Hans Bernhard et Lizvlx d’UBERMORGEN ne se considèrent pas comme des activistes politiques, mais comme des actionnistes. De fait, s’il fallait donner un nom à la politique contre laquelle se bat ce duo d’artistes suisse austro-américain depuis la fin des années 90, ce serait « Politic of Terror ». Voilà près de 15 ans maintenant qu’UBERMORGEN subvertit le monde des médias, et particulièrement internet. Leur œuvre, engagée, pluridisciplinaire et multimédia par essence (« super-enhanced » comme ils aiment à le dire) est en constante évolution, tout comme le monde qui l’abrite.

Ubermorgen, Perpetrator.

Ubermorgen, Perpetrator. 2008. Photo: © Ubermorgen.

Hans Bernhard et Lizvlx sont très clairs quand il s’agit de nommer leurs actions artistiques. Héritier du mouvement Dada et des actionnistes viennois, le duo déclarait en 2013 : Nous n’avons aucun agenda politique dans notre travail… Nous ne sommes pas des activistes. Nous sommes des actionnistes dans la tradition expérimentale de l’Actionnisme Viennois — nous utilisons les médias internationaux, la communication et les réseaux technologiques, notre corps est le capteur ultime et immédiat… Ce que nous faisons n’est pas du pop art; c’est de l’art rupestre (1). Depuis 1999, date de leur rencontre, UBERMORGEN s’est fait connaître en créant, entre autres, un site web permettant de vendre (et acheter) aux enchères, des votes pour l’élection présidentielle américaine de 2000.

Ensuite, Hans Bernhard et Lizvlx ont lancé le débat sur le vote numérique, les tentatives politiques d’assimiler les néo-nazis en Allemagne, la société et l’esthétique de guerre, l’industrie du jeu, l’aspect tentaculaire et suprématiste de Google, ou l’esclavage 2.0 du groupe de vente en ligne Amazon. Aujourd’hui les deux d’UBERMORGEN font surtout parler d’eux suite à leur « adoption » de l’Américain Chris Arendt. Un ex-garde de la prison de Guantanamo Bay, enrôlé par les artistes dans le but de dénoncer les pratiques employées par le gouvernement US sur leurs « black sites » (les prisons secrètes de la CIA).

Écho de Guantanamo

La mise en place des « black sites » par le gouvernement et les services de renseignement américains n’est plus un secret pour personne. On le sait depuis la révélation de leur existence par le Washington Post en 2005, divers pays d’Europe dont la Grèce, la Roumanie et la Pologne, abritent des lieux de détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus. Dans Superenhanced, vaste projet artistique plurimédia (2), UBERMORGEN invite l’ex-garde de Guantanamo Chris Arendt en le prenant comme modèle et en s’appuyant sur ses témoignages. Mais la collaboration tourne court : profondément perturbé, le jeune homme devient vite incontrôlable. Suite à une crise de délire sévère, il est arrêté et enfermé par la police autrichienne.

Ubermorgen (Hans Bernhard et Lizvlx) accompagnés de Chris Arendt.

Ubermorgen (Hans Bernhard et Lizvlx) accompagnés de Chris Arendt. Photo: D.R.

À la manière des Actionnistes Viennois, les artistes se réapproprieront cet épisode d’hystérie tragi-comique, et l’intègrent à leur travail. Cela deviendra Perpetrator, partie de leur projet Superenhanced sous-titrée avec humour Gonzo research gone bad! Pour la vidéo Superenhanced – V2E1 (3), UBERMORGEN crée un logiciel d’interrogatoire que les visiteurs peuvent utiliser et qui s’inspire des techniques utiliser sur les potentiels terroristes et ennemis de la nation par le renseignement et l’armée Américaine. Au montage, les extraits de la vidéo finale réalisée à partir des choix du public montrent Chris Arendt imitant les attitudes des soldats, saluant, opérant dans des bâtiments qui évoquent la fameuse prison (en réalité filmé à Südbahnhof, une gare désaffectée de Vienne).

À propos des pratiques comme la torture, le duo UBERMORGEN note : Les événements et les pratiques psychotiques passent inaperçus et nous les acceptons lentement, au fil du temps, pour finir par s’acclimater et se familiariser avec elle. En mêlant des moments de blancheur aveuglante avec la noirceur du black out, se crée un mélange unique de douleur physique et de techniques d’interrogatoire symbolisé par le logiciel que nous avons créé pour l’occasion. Nous n’avons pas à imiter la réalité — notre monde est déjà mis en scène, superficiel et glamour, mais l’utilisateur peut en éprouver la perversion omniprésente (…). Nous rejetons la notion de torture comme légitime défense, mais nous l’acceptons comme partie de la culture rock (4). L’œuvre finale, montée en vidéo, est accompagnée du titre de Rage Against The Machine, Bullet In The Head.

Magneto avait raison !

Au sein de la saga X-Men, série de comics crée par le scénariste Stan Lee et le dessinateur Jack Kirby, le personnage de Magneto est un super-vilain dont l’unique but et de contrer les super-héros mutants du Professeur Xavier. C’est aussi le personnage le plus ambigu de l’histoire des comics US. Quand les lecteurs découvrent en 1985 que Magneto est un survivant de la Shoah, on comprend alors son angoisse de voir une race de mutants supérieurs prendre le pouvoir sur la race humaine. Lui qui a subi les horreurs au nom de la suprématie aryenne prônée par les Nazis.

Ubermorgen, Userunfriendly. Octobre/Novembre 2013.

Ubermorgen, Userunfriendly. Octobre/Novembre 2013. Photo: © Caroll / Fletcher.

Au fil de la série, on se rend compte que les agissements de Magneto, aussi dommageables soient-ils, sont en réalité dirigés par une éthique humaniste qui, si elle est discutable, prend sa source dans la peur de l’idéologie totalitaire. Sur une fameuse photo de Hans Bernhard et Lizvlx, accompagnés de Chris Arendt, on peut voir se dernier porter un tee-shirt orné du slogan Magneto Was Right. C’est aussi cette idéologie que veut combattre UBERMORGEN. Celle d’un pays, les États-Unis, dont les visées qu’ils jugent suprématistes et totalitaires font plus de mal que de bien au monde qu’ils occupent.

Critique plurimédia super-renforcée

En novembre 2013, le duo d’artistes donne sa première exposition à Londres. Userunfriendly. Comme son titre l’indique (user friendly est un terme informatique signifiant « convivial »), on peut comprendre qu’Userunfriendly signifie tout son contraire et se veut encore une fois provocateur. L’événement est présenté comme suit par le site du galeriste Carroll Fletcher : L’exposition présente des installations, des vidéos, des sites web, des actions, des gravures, des peintures à l’huile numériques pixélisées et des photographies, dans une exploration super-renforcée (superenhanced) et hyper-active, de la censure, la surveillance, la torture, la démocratie, le commerce électronique et la novlangue (4).

On le voit, le « body of work » d’UBERMORGEN ne change pas ou peu. Hans Bernhard et Lizvlx tentent d’y exercer au mieux leur esprit critique, usant de tous les médias à leur disposition afin de mettre en évidence les défauts, les hypocrisies et les dysfonctionnements qui se jouent actuellement, au niveau local, international, géopolitique et économique. Pour cela, ils examinent les usages et les normes actuelles avec distance, dans une remise en question totale des idées profondément intégrées et des comportements standardisés de la société occidentale.

 

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La politique de l’art », mars / mai 2015

 

www.ubermorgen.com

 

(1) Userunfriendly, A Conversation between Edward Snowden and UBERMORGEN
(2) www.superenhanced.com
(3) http://vimeo.com/23060621
(4) Userunfriendly, A Conversation between Edward Snowden and UBERMORGEN
(5) www.carrollfletcher.com/exhibitions/19/overview/

 

Luzinterruptus est un groupe artistique anonyme, originaire de Madrid en Espagne, et qui s’est spécialisé dans les interventions urbaines et principalement clandestines. En utilisant la lumière comme médium, la ville comme espace d’intervention et la nuit comme écrin, le collectif officiellement composé de deux têtes — mais sans doute plus large — a réalisé de nombreuses actions artistiques éphémères et participatives, derrière lesquelles se cachent souvent des considérations sociales, citoyennes, écologiques ou plus simplement politiques.

Luzinterruptus, The Police Are Present.

Luzinterruptus, The Police Are Present. Photo: © Gustavo Sanabria

On se souvient ainsi de leur intervention The Police Are Present qui était venue « habiller » en pleine nuit une trentaine de véhicules lambda d’un quartier madrilène d’environ 200 barquettes de poulets recouverts de papiers colorés, simplement déposés sur les toits des véhicules, et dans lesquels le groupe avait camouflé des batteries de LEDs clignotants, créant ainsi une profusion de voitures policières symboliques afin de protester contre la nouvelle loi de sécurité civile de la ville. Plus récemment, au début du mois de décembre, le collectif est allé manifester à sa manière devant le ministère de la santé espagnol, en déposant 200 seringues lumineuses en signe de protestation contre une série de décisions et de prises de position de l’institution en question (gestion du cas de l’infirmière espagnole victime d’Ebola, tentative de réforme de la loi sur l’avortement, commentaires du ministre espagnol de la Santé sur les soins à ne pas prodiguer aux immigrants illégaux), provoquant ce coup-ci une intervention rapide des forces de l’ordre pour démonter le dispositif.

Toutefois, en dépit de la nature activiste de leurs interventions, Luzinterruptus revendique fortement un principe de non-violence dans leur déroulement. Nos actions artistiques sont parfois à la limite de la légalité, explique R…, jeune femme membre du collectif, rencontrée il y quelques semaines à Bordeaux pour la mis en place de l’installation Baignade Interdite dans le cadre de la Biennale PanOramas. Elles sont polémiques, mais jamais destructrices. On ne casse rien, mais comme on intervient la nuit, qu’on joue sur une certaine esthétique de la lumière, elles ont souvent un certain écho sans qu’on ait véritablement de problèmes avec la justice.

Luzinterruptus, Baignade Interdite. Biennale PanOramas, Parc de L’Ermitage de Lormont, septembre 2014.

Luzinterruptus, Baignade Interdite. Biennale PanOramas, Parc de L’Ermitage de Lormont, septembre 2014. Photo: © Florent Larronde.

Symboles et participation

Présentée au Parc de L’Ermitage de Lormont, à côté de Bordeaux, dans le cadre de La Nuit Verte du festival, Baignade Interdite renvoie à une autre facette du groupe, celle d’une quête symbolique et d’un profond intérêt pour la nature humaine et les processus de création participatifs. Il y a quelque temps, le collectif s’était déjà immergé au sein d’un quartier d’une ville lituanienne dans le cadre du festival UIT pour la réalisation de l’installation Street Heartbeats. Celle-ci induisait la fabrication de cent cœurs symboliques, des sachets plastiques mis en lumière, suspendus aux arbres d’un parc et contenant des clichés des habitants du secteur réalisés par des photographes de la ville les semaines précédant la performance et trempant dans un bain révélateur de liquide rouge.

Pour Baignade Interdite, deux jeunes femmes du collectif se sont donc introduites pendant plusieurs semaines dans le quotidien des habitantes du quartier pour créer la matière première de l’installation : l’intégration de LEDs dans 1200 gants plastique. Ce sont elles qui se sont proposées directement pour nous héberger, poursuit R… au sujet de leurs hôtes locales. On aime bien s’immerger au milieu des gens avec qui on travaille et on aime travailler avec des femmes. C’est souvent plus facile de travailler avec elles, car, pour nos projets, on doit souvent voir sur place comment les choses peuvent se dérouler. On fait souvent des adaptations en fonction des contraintes.

En l’occurrence, ce principe d’adaptation sur le projet a été bien réel. À l’origine, Baignade Interdite devait en effet se présenter sous la forme d’un dispositif de pantalons et de chemises flottant sous la surface de l’eau du lac du parc de Lormont, éclairé par des LEDs intégrés aux vêtements dans une représentation de corps symboliques noyés. Mais, cela ne fonctionnait pas. L’eau était trop laiteuse, détaille R… On ne voyait pas assez bien. On a donc repensé le projet en reliant les LEDs à des gants. On dispose de 1200 gants, donc c’est du travail. Mais les gens nous ont suivis. On a fait des essais [deux jours avant le jour J !] et comme ça a marché on est parti là-dessus. De toute façon, la phase de test doit être rapide. Ça participe de notre côté interventionniste.

Luzinterruptus, Street Heartbeat. 2014.

Luzinterruptus, Street Heartbeat. 2014. Photo: © Gustavo Sanabria

L’hyperconsommation ciblée

La monumentalité diffuse du dispositif, exhibant la fascinante ligne de flottaison de mains sortant de l’eau comme autant de prisonniers sous-marins cherchant à fuir leur prison liquide, se retrouve dans d’autres créations de Luzinterruptus. La toute dernière pièce du collectif, Anti-Franchise Paper Hearts, présentée juste avant Noël dans la ville anglaise de Stroke-on-trent était ainsi un arbre de Noël géant composé de 2000 sacs plastiques contenant des déchets plastiques recyclables.

Luzinterruptus avait déjà mené un projet similaire l’an passé lors du festival Lumiere de Durham, toujours en Angleterre. Mais, le dispositif gagnait cette année en dimension, la réalisation de cet arbre de plus de 6 mètres de haut ayant mobilisé particuliers, associations et écoles pendant sept jours d’ateliers. Cette critique évidente de nos sociétés d’hyperconsommation et de nos mauvaises gestions des déchets plastiques est d’ailleurs loin d’être finie, puisque l’imagination débridée de Luzinterruptus dispose dans ses cartons d’autres projets du même acabit comme The Plastic We Live With. Celui-ci entend remplir en une nuit tout un bâtiment urbain de milliers de ballons en plastique qui déborderaient littéralement par portes et fenêtres en signe de dénonciation de notre surconsommation de cette polluante matière pétrolifère.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La politique de l’art », mars / mai 2015

 

www.luzinterruptus.com

Spécialiste du photomontage, Peter Kennard a toujours présenté son travail comme une manière d’utiliser des images iconiques facilement reconnaissables et de les rendre inacceptables. Une logique militante qui se traduit encore aujourd’hui dans des dispositifs multimédia réalisés avec l’artiste Cat Phillipps.

Peter Kennard, Photo Op, photomontage, 2005.

Peter Kennard, Photo Op, photomontage, 2005. Photo: D.R. / Kennard / Philipps.
Photo Op,

C’est à travers la plastique percussive du photomontage que l’artiste londonien Peter Kennard s’est fait connaître à la fin des années 60. Guerre du Vietnam, nucléaire, puis atteinte aux libertés croissantes dans les pays occidentaux depuis les évènements du 11 septembre : les sujets que Peter Kennard a choisis comme support de son esthétique critique renvoient à des mécaniques politiques érodant progressivement les libertés civiles. Son célèbre photomontage Photo Op, présentant le cliché grinçant d’un Tony Blair tout sourire effectuant un « selfie » devant un paysage pétrolifère en feu en pleine guerre d’Irak a fait le tour du monde, tout en essuyant une sérieuse censure dans son pays d’origine : l’image a en effet été interdite de diffusion dans l’espace public au Royaume-Uni.

Pas de quoi pourtant changer les convictions d’un artiste profondément engagé, dont ce travail symbolisait autant sa nouvelle approche artistique, plus multimédia grâce à sa collaboration désormais dans la durée avec l’artiste Cat Phillips — leur collaboration entamée en 2002 en réaction à la guerre en Irak s’est depuis élargie à la dénonciation des logiques globales, guerrières, mais aussi économiques, des États et des grandes multinationales de la planète —, que la nécessaire prise en compte dans son champ d’investigation artistique de l’évolution de nos sociétés modernes, littéralement bombardées d’images de toute origine (télévisuelles, mais aussi technologiques et « en réseau », avec l’avènement des tablettes et la prolifération de sites Internet, de plateformes de réseaux sociaux, créant un inévitable effet de surenchère médiatique audiovisuelle) à longueur de journée.

Télescopage médiatique
Dès que l’on se lève le matin, on est littéralement bombardé d’images, confirme Peter Kennard. La plupart d’entre elles n’ayant d’ailleurs pour but que de nous vendre des produits dont nous n’avons pas besoin. En tant qu’artistes travaillant sur des photomontages, et utilisant donc l’image comme matière première, nous ne pensons pas qu’il existe une méthode spécifique et unique pour combattre cette agression, si ce n’est celle d’essayer de critiquer ouvertement cette mainmise médiatique des grandes entreprises en montrant les connexions entre des images que la sphère néolibérale essaye de garder hermétiquement séparées. Des photos de leaders politiques et des nervis des grandes entreprises peuvent ainsi entrer en résonance lorsqu’on les fait se télescoper, en vertu des conséquences de leurs actions. Ce genre de montage permet de montrer la collusion de leurs actions en termes de création de pauvreté, de mort et de maintien des privilèges d’une minorité richissime. Tout ce qui se cache derrière le masque figé de leurs sourires.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014. Photo: © Kristian Buus

Le fait est que, pour mener ce combat, Peter Kennard utilise paradoxalement de plus en plus les flux d’Internet pour trouver la matière première à la réalisation de ses œuvres. Dans les années qui ont suivi l’invasion de l’Irak, notre travail avec Cat [Phillipps] s’est de plus en plus basé sur un mélange d’images numériques combinées avec de la peinture, du fusain ou autre, poursuit Peter Kennard. Cela nous permet aussi de rendre notre travail accessible en ligne via notre site web et des téléchargements gratuits. C’est une manière pour nous d’utiliser aussi Internet au profit de notre cause. Dans le cas de Photo Op, cela a ainsi permis que l’image soit diffusée et utilisée par de nombreux collectifs anti-guerre.

L’œuvre la plus récente et la plus représentative de cette attaque conjointe contre la logique belliciste des États et sa connexion avec la grande finance est sans nul doute l’installation Demotalk, un environnement physique hostile constitué de murs brûlés, d’interventions manuelles et d’écrans mettant en rapport chefs d’États et d’entreprises dans un contexte sonore prégnant de bruits de guerre, d’artillerie, mais aussi de revendications contestataires émanant de la rue. Nous l’avons conçue à la fois comme une installation et une performance, revendique Peter Kennard.

Demotalk a été créé pour le Festival d’Édimbourg 2014. L’idée de cette pièce était aussi de démystifier le principe de création d’une œuvre. La performance commence comme une simple présentation orale de notre travail, puis cela dégénère rapidement dans un exercice plus théâtralisé, où nous trifouillons des piles de journaux, où nous déchirons des images de couverture montrant nos grands leaders politiques pour dévoiler des images sous-jacentes. On déchire, par exemple, une page du Financial Times où apparaît Barrack Obama pour révéler en-dessous une image d’attaque de drones. On déchire une page avec Vladimir Poutine pour dévoiler une page mettant en exergue le nombre de morts en Ukraine.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014. Photo: © Kristian Buus

Les Tours Débris
Les prochaines étapes du travail liant Peter Kennard et Cat Phillipps seront d’ailleurs de ce même tonneau, à la fois multimédia et performatif. Nous travaillons actuellement sur un nouveau projet à venir dans le cadre de notre exposition Here Comes Everybody, qui sera montré à la Stills Gallery à l’occasion de l’édition 2015 du Edinburgh Festival, explique Peter Kennard. Nous sommes actuellement en train de construire des tours à partir de matériaux divers récupérés dans les rues autour de notre studio à Londres. Ces tours sont un peu notre riposte au fait que Londres est de plus en plus envahi par des tours à plusieurs millions dollars accueillant des sièges de multinationales, jouant la carte de l’intrusion gentille, en se camouflant derrière des formes agréables ou en prenant des noms leur conférant une certaine sympathie, comme The Gherkin [le cornichon], The Cheese Grater [la râpe a fromage], The Walkie Talkie [le talkie-walkie] et The Shard [le tesson]. Notre complexe à nous, de cinq tours, s’appelle The Debris [le débris].

Faut-il voir dans ce retour à une certaine matérialité plastique un recentrage sur des questions de performance dans l’espace public, qui ont eu chez Peter Kennard une véritable existence en leur temps, notamment autour de son intervention News Truck qui voyait il y a quelques années l’artiste sillonnait les rues de Londres jusqu’à la Bourse, à bord d’un camion montrant des images de une des journaux économiques surlignées d’une main rageuse, et qui se traduisent encore aujourd’hui dans sa collaboration avec Cat Phillipps par des affichages de rue utilisant la même technique de surimpression — comme récemment autour du projet The Wealth Of Nations à Prague ?

Il est essentiel pour nous de pouvoir travailler sur la plus grande variété de scénarios possibles, répond Peter Kennard. Une galerie, la rue, Internet, un journal ou une manifestation sont autant de lieux potentiels pour engager un travail d’images critiques avec le public. La situation d’urgence qui procède des évènements dramatiques les plus récents nous oblige à trouver le contact avec les audiences les plus larges. Trouver la méthode de transmission de nos images la plus pure prendrait trop de temps. Il n’y a pas de méthode de travail nous concernant qui ne soit teintée d’éléments du système que nous voulons changer. La dénonciation de quelque chose passe nécessairement par son utilisation et son traitement médiatique, mais à notre manière.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> www.kennardphillipps.com

En 2007 l’artiste allemand Julius von Bismarck présente l’Image Fulgurator, un appareil surréaliste à l’allure étrangement belliqueuse, présentant les attributs de la caméra, de l’appareil photo et de l’arme de poing. Le but ? Une critique de l’étrange obsession consistant à continuellement capturer l’instant qui domine actuellement nos sociétés en piratant le sujet photographié à l’insu du photographe. Avec Image Fulgurator, Von Bismarck réintroduit le hasard, l’innocence, et la critique, dans une société où l’archivage hystérique est devenu la norme.

Image Fulgurator.

Image Fulgurator. Photo: D.R. / Julius von Bismarck

Désormais chaque instant de notre vie est capturé, photographié, puis soigneusement archivé et classé. Un tic, plutôt qu’une réelle habitude, qui régit notre quotidien, grâce à (ou « à cause de ») l’avènement de la photographie numérique, de plus en plus accessible économiquement et des téléphones mobiles incluant eux aussi un appareil photo. Ce geste, s’il peut désormais sembler anodin, n’en est pas moins accompagné d’un autre, la vérification immédiate, et parfois la correction, tout aussi instantanée, du cliché pris quelques instants avant.

Cette dérive, si tant est que cela en soit réellement une, détourne la mémoire, crée un monde idéalisé, sans défaut, correspondant en tout point à nos attentes. Elle éradique également toute possibilité de mise en action du hasard, de capture de l’éphémère, de poésie enfin, et de redécouverte et de mise en question. Pire, elle façonne le réel, en le rendant mécanique et insubstantiel. Car, enfin, quand nous regardons de vieux clichés, n’est-ce pas souvent une surprise de redécouvrir dans le coin d’une photo, l’oncle oublié ou le chien depuis longtemps disparu, nous connectant ainsi à d’autres espaces temporels, ceux des souvenirs et de la subjectivité ?

L’Image Fulgurator ou l’incontrôlable impact de la subjectivité
Avec l’Image Fulgurator, Julius von Bismarck réintroduit (de force et avec beaucoup d’humour) le hasard dans l’acte de photographier. Concrètement l’Image Fulgurator ne fait pas de photos à proprement parler. Il hacke littéralement et détourne, les photos des autres. À partir d’un simple appareil Reflex, l’artiste a créé une machine à pirater les clichés des personnes qui l’entourent. Comment cela fonctionne-t-il ? Bardé de capteurs et d’un flash très puissant, Image Fulgurator se déclenche dès qu’il détecte un autre flash dans son environnement proche.

Quand l’artiste braque son « pistolet-caméra » sur l’objet photographié par un autre, le flash du Fulgurator se déclenche simultanément, marquant en quelques secondes le sujet choisi, d’une image ou d’un slogan personnalisé. À tout moment, l’artiste peut profiter du déferlement de flashs qui accompagnent souvent les évènements importants, pour détourner les photos des personnes y assistant. Les clichés d’une conférence du président américain Barak Obama devant la Colonne de la victoire à Berlin se retrouvent ainsi tagués d’une croix blanche toute religieuse. Les témoignages photographiques de la venue du pape dans la même ville se retrouvent estampillés du mot « Non » en blanc scintillant. La liste des moments « détournés » par ce pirate de l’image est longue !

No. Projection de "No" (non) lors de la visite du pape Benoît XVI à Madrid en 2011.

No. Projection de « No » (non) lors de la visite du pape Benoît XVI à Madrid en 2011. Action menée en collaboration avec Santiago Sierra. Photo: D.R.

L’art du détournement poétique et politique
En détournant les clichés des autres, von Bismarck ne fait pas que provoquer la surprise, il impose aussi sa vision du monde et force à porter un regard critique sur le sujet ainsi capturé. Quand il se mêle aux spectateurs souhaitant photographier la façade Reichstag, c’est pour leur imposer l’image d’un bâtiment en flamme (projection que ceux-ci découvrent sur les écrans de leurs appareils photo numériques), leur rappelant ainsi les évènements tragiques qui menèrent l’Allemagne à sa perte dans les années 30. Ici, le Fulgurator fait bel et bien travailler la mémoire.

D’autre fois, comme lors des émeutes de Kreuzberg à Berlin en 2009, von Bismarck marque les torses blindés des forces de l’ordre de l’image d’un aigle noir sur fond blanc, qui est également l’écusson médiéval de l’Allemagne. À la frontière séparant les États-Unis et le Mexique, von Bismarck profite des photos de la frontière prises par les touristes pour rappeler de tristes vérités (Des centaines de personnes sont mortes en essayant de passer cette frontière). Ici c’est donc l’esprit critique et l’opinion politique qui sont mis à contribution. Et cela fonctionne également sous l’angle politique. En Chine par exemple, c’est sur la place Tian’anmen que l’artiste berlinois s’est amusé à superposer une tremblante colombe de la paix sur le portrait du dirigeant Mao Zedong. Poétique, mais engagé, toujours.

Une invention sous copyright
Le fait que Julius von Bismarck n’a pas pour autant offert le droit de reproduction de son appareil n’est pas discutable. En effet, si l’on ne peut nier la dimension politico-artistique de cette invention — von Bismarck se considérant d’ailleurs comme un provocateur et un artiste subversif — il est pourtant facile aujourd’hui d’imaginer un monde où chacun de nos clichés serait marqué d’un logo publicitaire, et où l’on verrait une armée de photographes à la solde des multinationales, hanter les rues à la recherche d’un flash, afin d’imposer le branding des marques à tout un chacun. Dans le but que cela ne puisse jamais se produire, von Bismarck a bien sûr été obligé de déposer le brevet de son Image Fulgurator. Ceci afin de s’assurer que personne ne puisse un jour utiliser son appareil dans un but commercial. Notons également que cette invention originale a valu au Berlinois de recevoir le Nica d’or dans la catégorie de l’Art Interactif au Festival Ars Electronica 2008.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

http://juliusvonbismarck.com

En créant une sorte de synthèse activiste entre collectif artistique et stratégie d’entreprise, etoy.CORPORATION a été l’un des groupes précurseurs qui a repoussé, formellement et esthétiquement, les frontières habituelles de l’art.

Mission Eternity, CCCStrozzina, Florence, 2011.

Mission Eternity, CCCStrozzina, Florence, 2011. Photo: D.R

Penser un collectif artistique comme une entreprise et dépasser les frontières habituelles entre systèmes culturels et économiques, entre marketing, réglementations légales et actions créatives, tout en semant la confusion entre fiction et réalité, voilà en quelques mots le leitmotiv qui a conduit à la création du groupe artistique etoy.CORPORATION en 1994. Dès le départ, ses créateurs — Gino Esposto alias etoy.Esposto/Carl, Michel Zai alias etoy.Zai, Daniel Udatny alias etoy.Udatny, Martin Kubli alias etoy.Kubli, Marky Goldstein alias etoy.Goldstein, Fabio Gramazio alias etoy.Gramazio et Hans Bernhard alias etoy.Brainhard/Hans —, un ensemble hétéroclite d’architectes, d’avocats, de programmeurs, d’artistes et de designers, ont symboliquement « sacrifié » leur existence individuelle en la vendant à la société etoy.CORPORATION sous forme d’actions et se sont transformés du coup en agents etoy, anonymes et au service de la marque.

Pour les agents d’etoy.CORPORATION, l’art doit en quelque sorte s’adapter aux logiques fonctionnelles d’un monde dominé par l’entreprise. Une approche ambivalente qui fait ainsi sienne les principes de production et de consommation de masse, de transports à l’échelle mondiale, de branding, de maximisation des profits, de pénétration technologique, etc. Une vraie stratégie entreprise de pointe donc, replaçant le contexte traditionnel de la production artistique dans une perspective capitaliste en forme provocation mimétique. Comme le disait l’économiste et entrepreneur Simon Grand dans un entretien avec Paris-art.com en avril 2008, etoy met le doigt sur une question critique, à savoir la relation complexe entre l’art et les affaires, entre la créativité artistique et la stratégie économique. Il y a dans l’art actuel un grand nombre d’allusions métaphoriques, narratives, associatives et matérielles au monde de l’entreprise, mais le dessein d’etoy est explicite : être une entreprise dans le milieu de l’art.

Mission Eternity, M∞ SARCOPHAGUS, Vida, Madrid, 2012.

Mission Eternity, M∞ SARCOPHAGUS, Vida, Madrid, 2012. Photo: D.R

Du hijacking numérique à la Toywar
Précurseur de l’activisme artistico-politique intrusif des Yes Men ou des collectifs anonymes actuels de hackers dans leur façon d’investir le système pour reprendre à son compte et en démonter les rouages, etoy.CORPORATION a donc commencé à produire des œuvres d’art qui ne se vendaient pas, uniquement disponibles sous forme d’actions (etoy.SHARE), et répondant à la loi de l’offre et de la demande, tout en se basant sur une notion de partage sans limites (partage des connaissances, des ressources, des réseaux sociaux, etc.) entre les différents membres de son réseau — agents, mais aussi donc actionnaires. Un concept révolutionnaire qui leur a valu le prix Ars electronica en 1996 derrière leur mot d’ordre Leaving reality Behind (laissez la réalité de côté), mais qui les a aussi entraînés dans des quelques coups d’éclat médiatiques, entrant d’ailleurs plus ou moins dans leur plan de route.

Pionnier de l’art Internet (sous le nom de code etoy.INTERNET-TANK SYSTEM), encore à ses balbutiements à l’époque, etoy.CORPORATION a ainsi mené en 1996 une opération assez controversée de piratage sur la toile, en s’emparant des moteurs de recherche de plus d’un million et demi d’usagers (Digital Hijack). Un coup de pub marketing qui a pris une dimension supplémentaire à travers leur guerre ouverte contre la société de vente de jouets sur Internet eToys. Cette dernière, estimant qu’etoy.CORPORATION leur créait un préjudice par ses actions artistiques en réseau sous un nom proche du sien a tout d’abord essayé de leur racheter le nom de domaine etoy.com pour une somme rondelette (un demi-million de dollars). Face au refus d’etoy.CORPORATION, une action judiciaire a été engagée, action qui a permis à etoy.CORPORATION de pousser au maximum sa stratégie de terrain d’entreprise de combat, et qui répondait d’ailleurs au doux nom de Toywar

Selon certains experts, il s’est agi là de la performance la plus chère de l’histoire de l’art — en référence aux pertes estimées de la société eToys. De fait, Toywar a vu se mobiliser sur la toile tous les agents de etoy.CORPORATION, mais aussi toute une « armée » de sympathisants qui ont répondu à une massive campagne de soutien par email. Une armée de « toysoldiers » qui ont notamment participé à la fameuse campagne The Twelve Days of Christmas qui menaçait de venir pirater le site Internet officiel de la compagnie de jouets online en pleine période de Noël ! Une menace prise très au sérieux et qui a finalement fait reculer les dirigeants d’eToys dans leur action.

etoy.TANKS, Turin, 2002

etoy.TANKS, Turin, 2002 (projet réalisé depuis 1998). Photo: D.R.

Des containers à l’au-delà
Au-delà de son action sur la toile, etoy.CORPORATION a mené d’autres actions à visée stratégique globale dans des domaines plus physiques. Entamée en 1998, l’opération etoy.TANKS a ainsi conçu plusieurs séries de containers standardisés de 6m sur 12, offrant un nouveau modèle de vie sociale et communautaire selon les règles de l’entreprise, et répondant à différentes fonctions : hôtels, studios d’habitation, salles de conférence, pièce de rangement ou lieux d’ateliers. Ces containers se déplaçaient de ville en ville, entre Tokyo et Berlin, Zurich — la société etoy.CORPORATION était légalement située à Zug en Suisse — et New York, avec l’idée d’influencer la façon de voir le monde, de penser et de ressentir des gens qui faisaient l’expérience de ces nouvelles normes architecturales.

Plus symboliquement, et pour montrer que son action d’entreprise artistique était sans limites, etoy.CORPORATION a également mené le très intrigant projet Mission Eternity, sorte de véritable culte digital des morts. Cette fois-ci, les agents et autres soldats de la stratégie d’entreprise d’etoy.CORPORATION cèdent leur place à des milliers d’anges sur la toile et à quelques pilotes quand il s’agissait de personnalités (comme Timothy Leary ou Sepp Kaiser, pionnier du microfilm), plus ou moins officiellement « missionnées » pour aller enquêter sur le plus virtuel des mondes, celui de la mort. Une mission à très long terme, évidemment, puisque les agents en question avaient peu de chance de revenir faire leur rapport rapidement, mais qui soulignait avec un certain cynisme le rapport au temps, à la mémoire et à la mort reliant les différents membres d’une même société, plus humaine qu’économique cette fois-là. Projet prémonitoire ou pas, etoy.CORPORATION est en tout cas en sommeil prolongé depuis 2011. Mais attention au réveil de la bête…

 

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars-mai 2015

> www.etoy.com

L’argent déforme la perception du monde

Olga Kisseleva est née en ex-Union soviétique, a grandi dans l’effervescence de la pérestroïka et vit à Paris à l’ère de la mondialisation. Elle a souvent épinglé dans ses installations vidéos ou interactives le monde soumis à la valeur argent. Elle revient sur trois de ses projets, parmi les plus représentatifs de son engagement dans une certaine économie de l’art, ou plutôt, un certain art de l’économie.

Olga Kisseleva, Conquistadors, 2007. Documenta 12, Magazines, Kassel, Allemagne, 2007. Photo: © Olga Kisseleva

J’ai grandi dans un monde où l’argent n’avait pas d’importance. Dans l’idéologie communiste, tout le monde gagnait la même chose, le salaire le plus important, celui d’un ministre, était de 300 roubles, un ingénieur en gagnait 150, un jeune diplômé 70, soit le quart du salaire de ministre. Et, quelle que soit la somme d’argent qu’on possédait, on ne pouvait pas acheter grand-chose : le logement, l’éducation, la santé étaient pris en charge par l’État, et le choix proposé était tellement minime à l’intérieur de l’économie soviétique qu’on n’avait simplement pas d’envie.

L’argent n’était pas intéressant. Il est apparu au moment de la pérestroïka avec les différences de modes de vie de comportements, quand certains, aux qualités morales autres, se sont révélés plus riches que les autres. Beaucoup de Soviétiques ont eu beaucoup de mal avec cette notion. En réaction, j’ai fait le Miroir des trolls, un miroir au centre duquel apparaît un signe d’argent. J’ai commencé par le dollar, puis le yen, je suis en train de faire le yuan. C’est un miroir de foire déformé, puisque l’argent déforme la perception du monde.

Je viens de Saint-Petersbourg et dans la Reine des neiges d’Andersen, le premier conte que ma grand-mère m’a lu, un troll montrait un miroir aux gens pour qu’ils voient le monde comme eux — laid. Un jour, le miroir très lourd a éclaté en mille morceaux. Ils sont entrés dans le cœur des gens, et les ont rendus méchants. Le Miroir des trolls, j’ai compris alors pourquoi il rendait les gens insensibles : ils devenaient accros à l’argent. C’est une interprétation collective de la conscience collective post-soviétique, après cette période où personne ne courait après l’argent, où l’on était libre de l’argent.

Olga Kisseleva, Le Miroir des trolls, 2008. L’Argent, Le Plateau, FRAC Ile de France, Paris, curatrices Caroline Bourgeois et Elisabeth Lebovici, 2008. Photo: © Olga Kisseleva

J’ai commencé ce projet global avec la Russie, parce que c’est en Russie qu’on a découvert l’effet des multinationales au moment de la pérestroïka. En 1983, tout appartient encore à l’État russe. Petit à petit, le territoire commence à être occupé par les différentes multinationales qui s’installent et s’approprient l’espace. Aujourd’hui, enfin en 2007, quand nous avons finalisé le projet avec les chercheurs du Centre de l’économie de la Sorbonne, il y a des milliers et des milliers de logos, l’espace est tout rempli. Conquistadors dans sa version russe n’est pas un programme en temps réel, contrairement à Arctic Conquistadors, qui est connecté à la base de données de l’ONG Barents Observer et donc mise à jour en permanence.

J’ai auparavant travaillé sur la France, dans le cadre de l’exposition Douce France à l’abbaye de Maubuisson en 2007, dans une version non dynamique. On constate que la France appartient toujours aux mêmes, le CAC40 et ses 100 premières entreprises. La taille des logos correspond au poids de l’entreprise (leur présence dans l’économie française se mesure à la fois par les cotations à la bourse et par la part de produit intérieur brut que l’entreprise apporte à l’économie), mais leur emplacement n’est pas forcément représentatif de la géographie puisque 80% des sièges sociaux sont en région parisienne ! En Russie en revanche, une même entreprise peut avoir plusieurs logos, un siège social et de multiples succursales.

Olga Kisseleva, (In)visible, 2000-2014. CAPC Museum, Bordeaux, France, 2006. Photo: © Olga Kisseleva

Ils ont la même énergie, les mêmes postures, portent des drapeaux et des slogans illisibles. Cette série de 70 photos prises sur quatre continents et dans une vingtaine de pays donne l’impression qu’il s’agit d’une même manifestation. Ce projet a deux formes, une photographique (2000-2014), l’autre vidéo (2005-2008). Dans les deux cas, rien ne permet de géolocaliser l’événement. L’image est passée en noir et blanc, on ne voit pas la couleur des drapeaux, tous les slogans sont pixellisés comme dans le langage officiel de la censure. On a donc l’impression qu’ils militent tous pour la même chose, contre Poutine, contre l’occupation palestinienne, contre le mondial au Brésil…

(In)visible montre des manifestants qui s’opposent au partage du monde entre multinationales, qui a remplacé le partage du monde entre les empires capitaliste et communiste. Aujourd’hui, ce qui gouverne le monde, ce sont les grandes multinationales capitalistes, avec leurs logos sensiblement les mêmes, en force aussi bien en France qu’en Russie ou en Arctique. Derrière les événements politiques, les guerres, les perturbations sociales du moment se trouvent toujours des réseaux économiques. Avec des multinationales qui provoquent ces événements pour pousser peuples et gouvernements en suivant leur intérêt. À propos des événements en Ukraine, on voit les quelques logos qui rivalisent au-dessus de la situation…

 

propos recueillis par Annick Rivoire
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

 

> http://kisseleva.org

la réalité virtuelle est une première étape…

Et si la réalité virtuelle n’était qu’un premier (petit) pas pour l’homme, un nouvel essor, aussi bien technologique que psychologique, pour l’humanité…? Sans verser dans le transhumanisme effréné, et malgré des prémices encore balbutiantes et limitées, ce que laisse entrevoir des « technologies de rupture » comme la VR, en terme d’expériences sensorielles, d’exploration de nouveaux mondes et de révolution technique, augure un futur dont les contours échappent encore à notre conscience actuelle. Entretien avec William Eldin, co-fondateur avec Damien Mulhem du studio de création Horam\VR, sur « la réalité de la réalité virtuelle », aujourd’hui et après-demain…

Quels sont vos clients et les champs d’applications de la réalité virtuelle que vous développez ?
Au début, nos collaborations étaient simples. Nous avons participé à des projets de développement avec Cap Gemini et Dassault. Pour Dassault Aviation, il s’agissait de faire visiter, virtuellement, leur nouveau Falcon. Ensuite, nous avons travaillé pour Dassault Systèmes, qui a bien aimé notre vision de la technologie et de son avenir. Nous faisons aussi du contenu pour les marques. Par exemple, L’Oréal et son nouveau magasin (décliné dans les centres commerciaux) que l’on a modélisés pour permettre de voir à quoi cela allait ressembler (volume, couleur, etc.). En l’occurrence, c’est vraiment un test virtuel avant le réel. De même, Shiseido nous a demandé de réaliser un film promotionnel pour immerger une centaine de personnes lors d’une conférence de presse pour présenter une nouvelle crème. On fait aussi du learning, des vidéos de formation, pour des personnes chargées de contrôler les normes pour les bateaux ou les bureaux, par exemple, en les immergeant dans l’environnement dans lequel ils seront amenés à travailler. Nous faisons aussi des visites d’immeubles à 360° pour BNP Real Estate. Pour le cinéma, en marge de la sortie de certains films, il y a parfois des animations et des jeux. Ainsi, nous avons réalisé une scène d’un film qui sortira l’année prochaine, et nous serons présents au Comic-Con où le public pourra re-jouer la scène du film en question avec des HTC Vive.

Pour la télévision, nous avons travaillé avec M6 sur une émission comme Enquête Exclusive, sur un reportage sur Le Puy du Fou, pour que les téléspectateurs avec leur tablette puissent visionner certaines séquences à 360°. Le but est vraiment d’augmenter ce qui est filmé, de pouvoir voir ce qui hors écran télé. Pour TF1, nous avons modélisé une poutre sur laquelle les candidats d’un jeu doivent rester en équilibre, avec un casque qui leur donne l’impression d’être au 50e étage… Nous faisons aussi du software, nous créons également les players, les applications, etc. En fait, il n’y a pas d’écosystème pour la VR chez nos clients, donc nous sommes obligés de mettre en place les bases. Nous faisons un peu de hardware aussi : nous travaillons en partenariat avec Samsung sur une petite caméra 360 qui sort là, en juillet. Nous avons fait beaucoup de tests notamment. Enfin, ce qui marche bien, c’est évidemment le gaming. Nous avons créé notre premier jeu, Dwingle, où l’on fabrique son propre robot en réalité virtuelle (avec les capteurs et manettes, on peut manipuler des objets) avant de combattre des adversaires. Il y a une sorte d’apprentissage.

D’une manière générale quelles sont les promesses du virtuel ?
On se rend compte qu’il y a une appétence formidable. Il y a un effet « waouh » en premier, mais ensuite il y a une vraie expérience. C’est le meilleur moyen de faire vivre des expériences. Nous l’avons vérifié dans des hôpitaux, quand nous avons immergé des gens en situation de handicap ou psychologiquement en souffrance dans des univers de jeux où ils se sentaient différents, à l’aise, dans un autre monde, pas celui du jugement auquel ils sont confrontés habituellement. On s’en rendu compte que cette technologie pouvait vraiment aider.

On va pouvoir aussi développer l’empathie, vu que l’on sera à l’intérieur de bulles numériques où l’on pourra éprouver des situations intenses. Pour prendre un exemple parlant, à la COP21, des responsables importants de plusieurs pays ont pu « voir » comment vivait un réfugié syrien dans un camp. Assis sur un siège, avec un casque, immergé avec une vision à 360°, on est mis en présence avec personnes blessées qui nous interpellent, etc. Il y a là une « réelle » empathie grâce à la réalité virtuelle. Après cette expérience, on ne peut pas penser pareil, on ne peut pas avoir le même « regard » sur cette situation. Je suis persuadé que la Réalité Virtuelle est l’exemple et la preuve que notre culture va changer par le digital. Il ne faut pas que cela se résume à un petit film divertissant, mais qu’elle nous apprenne des choses et qu’elle nous élève.

Quelles sont  les contraintes et problématiques posées par la réalité virtuelle ?
Tout d’abord, il faut dire que les technologies sont encore un peu rudimentaires et cela entraîne notamment un effet « gerbatif », des nausées liées au mouvement pour 60% du public. Pour eux, la durée moyenne supportable d’un film est de 2 minutes. Les 40% restant allant jusqu’à 15 minutes. De fait, les films sont courts, mais plus la technologie évoluera, plus la durée va augmenter. Ensuite, la narration dans le virtuel change tout. D’habitude on a un 4/3e ou un 16/9e devant nous, avec un hors champ qui permet à l’imagination de jouer librement. Avec le virtuel, à 360°, il n’y a forcément plus du tout de hors-champ. Plus question de jouer avec. C’est impossible. Nous sommes au cœur d’une bulle, virtuelle, où le spectateur peut regarder absolument partout. Il faut guider la personne à l’intérieur. Il faut raconter une histoire, et il faut que ce soit logique.

Donc, en premier il y a une histoire, du visuel, et le son qui joue beaucoup aussi (notamment grâce à la spatialisation). On guide la narration par l’action et le son. Mais on sait qu’il y a 20% de déperdition : même si l’action est à tel endroit, certains auront le regard fixé sur un autre point, dans ce qui était auparavant le hors-champ. Et c’est cela qui est compliqué. Il y a quelques personnes comme Balthazar Auxietre de Innerspace VR ou Antoine Cayrol de Okio-Studio qui s’intéressent de près à cette problématique de la narration et du hors-champ pour la réalité virtuelle. Enfin, il y a une étude faite par Standford, reprise par Chris Milk (un peu le pape de la réalité virtuelle, il a fait les plus beaux films) qui souligne qu’un reportage sur écran s’inscrit comme une information pour le cerveau, alors qu’une expérience vécue — y compris une situation vécue dans le virtuel — s’inscrit comme souvenir dans le cerveau… Par conséquent, l’impact de la réalité virtuelle sur nos consciences est 6 fois plus fort qu’une simple vidéo !

Comment voyez-vous la suite, l’avenir de la réalité virtuelle ?
Il faut préciser que Horam\VR est dédié à la VR, mais nos autres activités sont faites sous d’autres noms. Aujourd’hui, nous sommes plus un lab de R&D, essentiellement sur la Réalité Virtuelle donc (c’est ce qui fait principalement notre chiffre d’affaires), mais aussi sur la Réalité Augmentée et l’Intelligence Artificielle. Par exemple, nous programmons le « cerveau virtuel » de NVIDIA pour essayer de mettre au point l’œil de l’Intelligence Artificielle. Nous travaillons aussi sur la robotique. Et depuis six mois, nous avons aussi abordé la neuro-science. En terme d’application, par exemple, c’est un casque avec des capteurs et un paramétrage qui permettent de faire décoller et piloter un drone par la pensée… En fait, c’est simple. Il suffit de mapper le champ d’activité cérébrale et de l’interpréter pour traduire ça en commande.

Ce qui est important pour moi, c’est de rendre l’innovation « digeste ». Et pour ce faire, il faut sortir des niveaux de conscience actuels qui ne permettent pas de se réconcilier avec la robotique et l’Intelligence Artificielle. Nous avons tous vu Terminator… Je voudrais que l’on sorte de ce regard-là, que l’on s’éduque à l’innovation, que l’on accepte les nouvelles technologies. Personne n’a envie, par exemple, d’avoir un implant Google… Par contre, si demain un implant permet d’apprendre l’anglais plus facilement, beaucoup de gens vont changer d’avis… Je suis persuadé que nous aurons ce genre de supports, d’aides artificiels, même si cela n’est pas possible de se le représenter encore. Demain, la puissance des CPU sera dix fois plus puissante que notre cerveau. Petit à petit la puissance va augmenter et, de fait, notre niveau de conscience aussi : la fameuse Loi de Moore et l’échelle de Hawkins. Et la réalité virtuelle, pour moi, est une étape pour accélérer l’augmentation du niveau de conscience de l’humanité.

 

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet-septembre 2016

Photos: D.R.
> www.horamvr.com

Exposer des « zombies »

Pourquoi le Net Art, l’art du réseau, devrait se séparer de l’art contemporain avant de l’épouser. Exposer, médier et conserver le Net Art sont réductibles à un unique problème : son éphémérité. La question est de savoir s’il faut sauver quelque chose de cet art et, si oui, ce qu’il faut en sauver. 

Les Net artistes voient dans l’Internet la possibilité de montrer leurs travaux sans passer par la médiation du monde de l’art traditionnel. Par définition, le Net Art fusionne les média de la création et de l’exposition — qui est dans le même temps un médium politique, économique et culturel : l’œuvre réalisée avec le réseau est montrée sur le réseau et pour le réseau (1). Dès son origine, l’Internet est, pour les Net artistes, synonyme de liberté d’expression, de relation directe au public, d’indépendance à l’égard des mécanismes du marché de l’art, de renversement de la position de l’auteur, d’actions communes, collectives et plus ou moins anonymes… La mémoire du Net Art se confond alors avec les cultures numériques. Ainsi le Net Art s’est-il construit contre l’institution de l’art — qui le lui a bien rendu (2).

Capture d’écran de la vidéo de présentation de l’Exposition net.art / Painters and Poets à Ljubljana (19 juin – 31 août 2014) (curateurs : Vuk Ćosić & Alenka Gregorič). Photo : D.R

Parallèlement, dès les débuts du Net Art, les artistes et les théoriciens ont cherché à montrer l’art du réseau ailleurs que sur l’Internet. Il existe quelques stratégies remarquablement bien pensées, comme les webjays d’Anne Roquigny, les  speedshows du F.A.T. Lab, ou l’exposition récente net.art / Painters and Poets à Ljubljana (Vuk Ćosić & Alenka Gregorič) qui résume à elle seule les différentes stratégies  d’exposition du Net Art : accès aux œuvres via des postes informatiques (Documenta X, 1997), routeurs WiFi (XPO Gallery, 2014), encadrements de captures de sites de Net Art (Daniel Garcia Andujar, 1999 et Per Platou, Written in Stone – a net.art archaeology, Oslo, 2003), vidéo et installations… Au-delà d’un certain désir d’aller porter le Net Art dans des milieux qui en ignorent tout, ces dernières traductions de l’art du réseau dans l’exposition travaillent à son intégration dans l’art contemporain.

Net Art et art contemporain
Or, le Net Art a-t-il son avenir dans l’art contemporain ? C’est en tout cas la stratégie retenue par bon nombre d’artistes du réseau aujourd’hui regroupés sous le nom d’art post-Internet (3). Contrairement au Net Art qui fonde sa pratique sur le flux, l’art Post-Internet, partant de l’idée que l’Internet irradie tous les autres media, fige son flux temporel dans des objets conformes au marché traditionnel de l’art (photographies, sculptures, installations, vidéo, mais aussi URL, etc.). L’artiste bénéficie ainsi des avantages liés au monde de l’art : une rémunération en tant qu’auteur; une visibilité plus efficace que s’il était resté au sein d’un réseau noyé par les multiples productions des artistes professionnels et amateurs du réseau; l’illusion de voir son nom peut-être un jour inscrit dans le panthéon des artistes immortels. Mais que faire alors de ces œuvres restées au sein du flux et en dehors de tout objet ? Faut-il donc qu’elles courent elles aussi après le white cube ?

L’avenir du Net Art : produits dérivés ou arts dans l’espace public ?
Les deux forces du Net Art sont aussi ses faiblesses. Il est éphémère, en raison de l’obsolescence du hardware et du software (logiciels, navigateurs, etc.). D’autre part, son accès est indifférencié (il ne serait rien sans la « culture ouverte »). En résumé, deux bêtes noires de l’art contemporain. C’est pour cette raison que le Net Art est devenu post-Internet, qu’il a commencé à produire des objets à tirage limité (des impressions, des routeurs par exemple) ou des produits dérivés, dans le droit fil du capitalisme culturel cinématographique. Cette pratique conduit naturellement à la signature, aux droits d’auteur, à une relation au public médiée par le marché… Ne peut-on pas imaginer un autre monde de l’art qui corresponde enfin au Net Art, à d’autres stratégies, qui ne l’aurait pas contraint à sortir du réseau ?

Imaginons par exemple que l’argent de l’art considère la création, non comme un investissement, mais comme une perte, à l’image de l’éphémérité et de la gratuité du Net Art. Avec ce mode de consommation, la dépense disparaît en même temps que sa consommation culturelle. C’est d’une certaine manière ce qui advient lorsque l’on va au théâtre ou quand on assiste à une performance. De ce à quoi nous avons assisté, nous ne conservons que le souvenir. Il faudrait alors que, partout où le théâtre est subventionné par les puissances publiques, ces dernières financent aussi l’Art Internet, moins sans doute du côté du cinéma que du côté d’un art qui, sous le nom d’un art de l’espace public, regrouperait par exemple les arts de la rue et l’art du réseau. Dans cet art, la jouissance esthétique et la puissance symbolique liées à l’œuvre ne résident pas dans la possession et la pérennisation, mais dans le don de l’œuvre, sa perte ou son recyclage.

Capture d’écran de la vidéo de présentation de l’Exposition net.art / Painters and Poets à Ljubljana (19 juin – 31 août 2014) (curateurs : Vuk Ćosić & Alenka Gregorič). Photo : D.R

Faut-il sauver le Net Art et, si oui, comment ?
Ce qui fait œuvre dans le monde de l’art contemporain de plus en plus saturé d’artistes et d’objets n’est pas seulement le moment de son instauration ni le moment de sa monstration, ni encore son achat, mais surtout la décision de sa conservation et de sa restauration. Parmi les différents moyens de conservation des œuvres numériques, la ré-interprétation, défendue par « la théorie des médias variables », qui consiste à faire passer une œuvre de son médium obsolète à un médium actuel, permet à l’œuvre d’être toujours « à jour » pour les besoins de l’exposition et des collections. Cette théorie dualiste (car il lui faut distinguer le matériel de l’immatériel de l’œuvre) entre en contradiction avec sa visée. Car si l’on peut vouloir une métempsycose de l’œuvre, il n’en existe pas à ce jour de possible pour les artistes. Mortels, ils ne pourront éternellement accompagner les réinterprétations, à moins qu’on ne les dépossède de leur œuvre après leur mort…

Mais, au-delà de cela, si cette méthode peut s’avérer pertinente pour des installations (4), elle n’a guère de sens concernant le Net Art. Les écritures du Net Art tirent leurs effets esthétiques de leur relation avec leur écosystème médiatique — technologique et industriel. Durant les dix premières années du Net Art, tel hack répondait à l’émergence d’une innovation industrielle (cf. uebermorgen.com), telle action à la bulle Internet (cf. etoy.com), telle production au cyberféminisme (cf. VNS Matrix)… Ces écosystèmes ayant partiellement disparu, une réinterprétation de ces œuvres nécessiterait d’en faire des entièrement nouvelles. Enfin, les productions de Net Art demeurent à l’image de leur médium : elles sont en réseau. S’il faut les sauver, ce n’est pas individuellement, selon le couple traditionnel conserver/montrer, mais comme les éléments d’un écosystème, dont l’institutionnalisation de la mémoire garantira leur pérennité.

L’Internet est une succession de média morts. L’obsolescence y frappe aussi vite que l’émergence. En quelques années, ses productions deviennent des zombies illisibles, qui ne laissent derrière eux que traces, récits et documents épars. S’il faut pérenniser les productions du Net Art, ce n’est pas en les traitant comme des œuvres d’art contemporain — en les restaurant tous les dix-huit mois, ou en les travestissant pour l’argent de l’art —, mais en intégrant ce qu’il y a en elle de proprement numérique : elles sont des écritures éphémères, des textes écrits en code-machine et en code-réseau (nous voici ici encore proche du théâtre). Cela revient à accepter un jour l’illisibilité du texte et la destruction de sa machine de lecture. Cela revient à penser le désir d’éternité autrement.

Quand le laboratoire PAMAL propose l’idée d’un second original conservant la machine d’origine et le code-machine de l’œuvre — devenue archive — accompagnée d’une documentation (entretien de l’artiste, témoignages sur les usages, etc.) (5), c’est pour accueillir et non lutter contre l’éphémérité de l’œuvre. Il reste maintenant à leur trouver un cimetière digne, visitable par le plus grand nombre. Ce ne sera sans doute pas un musée d’art contemporain — car pourquoi déciderait-il de stocker et de préserver des textes et des machines de lecture au regard de leur valeur dans le marché de l’art. Ne serait-il pas plus cohérent que ce soit un lieu déjà en charge des archives de l’écrit ?

Emmanuel Guez
(artiste et chercheur)
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Laforet (A.), Le net art au musée. Stratégies de conservation des œuvres en ligne, L>P, Questions théoriques, 2011.
(2) Cf. Lambert (N.), « Internet Art versus the institutions of art », in Art and the Internet, Black Dog Publishing, 2013.
(3) Cf. Olson (M.), « Post-Internet, Art after the Internet » (2011), in Art and the Internet, op.cit.
(4) Cf. L’exposition « Seeing Double : Emulation in theory and practice », Ippolito / Jones, N-Y-C, 2004.
(5) Cf. Broye (L.), « Projet H.A.L 8999, Save our bit ! », dans ce numéro.

Interview du Dr Michael John Gorman

Michael John Gorman est le directeur de Science Gallery International, une  initiative créée grâce au soutien de Google et visant à développer un réseau global pour attirer de jeunes adultes vers la science, la technologie et l’art.

Depuis 2007, année où il l’a fondée, il dirige la Science Gallery au Trinity College de Dublin (TCD), un espace culturel innovant tissant des liens entre l’art et la science. Il est aussi Professeur associé adjoint d’Ingénierie et de Science Informatique au Trinity College de Dublin et directeur de l’Idea Translation Lab au TCD, une collaboration entre le Trinity College et la Harvard University, encourageant l’innovation trans-disciplinaire chez les étudiants. Il est aussi coordinateur du StudioLab, un important projet européen reliant l’art, la science et le design expérimental. Il a été professeur de  »Sciences, Technologie et Société » à l’Université de Stanford et a obtenu des bourses d’études post-doctorales de la part des Universités de Harvard, de Stanford et du MIT.

Faber Futures par Natsai Chieza, dans le cadre de GROW YOUR OWN, à la Science Gallery

Faber Futures par Natsai Chieza, dans le cadre de GROW YOUR OWN, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

Pourriez-vous m’aider à définir la Science Gallery d’aujourd’hui, en dehors du langage et des communiqués de presse officiels ? La Science Gallery est un centre d’exposition, sans être à proprement parler une galerie d’art ou un lieu dédié aux médias. On pourrait dire que c’est à un endroit pour des expositions scientifiques, mais c’est bien plus que ça. C’est aussi un centre éducatif, sans être une école officielle ni un labo média qui accueille des  ateliers et des séminaires. Il s’agit aussi du centre névralgique d’un réseau global. Comment cette structure fluide permet-elle à la Science Gallery d’être unique, d’œuvrer avec les artistes et les étudiants d’une part tout en attirant par ailleurs les investisseurs industriels ?
Nous concevons la Science Gallery comme un lieu où les idées se rencontrent, un genre d’accélérateur de particules provoquant des collisions entre individus issus de différentes disciplines, un espace de sociabilité pour de conversations créatives et critiques au-delà des frontières. Nous trouvons que des thématiques vastes comme INFECTIOUS (contagieux) ou STRANGE WEATHER (étrange climat) rassemblent naturellement les artistes, les scientifiques, les ingénieurs, les médecins, les entrepreneurs et les étudiants à travers de nouvelles formes de conversations. Laissez-moi vous donner un exemple : pour notre projet INFECTIOUS, nous avons invité des immunologues et des épidémiologistes, mais aussi des économistes qui travaillent sur les paniques bancaires et des personnalités des médias viraux comme Jonah Peretti et Ze Frank de Buzzfeed.

Nous avons mené des expériences de recherche sur le public lui-même, dont une simulation numérique d’épidémie menée en collaboration avec la Fondazione ISI à Turin, qui a débouché sur la publication des conclusions de la recherche, mais a également permis à des artistes d’explorer le phénomène de la contagion. Lorsque nous développons un thème, il fonctionne comme un entonnoir à idées géant, attirant de nouveaux projets, des commandes, des projets d’étudiants, des expériences de recherche et des propositions pour des ateliers et des événements. Une thématique spécifique donnera l’idée de faire appel à de potentiels collaborateurs industriels. La souplesse de la Science Gallery signifie que tout s’y déroule en perpétuel mouvement et que nous sommes capables d’aller puiser dans les problématiques du moment et d’aborder en temps réel l’actualité de la science et de la technologie.

Counter par Anthony Murphy as part of ILLUSION, à la Science Gallery

Counter par Anthony Murphy as part of ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

La Science Gallery est l’un des premiers et des rares centres d’art soutenu par un réseau de partenaires qui ne soient ni des institutions, ni des organismes de financement, mais des entreprises et des industries privées. La Science Gallery organise des expositions et génère un large éventail d’initiatives tournées vers l’extérieur, faisant appel à d’autres lieux, centres, labos, universités, reposant sur des financements d’acteurs majeurs comme  Google, Deloitte, Icon, la NTR Foundation et Pfizer. Quel est leur modèle économique ? Pourquoi investissent-ils dans des territoires aussi liminaires que la culture et l’art ? Quel est le plus grand retour par rapport à leur contact avec le réseau artistico-culturel de la Science Gallery ?
Le lien entre l’industrie privée et le territoire à la croisée de l’art, de la science et de la technologie ne date pas d’aujourd’hui. Au sein des Bell Labs, dans les années 1960s, les artistes pouvaient soulever des questions relatives à la technologie émergente qui allait repousser les limites du techniquement possible, menant aux expériences de l’E.A.T. qu’Arthur Miller décrit dans son nouveau livre Colliding Worlds. En ce moment, des artistes du numérique comme Scott Draves et Aaron Koblin travaillent chez Google, lequel accueille également SciFOO et d’autres manifestations qui rassemblent des artistes, des scientifiques et des passionnés de technologie. La motivation qui pousse les entreprises à s’impliquer provient en partie de l’objectif égoïste de développer, à long terme, leurs propres « pompes à talents » recherchant des employés plus souples, plus créatifs et, d’autre part, de la responsabilité sociale des grandes entreprises, une forme de rétribution à la communauté.

Les entreprises retirent plusieurs bénéfices de leur proximité avec la communauté créative et la communauté de recherche qui circulent ensemble à la Science Gallery. Il faut souligner que la Science Gallery n’est pas une entité autonome, mais une « membrane poreuse » reliant un pôle de recherche à la ville, facilitant des types de connexion moins formels entre les entreprises et l’université dédiée à la recherche et ses étudiants. Ces aspects sont souvent bien plus important que les bénéfices de type plus « transactionnels » comme l’utilisation d’une image ou d’un espace. À long terme, le rôle de la Science Gallery en tant que plateforme publique dédiée à l’engagement et à l’innovation évolue. Je suis sûr que la valeur que les sociétés obtiennent grâce à l’accès anticipé aux nouvelles idées et aux participants de la galerie est en passe de devenir l’avantage majeur, sur la durée, pour les entreprises concernées.

The Invisible Eye d'Alistair Burleigh et Steph Tyszka, dans le cadre d'ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College

The Invisible Eye d’Alistair Burleigh et Steph Tyszka, dans le cadre d’ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

En 2011, vous avez reçu un cadeau de Google : le lancement du Global Science Gallery Network – un réseau de huit répliques de la Science Gallery,  développé en partenariat avec des universités de premier plan dans des centres urbains du monde entier à l’horizon de 2020. Après Dublin et Londres, d’autres lieux comme New York, Bangalore, Singapour et Melbourne s’ajoutent au réseau. Pourriez vous m’en dire davantage sur le Global Science Gallery Network ? Quels peuvent être les avantages communs, d’un point de vue culturel ou économique sur la chaîne étudiants/artistes/industries ? Pourriez-vous me donner un exemple ou un scénario susceptible de se réaliser… ?
La vision du Global Science Gallery Network est née de l’intérêt porté par les universités au  modèle de notre Science Gallery en tant que nouvelle approche de l’engagement et de l’innovation publics trans-disciplinaire. L’idée est que chaque galerie génère différents programmes, ateliers, événements et expositions puisant dans son contexte artistique et scientifique local et que quelques-uns puissent être partagés à travers notre réseau. Nous sommes très enthousiastes à l’idée d’une disparité d’emphase dans les différentes galeries, par exemple celle prévue pour le King’s College, à Londres portera davantage sur des questions de la santé et de systèmes de soins.

À plus d’un titre, sur le plan pratique, un réseau de galeries liées aux universités tombe sous le sens. Par exemple, au lieu que la galerie de Dublin ait à développer quatre expositions de A à Z chaque année, elle pourra se consacrer à deux thèmes majeurs par an, qui tourneront à travers le monde, tout en accueillant deux ou trois expositions d’autres membres du réseau. Par exemple, Londres et Bangalore pourraient s’intéresser en même temps à un thème tel que le SANG et décider de développer un projet commun, en mutualisant les chercheurs, les artistes et les designers dans les deux villes. 



À ce sujet, toutes vos présentations et expositions opèrent à la lisière subtile entre l’art, le design et la recherche scientifique. Quelle importance revêt l’idée de transdisciplinarité en termes de relation entre, d’un côté, le financement public et, de l’autre, les investisseurs privés ainsi que le public des expositions, les artistes et les scientifiques qui travaillent ensemble ? Là encore, comment les sujets/titres de ces expositions sont-ils choisis en fonction d’une nouvelle idée de la culture qui parait souvent éloignée des standards du marché de l’art contemporain ou de la  recherche scientifique ?
Pour les non-initiés et pour des raisons légèrement différentes, le marché de l’art contemporain et la recherche scientifique d’aujourd’hui paraissent très hermétiques. Lorsque nous recherchons un thème pour un projet à la Science Gallery, nous essayons d’identifier des sujets qui rassemblent différents types de praticiens — des scientifiques, des artistes, des designers, des architectes, des ingénieurs, etc. — pour explorer des zones d’intérêt commun, de sorte que le langage utilisé ne se cantonne pas à un seul champ. Des thématiques comme INFECTIOUS, STRANGE WEATHER or FAIL BETTER  (contagieux, étrange climat ou mieux échouer) sont puissantes — elles permettent les contributions de divers domaines et ouvrent la conversation à ceux qui se situent en dehors des mondes de la recherche ou de l’art contemporain. Tout en rassemblant des praticiens créatifs, les thèmes des expositions doivent aussi avoir du sens pour notre public cible, constitué en majorité de jeunes adultes.

Typographic Organism d'Adrien M et Claire B, dans le cadre d'ILLUSION, à la Science Gallery

Typographic Organism d’Adrien M et Claire B, dans le cadre d’ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

La Science Gallery s’inscrit dans plusieurs réseaux de la Communauté européenne, comme le StudioLab, Places City Partnerships (CPs) et KiiCS.  »Pépinière » semble être le maître-mot en ce qui vous concerne : un processus à travers lequel des investisseurs industriels et privés sont mis en réseau avec des artistes, des scientifiques, des chercheurs, des designers, des universitaires, des étudiants ou des amateurs pour travailler ensemble, accompagnés de formateurs, pour surmonter les obstacles conventionnels et institutionnels. Quels sont les avantages et les risques d’un tel modèle de production d’un objet d’art/de culture ? Pourriez-vous m’éclairer au sujet des processus créatifs et productifs à travers un exemple concret ?
D’ordinaire, la notion de pépinière implique l’apport de certains types de soutiens dans la phase de démarrage des projets. Dans le monde de la technologie, ces apports comprennent souvent une aide financière modeste, l’accès à des experts, la mise à disposition d’espaces partagés de travail et l’accès à de potentiels investisseurs. Dans le milieu des start-ups technologiques, il est bien connu que celles-ci doivent faire appel à des équipes interdisciplinaires (constituées d’ingénieurs et de designers). Ces dix dernières années, un certain nombre de « pépinières culturelles » ont vu le jour, réunissant des équipes interdisciplinaires à travers de nouvelles collaborations. Ce phénomène peut conduire à la création de nouveaux projets artistiques, mais aussi à de nouveaux projets sociaux ou produits commerciaux et de nouvelles recherches scientifiques.

Parmi elles on trouve des programmes de résidence comme SymbioticA, en Australie, Ars Electronica FutureLab à Linz, Le Laboratoire à Paris, MediaLab Prado à Madrid et, bien entendu, la Science Gallery. Tous abordent la notion de pépinière  de manière légèrement différente — des formats spécifiques d’ateliers, des structures de résidences, des processus de sélection, des opportunités d’investissement et ainsi de suite. À la Science Gallery nous nous sommes rendu compte que nous disposions d’une chose exceptionnelle pour une pépinière de technologie. Il s’agit des 350,000 visiteurs qui passent chaque année par le centre et se confrontent à de nouvelles idées, qu’il s’agisse d’oeuvres d’art, d’expérimentations de recherche, de prototypes ou de designs spéculatifs.

Ceci représente une incroyable opportunité d’exploiter les réactions du public à un stade précoce des projets. Il me semble que nous commençons tout juste à exploiter ce potentiel d’évaluation et à apprendre les uns des autres tandis que nous testons différents modèles. Le processus de pépinière est souvent moins formel et moins linéaire. Par exemple un prototype destiné à la désinfection solaire de l’eau, développé par des étudiants en ingénierie du Trinity College, a été montré dans le cadre de notre exposition SURFACE TENSION : The Future of Water. Un code QR au dos du projet permettait aux spectateurs de le financer de manière participative. Ils ont recueilli plus de 25.000 euros grâce à leur campagne de financement participatif et ont ainsi pu mettre le dispositif en œuvre dans trois villages du Kenya. Le type de soutien qui convient à des projets artistiques n’est pas forcément adapté à de nouveaux produits ou expériences de recherche. Parfois, l’accès aux laboratoires et aux chercheurs, le financement et l’exposition jouent un rôle tout aussi important.

Helen Pynor réanime un cœur pour The Body is a Big Place au vernissage d'OSCILLATOR, à la Science Gallery

Helen Pynor réanime un cœur pour The Body is a Big Place au vernissage d’OSCILLATOR, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

Prenons enfin l’exemple des Cool Jobs. Il s’agit d’un événement de réseautage qui met en relation des étudiants, des artistes, des investisseurs et des entreprises, la création de liens entre l’éducation et l’industrie en insistant sur les approches créatives dans les deux domaines. Quelle est l’importance de ces moments où différents acteurs peuvent se rencontrer, partager des idées et des projets et comprendre comment travailler ensemble ? Comment les plateformes Internet peuvent-elles contribuer à ce processus et comment les jeunes étudiants, artistes et designers seront-ils capables de gérer d’éventuels risques de copyright concernant leurs œuvres, leurs idées et leurs créations ?
Les sessions et ateliers au cours desquels les idées peuvent être développées et prototypées dans un milieu propice sont extrêmement importants. La Science Gallery ne prétend à aucun droit sur la propriété intellectuelle des idées développées par des artistes ou des scientifiques en son sein – les auteurs conservent l’entière propriété intellectuelle de leurs projets, nous avons juste le droit de montrer les œuvres. Nous trouvons important de sensibiliser les élèves qui travaillent sur des projets de collaboration à la propriété intellectuelle. Il est intéressant de voir les différentes « pépinières culturelles » adopter des philosophies différentes autour de cette question. Certains de nos collaborateurs sont d’ardents défenseurs d’une approche en  »open source », alors que d’autres sont très axés sur des créations garantissant la propriété intellectuelle  par le biais de brevets.

Je pense que pour tout atelier ou session où les nouveaux projets et idées font l’objet de discussions, la chose la plus importante est de déterminer très clairement à l’avance les règles de participation. J’aime le concept de « FrienNDA » [NDA : Non Disclosure Agreement, accord de non-divulgation en français, NdT] de Tim O’Reilly  qui consiste à traiter l’autre en tant qu’ami et de ne pas divulguer des idées qui pourraient être confidentielles sans demander sa permission. Je pense aussi que la formation des étudiants dans le domaine de la propriété intellectuelle est une part importante de notre mission. En termes de collaboration en ligne, pour être honnête, la plus grande force de la Science Gallery réside dans l’interaction en face à face. Jusqu’ici nous avons eu un succès limité avec des projets de collaboration purement en ligne, même si la possibilité de combiner les informations en ligne et hors ligne sur les projets en phase de démarrage est un sujet sur lequel nous réfléchissons en ce moment.

La Science Gallery n’est pas une pépinière spécialisée dans le capital-risque ou les technologies… Mais nous faisons partie d’un écosystème qui comprend, en plus de l’université et de la communauté artistique, la communauté des start-ups de technologie de Dublin, des multinationales, des pépinières et des investisseurs. Pour nous, il est important de participer en tant que plateforme et de connecter des projets qui présentent des potentiels de développement, de mettre en relation les participants avec des mentors et des investisseurs potentiels. Nous aimons évoluer dans cet espace d’émergence.

interview par Marco Mancuso
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

> https://dublin.sciencegallery.com/

 

 

la mémoire des arts de la scène au temps du numérique

Documenter les œuvres scéniques et leur processus de création est un enjeu majeur pour les équipes artistiques et les historiens du théâtre. Rekall répond à cette demande qui s’est accrue avec le développement des dispositifs technologiques numériques dans les arts de la scène.

Rekall, capture d'écran.

Rekall, capture d’écran. Photo: © Clarisse Bardiot.

La création numérique et la création scénique  face à leur propre oubli.
Le numérique et les arts de la scène ont au moins un point commun : ils engendrent des documents pour le premier, des œuvres pour le second, qui sont éphémères. L’obsolescence programmée des technologies numériques est le grand paradoxe des campagnes de numérisation — et de conservation — du patrimoine. La perspective d’un « Digital Dark Age », de l’oubli numérique, vaste trou noir de la mémoire contemporaine, rejoint le statut fugitif, volatil du spectacle vivant. Du point de vue de la mémoire des arts de la scène, les technologies numériques font surgir différentes questions : comment s’approprier les archives, comment mémoriser un parcours au sein d’un corpus de documents ? Que peuvent-elles apporter par rapport à d’autres approches comme la notation ou la captation vidéo ? Quel statut accorder aux documents numériques produits pendant le processus de création ? Comment documenter les dispositifs technologiques utilisés dans les spectacles, ne serait-ce que dans le cadre des régies son et lumière ? En quelques mots : quelle(s) mémoire(s) des arts de la scène les technologies numériques proposent-elles ?

Le chantier est vaste, les expériences nombreuses et souvent en cours de développement. Leur prolifération relève d’une préoccupation grandissante pour la mémoire, pour les traces, mais aussi pour la transmission et la compréhension du processus de création. Cette effervescence se propage auprès des institutions en charge de la mémoire du théâtre, des lieux qui mettent à l’affiche les « reprises » d’œuvres anciennes (reenacment), mais aussi et surtout des artistes, des chercheurs, du public. Depuis le milieu des années 2000, les initiatives de documentation des arts de la scène avec des technologies numériques se multiplient : capture du mouvement à même le corps des danseurs, bases de données consultables sur Internet, outils d’annotation vidéo des captations et des répétitions, génération de partitions, etc. Des outils spécifiques mis à disposition sur des plateformes en ligne permettent d’analyser les archives, de les confronter, de tisser des liens sémantiques entre de multiples documents. Cet aspect est au cœur d’un programme européen, ECLAP (e-library for performing arts) (1).

ECLAP réunit de nombreuses institutions européennes consacrées aux arts de la scène, contribue à la numérisation de leurs fonds (aujourd’hui plus d’un million de documents, reliés à la bibliothèque numérique en ligne Europeana) et propose une série d’outils qui permettent à chacun d’enregistrer son propre parcours et d’annoter les documents sélectionnés via l’application MyStoryPlayer. Une autre initiative, en Angleterre, propose de créer des carnets de notes personnalisés à partir d’un fonds d’archives disponible sur Internet : le Digital Dance Archives réunit différentes collections du National Resource Centre for Dance (NRCD) (2), dont la collection Laban, ainsi que le fonds d’archives de la chorégraphe Siobhan Davies. Des vidéos, mais aussi des photographies, des dessins, etc. sont accessibles au public. Les documents retenus par chaque personne peuvent être annotés, classés et partagés.

Parmi les expériences menées, nombreuses sont le fait de chorégraphes, ou encore d’équipes de recherches associées à un artiste. Citons, de manière non exhaustive : Emio Greco, Siobhan Davies, Wayne McGregor, Steve Paxton, Pina Bausch (via le programme d’archivage de sa fondation), Jan Fabre, Deborah Hay, Bebe Miller, Thomas Hauert. Et bien sûr William Forsythe dont les projets pionniers sont devenus des références incontournables (3) : Improvisation Technologies, Synchronous Objects et Motion Bank embrassent une réflexion conduite sur vingt années, de 1993 à aujourd’hui (4). Quelques personnes, tels le chercheur Scott deLahunta ou encore le concepteur multimédia Chris Ziegler circulent d’un projet à l’autre, disséminant réflexions, expérimentations et bonnes pratiques. Au-delà de la diversité des partis-pris, ces projets ont pour point commun la création de ressources chorégraphiques du point de vue de l’artiste, avec la prise en compte de son processus de création. Autrement dit, l’objectif n’est pas de trouver un modèle unique pour documenter toutes les démarches artistiques, mais de partir de la pratique propre à chaque chorégraphe pour développer une documentation spécifique.

Synchronous objects for One Flat Thing, reproduced by William Forsythe, site Internet, 2009, objet « The Dance », capture d’écran. Photo: D.R.

Conserver les archives pour transmettre et recycler.
Autre préoccupation partagée : il ne s’agit pas tant de documenter pour laisser une trace que de documenter pour transmettre la danse vers d’autres danseurs, voire engendrer de nouvelles œuvres. Comme le constate Scott deLahunta, ces artistes [Siobhan Davies, Emio Greco, Wayne McGregor et William Forsythe] et les organismes qui ont été construits autour d’eux ont commencé à penser, ou à repenser dans certains cas, comment créer, gérer et disséminer leurs ressources chorégraphiques. L’objectif de ces nouvelles considérations oscille entre la constitution d’une archive et la réutilisation de ces ressources dans leur œuvre (5). D’une logique de conservation à un principe de recyclage, la temporalité de l’archive est remise en question : au catalogage, à la fixation des traces d’une œuvre qui a eu lieu (traces qui privilégient souvent les documents écrits), on substitue la collecte d’éléments très divers pour être à même de les réinjecter dans le processus de création.

Ce faisant, la notion même d’archive est à reconsidérer. Dans un article intitulé What if This Were an Archive  ? (6), la spécialiste de danse contemporaine Maaike Bleeker revient sur Double Skin/Double Mind, une installation interactive dont l’objectif est de permettre au chorégraphe Emio Greco de transmettre à des danseurs les qualités de mouvement propre à son vocabulaire. Un écran vidéo montre Emio Greco expliquant et interprétant des mouvements. Dans l’espace de l’installation, le danseur les apprend en les reproduisant. Un système de reconnaissance lui permet d’avoir en temps réel un retour visuel et sonore sur la qualité de sa prestation. Pour Maaike Bleeker, si cette installation peut transmettre une compréhension de la logique des modalités du mouvement chez Greco, peut-elle également transmettre ses chorégraphies ? Qu’est-ce que cela signifierait ? Et si cela était une archive ? (7). Le numérique fait surgir de nouveaux types de documents, dont la nomenclature même est problématique. Comment nommer l’archive-installation d’Emio Greco ? De quoi est-elle la trace ? De la danse, du mouvement, du processus de création, de la pédagogie ?

Si l’on en revient à des pratiques plus largement partagées par les metteurs en scène et chorégraphes contemporains, force est de constater qu’au-delà de certains discours érigeant le plateau en sanctuaire anti-numérique, une partie du processus de création — plus ou moins importante, plus ou moins avérée et revendiquée — a lieu via les ordinateurs et les réseaux : échanges de mails, traitements de texte, rendez-vous à distance via des dispositifs de téléprésence (voix sur IP), images et vidéos numériques pour rassembler des idées, des pistes de travail, usage des réseaux de partages d’images pour mettre à disposition des documents visuels pour l’ensemble de la compagnie, croquis effectués sur tablette numérique, etc. Au-delà du processus, les œuvres elles-mêmes sont concernées : quasiment toutes les régies son et lumière sont numériques (et l’arrivée de l’éclairage à leds dans les théâtres va encore amplifier le phénomène); de nombreux spectacles font appel à des procédés de régies vidéo (numérique), à des capteurs, voire à des dispositifs plus sophistiqués comme la création de programmes informatiques spécifiques. Dans ce contexte, l’obsolescence rapide des technologies devient extrêmement problématique, à la fois pour les artistes qui doivent pouvoir continuer à faire tourner leurs spectacles, et pour les chercheurs qui souhaitent en analyser les processus de création. Les documents numériques sont alors des traces essentielles pour retracer l’histoire des arts de la scène à l’époque contemporaine.

Rekall, un environnement open source pour documenter, analyser les processus de création et simplifier la reprise des œuvres.
Ces différentes interrogations sont à l’origine d’un projet que je conduis actuellement, en étroite collaboration avec Guillaume Marais, Guillaume Jacquemin et Thierry Coduys (8). La plupart des exemples évoqués ci-dessus ont donné lieu à la création d’interfaces spécifiques à une seule œuvre, non généralisables à d’autres spectacles et qui plus est dans des formats propriétaires (Flash en particulier). Les travaux menés ont engendré des applications (sites Internet, DVD-Rom) et non des programmes. D’où une réflexion menée sur la création d’un logiciel qui puisse s’appliquer au plus grand nombre d’œuvres possible, et qui puisse s’adresser autant aux artistes, à leurs équipes techniques qu’aux chercheurs, aux fonds d’archives et au grand public. C’est ainsi qu’est né Rekall, un environnement open source pour documenter, analyser les processus de création et simplifier la reprise des œuvres.

Bertha Bermudez dans l'installation interactive Double Skin/Double Mind.

Bertha Bermudez dans l’installation interactive Double Skin/Double Mind. Photo: © Thomas Lenden.

Le fonctionnement de Rekall s’articule essentiellement autour des documents de création : croquis de scénographies, commentaires audio, descriptions d’éléments techniques, vidéos, textes, carnets de notes, conduites techniques, patches, captures d’écran de logiciels spécifiques, partitions, photographies, mails… Il permet de structurer plusieurs strates temporelles : celle du processus de création (éclairer par exemple les recherches menées pour tel aspect du spectacle), de la représentation elle-même (voire de ses différentes versions dans le cas d’un work in progress), et de sa réception (par exemple en ajoutant des commentaires audio de la compagnie sur son propre travail, ou bien de spectateurs, ou encore la revue de presse).

L’accumulation des documents est un élément clé du fonctionnement de Rekall. En effet, c’est en analysant ces documents, en les mettant en relation les uns avec les autres et en les plaçant dans des contextes soigneusement choisis (multidimensionnels, temporels ou non) que Rekall parvient peu à peu à révéler des caractéristiques spécifiques à une œuvre donnée. Cette structure ouvre alors un spectre de possibilités analytiques extrêmement important. En partant du principe qu’un processus de création peut être analysé en grande partie par les documents de création collectés (devenus documents d’exploitation pour certains), Rekall se base sur les métadonnées présentes dans chacun de ces documents pour en extraire des informations cruciales (auteur, date de création, lieu de création, mot-clé, etc.), qui sont ensuite utilisées par les outils d’analyse et de représentation de l’information, afin de révéler des comportements créatifs, des usages ou d’autres informations insoupçonnées.

Préserver les composantes technologiques d’un spectacle
Rekall permet de rendre compte des technologies utilisées dans un spectacle et d’en offrir une description pour éventuellement proposer une alternative avec d’autres composantes. Il nous semble en effet primordial de garder la trace la plus précise possible des composantes technologiques d’une œuvre, parce qu’elles sont également porteuses de dimensions esthétiques et historiques, tout en offrant la possibilité de décrire les effets de ces mêmes composantes, dans la lignée de la réflexion sur les médias variables (9). Même si Rekall répond en partie au problème d’obsolescence des technologies (nomenclatures claires, mises à jour des outils embarqués, etc.), il est indispensable que certaines actions de préservation soient réalisées par l’utilisateur. Rekall simplifie cette préservation active en alertant par exemple lorsque la pérennité d’un document est mise en danger par la dernière mise à jour de son logiciel d’exploitation.

Rekall est actuellement en version bêta. La collaboration avec des équipes artistiques dans cette phase d’expérimentation est essentielle. En effet, le logiciel est conçu pour les artistes et leurs équipes techniques afin qu’ils soient à même de documenter leur propre processus de création et les œuvres créées. C’est pourquoi nous nous appuyons sur la collaboration de deux équipes artistiques, en théâtre (Jean-François Peyret) et en danse (Mylène Benoit), en résidence respectivement au Fresnoy et au Phénix scène nationale Valenciennes. Des réunions de travail avec les différents intervenants (techniciens, régisseurs, metteur en scène, chorégraphe, éclairagiste, vidéaste) font partie du processus de conception et développement de Rekall, afin d’ajuster régulièrement le cahier des charges et les spécifications aux besoins des futurs utilisateurs. Plusieurs workshops sont également prévus afin d’évaluer et éventuellement corriger certains aspects méthodologiques, comme le tracking des actions des différents contributeurs à une œuvre, ou encore le choix d’un modèle qui puisse s’adapter à de nombreuses œuvres. En effet, il nous semble que Rekall, conçu à l’origine pour des œuvres scéniques, peut également être utilisé pour des installations plastiques ou dans d’autres contextes.

Clarisse Bardiot
(maître de conférences à l’Université de Valenciennes, spécialiste des arts de la scène à composante technologique, elle est aussi éditrice et galeriste)
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

1) ECLAP, www.eclap.eu (consulté le 01/05/2014).

(2) Digital Dance Archives, www.dance-archives.ac.uk/ (consulté le 01/05/2014).

(3) Pour des articles sur ces différentes démarches, cf. International Journal of Performance Arts & Digital Media, « Choreographic documentation », vol. 9, n°1, 2013. Performance Research, « Digital Resources », 11:4, 2007.

(4) Bardiot (C.), « Une autre mémoire : la chorégraphie des données. À propos des objets numériques développés par William Forsythe (Improvisation Technologies, Synchronous objects et Motion Bank), in Documenter, recréer… Mémoires et Transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines, Les Presses du Réel, à paraître.

(5) Scott de Lahunta et Norah Zuniga Shaw, « Constructing memory : creation of the choreographic resource », in Performance Research, 2007, 11:4, p. 54.

(6) Bleeker Maaike , « What if This Were an Archive? », in RTRSRCH, vol.2, n°2, 2010, p. 3-5.

(7) Ibid., p. 3.

(8) Projet initié et conçu par Clarisse Bardiot, en collaboration avec Buzzing Light et Thierry Coduys. Production Le Phénix scène nationale Valenciennes avec le soutien du Pôle Image Nord-Pas-de-Calais, de la Direction générale de la création artistique — Ministère de la Culture et de la Communication, du Fresnoy, Studio national des arts contemporains et de MA scène nationale — Pays de Montbéliard. Production cofinancée par PICTANOVO avec le soutien du Conseil Régional Nord-Pas-de-Calais, de Lille Métropole Communauté Urbaine, de la CCI Grand-Hainaut, du Centre National du Cinéma et de l’image animée.

(9) Depocas (A.), Ippolito (J.), Jones (C.) (sous la direction de). L’Approche des médias variables. La permanence par le changement. Guggenheim Museum Publications et Fondation Daniel Langlois, 2003. Publié sur Internet : http://variablemedia.net (consulté le 01/05/2014).