et le Global Seed Vault a le surnom de Doomsday Seed Vault, car il s’agit aussi de mettre les graines dans un abri anti-nucléaire. C’était aussi cela que vous vouliez montrer ?
Le Vault a été financé par l’état norvégien, mais également par les parties prenantes de l’agro-business, Syngenta, la Fondation Rockefeller, Monsanto, etc. Et la fondation Bill & Melinda Gates a investi également 20 millions de dollars dans l’acheminement des graines vers le Svalbard. Il est bon de rappeler que la Fondation Rockefeller est à l’origine de la « révolution verte » d’après-guerre. Dans les années 40, la fondation avait rassemblé des généticiens et phytopathologistes pour travailler sur l’intensification et l’utilisation de variétés de céréales à hauts potentiels de rendements. Cette politique a conduit à la monoculture que l’on connait, et aujourd’hui on imagine bien pourquoi la Fondation Rockefeller veut avoir un contrôle sur le Vault.

On sait bien que la plupart des graines qui sont dans le Vault ne pousseront plus, ce qui est donc essentiellement conservé c’est le matériel génétique. Donc, ces gens se constituent une vaste bibliothèque de matériel génétique natif de la biodiversité alimentaire. Au lieu d’une philanthropie de conservation, on peut se demander s’ils n’investissent pas là sur les marchés du futur. Monsanto vend avant tout de la chimie, du Roundup par exemple, et pour leur chimie ils ont créé des graines adaptées. Certaines se sont vues affublées de jolis noms comme Terminator ou Traitor. La révolution verte des années cinquante était en réalité une révolution chimique, toute la recherche réalisée pendant la Seconde Guerre Mondiale devait bien aboutir à quelque chose. Cette banque de graines c’est la continuité de cela. Ce sont des questions auxquelles nous intéressons beaucoup, en étant notamment éclairés par le travail de Vandana Shiva en Inde et d’autres personnes.

Quelle forme a pris le projet artistique ?
Comme nous n’avons pas pu entrer dans le Vault, la première œuvre que nous avons réalisée pour parler de cette non-expérience, c’est l’odeur de la conservation que nous avons exposée à Kirkenes dans un container. Ensuite nous nous sommes dit que nous allions donner la possibilité à tout le monde d’y rentrer en réalisant une version 3D du bâtiment permettant de circuler dedans. Nous avons aussi acheté le nom de domaine svalbardglobalseedvault.com pour cela. Si tu regardes bien le Vault virtuel, il est vide, on a enlevé les graines. Comme s’il y avait eu un hold-up et qu’on y avait laissé un poème à la place. Le poème est la voix du dernier homme sur Terre qui raconte et décrit le monde autour de lui dans une sorte d’extase. Par ailleurs nous avons développé une navigation online (3) qui a aussi été présentée au Jeu de Paume et qui rassemble les interviews réalisés dans toute cette période. Nous avons aussi poussé en dérision l’idée de la communication corporate sur le thème de la catastrophe en formulant des invitations très officielles à des catastrophes.

Vue du fond du Vault 3D, Le Bip de l’Âme, Extrafleur, poème sonore

Vue du fond du Vault 3D, Le Bip de l’Âme, Extrafleur, poème sonore 15min. Daniaux-Pigot 2014. Photo: D.R.

Quelles sont les prochaines étapes de votre recherche ?
Un autre aspect que nous aurions aimé aborder ce sont les problématiques autour du site d’enfouissement de déchets nucléaires qui se construit à Onkalo en Finlande. En ce moment nous travaillons à Kotzebue en Alaska sur des projets en rapport avec le paysage et le temps de la Terre. Nous sommes par exemple en train de créer une anomalie archéologique. Mais nous continuons nos enquêtes, c’est par exemple intéressant de voir que de nouvelles routes commerciales se mettent en place vers la Chine qui investit énormément là-dedans et a compris ses intérêts. Un terme a été inventé qui montre bien l’intérêt croissant des puissances mondiales : les « near Arctic countries » [Le Proche-Artique, NDLR].

propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

Magali Daniaux et Cédric Pigot sont un duo d’artistes français formé il y a douze ans, dont le travail intermedia aborde les correspondances entre science-fiction et documentaire, ingénierie de pointe et contes fantastiques, matériaux lourds et sensations fugaces.

(1) http://daniauxpigot.com/portfolio/devenir-graine-3/
(2) F. William Engdahl, Seeds of destruction, The Hidden Agenda of Genetic Manipulation, Global Research, 2007.
(3) http://lo-moth.org

une saga française

Crée fin 2013, Okio-Studio s’impose comme une société pionnière en matière de création de contenus en réalité virtuelle. Producteur de I, Philip, un film qui a fait le tour du monde, l’agence est aussi engagée dans une dynamique internationale destinée à promouvoir la production française dans le domaine. Entretien avec son co-fondateur, Antoine Cayrol.

Okio est né il y a environ trois ans et demi, quelles sont les origines de la création de ce studio spécialisé dans la production de contenu en réalité virtuelle ?
Comme souvent dans la vie, c’est une question de timing et aussi une question de chance. Je suis producteur dans le digital depuis dix ans. Je gère la société de production FatCat Films, qui produit beaucoup de webdocs, de web séries, de documentaires, de publicités, etc. Il y a deux ans et demi, j’ai revendu cette société tout en restant actionnaire. J’étais avide de nouveaux projets. C’était le moment de réaliser quelque chose avec mon ami, le producteur Lorenzo Benedetti, l’homme derrière le Studio Bagel, qui venait de revendre sa société à Canal +. Au même moment, nous découvrons la réalité virtuelle avec masque chez un ami développeur, et de cette découverte est tout de suite née l’envie de faire un film en Réalité Virtuelle (RV).
Pour nous, il s’agissait de tester ce nouvel outil digital qui permettait d’inventer une nouvelle manière de raconter des histoires. C’est ainsi qu’est né I, Philip, un court métrage basé sur la fameuse histoire de la tête disparue de Philip K. Dick. Comme nous faisions de la R&D technique et narrative, en même temps que nous lancions le développement du film à un moment où rien n’existait sur ce marché, nous sommes vite devenus « les spécialistes » par défaut, dans ce domaine. Rapidement nous avons compris que nous avions intérêt à fonder une société qui soit réellement spécialisée dans la production de contenu audiovisuel en réalité virtuelle. C’est ainsi qu’est né Okio-Studio. Depuis, nous avons réalisé cinq films : un de fiction et quatre moitié publicité, moitié reportage.

Vous étiez au Festival de Cannes récemment. Cette édition était clairement tournée vers la VR, quelles sont vos impressions à ce sujet ?
Studio Canal n’étant plus là cette année, les entrepreneurs et exposants de la RV avaient à leur disposition tout le Pavillon NEXT, qui est géré par le Marché du Film (www.marchedufilm.com/fr/next). Il s’agissait d’un pavillon dédié aux innovations et aux nouvelles technologies dans le domaine du cinéma et dans l’audiovisuel. Ils avaient réservé quatre jours pour la réalité virtuelle. Ils y proposaient une série de conférences avec des intervenants internationaux, une salle de cinéma équipée par PickupVR (pickupvrcinema.com) avec quarante masques qui diffusaient toute la journée des films en réalité virtuelle, accompagné d’un espace démos et meeting où l’on pouvait se rencontrer. C’était très important et c’était un signe fort de l’importance de la RV aujourd’hui. Un autre signe fort, la récompense de Okio à l’Audi Talent Arward dirigé par la firme automobile bien connue. Nous concourions face à des courts métrages classiques, et c’est un film en RV qui a été récompensé !

Selon vous quel avenir et surtout quel intérêt de développer des projets en VR au cinéma ?
On ne pourra pas faire du cinéma classique en réalité virtuelle. Il faut inventer de nouveaux modes de narration. Pour l’instant, les films que j’ai faits, et que beaucoup de gens ont faits, c’est ce que l’on appelle de la cinématique RV. C’est-à-dire des films totalement pré-calculés, avec un pré-rendu, dans lesquels la seule interaction pour l’instant est de tourner la tête dans un univers d’images filmées. C’est très bien, c’est une grande étape, on la fait et on continuera à la faire pendant encore un moment. Cependant, il va falloir aller plus loin, et pour favoriser l’immersion, faire interagir le spectateur. Pas sous la forme de films dont je suis le héros, avec le format « porte A », « porte B » et la narration qui change selon ces choix, non. Ce serait un peu ennuyeux. Ce serait plutôt des interactions avec le monde qui entoure le spectateur, l’ombre qui évolue en même temps que je marche, le reflet dans un miroir si je me retourne, ce genre de choses. Il va donc falloir mélanger les techniques du jeu vidéo et les techniques du cinéma.

I, Philip de Pierre Zandrowicz. Production: Arte France, Fatcat, Okio-Studio. Photo: D.R.

Avez-vous également l’impression que l’intérêt pour la RV est réellement émergent cette année ? Qu’elle semble enfin porteuse de projets et de potentialités, pour le grand public comme pour les artistes, qui commencent vraiment à comprendre l’importance de ce phénomène. Qu’en pensez-vous ?
Je suis tout à fait d’accord. Chaque chose vient en son temps. L’année dernière c’était encore un peu tôt, même s’il existe des gens qui travaillent sur ces technologies depuis près de trente ans. Je pense également que le fait que YouTube et Facebook aient sortis leur player en 360° a permis une démocratisation, impensable il y a encore un an, des technologies RV dans le domaine public. Juste avec le fait de faire découvrir aux gens, l’effet que cela fait de pouvoir réaliser une vidéo à 360°, et de l’animer en faisant seulement bouger son téléphone, ces deux sociétés ont lancé l’idée de la démocratisation de ces technologies qui sont un pas de plus vers la réalité virtuelle, et le public en effet, prend très vite ce virage technologique.

Que pensez-vous des questions de société que posent ces technologies ?
Je pense qu’il faudra se pencher, à plus ou moins court terme, sur ces questions. Cela rejoint tous les problèmes de l’évolution technologique liés aux nouveaux médias : comment protège-t-on nos données ? Où sommes-nous prêts à aller dans l’autopromotion de notre personne ? Jusqu’où allons-nous laisser les marques s’introduire dans nos vies ? Etc. Ce sont des questions sociétales.

Dans le futur d’Okio, quels sont pour vous les applications artistiques, ou plus généralement les projets, que vous souhaitez développer ?
Nous nous développons autour de trois branches. Une branche reportage, une branche publicité et une branche fiction. L’idée étant de continuer à faire grandir ces trois domaines d’activité. La publicité par exemple, est intéressante, cela rapporte de l’argent pour développer d’autres projets, et c’est également un excellent laboratoire. Nous souhaitons aussi continuer à produire du reportage, cela se fabrique vite et c’est également intéressant. Nous en avons déjà beaucoup en boite, dont un sur le bateau Aquarius de SOS Méditerranée autour de l’aide aux migrants, dont nous sommes très contents. Nous souhaitons également poursuivre la production de fiction. C’est la branche la plus chère et la plus compliquée à mettre en place. Cela nécessite beaucoup d’aides, des fonds européens, des diffuseurs, etc., mais nous avons bien l’intention de produire plus de fictions bientôt. Nous aimerions aussi développer les relations avec les États-Unis.

Justement, dans le domaine de la RV, la France semble encore un peu en retard, qu’en pensez-vous ?
En France nous avons énormément de talents, nous avons une belle façon de produire, mais cela reste encore modeste à cause des moyens financiers qui ne suivent pas. Ceci dit, la France bénéficie depuis le 27 avril d’un crédit d’impôt d’aide international en matière audiovisuelle qui soutient les projets en RV. Aux USA, ils ont un marché pour ça. Ce rapprochement est en cours. Avec des amis nous avons également fondé un think tank nommé Uni-vers, qui souhaite rassembler tous les acteurs français de la RV, et pas uniquement les producteurs de contenu (les gens des jeux vidéo, du hardware, les chercheurs, mais aussi des médecins, etc.) pour s’informer les uns les autres, et informer l’extérieur, sur la production française en matière de réalité virtuelle.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

> http://www.okio-studio.com/