conserver, restaurer, préserver les œuvres médiatiques et numériques

Après des études en histoire de l’art, philosophie et linguistique générale et une pratique en électronique, vidéo et photographie, Johannes Gfeller, né en 1956, a été professeur à la Haute École des Arts de Berne (2001-2011) et depuis 2011 à l’Académie des Beaux-Arts de Stuttgart, où il dirige le Master de « Conservation des nouveaux média et de l’information numérique ».

Les pistes hélicoïdales d’une bande vidéo demi-pouce, rendues visibles par le ferrofluide.

Les pistes hélicoïdales d’une bande vidéo demi-pouce, rendues visibles par le ferrofluide. Photo: © Johannes Gfeller.

Vous êtes conservateur-restaurateur spécialisé dans la conservation-restauration des Nouveaux média, est-ce que ce nouveau champ a changé l’approche traditionnelle de la conservation ?
Je crains que ni à Berne ni à Stuttgart (1), les spécialisations en conservation-restauration des Nouveaux média n’ont, ou ne vont, pour beaucoup changer les approches traditionnelles de la conservation. Si les deux approches ont en commun le soin apporté à l’œuvre d’art (ou du bien culturel dans l’archive), elles n’ont rien de commun au niveau technologique. Le monde des pigments et des liants couvre un autre continent que celui des électrons dans un semi-conducteur. Si la conservation était un peu moins « conservatrice », elle créerait une spécialisation « art contemporain, biens culturels électriques et électroniques » ou quelque chose de ce genre.

Le fait que les spécialisations plus traditionnelles utilisent des appareils d’analyse de haute technologie, et que ces derniers soient devenus des appareils numériques avec des données à structurer et à conserver à long terme, peut rapprocher les « traditionalistes » et les « modernes » (numériques). Le programme de Stuttgart couvre la photographie, l’audiovisuel et les données numériques. Si ce programme avait une Licence et un Master comme les quatre autres programmes, une fécondation de ces programmes par conservation numérique serait beaucoup plus facile. Malheureusement il est difficile de trouver des horaires communs.

Plusieurs théoriciens distinguent la conservation de la préservation des nouveaux média, que pensez-vous de cette distinction ? Quelle est sa signification ?
Dans les domaines plus traditionnels de la conservation-restauration, on s’est mis d’accord sur le fait que la ligne de démarcation est située quelque part entre la documentation, la conservation préventive, le nettoyage d’un côté et de l’autre côté la restauration, invasive si nécessaire avec toutes les implications d’une réversibilité des interventions. La restauration doit être fondée sur une expérience et un savoir plus large que les premiers, pour éviter des traitements inadéquats de l’œuvre en question. Le domaine de la restauration scientifique, qui n’existe que depuis quelques décennies, digère et souffre encore des dérives certes bien intentionnées du 19ème siècle.

Dans le domaine des média, qu’ils soient analogiques ou numériques, les « traitements » ont un caractère différent. Du côté des objets à conserver, par exemple une installation vidéo — mais on peut déjà l’élargir aux objets numériques —, il y a toujours cette contradiction entre conservation de la substance et conservation de la fonction. L’impossibilité même de répondre aux exigences des deux besoins à la fois a mené à la notion de l’obsolescence de l’original, avec tous ses effets qui conduisent à une « culture » d’échange d’appareils originaux (dans la mesure où ils sont gardés ou conservés) contre des modèles plus récents. Parfois ces derniers ont non seulement une apparence toute différente, mais il leur manque aussi les fonctions « primitives » de l’original propre à une époque révolue.

Cette pratique va créer des œuvres SDF, dépourvues de leurs « boîtes » typiques. Celles-ci pourtant racontent beaucoup de l’ère de leur création. C’est d’ailleurs un grand jeu de dupes malhonnêtes de priver toutes les générations à venir d’une expérience aussi authentique que possible d’une époque du passé. La question initiale (conservation et/ou préservation) n’a ici plus tellement de pertinence.  Il est plus important de considérer la fusion entre la conservation-restauration et l’ingénierie électronique pour développer de nouveaux modèles et pratiques de pérennisation qui ne seraient pas guidés par un corset idéologique tel que la « variable media initiative » (2) (à laquelle a succédé le projet Forging the Future (3)).

Gérald Minkoff, L’envers à L’endroit, 1971. Reconstruction 2008 par Johannes Gfeller.

Gérald Minkoff, L’envers à L’endroit, 1971. Reconstruction 2008 par Johannes Gfeller. Photo: © Johannes Gfeller.

Ce projet semblait marqué par un nouveau type d’artiste-curateur, auquel la conservation, restée trop longtemps dans son milieu pigments-liants, n’était pas préparé du tout. Pour sortir de ce déficit, la conservation a développé une culture de documentation (qui était bien nécessaire), mais absolument pas une culture de l’intervention que l’époque réclamait. La « variable media initiative » cachait son propre manque par une sorte de « il faut être absolument moderne », en appliquant des termes techniques de la science informatique, telle que la migration et l’émulation sur toutes les matérialités de l’art contemporain, que cela soit approprié ou non. Pour être juste, il faut dire que plus les œuvres étaient numériques, plus les différents niveaux d’intervention, tels qu’ils sont proposés par la « variable media initiative », gagnaient en pertinence.

Pour revenir à la question initiale, on a bien sûr non seulement à traiter des objets, mais aussi des supports d’information. Comme la conservation préventive demande une haute responsabilité dans son niveau d’intervention — qui est réelle : une conservation préventive sans effet possible sur les œuvres et les supports ne mériterait probablement pas qu’on s’y arrête —, le traitement des supports doit se fonder sur des expériences. Mais ces expériences sont fondées davantage sur le savoir de la communauté de ceux qui les pratiquent tous les jours, de nombreuses heures, face à des milliers d’objets, que sur les résultats des scientifiques, qui choisissent un corpus particulier qui est limité et maniable. Il y a certes des « do’s » et des « do not » dans la migration des supports, qui peuvent toucher à l’intégrité physique de l’objet, mais ils sont autant du côté du savoir (degré des études) que de la (mal)adresse. Le succès et la qualité d’une migration dépendent donc de divers facteurs, dont le degré atteint par les études n’est qu’un élément.

Pensez-vous que la théorie de l’archéologie des média (et en particulier le point de vue matérialiste de Friedrich Kittler, chez qui le hardware est fondamental) est pertinente pour aborder la conservation-restauration des nouveaux média ?
Absolument. Si déjà on parle d’archéologie, on s’est probablement mis en accord que cela comprend aussi les média analogiques. Ceci n’est pas évident, parce que pour beaucoup de personnes de ce milieu, les nouveaux média ne commencent qu’avec l’apparition du numérique (au mieux, dans la première moitié des années 1970). Pour la description de la fonction d’une œuvre numérique, on peut bien négliger ses composants électroniques, du moins si on se contente d’une approche plus philosophique, voire informatique. On peut donner une description minutieuse de la fonction et du comportement de l’œuvre sans entrer dans le niveau technique des signaux et des composants. Mais dès que se posent les questions de sa pérennisation, la connaissance du hardware devient indispensable. Beaucoup de défauts, même dans un objet considéré comme étant numérique, sont de caractère analogique : trop de chaleur implique des défaillances. Le vieillissement des condensateurs électrolytiques, la corrosion des platines et des contacts, les soudures dites froides, etc.

Tout ce savoir s’est accumulé pendant des décennies — s’en priver par une décision, selon laquelle il ne faudrait considérer que la technologie numérique serait une grosse bêtise. Ceux qui la propagent montrent que leur connaissance en hardware — qui est tout de même la base du trafic d’électrons et des valeurs de tensions analogiques ou numériques (qui, soit dit en passant, sont passées de deux valeurs à huit par cellule dans les récents disques durs solides SSD — la renaissance de la richesse analogique en quelque sorte), est fort restreinte. Adopter un tel point de vue est peut-être suffisant pour une discussion philosophique de salon reflétant nos temps modernes, mais pas pour une recherche professionnelle qui doit considérer tous les effets possibles.

Les média sont certes toujours issus d’une situation socio-culturelle, mais aussi techno-culturelle. Nier la base technologique de notre socialisation contemporaine n’est peut-être pas politiquement conservateur, mais philosophiquement. Le juste chemin de la compréhension et de la responsabilité dans l’usage des nouveaux média ne peut donc, dès lors que l’on se place sur la route de leur pérennisation, n’être que matérialiste, non pas au nom d’un choix volontaire, mais par une vue nourrie d’expériences techno-historiques qui alimentent le long chemin vers le virtuel. La connaissance de la matérialité est de la plus grande importance dans le virtuel à venir, dans lequel une grande partie de nos œuvres et idées vont finir. Néanmoins les deux notions « matérialisme » et « matérialité » ont des origines toutes différentes… Et nous ne les aborderons pas ici…

Des composants électroniques dégradés dans la télévision de Wolf Vostell, TV für Millionen, 1959/67.

Des composants électroniques dégradés dans la télévision de Wolf Vostell, TV für Millionen, 1959/67. Photo: © Johannes Gfeller.

Pouvez-vous donner un exemple emblématique des difficultés de la conservation des œuvres d’art numériques ?
Au lieu d’un seul exemple, je préfère ici esquisser ses difficultés principales. Si l’ordinateur, sur lequel une œuvre est installée, n’est plus réparable, on peut essayer de trouver le même modèle. Probablement la migration sera un succès. Mais, tôt ou tard, le remplaçant devra lui aussi être remplacé. Ici sonne l’heure de l’émulation : un ordinateur plus moderne fait comme si, grâce à un logiciel appelé « émulateur », il était l’ordinateur obsolète et à remplacer. Le logiciel original, peut-être programmé par l’artiste(-ingénieur), va « reconnaître » son environnement initial et se mettre en marche comme jadis. Mais tout cela a un coût.  L’élaboration d’une émulation de tout un système (par exemple une Silicon Graphics Indigo2) est un travail de plusieurs mois d’un informaticien spécialisé. Ce peut être un cas pour un crowdsourcing : mais qui sont les bénéficiaires ? Les visiteurs de l’exposition ? L’artiste ? …

Une œuvre existant uniquement sur internet ne connaît pas ces difficultés du bas-fond technologique. Mais elle dépend d’un changement encore plus rapide : celui des formats de données, des protocoles de transmission et des fonctions des navigateurs. La conservation d’une telle œuvre nécessite une reprogrammation permanente, si elle veut la maintenir en ligne. Nous pouvons essayer de la garder hors ligne, mais nous entrons alors de nouveau dans la problématique générale de la conservation des ordinateurs et de leurs logiciels, une problématique augmentée d’un problème d’ordre philosophique : si l’œuvre en ligne se nourrissait de données pour en faire son propre contenu, elle est littéralement mise en état de « conservation » dès lors qu’elle est mise hors ligne. Elle est alors sa propre documentation, et non plus l’œuvre en état de fonctionnement. Probablement elle nécessite même un succédané fini au lieu du réseau infini, mis à disposition sur un serveur qui peut être connecté par une « documentation » au lieu du réseau réel. Même si le visiteur de musée ne s’en rend pas compte, il y a dans ce cas plusieurs changements sinon des altérations profondes de l’œuvre initiale.

Signal vidéo perturbé volontairement dans un but créatif par Jean Otth, Hommage à Mondrian, 1972.

Signal vidéo perturbé volontairement dans un but créatif par Jean Otth, Hommage à Mondrian, 1972. Photo: © Johannes Gfeller.

Vous dirigez le Master de « Conservation des nouveaux média et de l’information numérique » au sein de l’Académie des Beaux-Arts de Stuttgart : quel bilan dressez-vous de cette formation? Quelles sont les disciplines les plus importantes ? Y a-t-il vraiment des débouchés ?
La durée totale de notre master est de 2 ans, stages professionnels et projets (pratiques) de conservation inclus. Si on en décompte le dernier trimestre qui est uniquement réservé au mémoire, il reste un an et 9 semaines pour les cours, qui se partagent entre la photographie, l’audiovisuel et l’information numérique. Quand j’ai pris en charge la direction du programme en 2011, il y avait peu d’équipement disponible pour les étudiants, à part des ordinateurs achetés en 2006, un scanner et une imprimante, et quelques caméras et lecteurs vidéos anciens. J’ai investi dans une collection d’appareils obsolètes surtout dans le domaine de l’audiovisuel, qui nous permettent de migrer des formats audio depuis le cylindre en cire jusqu’à un vaste nombre de formats de bandes magnétiques amateurs ou studio.

Dans le domaine de la vidéo, nous lisons presque une quarantaine de formats analogiques et numériques différents et nous sommes capables de les transférer en fichier non-compressé et sans drop-outs. J’ai acheté des outils de toute sorte, des microscopes, des sources lumineuses normalisées, des scanners de négatifs et de diapos de haut de gamme, des appareils pour le color-management, etc. Les étudiants et étudiantes ont beaucoup apprécié ce « material turn », qui leur a permis de découvrir des appareils, non plus seulement à l’occasion de visites dans des institutions avec lesquelles nous avons une collaboration, mais aussi dans les cours pratiques d’atelier que j’ai introduits dans l’académie.

Les études sont denses et nous nous demandons régulièrement si les trois spécialisations ne mènent pas à une trop grande superficialité des connaissances dans chacune des trois spécialisations. En retour se contenter d’une seule discipline les deux années ne permettrait pas vraiment d’avoir une connaissance approfondie. L’argument pour ne pas laisser tomber la photographie, qui est le médium le moins technique de notre programme, est double : non seulement la production s’est complètement tournée vers le numérique, mais de plus ce défi va changer pour beaucoup le profil professionnel des conservateurs. Dans notre programme, l’informatique possède un rôle clé, d’une part comme outil de convergence de média et d’autre part comme medium concerné lui-même par l’obsolescence. Jouer ce double rôle, en laissant ouvertes en permanence les portes de l’analogique — d’où viennent les données, est l’essence du programme de Stuttgart. Avec cette diversité, les diplômés trouvent des emplois dans des archives, des bibliothèques, des musées, et des programmes de recherche.

Des courroies complètement dégradées dans un magnétoscope vidéo Philips, env. 1967. Photo: © Johannes Gfeller.

Comment, en quelques mots, décririez-vous le travail du conservateur-restaurateur  d’œuvres d’art numériques ?
Comme il n’y a pas encore ce type de professionnel, regardons dans le futur : cela devra mener à une fusion entre l’ingénierie (pour deux parts), la science de l’art contemporain et des media (pour une part) et la conservation (pour une part), la répartition exacte entre ces parts étant variable. Bien sûr on peut continuer la voie de la conservation comme discipline centrale qui engage des professionnels spécialisés, mais je crois qu’il est temps aujourd’hui d’inverser les rôles. Selon ce modèle, ce sont d’excellentes connaissances techniques et informatiques qui doivent être enrichies par les principes élémentaires de la conservation et par des études culturelles. Pourquoi l’ingénierie et non pas seulement l’informatique ?

Les œuvres d’arts numériques ne sont que rarement des produits standards installés et programmés dans un but artistique. Très souvent elles comportent des ajouts mécaniques et/ou électroniques réalisés spécialement pour elles. Les grands principes de l’émulation ou de la virtualisation ne sont pas capables à eux-seuls de manier ces cas spéciaux, pour lesquels l’ingénierie est nécessaire. Pour les œuvres purement virtuelles, qui ne dépendent pas d’un hardware dédié, la répartition tourne en faveur de l’informatique (une à deux parts).

propos recueillis par Emmanuel Guez
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Il s’agit des deux endroits d’enseignement de conservation des nouveaux média que je connais bien et qui sont en même temps les deux programmes principaux dans les pays de langue allemande. Pour une comparaison des deux programmes voir : Johannes Gfeller, À propos de la formation dans la discipline « conservation des média », in Bernhard Serexhe, Conservation de l’art numérique : théorie et pratique – Le projet digital art conservation, Walter de Gruyter, 2013, p. 567-584.

(2) www.variablemedia.net/

(3) http://forging-the-future.net/

 

 

l’ère du dadaïsme numérique

Avec Dada Bot, Nicolas Nova, co-fondateur du Near Future Laboratory et sociologue, accompagné du Lausannois Joël Vacheron, spécialiste des cultures numériques, s’attelle en fin observateur de nos mœurs connectés à démontrer les possibilités créatives offertes par l’omniprésence des algorithmes dans nos vies. Dans cet ouvrage mis en page par le designer Raphaël Verona, les deux complices mettent en lumière — avec des exemples choisis — la fantaisie à l’œuvre derrière la logique mathématique censément irréprochable. Entretien.

Nicolas, peux-tu nous préciser le sujet de ton dernier ouvrage, Dada Bot ?
Nicolas Nova : Dada Bot s’intéresse à ce « tournant algorithmique » que connaît la culture actuelle. Ce terme renvoie à la place croissante occupée par les programmes informatiques dans la sélection et la constitution même des contenus : morceaux de musiques, livres, articles de journaux, création en arts visuels, etc. Pour vous donner une idée, environ 20% des changements sur Wikipedia sont le fait de bots, ces petits programmes informatiques qui corrigent et éditent l’encyclopédie collaborative ! En documentant cela par des entretiens avec des artistes, un lexique et diverses expérimentations, nous avons voulu décrire en quoi la création même évolue dans cette situation. En particulier, comment des morceaux de contenus sont hybridés, ré-assemblés de façon automatique avec une ampleur sans précédent. Le tout menant à une sorte de grand remix généralisé, déroutant et curieux.

Tu abordes l’omniprésence des algorithmes sous l’angle ludique, subversif et artistique. Tu ne sembles pas faire partie de ceux qui s’affolent quant à l’omniprésence de ces « agents » dans nos vies… Pourquoi ?
Peut-être s’agit-il ici de la posture de neutralité de l’ethnographe qui observe avec curiosité avant de juger ! D’un côté, il y a un aspect intéressant à décrypter, à comprendre les mécanismes et à discerner ce qu’il se passe quand des machines participent de façon croissante à la production culturelle. Cela permet de relativiser les discours d’autonomie pure de la technique, et de montrer le rôle des êtres humains dans ces formes de création. Je suis personnellement moins craintif quant au mode opératoire de ces agents logiciels, que dans les choix de certaines organisations publiques ou privées. Le danger ne vient pas forcément de la technique elle-même, mais des personnes ou des institutions qui lui délèguent toutes sortes de pans de notre vie. De plus, nous n’avons pas abordé d’autres champs que la production culturelle, donc nous ne nous sommes pas prononcés sur d’autres influences des algorithmes au quotidien qui me semblent plus problématiques. Je serais certainement plus critique envers les objets connectés dans le champ de la santé, par exemple.

En tant que sociologue, comment t’es-tu dirigé vers l’étude des technologies et leur impact sur nos vies ? Des sujets que tu scrutes également au sein de l’agence Near Future Laboratory…
Après des études scientifiques (sciences de la vie, sciences cognitives), je me suis rapproché du champ du design, avec un intérêt pour la manière dont les gens utilisent les technologies. En particulier le numérique, avec à la fois un travail académique de doctorat sur les enjeux et opportunités posés par la géolocalisation, et en travaillant avec des studios de jeu vidéo, des industriels, des organisations publiques. Le point commun de tout ce petit monde étant de s’interroger sur les changements que le numérique pourrait apporter à l’existence. Si je devais décrire ma pratique actuelle, ce serait celle d’un ethnographe des technologies numériques, qui s’intéresse non seulement aux pratiques et usages actuels, mais également aux changements à venir. Ce que je fais aussi avec Near Future Laboratory, dont l’objectif est d’éclairer la compréhension du présent pour mieux appréhender les futurs possibles. Nous opérons au croisement de la prospective (imaginer demain), de la technologie, et des sciences sociales.

La mise en page de Dada Bot et le choix des exemples dénotent aussi d’une volonté d’être « en phase » avec le sujet. Ton essai, par exemple, est morcelé en petits chapitres dispersés, il y a un effet « Lost in data ». C’est délibéré ?
Complètement. Un des aspects traités dans l’ouvrage correspond au réassemblage — au remix — permanent qui a lieu avec ces programmes. Ceux-ci vont hybrider et transformer automatiquement des morceaux de contenus. On le voit avec les Twitter Bots ou des créations musicales comme celles de Dadabot industries. Le designer graphique, Raphaël Verona, a choisi de marquer cela explicitement dans la mise en page et la (dé)structuration du livre. Il y a un côté jubilatoire ou transgressif à faire cela, par exemple en plaçant un lexique en plein milieu d’un ouvrage. Mais nous ne sommes évidemment pas les seuls à procéder ainsi. C’était plus une manière de marquer le caractère hybride et éclaté de ces cultures.

L’algorithme a cela de fascinant que, au lieu d’incarner un lissage de l’esthétique et de l’information, au contraire, il inspire des artistes pour produire du bug et encore plus de chaos. J’imagine que ça t’amuse beaucoup…
En effet, il y a un côté jubilatoire à observer cela. Comme le disait Alan Turing, Machines take me by surprise with great frequency. Les dérapages, les bugs et toutes ces étrangetés produites par les objets techniques me fascinent. Cela nous en montre les limites et les imperfections. Les bots twitter m’intéresse énormément, j’en suis plusieurs. Observer ce qu’ils produisent sur les réseaux sociaux — car c’est là qu’ils « s’expriment » le plus — est une bonne manière de se rendre compte de ces phénomènes, de saisir la diversité de ces manifestations machiniques, et d’en comprendre la logique sous-jacente.

Tu es aussi à l’origine d’une exposition, Culture Interface : Numérique et Science-Fiction, qui se tient à la Cité du Design jusqu’en août 2016, où on trouve pêle-mêle extraits de films de science-fiction, brevets et designs d’interface, prospective…
J’ai été sollicité par Ludovic Noël, le directeur de la Cité du Design, pour être commissaire d’une exposition sur le sujet des interfaces. Il m’a alors paru pertinent d’aborder la proximité entre les représentations de la science-fiction et les prototypes ou produits conçus par les designers d’aujourd’hui. C’est assez évident quand on observe à la fois les imaginaires convoqués dans les médias, et par ces mêmes designers dans leur travail. C’est un thème sur lequel je travaille depuis un certain temps, à la fois en lien avec mes enseignements et dans le cadre des projets du Near Future Laboratory sur ce que j’appelle le design fiction. C’est un sujet que j’ai rarement vu abordé sous forme d’une exposition. Il y avait là une opportunité intéressante. Le fait de montrer cette influence réciproque, en montrant directement ces aspects par une scénographie adaptée, me motivait tout particulièrement. Et cela, de façon plus systématique — j’ai un regard d’ethnographe — en prenant des catégories d’objets (visiocasques, interfaces gestuelles, neurocasques) dépliées ensuite sous la forme d’extraits de films, de projets historiques ou récents, et d’images de brevets. Le croisement de toutes ces représentations permet de constater les vas et vient entre les imaginaires et la création.

 

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

Nicolas Nova et Joël Vacheron, Dada Bot, Essay about the hybridization of cultural forms (music, visual arts, literature) produced by digital technologies (IDPURE éditions, 2015). www.idpureshop.ch

le guide du routard Nøønautique*

Apôtre précoce de la science-fiction, artiste vidéo, performer, écrivain, plasticien, conférencier et grand connaisseur de l’histoire de l’art, Yann Minh travaille depuis plus de trente ans sur la notion d’immersion dans les univers virtuels et ses implications conscientes, ou non, sur notre environnement quotidien et notre psyché. Créateur du Nooscaphe X, pionnier de Second Life, conservateur du NooMuséum — une œuvre d’art numérique immersive et éducative — cet émule de Marshall McLuhan était donc le plus apte à aiguiller les futurs explorateurs des mondes virtuels. Attention, parcours piégé.

Yann Minh, NøøMuseum VR.

Yann Minh, NøøMuseum VR. Photo: © Yann Minh

En tant qu’artiste, tu as une expérience de pionnier en matière de réalité virtuelle et de navigation dans ce que nous appelions dans les années 90/2000, le « cyberespace », terme auquel tu préfères celui de noosphère…
Plutôt qu’artiste, j’aime me définir comme un explorateur au long cours du cyberespace, un « NøøNaute Cyberpunk ». Après des années d’exploration de la cyberculture, et de son espace intérieur, je me sens plus cyberpunk que jamais. Pourtant, je n’utilise plus ce terme, puisque j’ai forgé le néologisme Noonaute (de « noo », psyché et « naute », navigation) il y a quelques années. Je suis donc un explorateur de la noosphère (et de l’esprit par la même occasion, puisque les deux sont liés). Alors, faire des œuvres d’art, écrire des romans, créer des niveaux de jeu vidéo, investir des environnements virtuels, etc., c’est bel et bien parcourir la sphère informationnelle et en ramener de la nourriture spirituelle, en effet.

Logiquement, dans ta démarche, tu t’es très tôt intéressé aux univers virtuels tels que Second Life…
Oui ! Les mondes persistants, tels qu’on les nomme, sont des métaphores actives du concept de Noonaute. L’expression vient du monde du jeu vidéo. Ils désignent les mondes virtuels qui perdurent, même si on éteint son ordinateur. Mon investissement dans ces nouveaux outils de création s’inscrit à la fois dans ma propre quête artistique, où ils y ajoutent de nouvelles couleurs et de nouveaux « pinceaux », mais aussi dans une continuité historique. Je m’inscris dans une arborescence noo-phylogénétique que j’appelle l’hyper-réalisme immersif, et qui commence avec l’art pariétal préhistorique, passe par l’invention de la perspective de la renaissance, puis la photographie, le cinéma, le jeu vidéo, les mondes persistants, la réalité virtuelle, la réalité augmentée, pour aboutir, dans le futur, aux holodecks de Star-Trek par exemple et que l’on teste aujourd’hui sous la forme de casque tel que l’Oculus. Avec les mondes persistants et leurs avatars, nous pouvons explorer un répertoire social, émotionnel, affectif qui peut n’exister que dans l’espace virtuel. Et sous une apparence totalement différente de notre apparence physique. Ainsi peuvent apparaître des « dividus » [somme des personae contenues dans un même individu, NDR] fortes, préservées du lissage, générées par notre environnement et qui n’auraient jamais eu l’occasion de s’exprimer dans un contexte réel.

Des idées que l’on retrouve dans le NooMuseum, un musée virtuel en 3D, à la fois environnement immersif et support éducatif, dont tu es le créateur et le conservateur…
Tout à fait. Le NooMuseum est un environnement virtuel en 3D visitable en temps réel, basé sur un moteur de jeu FPS (First Person Shooter) Unreal Tournament. En explorant le labyrinthe de ce NooMuseum, le visiteur découvre des salles mettant en scène l’histoire de la cyberculture, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, sous forme de dioramas animés. On peut, par exemple, découvrir l’histoire de l’art à travers le prisme archétypal de « la quête immersive ». Un courant artistique millénaire que j’appelle « l’hyperréalisme immersif », et dont des œuvres caractéristiques, comme La Tour de Babel de Bruegel l’Ancien (1553), dévoilent dans leur traitement formel un effet de trompe-l’œil qui affirme la nécessité cognitive d’élaborer des scènes réalistes dans lequel nous pouvons nous plonger. Il y a aussi une salle aux Ménines de Velasquez. À travers son célèbre jeu de miroir, cette œuvre emblématique est le premier tableau « dont vous êtes le héros », précurseur de la cyberculture et des jeux vidéo immersifs. Actuellement, je suis totalement accaparé par le développement de ce projet. À l’occasion de ma résidence de médiation artistique à Douchy-Les-Mines, inspiré par les conseils du directeur de la culture, François Derquenne, je viens de créer l’École Populaire de Navigation Cyberspatiale du NooMuseum (EPNCN). Ce sont des cours libres et gratuits financés par les résidences artistiques qui m’accueillent, où j’enseigne la création d’univers virtuels en 3D temps réel pour Mac, PC, IOS et Android avec le logiciel Unity. C’est aussi un cycle de quatre fois trois heures de cours immersifs sur la préhistoire de la cyberculture.

Yann Minh, Media ØØØ, OpenSim.

Yann Minh, Media ØØØ, OpenSim. Photo: © Yann Minh

Le corps plongé dans un environnement virtuel et ses avatars numériques sont au centre de tes préoccupations artistiques et philosophiques, n’est-ce pas ?
Oui. Le toucher, les sensations, sont un des enjeux importants dans l’évolution de nos interfaces homme/machine. En plus de solliciter la vision et l’audition, de plus en plus de dispositifs sont dédiés à l’échange de stimuli physiques dans les espaces virtuels. Les souris haptiques, les E-Stims connectés, les télédildos, les tablettes avec stimulation tactile. On voit apparaître des œuvres numériques tactiles en réseau, de nouvelles formes de narrations qui écriront leurs fictions sur la peau. L’usage intensif et quotidien des réseaux sociaux numériques immersifs va favoriser le développement de capacités cognitives spécifiques, voire nouvelles, comme la dividuation, dont je parlais plus haut, et des aptitudes sensuelles spécifiques, cyberesthésiques [sensation cybernétique, NDA], déterminées par la sensualité numérique. Inversement, les créatures immatérielles issues du cyberespace vont contaminer le réel, et influencer la mode, le design, l’esthétique, et nous croiserons de plus en plus d’humains biologiquement augmentés avec des prothèses connectées, des créatures hybrides body-modifiées, comme les nekos, les furries, les anges, les démons…

Quels conseils donnerais-tu aux jeunes qui découvrent aujourd’hui les paradis artificiels de la réalité virtuelle, via les nouveaux outils que sont les Oculus Rift et autres moyens d’accès à la noosphère ?
Ce serait de ne pas commettre la même erreur que moi, c’est-à-dire d’avoir réinvesti tous mes revenus dans mes créations sans m’être assuré d’avoir une base de repli. Un peu comme les Replicants de Blade Runner, qui vivent moins pour briller plus, j’ai avancé toutes ces années sans me préoccuper de l’avenir, dans l’urgence de produire mes œuvres, de transmettre les mèmes qui m’habitaient. Hélas, j’avais sous-estimé les archaïsmes et l’ampleur des gangrènes systémiques qui rongent les fondements de notre société. Il faut se défier des institutions, et si on survit à ces explorations, je conseille donc à ceux qui les tentent, de très tôt de mettre en place des stratégies alternatives pour pallier aux dérives systémiques de notre monde totalement inadapté pour les artistes et créateurs.

 

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

> http://www.noomuseum.net/
> http://www.yannminh.org/

*Ce titre fait bien sûr référence à son homologue « galactique », écrit par l’écrivain de SF britannique Douglas Adams en 1978. Yann Minh, en sa qualité de pionnier de l’espace virtuel, méritait bien ce petit clin d’œil à son genre littéraire favori.

 

à la vitesse de la lumière

De l’art numérique à l’art contemporain, via la pratique du VJing en solo ou au sein du label Anti-VJ, le parcours de l’artiste visuel Joanie Lemercier est un modèle de souplesse et d’adaptation. Accompagné de Juliette Bibasse, avec qui il crée le Studio Joanie Lemercier en 2013, le Français se tourne depuis trois ans vers le monde des galeries et du marché de l’art. Regard sur le parcours d’un artiste qui ne rechigne pas à mélanger les genres, surtout quand c’est pour le meilleur.

Blueprint, installation, STRP biennale 2015. Studio Joanie Lemercier. Co-production / STRP (projet commissionné pour la biennale).

Blueprint, installation, STRP biennale 2015. Studio Joanie Lemercier. Co-production / STRP (projet commissionné pour la biennale). Photo: © Studio Joanie Lemercier.

Joanie, tu viens du VJing, tu es le co-fondateur du label Anti-VJ. Ta pratique a évolué, même si elle garde des traces des idées que tu développais alors. Depuis peu, tu présentes tes installations dans des galeries, comment envisages-tu cette évolution ?
J.L. : Cela va faire dix ans que je me suis mis à faire de l’image projetée et que je travaille sur ce médium avec des vidéos-projecteurs, en explorant autour de la lumière et de l’espace. Cela fait beaucoup de choses différentes dans beaucoup de cadres différents : les galeries, les expériences autour de nouvelles scénographies, les projections sur bâtiments, etc. Quand je me retourne sur ces dix années d’activités, je réalise à quel point toute cette scène se structure quasiment au même moment. Les artistes et les projets se professionnalisent, certains sont là depuis dix ans et sont toujours actifs. Des trajectoires se rejoignent de façon étonnante, également. Ma pratique n’est pas étrangère à cette évolution. Je reste sur une ligne définie depuis mes premiers VJ sets à Bristol en 2007, tout en cherchant continuellement à la faire évoluer. Je travail toujours avec la lumière, toujours avec l’espace, c’est juste la façon de présenter ce travail, ou les lieux dans lesquels je le présente, qui diffèrent, même si au cœur du développement de notre studio avec Juliette, il y a ce désir de créer un pont entre installations pour festivals d’arts numériques et le monde de l’art et son marché.

Mais cela ne signifie-t-il pas plus de contraintes au contraire ?
J.L. : Plutôt qu’une contrainte, je vois plutôt ça comme le moyen d’évoluer, de me poser des questions et d’aller vers des formes et projets que je n’aurais pas forcément envisagé autrement. C’est une réflexion quotidienne que je poursuis depuis trois ou quatre ans, pour des raisons bêtement économiques d’une part, mais aussi dans une quête de pérennité et de conservation de mes travaux. J’ai fait beaucoup de projections sur façades et il est parfois ingrat de voir des mois de préparation se concrétiser en une heure de spectacle, puis disparaître sans qu’il reste rien, que ce moment fugitif. Il y a une vraie frustration à développer un langage, une scénographie, etc., et que cela soit diffusé puis oublié. Dans l’idée de me détacher des contraintes de production (matériel coûteux, durée de temps limité, environnement), j’ai voulu revenir au studio. Un projecteur léger, un crayon et une feuille, des origamis ou toute sorte de formes plus simples à créer et à entretenir. Prendre le temps de développer un vrai discours, de donner une chance aux idées et de pouvoir par là même intéresser les galeries, était une option intéressante.
Juliette Bibasse : En ce qui concerne la direction que nous développons pour les pièces de galeries, je pense que la démarche de Joanie vient également du fait qu’auparavant on nous imposait des surfaces très structurées, avec « tant de fenêtres », « tant de colonnades », etc. Aujourd’hui, Joanie a envie de créer sa propre toile. Un support vierge sur lequel il peut projeter ce qu’il veut. C’est une démarche beaucoup plus créative puisque tu ne dépends plus des outils ou des technologies lourdes, mais de ta créativité et de ton imagination.

Fuji (2013), Biela Noc Kosice, 2014.

Fuji (2013), Biela Noc Kosice, 2014. Studio Joanie Lemercier. Photo: © David Hanko.

Fuji est symptomatique de cette démarche. Peux-tu nous en parler ?
J.L. : Fuji est un travail récent imaginé en réaction au vidéo mapping classique. J’ai réfléchi à une façon de rendre ma démarche plus simple techniquement afin de me concentrer sur le contenu narratif. C’est là que j’ai imaginé le « mapping inversé » (ou reverse mapping). L’idée étant de d’abord créer le contenu — une image fixe qui est mon support de mapping — puis d’ajouter la lumière pour animer et transformer l’ensemble. Le contenu existe avant la projection. Cela m’a permis d’écrire une histoire sans penser aux contraintes techniques. C’est en 2010, autour d’un projet sur le volcan Eyjafjallajökull que j’ai testé cette idée. J’ai travaillé sur les connexions entre formules mathématiques, la physique à l’œuvre dans l’éruption du volcan, et les paysages naturels. En 2013, j’ai souhaité changer de sujet en gardant cette technique. Lors d’un voyage au Japon, j’ai imaginé Fuji, qui s’inspire d’un conte du 10ème siècle. C’est cette histoire qui m’a donné les teintes et la ligne narrative principale (jeu de lumières, ombres portées, jeu sur la perception) pour créer une narration.

En novembre, tu présentais Blueprint en collaboration avec le musicien James Ginzburg à l’église Saint-Merri à Paris. Un travail qui est également le fruit de cette évolution, avec ses « versions » et ses variations…
J.L. : Oui, ce projet répond aux mêmes exigences que Fuji. Nous nous sommes interrogés sur l’écriture avant de penser aux contraintes techniques. Blueprint tourne autour du rapport entre l’univers et l’architecture. L’ordre, le chaos, l’émergence de l’ordre dans le chaos, l’émergence de motifs et de patterns dans l’univers. Poussé à son paroxysme cela aboutit à des architectures très complexes, particulièrement dans le domaine du sacré. Ce sont des idées qui nous habitent et qui vont se développer dans le futur. C’est un projet que l’on essaie aussi de présenter en lui donnant des formes différentes. Il s’adapte aux lieux qu’il investit. C’est l’occasion de mettre en perspective ces idées. La structure, en gros, est un monolithe vertical (clin d’œil à 2001 L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick). Nous souhaitions travailler sur cette verticalité. Ce regard qui monte vers les voûtes, et qui pose des questions sur les origines de l’univers, semblait particulièrement intéressant dans le cadre d’une église.
J.B. : C’est une œuvre qui se place dans la continuité de Nimbes. Elles sont habitées par les mêmes questions. Cela fait partie des projets où Joanie s’est posé les questions du découpage en chapitres et d’un contenu décontextualisé. Pour en finir avec la tendance des one shots ou des gros mapping de façades. Aujourd’hui, un artiste comme Joanie doit être le plus flexible possible. Cela demande de préparer ses œuvres en amont et de réfléchir à des choses aussi triviales que la façon dont on range ses fichiers par exemple, pour pouvoir adapter son œuvre à toutes les configurations. L’envie étant de rester dans des projets plus légers, plus flexibles, amortis plus rapidement.

Cela pose pas mal de question sur l’économie de l’art numérique également…
J.L. : Tout à fait ! C’est même une question intéressante. Plus que celle que l’on nous pose habituellement, du type les logiciels que vous utilisez influencent-ils votre démarche ? Il est intéressant de voir comment nous pouvons nous adapter à ce facteur économique. Cela revient à optimiser nos travaux afin de pouvoir les présenter de façons différentes dans différents lieux et contextes. Parfois les contraintes économiques sont positives, puisqu’elles nous permettent de pousser toujours plus loin nos travaux, de rajouter des éléments, de creuser la narration, etc.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

Info : http://joanielemercier.com

une utopie de scientifique

Mathématique, topologie, géométrie, classification : science. Jonglage, équilibrisme, acrobatie : cirque. Johann Le Guillerm marie les deux sans faire de cirque mathématique, ni d’illustration scientifique. Il crée un univers qui transcende les deux.

Johann Le Guillerm, détail du chantier de l'Alphabet À Lettre Unique.

Johann Le Guillerm, détail du chantier de l’Alphabet À Lettre Unique. Photo: © Philippe Cibille.

Johann Le Guillerm est une des personnalités les plus singulières du cirque contemporain. Tout à la fois jongleur virtuose, équilibriste sur corde, acrobate et clown, il est issu de la première promotion du Centre National des Arts du Cirque (1986-1989). Look médiéval punk, poulaines, longues nattes dans le dos et regard d’acier, le personnage est mutique, ponctue ses élans de rage de feulements et grognements de fauve. Il incarne le dernier des mohicans d’un cirque nomade qui se vouait à la piste et au chapiteau. Il possède effectivement sa toile, joue toujours en circulaire, mais ne cesse de travailler aux confins du genre, depuis les débuts d’Attraction, l’œuvre de sa vie, débutée il y a 15 ans.

L’artiste poursuit une recherche autour du point, véritable usine à gaz d’expérimentations déclinées sous des formes multiples : spectacles, performances, exposition, sculptures. Il invente des numéros qui sont les expérimentations à vue des phénomènes qui le hantent, le mouvement, l’équilibre, le point de vue, la métamorphose. Il crée des Architextures, structures autoportées qui le rapprochent de l’architecture. Il a imaginé La Motte, sorte de planète minérale et végétale de 2,5 m de haut qui tourne lentement sur elle-même en laissant au sol la trace d’un trèfle inversé… Vous avez dit, cirque ?

Tout commence en 2000. L’artiste rentre d’un voyage autour du monde où il a rencontré des populations autochtones, handicapées ou traumatisées, sociétés fermées, inadaptées au monde. Il pose alors les bases de son projet. Je cherchais à comprendre de quoi était fait un « minimal », le plus petit commun, comme un fondement applicable à tout. Je pensais que si je parvenais à le savoir, alors je pourrais appréhender le plus complexe. C’était une bonne entrée en matière pour faire le point sur le monde… Je tente d’emprunter d’autres chemins que ceux déjà établis, ou donnés comme vrais. Le monde n’est pas uniquement ce que l’on en dit, il peut être vu autrement (1).

Ce monde « autrement » est matière en mouvement composée d’un ensemble de points, atomes ou particules, et pour en faire le tour — au sens littéral — il faut multiplier à 360°, les points de vue sur chaque point. C’est ce qu’il va faire en s’attaquant à ce « point » devenu volume par la grâce d’une simple clémentine. Il va observer l’ensemble de sa surface et chercher à en faire le tour complet par le chemin le plus simple. Résultat, une découpe en forme d’ellipse qui, aplanie, forme un « S ». Plus tard, il mettra ce volume en mouvement, puis confrontera sa sphère à d’autres sphères, observera leurs frictions, leurs trajectoires. C’est ainsi que sont nées des expérimentations devenues « chantiers » en perpétuel développement.

Le Guillerm formule, choisit ses outils, émet des hypothèses, définit. Ses connaissances s’appuient sur des raisonnements très personnels, mais nés d’observations précises. Parce que sa « méthode » croise celle de scientifiques, on l’a un peu vite rangé de leur côté. Certes, on peut reconnaître dans ses recherches un imaginaire lié à la physique, l’astronomie, la génétique, la botanique. Oui, les longues heures passées à observer (théoriser, disent les Grecs) lui ont donné une connaissance empirique de tous ces sujets. Il ne pense pas par postulat, mais par analogie, ce que font aussi les chercheurs quand ils abordent un champ nouveau. Ainsi ce « S », découpe de son volume, qu’il a repéré dans les courants marins, les galaxies, les ouïes d’un violon… est commun au monde minéral, végétal et aux mammifères. Il en a fait son « référentiel commun ».

Johann Le Guillerm, La Transumante, chantier des Architextures.

Johann Le Guillerm, La Transumante, chantier des Architextures. Photo: © Philippe Cibille.

Cette pratique toute aristotélicienne de connaissance des phénomènes est surtout une manière assez évidente d’appréhender ce qui nous entoure et que l’on ne connaît pas. L’artiste crée des nomenclatures de ses recherches. Il classe, regroupe, répertorie, crée des cartes d’identité des phénomènes observés en fonction de leurs formes, de leur identité phonique, graphique ou morphologique et de leur mouvement. Cette taxinomie patiente et un peu obsessionnelle, il la nomme « plan de mutation des nomenclatures ». Mais le démiurge ignore sciemment les savoirs académiques et emprunte aux sciences ce que bon lui semble. Ainsi il peut réinventer les mathématiques, asseoir des principes contraires au sens commun, recourir au discours le plus illogique. Jamais il ne pense universalité du raisonnement, postulat, conclusion, il ne publie rien.

Le Guillerm avance en sceptique, pense avec son corps, là où il vit, il éprouve pour savoir, ne se satisfait d’aucun postulat préétabli. Il pratique une science de l’idiot qui lui appartient en propre. Il se verrait plutôt alchimiste. Ses axes de recherche sont autonomes, mais reliés. Ils peuvent se ramifier, se transformer l’un l’autre, et parfois se traverser, sans ordre prédéterminé, ni hiérarchie. Leur organisation est rhizomatique : acentrée, à points d’entrée et de sortie multiples. Une manière « nomade » de structurer les observations au sens où l’entendent Deleuze et Guattari, une forme de pensée qui suit une ligne de fuite et ne se laisse pas prendre dans les mailles des forces institutionnelles (2).

Rebelle donc aux ordres établis, il invente son propre vocabulaire « Architextures », « Aalu », « Mantines », « L’Irréductible » pour se démarquer de postulats scientifiques repérés, comme si les principes déjà posés pouvaient frelater son ambition. Il crée sa propre mathématique des formes de l’Univers; une mathématique d’intuition, fondée sur l’expérimentation et l’analogie, qui n’a de valeur que par sa singularité d’interprétation du réel. L’artiste circonscrit son champ, il s’agit bien de mettre de l’ordre dans ses chaos intérieurs et non de dessiner un paysage cosmique avéré, validé. Johann Le Guillerm le sait, il ne fera pas le tour de son sujet, le paysage qu’il dessine est faux.

Attraction n’est donc pas un prurit scientiste. C’est une reconstruction poétique d’une planète sans lieu qui s’écarte des chemins tracés pour créer de nouvelles alternatives en résistance radicale aux prêts-à-penser et à rêver en perturbant les évidences, en déplaçant les certitudes. Cette recherche vise à la possibilité de penser par soi-même le monde pour ne pas l’endurer. En ce sens, la démarche est artistique, voire politique, mais peu soupçonnable de rationalisme. La force d’un artiste est de pouvoir reconsidérer le monde qu’il voit. Qu’importe que les chemins empruntés soient faux, infondés, fragmentaires, l’essentiel est les utopies qu’ils promettent.

Un enseignant chercheur en physique de l’Université de Lille 1 me confiait un jour à son propos, il accomplit un vieux rêve de chercheur, pouvoir remettre en cause tous les postulats, ce que nous ne faisons jamais parce que sinon nous ne pourrions pas avancer. Mais ce qui induit aussi que nous pouvons travailler sur des principes faux… Johann Le Guillerm est une utopie de scientifique. Un vrai chercheur, libre.

 

Anne Quentin
critique dramatique
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) Entretien avec l’auteure pour la brochure du Festival d’Avignon, 2008.
(2) Deleuze Gilles, Guattari Félix, Rhizome, introduction à Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.

une composition électroacoustique en RV de Christine Webster

Musicienne, ingénieure du son et théoricienne des nouveaux environnements sonores, Christine Webster est aussi hardcore gameuse et passionnée de mondes persistants (Second Life, l’ex-Komity, EVE Online, etc.). Avec sa composition pour réalité virtuelle Empty Room, elle est également l’une des seules artistes à proposer une immersion sonore totale, dans un acousmonium virtuel. Rencontre avec la créatrice de la musique toponymique.

Christine Webster, Empty Room, acousmonium 64 voies en interne.

Christine Webster, Empty Room, acousmonium 64 voies en interne. Photo: © Christine Webster

Il n’existe pratiquement aucun projet mêlant composition électroacoustique et réalité virtuelle. Comment est venue l’idée d’unir ses deux médiums ? Et pourquoi ?
Je fais du son depuis des années, c’est mon métier. À l’origine, je suis ingénieure du son. J’ai vécu l’apparition des nouveaux outils, ProTools, Ableton Live, etc. Par ailleurs, j’étais très impliquée dans le monde du jeu vidéo. J’ai même eu des périodes de hardcore gaming. En 2006, je suis tombé sur Second Life. Je ne connaissais pas du tout ces univers à l’époque. Le principe de se balader, de discuter, sans enjeux, sans mission, m’a perturbé. Quelques semaines après, je suis entrée en contact avec Wangxiang Tuxing, un passionné de mondes virtuels, qui est devenu mon mécène par la suite. Il avait créé une île sur Second Life et il m’a offert un espace gratuit où travailler et expérimenter. C’est aussi ça l’esprit Second Life. Un espace qui crée des connexions particulières et durables. Une vraie communauté.

Qu’est-ce que vous ne trouviez pas dans ces univers et que vous avez trouvé dans la RV ?
Second Life est un endroit libre et dynamique, un locus de croissance tourné vers la 3D. C’est renversant ! Quand j’ai compris son fonctionnement, ses lois, sa physique, j’ai réalisé que je pouvais en faire quelque chose. J’ai répertorié les outils qui étaient à la disposition des utilisateurs. Côté audio, l’environnement permettait de streamer en stéréo, ou de chatter avec des outils voice intégrés, comme dans les jeux vidéo massivement multi-joueurs. Ce qui manquait, c’était de pouvoir envoyer ou jouer du son, directement dans l’environnement. Finalement, la solution est venue en sortant du contexte. J’ai pensé que dans tous les environnements virtuels, jeux vidéo ou multivers, les bruitages sont inclus dans les objets spatialisés. On a donc un bruitage circonscrit, avec des outils de perception qui permettent de localiser le son dans l’espace, sa proximité, etc., mais ça n’a jamais été pensé pour de la musique. Je trouvais que ça manquait. Du coup, j’ai ôté les bruitages des objets, et j’y ai mis ma musique. C’est venu comme ça.

Concrètement, pouvez-vous décrire Empty Room ?
C’est un travail qui prend source au sein du groupe Spatial Média d’EnsadLab. Cela devait être à la fois un projet artistique et une recherche. J’ai donc abandonné l’outil Open Simulator et Second Life, pour Unity 5, qui a des fonctions audios plus avancées. Je me suis retrouvée avec une liberté phénoménale. Dans Empty Room, l’utilisateur se retrouve parachuté dans un environnement abstrait : un hypercube expérimenté à partir d’une plateforme de 40m2. Une dimension forcément limitée parce qu’il est difficile et coûteux, aujourd’hui, d’envoyer des êtres humains dans un espace ouvert infini. C’est aussi justement ce qui m’a conduit à travailler sur le paradoxe qui fait l’intérêt du projet, parce que même s’il y a des contraintes techniques, au niveau de la perception, c’est une sensation d’espace infini que l’on vit.
Le scénario se déroule en trois phases : tout d’abord l’utilisateur se trouve dans un espace large, avec des sensations spatiales très aériennes, avec des monolithes qui s’imposent comme des présences. Pour la suite, le sens des perspectives et de la profondeur est mis à mal, on ne sait plus ce qui est en haut ou en bas. La dernière partie est une panic room générative. Il était important que la présence au monde soit validée par les objets. La sensation d’habiter un monde se fait par la présence des autres, mais aussi par ce qui occupe cet espace. L’autre chose très importante, c’est que je voulais renverser la polarité image/son. L’agent principal ici, ça n’est pas la RV, mais le son à 99%. Dans Empty Room, sans le son, il ne se passe rien. En 1979, Georges Lucas disait le son fait 50% d’un film. En 2016, avec Empty Room, il occupe 99% de l’espace.

Christine Webster, Empty Room. Séquence 1.

Christine Webster, Empty Room. Séquence 1. Photo: © Christine Webster

Le fait que vous veniez de Second Life pose un paradoxe : Empty Room repose sur l’expérience de la solitude de la RV…
C’était à la fois mon choix, et une question de moyens. D’une part, je voulais absolument que l’expérience soit solitaire. C’est quelque chose qui n’est pas tellement abordé. La recherche se penche souvent sur la confrontation aux autres avatars, à partir du postulat selon lequel la sensation de présence serait validée par la présence d’un autre. L’idée de la solitude face à l’infini me plaît énormément. Cela me permettait aussi de travailler la création sonore dans ce sens. Pour de la musique expérimentale électroacoustique, c’était idéal.

Concrètement, est-ce que le fait de mêler réalité virtuelle et musique influence la composition de la partition musicale dédiée ?
La problématique de l’espace sonore est extrêmement complexe et intéressante. Il faut cependant être clair sur ce dont on parle. Aujourd’hui, on mixe des stems 5.1 qu’on spatialise et on appelle ça du son 3D ! C’est une supercherie. Le son 3D, de mon point de vue, c’est avant tout occuper l’espace, son par son, particule par particule. C’est à ce moment-là que l’on arrive à du son en trois dimensions, avec du son binaural qui nous restitue une démarche acoustique en 3D. Ce n’est pas en mixant juste trois couches de stems qu’on peut y arriver.

On en vient à la notion d’acousmonium virtuel…
Dans Second Life je pouvais créer des architectures de spatialisation étonnantes. Pour mon projet 55 Sounds to the Sky, par exemple, plus on avançait, plus on découvrait des dizaines de sons différents. On évoluait en partant de choses extrêmement concrètes vers des choses extrêmement abstraites. Le plateau de fin était délirant de complexité. C’était une spatialisation qui serait impossible à faire dans le réel. Puisque j’avais cette contrainte d’espace dans Unity 5, j’en ai profité pour construire un acousmonium. J’ai pu y intégrer des successions de quadriphonies. Il y a des sons en mono, de la stéréo en mouvement selon le déplacement de l’utilisateur, mais aussi autour de lui. J’ai préparé des stems quadriphoniques, ou octophonique qui s’emboîtent, avec le Spat de l’IRCAM (un des partenaires du projet, qui me donne accès a ses outils), restitués ensuite sur Unity 5 en aménageant et en réglant tout selon les critères perceptifs de cette plateforme. Empty Room bénéficie donc d’un environnement sonore de 64 voies virtuelles en interne, c’est unique !

Comment envisagez-vous son évolution ?
Cela me fait beaucoup réfléchir. Pour les besoins de médiation, j’ai donné un nom à ma démarche, je la nomme « musique topologique« . J’en ai écrit les principes, qui fixent cette pratique à l’intérieur d’une structure numérique en 3D. C’est mon projet de thèse. Je pense qu’il faut inventer de nouveaux postulats. Le sujet de ma thèse est d’ailleurs : faut-il considérer la RV comme la nouvelle tenture pythagoricienne sur lequel projeter nos univers sonores ? Par la suite, je compte augmenter l’expérience Empty Room avec un système de tracking externe et une véritable scénographie. C’est toute la partie qui se met en place avec Le Cube, centre de création numérique d’Issy-les-Moulineaux, qui est un partenaire de production très investi dans le projet.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

http://spatialmedia.ensadlab.fr/projet-empty-room/
https://soundwebster.wordpress.com/

la lumière du ciel profond

Félicie d’Estienne d’Orves est une artiste plasticienne dont le matériau est la lumière. Elle s’intéresse aux sciences optiques et acoustiques, physiques et astrophysiques, aux sciences de la perception et de la cognition.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France. Production déléguée : Seconde Nature et Bipolar – Soutenu par le DICréAM et Arcadi). Photo: © Fabio Acero.

Lors de notre premier entretien, nous avons notamment parlé de ta pièce Supernova (Cassiopeia A). Cela m’a fait penser au travail du pionnier de l’art cinétique Thomas Wilfred et à son procédé électro-mécanique de peinture et lumière en mouvement qu’il avait nommé Lumia. C’est par exemple ce nuage coloré qui fait les séquences d’ouverture et de clôture du film The Tree of Life de Terrence Malick. Cette pièce fait partie de la collection d’Eugene Epstein, un astrophysicien qui est devenu le plus grand collectionneur des œuvres de Wilfred. Peux-tu nous parler de ta propre collaboration avec un astrophysicien, Fabio Acero pour Supernova ?
C’est ma première installation sur un sujet astrophysique, mes pièces précédentes, plus proches de la démarche de Wilfred, traitaient de perception, d’hypnose et de lumière dans des formes plus abstraites. J’ai rencontré Fabio Acero en 2010. À l’époque, il faisait son post-doctorat (1) sur l’émission en rayons Gamma des restes de supernova. Nous partagions cette même envie de rapporter à l’échelle du corps ce phénomène gigantesque — 8 années-lumière de rayon — et d’une violence au-delà de la perception humaine. Provoquée par l’effondrement gravitationnel d’une étoile massive, soufflant les couches extérieures de l’étoile, Cassiopée A a libéré une telle énergie qu’elle aurait été vue en 1680 depuis la Terre, l’une des rares à avoir été visible à l’œil nu. Cette super novae ou « nouvelle étoile », comme la supernova vue en 1572 par l’astronome Tycho Brahé, a mis à mal le modèle aristotélicien d’un univers constant. Le mouvement continu de la sculpture souligne ce décentrage, cette relativité du cosmos.
Le nuage rémanent de gaz de Cassiopée A était un bon sujet d’étude, le mieux documenté de notre galaxie, nous avons travaillé à partir de reconstitutions 3D publiées en 2009 par les équipes du télescope Chandra (2). La pièce présente un cycle concentré en quinze minutes, montrant l’explosion, sa propagation, puis le rémanent, et un retour à une nouvelle organisation de la matière. J’ai pris le parti d’enfermer la supernova dans un cube de plexiglas baigné de fumée qui donne l’aspect tri dimensionnel de l’objet astrophysique. Pour cette pièce, j’ai également collaboré avec le musicien Laurent Dailleau, qui nous a quitté depuis, il a participé à nos réflexions et composé un morceau qui accompagne la lecture du cycle.
Les couleurs projetées sur la fumée sont issues de la palette des images d’analyse en spectroscopie et traduisent les différents éléments qui composent le nuage. Le spectateur est donc à l’extérieur, ce point de vue permet une contemplation du déploiement du nuage, on rejoint le Lumia de Wilfred. Tu m’as fait découvrir la collection des Epstein et le cartel du Lumia Sequence in space, op.159, avec la notation précise de la durée du cycle de son mécanisme cinétique (3). C’est quelque chose que j’explore pour des pièces permanentes, des cycles génératifs ou temps réels qui se renouvellent sans cesse.

Thomas Wilfred avait conçu dans les années 1920 un orgue cinétique de composition de couleur, le Clavilux.
Un autre personnage assez fascinant de la musique visuelle est Louis Bertrand Castel, un prêtre et mathématicien contemporain de Newton, qui avait imaginé un clavecin oculaire avec lequel il voulait retranscrire les notes de musique en couleurs.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France. Production déléguée : Seconde Nature et Bipolar – Soutenu par le DICréAM et Arcadi). Photo: © Jean-Baptiste Gurliat.

Tu as prolongé le travail avec Fabio Acero, pour le projet EXO.
EXO est une installation en extérieur qui associe la lumière de lasers projetée en direction d’objets célestes à une composition électroacoustique de Julie Rousse. Les têtes de lecture laser sondent l’espace du ciel et remontent le temps pointant des astres proches comme des objets du « ciel profond » (étoiles, planètes, trous noirs, pulsars, GRB (4)…). C’est au départ un projet de land art initié avec la musicienne de field recordings Julie Rousse qui rapporte l’échelle astrophysique à un instant et à un lieu donné.
Fabio s’est beaucoup investi dans la conception du projet et le développement d’un simulateur avec Thierry Coduys, autre complice du projet. Le système convertit les positions célestes d’objets en coordonnées azimutales en fonction d’une date et d’une position GPS. Avec Thierry, nous avons travaillé avec son logiciel IanniX, inspiré de l’UPIC élaboré dans les années 1970 par Iannis Xenakis. D’autres acteurs scientifiques ont participé au projet comme le LAM (5) et le GMEM (6) pour le travail musical de Julie à partir des données astronomiques. La prochaine étape du projet sera dans le désert d’Atacama au Chili et une présentation dans la région de Marseille avec Seconde Nature.

Nous avons aussi évoqué le Roden Crater de James Turrell, situé près de Flagstaff en Arizona. Turrell a acheté le cratère et conçu un espace de contemplation à l’œil nu des variations de la lumière dans le ciel. Tu m’as dit qu’il s’était notamment inspiré des lieux de cérémonie des Indiens Hopis ?
Un ami m’a en effet fait découvrir récemment son intérêt pour les Kivas, les chambres de cérémonie des Indiens Hopi qui déchiffrent les messages de la terre. Ce sont des caisses de résonance, en quelque sorte des sismographes. Et pour ce qui est du ciel naturel, je me suis par exemple intéressée au Rayon Vert, une diffraction très rapide de la lumière verte dans l’atmosphère lors d’un coucher de Soleil. L’année dernière, j’ai réalisé une sculpture qui évoque ce phénomène pour la Médiathèque de la Marine de Colombes. Un disque de lumière d’un mètre de diamètre en LEDs, motorisé, se déplace verticalement du lever du soleil jusqu’à son zénith. À l’heure du coucher du soleil, le rayon vert apparaît. Il y a un autre phénomène qui m’intéresse en ce moment, c’est le coucher de Soleil sur Mars. Il est bleu ! La poussière fine dans l’atmosphère de Mars ne dévie pratiquement pas la lumière solaire aux longueurs d’onde correspondant à la couleur bleue.

Quels sont les aspects scientifiques qui t’intéressent dans ton projet en relation avec le télescope à neutrinos Antarès qui se trouve à 2500 mètres de fond dans la baie de Toulon ?
C’est un projet encore en développement. Grâce au LAM, qui est impliqué dans le projet Antarès, j’ai eu la possibilité de faire une proposition aux équipes du télescope. Depuis Supernova, je cherchais à rendre compte d’une activité en temps réel de l’espace. Les neutrinos sont des messagers du ciel profond, engendrés par des cataclysmes cosmiques lointains tels que les trous noirs, les supernovas. Ces particules élémentaires, de masse pratiquement nulle, traversent la matière depuis des événements hautement énergétiques jusqu’à la Terre. J’aimerais montrer leurs impacts et leurs trajectoires en temps réel dans un tableau. Je suis encore dans la phase d’études préliminaires.

propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> http://www.feliciedestiennedorves.com/

(1) Fabio Acero est chercheur au CEA au Laboratoire Astrophysique, Interactions, Multi-échelles (AIM / CNRS).
(2) Chandra est un télescope spatial à rayons X développé par la NASA et lancé en 1999 par la navette spatiale Columbia.
(3) 366 heures et 27 minutes, soit 15 jours de programme lumineux.
(4) Les sursauts gamma (gamma ray bursts ou GRB en anglais) sont l’un des grands sujets d’étude de l’astrophysique contemporaine.
(5) Laboratoire d’astrophysique de Marseille.

(6) Centre National de Création Musicale de Marseille.

la réalité diminuée

Composé de Simon Laroche et Étienne Grenier, Projet EVA est un collectif qui produit des installations performatives déroutantes basées sur le concept de la « réalité diminuée ». Le duo canadien entame une tournée avec Nous sommes les fils et les filles de l’électricité, présenté en avril dernier à la Villette, lors de 100% Expo. Rencontre avec ces deux artistes fantasques…

Projet EVA, Cinétose.

Projet EVA, Cinétose. Photo: © Gridspace.

Comme dans Cinétose, créé en 2012, c’est d’abord l’aliénation du spectateur qui s’exprime dans Nous sommes les fils et les filles de l’électricité, dernier né du collectif Projet EVA. Cette fois, ce ne sont pas les immenses plaques de métal s’abattant sur les têtes des spectateurs qui conditionnent l’enfermement psychologique. Ici, il s’agit d’images projetées sur le visage d’une quinzaine de cobayes volontaires installés en cercle, parodiant une expérience inquisitoire de la CIA dans les années 50… Derrière cette hallucinante thérapie collective et cette mise en scène déroutante, Simon Laroche et Étienne Grenier revendiquent un projet artistique mûr et réfléchi. Leur travail ne met pas simplement en relation les individus à des systèmes informatiques, il revêt une dimension éminemment critique de notre société. Alors que d’autres s’emparent des outils technologiques pour ouvrir de nouvelles perspectives à l’homme (voir l’invisible, etc.), Projet EVA préfère restreindre le « champ des possibles » et imposer un concept inédit : celui d’une réalité diminuée. À travers quelques questions, Simon Laroche et Étienne Grenier expliquent leur démarche et leurs projets du moment.

Projet EVA, qu’est-ce donc ?
Simon : Nous nous sommes rencontrés lors de nos études. Nous nous intéressions au multimédia, qui est devenu, plus tard, l’art numérique. C’est à ce moment, en 2003, que Projet EVA est né. EVA signifie « Électronique Vivante Asservie ». Nous avons rapidement travaillé sur des projets expérimentaux. Depuis, l’idée est de mélanger différents médiums et systèmes biologiques artificiels. Nos créations prennent vie à travers des installations-performatives.
Étienne : Nous avons déjà produit une quinzaine d’œuvres. Dans chacune d’elles, des systèmes informatiques rencontrent des systèmes biologiques ou humains. Nos projets remettent en question la notion de contrôle.

Justement, qu’entendez-vous par « notion de contrôle » ?
Simon : Le contrôle peut être d’ordre social ou psychologique et exercé par des instruments technologiques. L’échelle importe peu. Par exemple, nous venons de remporter un concours à Montréal où nous déploierons Cortège. Il s’agit d’une fiction où l’on manipule l’individu dans la ville.
Étienne : Notre vision générale interroge les rapports sociaux entretenus avec les technologies. Là dessus nous développons une approche critique. Nous avons mis en place une inversion de concept : aujourd’hui les gens parlent beaucoup de réalité augmentée… Nous, nous préférons invoquer la réalité diminuée. Finalement ce qui nous intéresse c’est la réduction du champ des possibles.

Projet EVA, Nous sommes les fils et les filles de l’électricité.

Projet EVA, Nous sommes les fils et les filles de l’électricité. Photo: © Gridspace.

Quand avez-vous intellectualisé le concept de réalité diminuée ?
Étienne : Dès 2009. On va tous y passer fut notre première création à aborder ce concept. À l’origine c’est une installation vidéo qui ne se présentait pas comme une œuvre d’art. Nous avions placé l’installation dans un lieu très fréquenté de Montréal. Un grand écran vidéo, dans lequel nous avions installé une caméra de surveillance, était disposé derrière une vitrine. Les passants pensaient qu’il s’agissait d’un dispositif sécuritaire. L’installation identifiait en temps réel quelqu’un dans la foule et l’effaçait. Des individus disparaissaient donc sur un moniteur vidéo. Peu après, en 2011, nous avons créé This is no game. Ici le public est appelé à contrôler les actions de deux performeurs sous la métaphore du jeu vidéo. Avec un système de caméra et de manettes de jeux, ces derniers, totalement aveugles, sont asservis par la volonté d’un joueur-spectateur. Avec Nous sommes les fils et les filles de l’électricité, notre dernier projet, on poursuit cette exploration de la réalité diminuée. On cherche à créer une communauté artificielle où les gens interagissent les uns avec les autres à travers des outils technologiques. Encore une fois cette interaction est nécessairement handicapée. Nous imposons certaines barrières par le biais d’une expérience de contrôle des esprits.

En quoi consiste Nous sommes les fils et les filles de l’électricité ?
Simon : Étienne et moi invitons 16 participants à porter un casque. Un vidéo-projecteur éclaire leurs visages. Ils reçoivent alors tous des indications audio sur la façon de se comporter. Ce sont des « spect-acteurs » qui doivent se mettre en scène. Cela prend la forme d’une thérapie collective artificielle puisqu’elle est mise en place par un système de contrôle qui souhaite les amener à interagir. Nous alternons des moments narratifs légers et des moments vraiment cauchemardesques. Cette création est inspirée d’une expérience de la CIA des années 50. Il s’agissait d’un interrogatoire où l’on administrait du LSD à des individus sans qu’ils le sachent. Le but était d’asservir l’esprit des gens. On joue sur cet univers décalé en flirtant avec une connotation d’illégalité.

Projet EVA, This Is No Game.

Projet EVA, This Is No Game. Photo: © Gridspace.

Comme dans vos autres pièces, la dimension live est prépondérante…
Simon : La prise de risque est importante, car c’est elle qui donne corps à la performance. D’autre part, les projets doivent nécessairement moduler certains aspects. Avec Cinétose nous n’avions pas le choix. Le plafond qui descend sur le public ne peut qu’être contrôlé manuellement. Nous prenons des décisions qui sont liées à la sécurité, mais pas uniquement. Aussi, si pendant une représentation un spectateur reste debout, il faut mettre en scène le geste ou le non-geste d’une personne qui tente de défier la machine. Dans Nous sommes les fils et les filles de l’électricité, les gens parleront, mais on ne sait pas s’ils tricheront, se retiendront, seront exubérants… Il faut donc garder une certaine maîtrise. Si l’un de nos matériaux d’expérimentation est la psychologie humaine, le comportement, les gens, leurs paroles, il faut pouvoir proposer un live flexible.

Tout à l’heure vous évoquiez le projet Cortège
Étienne : Nous nous sommes inspirés des pratiques du « similitantisme » [néologisme français pour astroturfing, NDLR]. Il s’agit de faux groupes créés par des corporations pour faire des campagnes politiques et influencer l’opinion publique. Nous faisons également écho à la légende du joueur de flûte de Hamelin qui vide une ville de tous ses enfants. À partir de cette trame, nous créons une sorte de grand jeu qui sera accessible à partir de 2017 pendant 5 ans. L’action se déroulera dans une section du centre-ville de Montréal, là où d’ordinaire tous les groupes et manifestations se rassemblent. Via une application pour smartphone, le « spect-acteurs » plongera au cœur d’une expérience sonore où il devra prendre part à des actions déterminées par le jeu.
Simon : Ce qui nous amuse c’est de voir comment une intelligence artificielle peut inciter à une action collective alors même que l’on ignore les motivations réelles.

 

propos recueillis Adrien Cornelissen
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

Infos: http://projet-eva.org

 

metteur en son

Martin Messier, jeune artiste montréalais, est devenu l’une des références lorsqu’il s’agit de mettre en scène des œuvres sonores. Ses performances décalées sont présentées dans les plus grands festivals internationaux : Mutek au Canada, Sonar à Barcelone, Transmediale à Berlin ou Nemo à Paris. Elles mettent en avant les corps en mouvement et la musicalité d’objets, tantôt inventés, tantôt détournés.

Martin Messier, Projectors.

Martin Messier, Projectors. Photo: © Maxime Bouchard.

Créée en 2011, Sewing Machines Orchestra rassemble une dizaine de machines à coudre des années 40 composant une véritable symphonie bruitiste. Ces objets — crayons, projecteurs 8 mm ou réveille-matins — se transforment parfois en structure plus abstraite. Machine_Variation, gigantesque mécanisme fait de bois et de métal, explore de nouvelles sonorités à la croisée de l’acoustique et de l’électronique. L’artiste ne cesse de repousser les frontières, mélangeant danse et art numérique à ses compositions. Entre deux dates d’une tournée bien chargée, Martin Messier est revenu sur son parcours. Entretien avec cet artiste qui murmure à l’oreille des objets.

Comment vous êtes-vous dirigé vers les arts numériques ?
Étudiant en électroacoustique au début des années 2000, je ne maîtrisais que le son. Puis je me suis intéressé à la vidéo. Cela m’a forgé une culture numérique, notamment sur la relation son-image. En 2007, je suis devenu membre de Perte de Signal. Dans ce centre d’artistes montréalais, j’ai côtoyé une nouvelle génération qui concevait des installations et qui évoluait dans le domaine des arts médiatiques. Aujourd’hui, je me rends compte que je suis catalogué comme artiste numérique. Tous mes projets sont des performances, mais je ne les aborde pas comme des projets numériques. Avant tout, il faut qu’une expérience vivante se passe, peu importe le médium. La part du corps sur scène est donc prépondérante.

C’est ce qui définit votre empreinte artistique ?
J’accorde toujours une grande importance à la présence humaine même si elle ne définit pas entièrement mon travail. Je préfère parler de « physicalité » sur scène. Je m’intéresse alors à la façon de produire une œuvre. Le résultat final n’est pas chose sacrée. Dans l’ensemble, mes projets ont en commun la synchronisation du son et de la gestuelle. Mon travail se passe uniquement sur scène avec une série d’objets. Je ne produis jamais de CD ou de publications sonores. C’est la performance qui est unique et qui me distingue sans doute des autres artistes.

Vous parlez de « physicalité », pourtant la mécanique est toujours présente…
Ce sont deux notions complémentaires à mes yeux. Les objets que j’utilise, quels qu’ils soient, réveille-matins, électroménagers ou machines à coudre, sont manipulés par des humains. Pour les animer, il doit y avoir un contact physique, un toucher. La rencontre entre la mécanique et l’homme est primordiale.

Martin Messier & Nicolas Bernier, La Chambre Des Machines.

Martin Messier & Nicolas Bernier, La Chambre Des Machines. Photo: © Isabelle Gardner, 2010.

D’où vous vient cette passion pour le détournement d’objet ?
L’usage d’objets quotidiens est né d’une volonté de réinventer mon environnement. Je recherche une deuxième fonctionnalité, un second degré aux objets. Ensuite j’effectue un travail d’orchestration et de composition. Nous oublions que la machine à coudre produit du son alors qu’il existe un potentiel musical énorme, plus important d’ailleurs que ce que j’avais initialement imaginé pour Sewing Machines Orchestra. Jusqu’alors l’usage des objets du quotidien était omniprésent. Ils tendent désormais à disparaître de mes créations. Ce n’est donc pas l’essence de mon œuvre. Je suis capable de travailler sur une forme de matériau physique, palpable, mais pas nécessairement dérivée de notre environnement.

Vous entamez donc un nouveau cycle de création ?
Je ne conceptualise jamais mes projets. Ils apparaissent au gré de mes fantasmes. J’ai un rêve, je tente de le réaliser. Le public m’identifie pour mes détournements d’objets, mais passer d’un objet à l’autre indéfiniment n’est pas une démarche séduisante. Depuis peu, je change de direction afin d’amener la musicalité plus loin dans l’expérimentation. Ce qui m’intéresse dorénavant c’est la performance, non l’objet. Ainsi Machine_Variation était déjà un détournement plus abstrait et moins identifiable. La dimension scénographique se place au centre de toute réflexion. Cela permet une visualisation de la forme, du son et du déroulement de la performance. Projectors, illustre mon nouvel attachement à la scénographie.

Quelles sont vos créations les plus marquantes ?
Ma première performance, The Pencil Project [N.D.L.R détournement de crayons], a changé du tout au tout ma façon d’appréhender la création. Pour la première fois, je prenais un objet en le décortiquant et en allant au maximum de ses possibilités. Elle m’a permis de réfléchir à la cohérence d’un projet. Ce qui est acceptable de voir et ce qui ne l’est pas, de faire ou ne pas faire… C’est également à partir de ce moment que j’ai commencé mes premières  collaborations.
Plus tard Sewing Machines Orchestra a connu un vrai succès à travers le monde. Il y a eu un avant et un après cette performance. Je ne m’attendais pas à ce succès même si Singer, la marque des machines à coudre que j’utilise, était mondialement réputée. Finalement j’étais naïf en pensant que je n’allais faire qu’une date.
La Chambre des machines, une machine faite d’engrenages et de manivelles, est une autre création majeure. Pour la collaboration avec Nicolas Bernier [N.D.L.R artiste canadien, auteur de frequencies(a) Prix Ars Electronica 2013]. Ensemble nous avons réalisé la conception sonore et visuelle. Si Nicolas a une démarche conceptuelle, je suis beaucoup plus spontané. Je revendique des concepts simples : faire une performance où la gestuelle est amplifiée.

Martin Messier & Nicolas Bernier, La Chambre Des Machines.

Martin Messier & Nicolas Bernier, La Chambre Des Machines. Photo: © Isabelle Gardner, 2010.

C’est ce qui explique un retour à des projets solos ? 
Je crois que les premières collaborations sont toujours faciles. Avec le temps je suis moins enclin à faire des compromis. Je parlais de rêve tout à l’heure… parfois je rêve en solitaire. C’est le cas avec Projectors ou Field qui était présentée pour la première fois à Mutek 2015. Et puis c’est aussi une question de timing… Dans les prochains mois, je termine mes collaborations avec les chorégraphes Anne Thériault et Caroline Laurin-Beaucage. En vérité, je n’aime pas travailler seul. Je préfère me nourrir d’ échanges. Intellectuellement, je trouve cela plus stimulant.

Quels artistes vous ont marqué dernièrement ?
À Berlin j’ai eu la chance de voir une pièce du chorégraphe allemand David Wampach. Les costumes et les décors sont vraiment osés. Son univers m’a totalement surpris. Quand je suis sorti du spectacle, je me suis dit qu’il avait réussi à sortir le spectateur de sa zone de confort. Pour ma part ce fut le cas ! Côté art numérique, sans hésiter, je cite le Mexicain Mario de Vega. Je suis traumatisé par son travail. La meilleure performance jamais vue. Une présence exceptionnelle sur scène alors qu’il n’y a qu’un homme derrière quelques machines. Que quelque chose d’aussi simple soit aussi beau, je trouve cela très inspirant.

propos recueillis par Adrien Cornelissen
remerciements à l’équipe de Stereolux pour l’organisation de cette rencontre
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

> http://www.mmessier.com/

interview de Mike Stubbs

Mike Stubbs a été responsable des expositions de l’Australian Centre for Moving Image (ACMI) entre 2002 et 2007, période pendant laquelle il a aussi participé à de nombreux événements à l’international. Depuis 2007, il dirige la Foundation for Art and Creative Technology (FACT) de Liverpool.

Mike Stubbs. Photo: © Rodger Cummins.

Les activités de FACT s’inscrivent-elles dans la continuité de la section Live & Media Arts de l’ICA de Londres qui a fermé il y a quelques années ?
Je connais bien cette initiative de l’ICA pour y avoir participé en tant qu’artiste et curateur. Le projet était lié à un partenariat commercial avec Sun Microsystems, ce qui signifiait que l’on devait s’efforcer d’utiliser les machines de la marque. L’ICA, en termes d’espace accessible au public n’était pas très grand, et ce que l’on appelait le Centre des Nouveaux Médias n’était en réalité qu’un placard sous un escalier. En le voyant, on comprenait alors que ce n’était rien d’autre qu’une pièce d’où l’on pouvait accéder à des archives numériques pour présenter des travaux sur écran. L’histoire de FACT, succédant au festival Video Positive initié 1988, se déploie sur près d’une trentaine d’années. Des organisations comme le FACT, le ZKM, l’Ars Electronica Center ou l’ICC se sont institutionnalisées à un moment où il y avait un réel engouement pour les nouveaux médias alors que le projet de l’ICA est arrivé un plus tard. Notre fondation, spécialisée dans la présentation d’images en mouvement et d’œuvres interactives, a dû évoluer en observant le monde de l’art contemporain pour en adopter bon nombre des pratiques. Dans le même temps, l’industrie créative s’est réappropriée l’essentiel des médias numériques comme une sorte de régénérateur économique symbolisant les entreprises émergentes.

La consécration par les villes d’un art numérique récréatif n’est-elle pas de nature à desservir la reconnaissance du numérique dans l’art contemporain ?
FACT a évidemment été partenaire de Connecting Cities, le réseau d’art contemporain financé par l’Europe et visant à encourager les expériences performatives dans l’espace public. Lorsque nous avons commencé à aborder le programme de la soi-disant « ville intelligente », c’est devenu très ennuyeux pour moi, car cet aspect des choses ne m’intéresse pas véritablement. Bien que ces choses se produiront quoi qu’on fasse; considérant la connexion des architectures aux Metadata, sans omettre l’Internet des Objets ou, plus largement, la manière dont on peut organiser une société plus efficacement. Tout cela est en train d’arriver et en grande partie pour de bonnes raisons, car je n’adhère pas du tout à la théorie du complot selon laquelle nous pourrions tous être contrôlés, même si nous devons rester vigilants étant donné que nous partageons un ensemble de technologies.

Que pensez-vous des événements qui, se focalisant sur le social ou le politique, tendent à s’éloigner quelque peu de la sphère de l’art ?
Je travaille actuellement avec David Garcia et Annette Dekker sur un projet d’archive relatif à l’usage, dans les années 1990, des médias tactiques en vue d’une publication du MIT. Sans omettre que FACT est très impliqué dans la collaboration avec de larges communautés. Nous collaborons, par exemple, avec Krzysztof Wodiczko qui a travaillé pendant trois mois avec un groupe de soldats de retour d’Irak, d’Afghanistan ou de Bosnie. Ces soldats ont souhaité continuer le projet. Nous avons donc fait une recherche de financement et, depuis maintenant six ans, nous travaillons avec eux pour les aider à créer en se reconnectant à la société. Pour moi, ce facteur d’implication dans une communauté est un produit dérivé du travail d’artiste. Récemment, nous avons aussi passé une commande à un collectif d’architectes qui s’appelle Assemble et vient de remporter le prestigieux Turner Prize. Ce qui a eu pour effet d’initier un débat sur les pratiques engagées socialement : pourquoi un prix d’art contemporain est-il décerné à un collectif d’architectes ? De notre côté, nous les avons invités dans le cadre d’un projet intitulé Build Your Own. L’hypothèse étant de considérer que les gens contrôlent leur propre destinée. C’est au cœur d’un ensemble de questions que doivent se poser les artistes, les designers et les architectes. Ce que je retiens de tout cela, c’est que pour obtenir le meilleur en collaborant avec des artistes, il faut les laisser agir librement tout en créant des situations ou circonstances sociales dans lesquelles ils puissent opérer avec des gens avec qui ils puissent évoluer.

Nam June Paik & Norman Ballard, Laser Cone, 2001-2010. Photo: © Stephen King.

Comment considérez-vous cette tendance post-Internet de l’art contemporain qui consiste à contextualiser les pratiques numériques dans un white cube ?
Notre exposition en cours s’appelle Follow et joue beaucoup sur la relation entre l’identité culturelle et l’identité en ligne, avec l’idée que nous sommes tous devenus nos propres marchandises. Cependant, je n’adhère pas vraiment à cette étiquette du post-Internet. Elle est pratique, comme les autres, mais je pense que nous avons déjà dépassé ce moment. Nam June Paik a été l’inventeur du terme « autoroute de l’information » en étant le premier à utiliser cette expression qui s’est ensuite étendue à la technologie et à l’industrie globalisées, mais, il s’agissait bien au départ d’une terminologie d’artiste. Il a d’une certaine manière pu entrevoir, à partir d’une posture utopique, le potentiel de l’internationalisme à travers l’usage des réseaux électroniques. Or l’art post-Internet n’est qu’une adaptation socioculturelle permettant de composer avec un ensemble de technologies. En ce moment, nous travaillons avec les artistes Cécile B. Evans, Constant Dullaart et l’acteur Shia Labeouf. Quand ce dernier a fait sa performance, nous avions 2000 visiteurs par jour pour 370 000 vues en ligne. Or ce public est presque plus intéressant, car la plupart de ces personnes ne s’intéressaient pas à l’art.

Quels conseils donneriez-vous à un curateur émergent se situant à la croisée des arts et médias ?
J’aurais naturellement tendance à lui conseiller de déconstruire ce que nous entendons par curateur. […] Mais je pense que si l’on échange avec la jeune génération d’aspirants curateurs, on se rend compte qu’ils ont une approche différente des cultures numériques. Chez eux, elle s’inscrit dans les médias sociaux, lesquels, en fait, deviennent une plateforme plus puissante que les galeries. Il se peut que le système des galeries appartienne au passé. Il est de notre devoir de protéger ce modèle en s’impliquant pour permettre à de nouvelles générations de curateurs d’expérimenter, d’innover. Je pense qu’un jeune curateur doit passer autant de temps que possible avec les artistes afin de comprendre la nature de l’art. Je ne pense pas que le rôle des curateurs est de faire partie d’une classe privilégiée de gens voyageant en avion à travers le monde pour découvrir des pièces clinquantes et les présenter. Un curateur digne de ce nom doit s’impliquer dans les mêmes questionnements et domaines de recherche que les artistes qu’il présente. Mais il doit aussi chercher à initier des expériences qui créent du lien, pour des publics larges, et pas seulement pour le monde de l’art.

Dominique Moulon
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> www.fact.co.uk