LES SOMBRES RÊVES DE LA TECHNOLOGIE
Luttes fratricides entre réalités actuelle et virtuelle dans la série Black Mirror

Schopenhauer considérait dans Le Monde comme volonté et comme représentation que la réalité qui nous entoure n’est rien d’autre que le rêve d’un esprit démoniaque. Le propos extrêmement pessimiste de la série britannique Black Mirror, créée en 2011 par Charlie Brooker et diffusée sur la chaîne Channel 4, a en un sens des accents schopenhaueriens.

Série organisée en deux saisons de six épisodes indépendants, auxquelles il faut ajouter un épisode spécial de Noël (un christmas special dans la tradition des séries anglaises), Black Mirror entend révéler en quoi les avancées technologiques et l’apparition d’une réalité virtuelle de plus en plus présente pourraient, dans un futur si proche que cela fait froid dans le dos, se retourner contre une humanité qui se comporte en démiurge et crée (ou a déjà créé) les conditions de sa propre annihilation. L’être humain s’est toujours efforcé de rêver un monde meilleur et de faire naître les outils nécessaires à améliorer ses conditions de vie. C’est peut-être aujourd’hui la technologie elle-même, à laquelle il est de plus en plus et irrémédiablement dépendant (ces black mirrors des écrans d’ordinateur, de smartphone ou de télévision à l’ère du numérique), qui rêve le monde futur à sa place et l’entraîne dans son inquiétant cauchemar.

Si le premier épisode intitulé National Anthem, dans lequel un terroriste arty enlève un membre de la famille royale, une princesse adorée du grand public, et demande au Premier ministre de commettre un acte zoophile à la télévision en guise de rançon, est le plus connu et a récemment refait parler de lui en raison des révélations sur un moment particulier de la vie personnelle de David Cameron, chaque nouvel épisode de Black Mirror présente un univers dystopique différent dans lequel certaines dynamiques du monde 2.0 contemporain sont exacerbées, souvent en raison de l’invention d’un nouvel outil technologique — à l’image de ces puces permettant d’enregistrer chaque instant de son existence dont sont équipés les personnages du troisième épisode de la première saison, ou de ce système permettant de créer des avatars numériques de l’esprit d’un individu dans le christmas special ; avatars pour la plupart destinés à devenir des sortes de lares modernes gérant pour vous votre maison et votre agenda. Comme le résume Charlie Brooker : Chaque épisode a un casting différent, un décor différent, et montre même une réalité différente. Mais ils parlent tous de la façon dont nous vivons aujourd’hui — et de la façon dont nous pourrions vivre dans dix minutes si nous sommes maladroits. Et s’il y a bien une chose dont je suis sûr, c’est que l’humanité est maladroite.

Le tout premier épisode montre bien que l’un des enjeux principaux de Black Mirror n’est pas de développer un discours technophobe ou de condamner les diverses formes de réalités virtuelles présentes dans la société contemporaine, mais de pointer les dangers d’un dérèglement dans les rapports entre actualité et virtualité — et il faut se rappeler avec Deleuze que l’expression « réalité virtuelle » n’est pas oxymorique, contrairement à ce que l’on considère habituellement ; il ne s’agit pas d’opposer la « vraie réalité » matérielle à la « fausse réalité » virtuelle, la réalité virtuelle n’étant que le complément de la réalité actuelle. Deux diagrammes apparaissent sur des écrans télévisés au cours de l’épisode initial, montrant l’évolution de l’opinion publique au sujet de l’attitude à adopter par le Premier ministre face aux demandes du kidnappeur : sur le premier, l’opinion publique s’oppose fermement à l’effectuation de l’acte obscène qui est réclamé ; sur le second, par un effet de vase communicant, les statistiques sont inversées et ceux qui sont interrogés se prononcent massivement pour que le Premier ministre accepte de se prêter à la dégradante relation zoophile.

Les deux diagrammes mettent en évidence le glissement menaçant qui hante la société contemporaine, où l’obscénité physique et matérielle d’un acte peut être gommée sous l’influence d’Internet et des réseaux sociaux, univers de défouloir, de truchement du réel, des identités et des opinions, selon un phénomène par lequel la réalité virtuelle prend le pouvoir sur le monde actuel qui l’a fait naître afin de le mettre à mort, et de mettre à mort avec lui les signes les plus élémentaires d’humanité. Comme pour contrer visuellement, ou du moins retarder la progression de cette menace croissante, le montage fait souvent alterner des séquences montrant le traitement de l’affaire à la télévision et sur Internet avec des séquences montrant la souffrance physique et morale du Premier ministre à mesure que le temps passe, afin de faire surgir le réel corporel et matériel dans toute sa brutalité et de pousser à lire l’épisode comme une véritable tragédie, comme le récit tragique de l’exécution de la réalité actuelle par son double virtuel — et c’est peut-être précisément pour aller dans le sens d’un rapprochement avec la tragédie que le premier épisode, et avec lui pratiquement tous les autres, est divisé en plusieurs parties que l’on doit comprendre comme différents actes d’une pièce de théâtre.

Les personnages de Black Mirror ne cessent de se demander où se trouve la réalité actuelle, quelles sont les marques qui permettent d’identifier un événement ou un élément comme réel et surtout comment arriver encore à provoquer quoi que ce soit de réel, de vraiment réel comme il est dit à un moment. C’est bien cette rupture, cette brèche dans la complémentarité et le rapport de forces entre réalité actuelle et réalité virtuelle qu’explorent la plupart des épisodes, brèche magnifiquement symbolisée par la surface de cet écran se lézardant au générique. Le deuxième épisode de la première saison, Fifteen Million Merits, le plus traditionnel dans son imagerie futuriste, mais non le moins intéressant, dépeint une société dictatoriale dans laquelle la grande majorité des individus vivent comme des esclaves habillés de la même manière et sont contraints de pédaler sans relâche pour produire de l’énergie et obtenir des crédits nécessaires à leur survie.

Ils sont surtout esclaves du monde virtuel qui les entoure en permanence sur de vastes écrans qui tapissent les murs, puisqu’ils possèdent chacun un avatar numérique dont ils peuvent modifier le look en utilisant des crédits, doubles virtuels qui se trouvent ainsi chargés d’endosser pour eux les marques d’une individuation ayant disparu de la réalité actuelle. Le personnage principal cherche à faire voler en éclat l’univers totalitaire dans lequel il vit, en menaçant de se suicider sur le plateau d’une des trois ou quatre émissions de télévision destinées à uniformiser les goûts des esclaves à vélo qui composent la société, c’est-à-dire en menaçant de produire un événement actuel qui pourrait détruire l’univers virtuel médiatico-numérique de simulacre qui se dresse face à lui. Avec une ironie grinçante, il finit par se voir offrir une émission de télévision grâce à laquelle il pourra faire entendre des discours contestataires à sa guise — sorte de génial coup d’échec de la part de la réalité virtuelle qui vide le geste du personnage principal de la possibilité de son actualisation et intègre en elle sa propre critique pour mieux la rendre inoffensive.

En parallèle, le troisième épisode de la deuxième saison, The Waldo Moment, exacerbe certaines implications politiques des rapports de force entre réalités actuelle et virtuelle. Dans une Grande-Bretagne ressemblant à s’y méprendre à celle du début des années deux mille dix, le récit suit une élection à laquelle se présente, en plus des candidats traditionnels de l’establishment politique britannique, un personnage virtuel nommé Waldo, petit ours bleu extrêmement ordurier conçu initialement pour basher les puissants sur un plateau de télévision. D’abord amusé par le projet, le comédien qui se cache derrière Waldo et contrôle ses faits et gestes prend conscience (bien trop tard) de la violence et de l’horreur du populisme sur lequel reposent la candidature et la popularité croissante de la figure virtuelle.

La chaîne pour laquelle il travaille le remplace, ce qui produit une déconnexion dramatique entre le corps du comédien et celui de la marionnette informatique, permettant à Waldo d’acquérir une vie propre, de se libérer des entraves de l’actualité, et, même s’il ne remporte pas les élections, de saper définitivement les fondements du discours politique. Au fil de l’épisode, l’image de la figure virtuelle est de plus en plus monstrueuse : d’abord minuscule sur les écrans du plateau télévisé, elle est énorme lors des séquences montrant la campagne, où elle occupe toute la surface latérale d’une camionnette recouverte d’écrans plats, pour finir par être gigantesque lorsqu’elle apparaît reproduite sur plusieurs avions. Visuellement, elle donne ainsi l’impression de dévorer tout ce qui l’entoure, de s’adonner à un festin par lequel c’est avant tout la réalité actuelle qu’elle phagocyte, pour faire basculer le réel dans un univers où tout élément est destiné à devenir blague virtuelle, simulacre, et à perdre toute possibilité d’avoir encore un sens.

Shakespeare faisait dire à l’un des personnages de As You Like It que All the world’s a stage, And all the men and women merely players, phrase qui défend un lien indestructible entre la réalité actuelle qui nous entoure et la réalité virtuelle qui se dresse sur scène. Certains personnages de Black Mirror, à commencer par le comédien de The Waldo Moment constatent avec stupeur que le monde virtuel est devenu une scène de théâtre sur laquelle se joue une version farcesque de la vie actuelle, version farcesque qui vise au final à travestir et à détruire la vie actuelle. La série produit implicitement un commentaire pessimiste de la formule shakespearienne en l’appliquant à notre société 2.0. En effet, pauvres de nous si le monde ne devient que la scène de théâtre virtuelle sur laquelle se déroule une représentation grotesque et hideuse de la vie elle-même et si nous ne pouvons échapper au fait d’en être les players, à la fois acteurs et joueurs !

Ce n’est peut-être pas par hasard qu’il est fait référence à la série Downton Abbey (Julian Fellowes, ITV1, 2010-2015) dans le premier épisode et que des acteurs de Downton Abbey (dont Jessica « Lady Sybil » Brown Findlay) jouent dans Black Mirror. Les deux séries reposent sur des miroirs temporels inverses. Avec Downton Abbey, la Grande-Bretagne actuelle contemple son passé à travers un miroir extrêmement flatteur, alors qu’avec Black Mirror c’est précisément le contraire. Plus généralement, les questions temporelles sont centrales dans la série créée par Charlie Brooker pour penser de façon complexe le dérèglement des rapports entre réalités actuelle et virtuelle. Commentant les thèses principales de la philosophie bergsonienne, Deleuze établit dans L’Image-temps, deuxième volet de son diptyque sur le cinéma, qu’il existe une relation d’actualité/virtualité entre présent et passé — chacun fonctionnant comme l’actualité ou la virtualité de l’autre. Deux épisodes de Black Mirror, le troisième de la première saison intitulé The Entire History of you et le premier de la deuxième saison intitulé Be Right Back, modélisent de façon deleuzienne la prise de pouvoir de la réalité virtuelle en termes temporels, en ce que les avancées technologiques font à chaque fois disparaître le présent et la possibilité même du hic et nunc.

Dans The Entire History of You, les puces dont sont équipés les personnages leur permettent de revoir de manière onaniste les moments passés et plus heureux de leur existence, en procédant à ce qu’ils appellent des re-do. L’une des scènes les plus frappantes commence par montrer une relation sexuelle passionnée entre l’homme et la femme au centre du récit. Puis, par un jeu de montage, le spectateur comprend que ces images qu’il croyait au présent sont en fait des images passées de leur premier rapport que se repassent les deux membres du couple pour pimenter leur triste et mécanique relation sexuelle présente — les terrifiants yeux blancs des personnages, signes visuels qu’ils procèdent tous les deux à un re-do, fonctionnent également comme les signes d’un présent, d’un être au monde actuel et d’une ouverture à l’aléatoire futur devenus impossibles pour des individus qui se contentent désormais d’une seule expérience satisfaisante et la revivent ad vitam aeternam.

Be Right Back traite quant à lui de la question du deuil en imaginant un logiciel qui glanerait toutes les informations laissées par quelqu’un qui vient de mourir sur les réseaux sociaux et reconstituerait sa voix ainsi que sa façon de parler, jusqu’à ses expressions les plus caractéristiques, offrant la possibilité de lui téléphoner après sa mort — processus censé officiellement accompagner et adoucir le travail de deuil, mais au résultat totalement inverse, puisque la figure féminine centrale finit par sacrifier la réalité actuelle et présente de la mort de son compagnon à l’idée toute virtuelle et contre-nature de sa survie à travers une intelligence artificielle. Comme pour définitivement accomplir ce geste de remplacement de l’actualité présente par la virtualité, le personnage principal accepte la dernière étape proposée par la société d’aide au deuil et commande un robot à l’effigie de son compagnon, se comportant exactement comme lui, auquel il ne manque que des empreintes digitales, c’est-à-dire auquel il ne manque que les signes d’une identité actuelle.

Le robot de Be Right Back étant une version parfaite, bêta et sans défauts du disparu, qui ne s’énerve jamais ou ne connaît jamais de panne sexuelle, il faut comprendre que Black Mirror s’intéresse d’une part à la manière dont la technologie exacerbe les pires défauts de l’humanité, avec les épisodes les plus directement politiques où le monde virtuel des réseaux sociaux sert de défouloir à la haine et la bêtise, et d’autre part à la manière dont elle se révèle également dangereuse lorsqu’elle cherche à créer une version virtuelle et plus parfaite de l’être humain, puisqu’elle entend alors nier l’imperfection individuelle pourtant essentielle à la définition même de l’humanité — et ce précisément parce qu’elle se veut elle-même parfaite.

Les œuvres du vidéaste Jacques Perconte répondent d’une certaine manière aux conclusions pessimistes de Black Mirror en ce que Perconte fait justement du défaut numérique un moteur esthétique. Plusieurs de ses vidéos présentent des plans-séquences de paysages filmés en travelling et retravaillés afin de créer progressivement des bugs de plus en plus marqués, des défauts volontaires de lecture du fichier numérique, jusqu’à ce que la surface de l’écran soit remplie de formes et de couleurs abstraites. Héritier contemporain des impressionnistes, le peintre Perconte adresse aux sombres miroirs lézardés de Black Mirror des miroirs solaires, où l’actualité de la Nature et son image virtuelle sont mises à égalité et entament avec joie une danse serpentine digne de la Loïe Fuller des premiers temps.

Guillaume Bourgois
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

Maître de conférences en études cinématographiques à l’université Grenoble Alpes, Guillaume Bourgois travaille principalement sur le cinéma portugais, le cinéma moderne américain, les films de Jean-Luc Godard et les séries américaines et britanniques

Photos: Black Mirror. Saison 1. Capture d’écran. Photo: D.R.

 

 

Un manifeste

De la science cinétique à la science sensible… Depuis la création du Laboratoire d’Hydrodynamique (LadHyX) du CNRS et de l’École Polytechnique, Jean-Marc Chomaz s’est investi comme chercheur et artiste dans des projets « Arts et Sciences » en collaboration avec des artistes de toutes les disciplines (cirque, théâtre, design, art contemporain, musique…). Son approche tente de donner directement accès à un imaginaire utilisant le langage et les concepts scientifiques non pour faire preuve, mais pour faire sens.

Gouttes d’oxygène liquide devenues tangibles dans l’installation 2080, présentée dans le cadre de l’exposition Aquaplanet de Labofactory

Gouttes d’oxygène liquide devenues tangibles dans l’installation 2080, présentée dans le cadre de l’exposition Aquaplanet de Labofactory, Zone2Source, Glazen Huis, Amstelpark Amsterdam 31 mai / 23 août 2015, qui a reçu le label Our Common Future Under Climat Change de COP21. Photo: © JMC.

D’où vient cette conviction intime que les politiques de popularisation des sciences actuelles font fausse route ? D’où vient ce sentiment d’urgence absolue qu’il ne faut plus être pédagogique et tenter de communiquer les avancées des sciences en glorifiant ses réussites, mais au contraire que nous autres scientifiques devrions révéler notre face cachée, faite à la fois de ténèbres et de sublime, celle que nous ne maîtrisons ni même ne comprenons, mais qui est à l’origine des vrais progrès scientifiques ? Il nous appartient d’abandonner le soliloque afin de permettre au public d’inventer son chemin, sa découverte, de s’approprier et de raconter l’histoire ainsi, renversant le flux habituel, d’apporter son ressenti son expérience à la science et de venir l’enrichir, cessant d’être ainsi un simple réceptacle inerte pour partager et contribuer au questionnement scientifique.

Les travaux que j’ai réalisés conjointement avec d’autres artistes comme le duo HeHe, Anaïs Tondeur ou encore au sein du collectif Labofactory fondé avec Laurent Karst et François-Eudes Chanfrault (1), n’ont pas pour but de montrer ou démontrer des phénomènes scientifiques, d’asséner des preuves formelles ni d’inviter le public à se joindre à un voyage scientifique lui révélant des faits établis. Ils suggèrent plutôt un point de vue différent, une transgression déstabilisante, une comparaison inconfortable, une expérience corporelle, une métaphore de la physique qui utiliserait l’imagination scientifique pour réinventer notre perception du monde et interroger la vérité dans sa relativité et dans toute sa fragilité.

Aquaplanet, imaginer la planète océan
Dans l’installation Fluxus de Labofactory, de fins bassins à vagues transparents sont perçus comme des tambours mous et silencieux. Le récit artistique devient alors une partition orchestrée par les propriétés physiques des cymbales, leurs résonances, leurs attaques et leurs vibratos, construisant une fantaisie visuelle par le biais de leur matérialité inversée, associant la transparence de l’eau avec la brume froide, seule matière visible s’élevant dans les airs au-dessus de l’interface. Avec ce collectif nous avons créé en mai 2015 l’exposition Aquaplanet à Amsterdam (2). Aquaplanet est une abstraction scientifique, une planète entièrement recouverte d’eau sans continent, sans relief même sous-marin, juste les vagues et le vent. Une fiction qui permet d’interroger la ronde rugissante de l’atmosphère et de l’océan, l’étonnante complexité d’une épure dans l’imaginaire de silicone de nos machines.

L’exposition Aquaplanet est un manifeste, un territoire d’invention à la fois sensible, familier et étrange. Elle est habitée des tempêtes de l’installation Fluxus qui transforme Amstelpark en navire traversé des vagues gravitationnelles de la maison de verre. Elle nous dit la fragilité de l’atmosphère par l’installation performance 2080, où l’oxygène de l’air devient tangible. Dans l’installation Red shift de Labofactory, nos ombres que l’expansion de l’Univers décale vers le rouge renoncent aux aplats de lumière, noires surfaces découpées qui revendiquent les quatre dimensions et se placent fièrement entre le soleil et sa proie. Elles flottent dans l’espace comme des lambeaux de ciel abandonné des astres. L’installation Red shift permet à nos sens de percevoir la course de notre planète à travers les dilatations de l’espace-temps, fantôme d’éolienne générant le vent solaire. Elle figure aussi les souffles de l’air d’une atmosphère où s’impriment les ombres des créations anthropiques.

Catastrophe domestique n° 3 : La Planète Laboratoire, installation créée en collaboration avec HeHe, un jouet, un globe terrestre tournent dans un réservoir ressemblant à une installation scientifique. À intervalles réguliers, un nuage vert fluorescent apparaît, atmosphère ténue qui se répand du pôle à l’équateur avant de s’évanouir dans l’éther liquide avec lequel elle se confond. Bien que les phénomènes physiques à l’œuvre dans la maquette du globe ne correspondent à rien de similaire à l’échelle de la planète, la métaphore opère.

Catastrophe domestique n° 3 : La Planète Laboratoire, installation créée en collaboration avec le duo d’artistes HeHe (Helen Evens & Heiko Hansen) présentée à l’exposition Carbon 12

Catastrophe domestique n° 3 : La Planète Laboratoire, installation créée en collaboration avec le duo d’artistes HeHe (Helen Evens & Heiko Hansen) présentée à l’exposition Carbon 12, espace Electra, fondation EDF Paris, 2012. Montage Photo: © JMC.

La disparition d’une île
L’exposition Lost in Fathoms présente le résultat de recherches partagées et menées pendant plus d’un an au LadHyX avec un ensemble d’installations interrogeant la lithosphère et l’océan (3). La Machine à tremblements de terre, sous l’action constante répétée à l’infini du glissement d’une plaque tectonique, une pierre de basalte effectue des mouvements soudains imprévisibles. Les deux forces dont la brisure d’équilibre provoque le glissé, la friction et la déformation élastique du milieu ont été dissociées par l’ajout d’un champ magnétique permettant de libérer la pierre de l’emprise du réel. Cette hésitation entre tremblements et stupeur est transcrite par une écriture de soubresauts, mystérieuse et chaotique qui en devient presque surréaliste. Le titre de l’installation pourrait être aussi Champs Magnétiques, l’écriture automatique des roches tectoniques pour faire référence à la publication d’André Breton et Philippe Soupault Champs Magnétiques expérimentant à deux les techniques d’écriture automatique libérant l’inconscient comme en réponse aux blessures indicibles de la guerre.

Ici les forces telluriques semblent avoir pris forme en un récit automate qui interroge la légitimité de l’homme, à se proclamer force façonnant la planète. Un peu comme si les rochers dans le lointain d’un tableau de Dali se mettaient à bouger et exprimer la persistance de la pierre. Un peu plus loin, l’installation La dernière vague de la MOC, présente un océan parallélépipédique dans lequel l’eau profonde se forme régulièrement et finit par sombrer, mélangeant infiniment lentement toute l’eau contenue et, ce faisant, ralentissant la circulation thermohaline océanique réelle vers un nouvel événement anoxique. La variation de densité, les turbulences et les mouvements des vagues dans le liquide sont soulignés par des ombres sur les murs de la galerie, et le visuel continue à évoluer au fil des semaines tandis que les eaux se mélangent, jusqu’à disparaître complètement : au terme de l’exposition, l’eau contenue dans le réservoir étant devenu complètement homogène.

Ces aventures partagées avec des artistes aux démarches et aux interactions extrêmement diverses et venues de parcours de recherche bien distincts m’ont amené à réaliser, cependant, que celle-ci est étroitement liée à une signification et à un engagement plus profonds. L’espèce humaine qui, à l’échelle géologique, aurait dû rester un événement éphémère et marginal se voit confrontée à une menace mortelle directement liée à sa propre action et à son utilisation désinvolte, dénuée de verbalisation et de remise en cause, de la science et de la technologie. La fascination exercée par la science sur l’esprit de tout un chacun, à commencer par les scientifiques eux-mêmes, reste extrêmement puissante, comme l’atteste la couverture médiatique de l’observation probable du Boson de Higgs : elle a donné une tribune à la science et changé la pensée critique en permafrost. La science a donc besoin d’être réenchantée, réinvestie par l’humain, afin de permettre à de nouvelles histoires d’émerger en pensée et en parole et de constituer une « chanson de geste » moderne, entièrement consacrée à des actions durables à l’échelle planétaire et à l’émergence de chemins de pensée éthiques, globalement assumés.

La toute-puissance scientifique et la foi à tout crin de la science dans le progrès font désormais partie de discours du XIXe et XXe siècles  : lequel appartient à des certitudes d’un autre âge, dont la voix qui s’efface nous invite à reprendre le cours de l’histoire. De nos jours, les avancées scientifiques sont souvent perçues davantage comme une menace que comme un progrès. Les scientifiques commencent à comprendre que la science et l’approche scientifique elle-même sont peut-être impuissantes à résoudre, voire à appréhender la réalité et la signification de, par exemple, l’évolution du climat ou les nouvelles frontières que constituent aujourd’hui les questions de la vie et de la conscience.

Projection physique de 5 mètres de diamètre de La dernière vague de la MOC capturée dans un océan de laboratoire de 1,2x06x0,7m3, installation réalisée lors de l’exposition Lost in Fathoms

Projection physique de 5 mètres de diamètre de La dernière vague de la MOC capturée dans un océan de laboratoire de 1,2x06x0,7m3, installation réalisée lors de l’exposition Lost in Fathoms de Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz, présentée à laGV-Art Gallery à Londres en 2014. Photo: © JMC.

Penser un nouveau pacte pour l’anthropocène
Une grande partie de ma recherche scientifique et de mes travaux associant l’art et la science ont pour objet la question du changement climatique, et plus précisément comment prévoir, analyser, mais aussi appréhender la portée, dans l’état des connaissances actuelles, de la notion d’anthropocène; l’usage controversé de ce terme, qui à lui seul fait office de manifeste, remet en question l’impact et l’éthique de l’homme et exige un engagement tant individuel que collectif en vue de la définition et de la construction d’un nouveau pacte, un new deal actualisé et partagé.

De tels problèmes et défis globaux échappent à la seule sphère de la science, laquelle est conçue pour fractionner un problème complexe et délicat en plusieurs petits systèmes isolés, jusqu’à atteindre un stade où la question peut faire l’objet d’une expérience de laboratoire, d’une étude informatique ou d’une modélisation dans le cerveau d’un scientifique. La science n’a jamais été pensée pour reconstruire le système fragile et complexe dans son ensemble.

Il nous faut un protocole différent, une autre approche et un nouveau schéma d’analyse pour aborder les défis que posent les phénomènes multiples, complexes et transdisciplinaires imbriqués dans le concept d’anthropocène. Une pensée globale, ou plus précisément une vision syncrétique qui, à l’instar de la perception intuitive globale des jeunes enfants, s’est vue effacée par la pensée rationnelle régnant dans l’enseignement institutionnalisé qui se contente de fractionner une question légitime en sous problèmes rigoureux et sans valeur. Dans le domaine artistique, une telle représentation syncrétique (non fragmentée) du réel a été explorée par les cubistes, qui ont cherché à apprendre à dessiner comme un enfant, mais dans le domaine scientifique, la question de savoir comment acquérir et développer une vision plus intuitive, plus globale, reste inexplorée et n’a même pas été formulée.

Le principe de précaution, adopté pour la première fois par les Nations Unies en 1982 en même temps que la Charte mondiale de la nature, est conçu pour traiter de problèmes trop complexes pour que la science puisse leur trouver de solution en l’état actuel de nos connaissances, et prendre des décisions sans la certitude de faits scientifiquement établis. Ce principe est extrêmement difficile à appliquer, car pour parvenir à une stratégie, il faudrait au moins trois ingrédients actuellement absents : établir les statistiques de l’incertitude due à la fois à notre ignorance actuelle du système et de la variabilité intrinsèque des mécanismes physiques impliqués, quantifier et mesurer les dangers potentiels (espérance de perte) ainsi que les actions à entreprendre (fonctions de coût).

Dans l’éventualité qu’une telle stratégie voie le jour, nous manquerions encore de moyens pour l’imposer aux gouvernements et aux populations qui réévalueraient cette politique à l’aune de leurs intérêts propres. Plus précisément, les réponses apportées aux problèmes cruciaux soulevés par l’ère nouvelle de l’anthropocène exigeraient certainement des modifications radicales de comportement qui ne pourraient pas être obtenues par la seule pédagogie, le niveau d’action nécessaire ne pouvant être atteint qu’avec la conviction et l’implication de tous.

Recherches en Laboratoire au Department of Applied Mathematics and theoretical Physics avec les étudiants de la Summer School Fluid Dynamics for Sustainability and Environment réalisées dans le cadre du projet Lost in Fathoms

Recherches en Laboratoire au Department of Applied Mathematics and theoretical Physics avec les étudiants de la Summer School Fluid Dynamics for Sustainability and Environment réalisées dans le cadre du projet Lost in Fathoms de Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz. Photo: © JMC.

Afin d’aborder des problèmes aussi complexes, notre vision doit non seulement se faire syncrétique, mais aussi globale, c’est-à-dire qu’elle doit être défendue et partagée par un groupe extrêmement large d’êtres humains. La signification donnée au mot anthropocène et la nature même de l’ère à venir seront le fruit de toutes les histoires et actions humaines, individuelles et collectives, que nous entreprendrons en réponse à cette représentation et à cette verbalisation de la trajectoire de l’humanité. Mais la science seule ne peut pas produire une telle vision.

La science n’est qu’un protocole abstrait et spécifique : afin d’intégrer des observations récentes, elle propose de nouveaux modèles mathématiques hautement idéalistes, et en essence extrêmement limités, puis en tire de nouvelles prévisions qu’elle confronte à de nouvelles mesures jusqu’à ce que le modèle ne corresponde plus aux observations, et recommence tout à zéro. Enfermée dans un tel protocole de la preuve, la science semble éternellement condamnée à passer de modèles incomplets à des modèles inconsistants ou incohérents, sans aucun espoir de ne jamais atteindre ce qu’on pensait être autrefois la vérité en attente de révélation : Gödel l’a démontré, dès les années 30, pour un ensemble de problèmes dans ses fameux théorèmes d’incomplétude (4).

Le discours scientifique est donc de prétendre que le modèle lui-même est une représentation du monde, sans se soucier du fait que la science ne sera jamais en mesure de décrire complètement la dynamique de ce modèle (par exemple, le fait d’imaginer l’univers comme un ensemble de particules élémentaires n’apporte aucun éclaircissement, même à un niveau statistique, puisque le procédé qui réconcilierait l’infiniment petit et l’infiniment grand restera toujours à inventer, en particulier pour les systèmes hors équilibre). La science ne sera pas davantage à même de valider le modèle (du fait de l’extension du théorème d’incomplétude) ni d’établir un modèle pour des systèmes complexes mis en interaction comme dans la dynamique du climat, car d’une part, elle manque de modèles partiels (comme dans le cas de la cryosphère) et d’autre part, les couplages de sous-systèmes restent encore à déterminer (même pour des quantités simples telles que les flux de chaleur entre la cryosphère, les océans et l’atmosphère).

Étant donné toutes ces contraintes et tous ces obstacles, la science elle-même devrait être considérée comme une façon de repenser notre monde, mais seulement comme un protocole parmi d’autres et une pratique parmi d’autres. Selon moi, la science devrait être considérée comme une approche spécifique, que j’appellerai artistique dans le sens où les scientifiques — comme d’autres artistes — appliquent, mettent en pratique leur approche particulière dans le monde réel et s’engagent dans leur vision par le biais d’expéditions, réelles ou virtuelles, et d’expériences de pensée (gedankenexperiment). Une fois reconnue la nature performative de la science, elle-même perçue comme une pratique artistique spécifique, une vision partagée et syncrétique des défis posés à la société pourrait émerger, mais seulement au terme d’une confrontation avec d’autres pratiques artistiques, toutes aussi légitimes que la science puisqu’elles ne font qu’utiliser une plus grande variété de récits pour interroger notre perception, notre représentation et notre pensée du monde.

L’art et la science englobent toutes les performances et les récits nécessaires à cette confrontation, interrogent nos croyances et nos observations, mais aussi la nature, la légitimité et l’éthique de notre pratique scientifique sans les restrictions habituelles imposées à la pensée critique par un protocole de preuve quasi sacralisé et donc impossible à remettre en question. Une fois que cette vision commune judicieuse aura été construite par le biais de l’art, de récits scientifiques et de récits résultant de l’association de la science avec l’art, elle devrait imprégner toutes les actions de tous les individus et de toutes les communautés et secondairement, sans doute contribuer à définir et à attribuer à la science un chemin à suivre plus raisonnable, ou tout au moins ramener en son sein la possibilité d’une pensée critique.

Jean-Marc Chomaz
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », septembre / novembre 2015

Jean-Marc CHOMAZ est artiste et scientifique, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École Polytechnique. Il a cofondé le Laboratoire d’Hydrodynamique (LadHyX) en 1990, puis le Laboratoire d’excellence LaSIPS en 2011 et les a co-dirigé respectivement de 1990 à 2013 et de 2011 à aujourd’hui.

(1) www.labofactory.com

(2) Exposition Aquaplanet de Labofactory, Zone2Source, Glazen Huis, Amstelpark Amsterdam 31 mai – 23 aout 2015.

(3) Exposition Lost in Fathoms, Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz, recherches menées en commun au LadHyX et présentées à la GV-Art Gallery à Londres en 2014.

(4) Kurt Gödel. On Formally Undecidable Propositions of Principia Mathematica and

Related Systems. Dover, 1962.

Kurt Gödel. « Uber formal unentscheidbare Sätze der Principia Mathematica und

verwandter Systeme I». In Solomon Feferman, editor, Kurt Gödel: Collected Works,

volume 1, pages 144-195. Oxford University Press, 1986. German text, parallel

English translation.

 

 

AGIR (ET NON PAS RÉAGIR)
un point de vue sur la conservation des arts numériques

Le caractère performatif et contextuel des œuvres numériques est indissociable de la matérialité de leurs supports. Dans ce cadre, comment conserver à la fois cette matérialité et le comportement de l’œuvre de la manière la plus authentique possible ? La règle d’or : anticiper.

Acquisition d'équipements de remplacement par le ZKM, série de SGI indigo, 2014.

Acquisition d’équipements de remplacement par le ZKM, série de SGI indigo, 2014. Photographies des réserves du ZKM où sont entreposées une vingtaine d’ordinateurs de type SGI Indigo destinés à la conservation des œuvres de sa collection permanente. Photo: Morgane Stricot / © ZKM, Karlsruhe.

Les matériels et logiciels dont les œuvres numériques sont tributaires pour véhiculer leur discours sont des supports indispensables, mais instables. L’obsolescence confère à la matérialité initiale de ces œuvres une date limite de conservation. La seule solution à long terme, désormais largement acquise, est la mise à jour continuelle et systématique de cet environnement technologique. Seulement les mises à jour matérielles entrainent bien souvent des remaniements logiciels et des modifications plus ou moins légères du comportement ou de l’esthétique des œuvres. C’est pourquoi ces stratégies de conservation préconisant le changement technologique comme seul moyen de préserver l’art numérique se mêlent à un intérêt historique, prônant une archéologie des média et une culture de la réparation. Ces deux approches sont tout à fait légitimes, et à mon sens, fortement complémentaires, tant qu’elles sont réalisées au bon moment, à la lumière d’une documentation solide.

Réagir, c’est souvent déjà trop tard
Avec comme ennemi n°1 un phénomène socio-économique incontrôlable, réagir n’est pas une option. Si on agit, ou plutôt on réagit, au moment où un problème survient, c’est qu’il est déjà trop tard. C’est pourquoi l’anticipation est un prérequis indispensable à la préservation des œuvres numériques.

À la question « quand doit-on agir ? », ma réponse est simple : quand tout va bien. C’est-à-dire lorsque l’œuvre fonctionne correctement dans son contexte technologique d’origine. C’est à ce moment-là que des mesures peuvent être entreprises en prévision des changements technologiques à venir. En effet l’œuvre dans sa version 1.0 nous fournit un point de référence nécessaire avant toute intervention de conservation ou d’actualisation. Sa documentation approfondie et son maintien, notamment grâce à de bonnes conditions de stockage et à la duplication, permettent d’envisager des scénarios d’actualisation et de comparer le comportement et l’esthétique de l’œuvre tout au long de ce processus. La perte de la version initiale consécutive à un temps d’attente trop long rend tout effort de conservation à long terme risqué en termes d’authenticité.

La duplication et le versioning, entrepris simultanément, permettent d’apporter des solutions de préservation viable à court et à long terme. Ces deux concepts de conservation se composent des différentes stratégies de conservation existantes à l’heure actuelle. Ces stratégies, souvent issues des sciences de l’information et de la communication, ont été théorisées et mises en pratique par des organisations comme le DOCAM (1), Forging the future (2) ou encore les projets Matters in Media Art de la Tate (3) et Digital Art Conservation du ZKM (4).

Dupliquez, dupliquez, il en restera quelque chose…
La façon la plus simple de préserver le comportement et l’esthétique d’une œuvre numérique est de conserver le plus longtemps possible son environnement technologique historique. C’est-à-dire de faire fonctionner son dispositif matériel original ou un dispositif identique (même époque, même modèle) avec l’environnement logiciel d’origine ou les données initiales.

TV-BOT 1.0 (2005) et TV-BOT 2.0 (2010), Marc Lee, 2011. Mise en regard de deux versions de l'œuvre TV-BOT lors de l'exposition Digital Art Conservation au ZKM | Medien Museum en 2011.

TV-BOT 1.0 (2005) et TV-BOT 2.0 (2010), Marc Lee, 2011. Mise en regard de deux versions de l’œuvre TV-BOT lors de l’exposition Digital Art Conservation au ZKM | Medien Museum en 2011. TV-BOT 1.0, étant aujourd’hui inaccessible dans sa version originale à cause de problème de compatibilité avec les navigateurs web actuels, a été exposée sous forme de documentation vidéo sur un écran cathodique aux côtés de sa version migrée. Cette version « figée » donnait alors à voir le comportement et l’esthétique d’origine de l’œuvre. Photo: ONUK / © ZKM, Karlsruhe.

Il existe plusieurs stratégies et pratiques visant à prolonger la durée de vie des œuvres numériques dans leur contexte technologique historique : la réparation du dispositif avec l’aide de pièces détachées, le remplacement par un modèle identique, l’inspection régulière de l’état de marche, la sauvegarde redondante des données et enfin l’entreposage et la manipulation dans de bonnes conditions.

La duplication est une méthode de conservation par anticipation combinant toutes ces stratégies. Il s’agit ici d’implémenter la copie des données propres à l’œuvre réalisée lors des sauvegardes (dans leur format d’origine (5)) sur les équipements de remplacement (ce qui implique d’avoir acquis ces équipements avant leur indisponibilité sur le marché). Tout ceci dans le but de dupliquer X fois l’œuvre dans son ensemble et ainsi créer plusieurs exemplaires identiques et fonctionnels.

Avoir plusieurs exemplaires fonctionnels permet de gagner du temps pour d’éventuelles mesures d’actualisation, d’avoir une connaissance documentaire et technologique approfondie du dispositif et du comportement de l’œuvre et enfin d’éviter des problèmes d’incompatibilité en testant les copies et données avec le matériel qui leur est dévolu.

…enfin, pas à long terme…
La duplication ne permet pas toutefois de conserver une œuvre à long terme puisque même si un entreposage effectué dans les meilleures conditions possible prolonge la durée de vie des composants, ils finiront fatalement par être défectueux et introuvables sur le marché. C’est pourquoi le versioning peut être envisagé.

Le versioning (6) consiste en la création d’une ou plusieurs versions mises à jour de l’œuvre. C’est-à-dire tous les exemplaires résultant de l’actualisation de l’environnement technologique de l’œuvre, se référant à l’exemplaire 1.0. Ce concept de conservation regroupe un panel de stratégies allant de la migration sans changement discernable du comportement de l’œuvre jusqu’à la réinterprétation de l’idée qui la sous-tend.

 

Diagramme Digitalis (diagramme méthodologique de la préservation d’objets numériques complexes), 2014.

Diagramme Digitalis (diagramme méthodologique de la préservation d’objets numériques complexes), 2014. Le projet Digitalis a commencé en 2012, dans le cadre du projet de fin d’étude de Morgane Stricot à l’École Supérieure d’Art d’Avignon. Ce diagramme est accessible en trois langues (français, allemand et anglais). Photo: Morgane Stricot / D.R.

Quelle que soit la stratégie choisie, on apportera ici une modification plus ou moins sévère du code source, des données ou des artefacts de représentation. La migration, la virtualisation, l’émulation et le portage n’apportent la plupart du temps qu’une actualisation du « contenant » alors qu’avec la réinterprétation on passe à l’actualisation du « contenu », c’est-à-dire de l’idée, à l’écosystème médiatique contemporain à chaque nouvelle exposition. Le versioning est une manière d’accompagner l’évolution naturelle du concept de l’œuvre.

Certains comportements sont conditionnés par les matériels historiques et d’autres comportent des éléments contextuels, c’est pourquoi une bonne documentation et surtout une collaboration active entre domaines de compétences et le ou les artistes sont primordiaux afin de définir une limite claire entre évolution naturelle et amélioration technique ou esthétique.

Une réserve cependant. Une actualisation du « contenant » apportera souvent des modifications du comportement et de l’esthétique de l’œuvre, même si bien souvent, c’est de manière bénéfique ou du moins contrôlable (8). Une utilisation excessive et arbitraire de la réinterprétation donnerait alors lieu à un work-in-progress sans fin, ne laissant plus de place à l’historicité et à la chronologie et surtout empêchant ainsi les futures générations d’artistes numériques de s’inscrire dans le paysage technologique qui leur est propre.

Digitalis, un diagramme pour agir
Il est clair qu’il n’existe pas une méthode unique applicable à tous les cas, mais plutôt que chaque cas vient nourrir des méthodes différentes. Fort de ce constat, j’ai mis sur pied un diagramme méthodologique expérimental en ligne, appelé Digitalis (7). Normatif, il donne une vue d’ensemble des phases contribuant à la préservation d’objets numériques complexes en milieu muséal. Il a pour principal but d’aider les différents acteurs à définir les paramètres d’instanciation d’une œuvre afin de prendre une décision qui préserve son comportement et donc son authenticité. Il leur permet également de se poser les bonnes questions afin de maintenir cette authenticité malgré les divers changements technologiques.

Enfin, en étant le plus objectif possible, il aide à comprendre les potentiels risques et bénéfices de chaque stratégie de conservation, afin d’en choisir une en toute connaissance de cause. Ce diagramme tente d’apporter une approche plus scientifique et systématique de la conservation de l’art numérique. Sa forme circulaire illustre la nature proactive de la conservation : aucune solution n’est durable, il faut en permanence agir. Digitalis fait d’ailleurs l’objet d’une amélioration et d’une adaptation constante liée à l’évolution des pratiques numériques. Toute participation est la bienvenue.

Morgane Stricot
conservateur-restaurateur, ZKM (Zentrum für Kunst und Medientechnologie), Karlsruhe, Allemagne.

publié dans MCD#75, « Archéologie des médias », septembre / novembre 2014

(1) L’Alliance de recherche DOCAM (Documentation et Conservation du patrimoine des Arts Médiatiques) a été initiée par la Fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie (FDL) en 2005. www.docam.ca/ (consulté le 23 février 2014)

(2) Forging the future : nouveaux outils pour la préservation des médias variables. http://forging-the-future.net/ (consulté le 23 février 2014)

(3) Ce projet collaboratif, lancé en 2005 par le New Art Trust (NAT), le Museum of Modern Art (MoMA), le San Francisco Museum of Modern Art (SFMOMA) et la Tate, a pour but d’aider ceux qui collectent et conservent les œuvres à obsolescence technologique (time-based media artworks). www.tate.org.uk/about/projects/matters-media-art (consulté le 09 mars 2014)

(4) ZKM, Zentrum für Kunst und Medientechnologie Karlsruhe. Ce projet de recherche (2010-2012) a été consacré à l’exploration de stratégies de conservation de l’art numérique. www02.zkm.de/digitalartconservation/ (consulté le 23 février 2014)

(5) Image disque (système d’exploitation, programmes, données et pilotes), CD, DVD, cassette ou cartouche de jeux vidéo par exemple.

(6) Terme habituellement utilisé en développement logiciel. La définition est ici étendue à l’environnement matériel de l’œuvre.

(7) Digitalis, diagramme méthodologique de la préservation d’objets numériques complexes. http://digitalis.litchio.com

(8) Par exemple, le passage d’un vidéoprojecteur CRT à un vidéoprojecteur HD apporte bien souvent une meilleure lisibilité de l’artefact de représentation (luminosité, contraste et rendu des couleurs). Autre exemple, l’ajout d’une portion de code permettra de pallier au problème de vitesse lors d’une migration vers un ordinateur de plus forte puissance.

 

Liberté et révolution sur la toile : qu’il s’agisse du libre accès aux sites en P2P, de la lutte contre les blogs xénophobes ou de l’aide apportée aux partisans de la démocratie dans les pays arabes, Telecomix se présente comme l’un des collectifs de hackers les plus actifs sur le terrain technologique.

Dans le sillage et en parallèle de la mobilisation des réseaux sociaux autour des différents mouvements révolutionnaires dit du « printemps arabe », le collectif anonyme d’hacktivistes Telecomix s’est principalement fait connaître à partir de 2009 par une série d’opérations visant à soutenir les luttes démocratiques menées dans ces différents pays du Maghreb et du Moyen-Orient, depuis l’Égypte et la Tunisie jusqu’à la Syrie encore aujourd’hui.

À l’origine, les membres de Telecomix proviennent de différents milieux activistes web (The Pirate Bay, la Quadrature du Net, ou les défenseurs des droits au peer-to-peer suédois de Piratbyrån, entre autres). Ils se sont tout d’abord réunis pour se mobiliser contre une proposition de loi discutée au Parlement européen sur la surveillance du web et sur la conservation des données numériques. Leur premier objectif, fondamental, est donc celui de la défense des libertés de communication partout dans le monde.

 

Groupe anonyme au départ, le collectif s’est davantage « ouvert » ces dernières années — ses membres (estimés au total à environ 250) prenant la parole sous leur véritable identité, même si le discours général de Telecomix reste nettement ancré dans un style volontairement symbolique — au-delà de l’utilisation de multiples logos, les notes d’intention du collectif sur son site font ainsi référence à tout un tas d’axes de « désorganisation politique » autant imagés que chaotiques, mettant en avant les concepts de « machine abstraite », de « données affectives » ou « datalove », et autres concepts entendant promouvoir des principes théoriques de relations entre l’humain, la machine et le robot — et incarné, par exemple, par l’existence au sein du réseau d’un bot, nommé cameron, véritable représentation informatisée du groupe.

Datalove.

Darknet et champs de bataille technologique
Au-delà de cette rhétorique parfois assez nébuleuse, relevant d’après le collectif lui-même d’un discours fortement teinté de crypto-anarchisme, Telecomix trouve une résonance plus concrète dans ses différents projets et opérations. En terme de liberté de circulation sur la toile, le collectif offre ainsi le service Streisandme (en référence à l’effet Streisand qui se caractérise par la promotion non désirée d’informations) qui permet de mettre en place un site miroir sur son ordinateur afin de pouvoir accéder incognito à des sites censurés ou bloqués.

Telecomix héberge également un service de recherche basé sur Seeks, un moteur de recherche P2P open-source axé sur la protection de la vie privée des utilisateurs et des requêtes de recherche initiales effectuées par ces derniers. Telecomix offre enfin des accès à des canaux de discussion privés — et donc normalement non surveillés — via des réseaux IRC (Internet Relay Chat) constitués de plusieurs serveurs indépendants connectés. Des accès qui offrent, via un système de « tunnel », une plongée dans le monde secret du darknet (la face cachée du web), passant par exemple par des réseaux informatiques superposés libres comme Tor. C’est d’ailleurs en accédant à leur channel IRC que la majorité des informations du collectif circulent vers les différents membres ou contacts.

 

Car, c’est plus largement dans des actions concrètes sur les « champs de bataille technologiques » actuels que l’action de Telecomix s’est fait le plus ressentir. En 2011, en Égypte, en Tunisie et en Syrie, les hackers de Telecomix ont ainsi offert leur assistance technique aux internautes et autres bloggeurs de ces pays qui s’étaient vus couper l’accès au réseau par les autorités : méthodes de contournement de la censure on-line pour continuer à poster des vidéos des exactions des régimes en place sur les réseaux sociaux; tutoriel vidéo pour apprendre aux internautes locaux comment restaurer les connexions Internet à partir de vieux modems et autres télécopieurs; apprentissage des règles fondamentales pour pouvoir naviguer en toute sécurité cryptée et anonymement sur le web grâce à des outils de cryptage; site de dépêches et de vidéos mis à jour en temps réel; etc. Le collectif a mis sa science de l’intrusion clandestine dans les réseaux au service de la cause démocratique.

Telecomix Syria, Logo.

#OpSyria
C’est en Syrie, dans ce cadre de l’opération #OpSyria, que s’est déroulé l’épisode le plus médiatique de l’histoire de Telecomix. Cette opération d’investigation web a permis de mettre en lumière les rapports étroits entre le régime syrien et différentes firmes internationales, comme Ericsson — fourniture de matériel de filtrage notamment — et surtout la firme américaine Blue Coat Systems, spécialisée dans la sécurité Internet, qui avait toujours nié jusque là sa présence dans l’ombre du régime de Damas. Quinze appareils de détection de l’entreprise américaine ont ainsi été tracés en Syrie par les hackers de Telecomix. Un pays où, pourtant, les entreprises américaines ne peuvent pas normalement exporter en raison de l’embargo. Ces appareils sont utilisés par le régime pour identifier les personnes accédant aux sites d’opposition, mais aussi pour dérober identifiants et mots de passe, et pour accéder ainsi directement aux comptes privés des citoyens.

 

Conséquence de cet éclatement géographique des stratégies de Telecomix, différents groupes se sont constitués en relation avec certains pays. C’est ainsi le cas de Telecomix Tunisie qui se veut comme un lieu de rencontres et de ressources pour quiconque veut participer à la création d’un Internet résistant à la censure. Mais à l’échelle globale, Telecomix continue d’être actif aujourd’hui sur des questions sociétales en lien avec la montée du racisme, de l’antisémitisme et de l’islamophobie. En novembre dernier, une réunion organisée à Helsinki, en Finlande, associait ainsi Telecomix à un autre groupe de hackers basé en Suède — le Researchgruppen — afin de révéler leurs techniques pour hacker les commentaires xénophobes postés sur certains blogs et ainsi révéler les adresses IP, emails, mais aussi les noms de certaines personnalités publiques ayant proférées ce type de message sous couvert de l’anonymat. Plus que jamais pour Telecomix, la lutte continue…

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

Photos: D.R.
> http://telecomix.org

étoile montante du mapping

En arts numériques, comme en astrologie, les étoiles les plus intéressantes ne sont pas toujours visibles au premier coup d’oeil. Au fil des années, Aurélien Lafargue (alias Nature Graphique) s’est progressivement installé dans la constellation des spécialistes du mapping.

Aurélien Lafargue, Entropia (installation numérique / performance A/V immersive), SATophère, Montréal.

Aurélien Lafargue, Entropia (installation numérique / performance A/V immersive), SATophère, Montréal. Photo: © Sébastien Roy.

Avec un style reconnaissable, l’artiste français multiplie les projets collaboratifs. En 2015, il présentait Entropia et Ganymède, deux univers immersifs présentés dans le dôme de la SATosphère de Montréal. Ces projets évoquent les synergies de système organique complexe (comme le corps humain) ou la mise en scène d’un objet céleste (comme le satellite naturel de Jupiter). D’autres créations, une rampe de skate interactive (co-création avec le DJ 20Syl) ou la scénographie du DJ techno Madben, visibles en 2016, ont également mis en lumière le talent d’Aurélien Lafargue. Entretien avec cette étoile montante.

Vous travaillez sous les noms de Nature Graphique et d’Aurélien Lafargue. Pourquoi deux signatures ?
J’ai adopté le pseudonyme Nature Graphique il y a 7 ans alors que j’étais graphiste et photographe. J’exécute toujours quelques contrats liés à la communication ou en recherche et développement pour certaines marques. D’un autre côté, je travaille sur des projets artistiques où j’utilise mon vrai nom, Aurélien Lafargue.

Votre travail consiste à créer des mapping vidéos ?
Je conçois et réalise des mapping vidéos, mais pas uniquement. Je suis très attiré par des installations plastiques et interactives. Pendant longtemps je me suis attaché à l’outil informatique. En tant que graphiste ou webdesigner j’ai travaillé avec des logiciels et des langages de programmation complexes. À un moment j’ai fait une overdose. Le mapping m’a permis de me concentrer sur la recherche de matériaux plastiques, de textures. J’ai pu travailler sur des volumes improbables comme des sphères ou des lieux gigantesques. Depuis deux ans, je consacre mon travail à la lumière. Je me focalise sur un retour à la matière.

Comment se sont déroulés vos débuts artistiques ?
J’ai commencé par faire des prestations en tant que VJ en Bretagne et à Montpellier où quelques amis et moi avions une résidence au Rock Store. Puis je suis parti à Montréal. Là-bas, j’ai rencontré DJ Mini [musicienne emblématique de l’underground montréalais, N.D.L.R.] qui fréquentait la SATosphère [Société des Arts Technologiques de Montréal, N.D.L.R.]. Finalement, j’y ai travaillé un an pour présenter Espace Temps qui mélangeait l’art numérique et la danse contemporaine. C’est sans doute mon premier projet d’ampleur. Quelques mois plus tard en 2012, j’ai travaillé dans les Carrières de lumières au festival a-part aux Baux de Provence. Je présentais 3 mappings monumentaux dans un site incroyable. Il y avait des centaines de mètres de surfaces à recouvrir. La pierre blanche donnait une texture très particulière à mes créations. Mes deux premiers travaux étaient graphiques et abstraits, mais le dernier, qui s’appelait Trajectoires, exploitait différents Time Lapse que j’avais réalisés à Montréal. On y voyait passer une succession de foules. Le potentiel visuel était très intéressant et je pense revenir bientôt à ce projet. À partir de là, j’ai produit une multitude de créations plastiques et répondu à plusieurs commandes de scénographie [Festival Scopitone, Institut du Monde Arabe… N.D.L.R.]

Aurélien Lafargue, L'Échappée (mapping vidéo)

Aurélien Lafargue, L’Échappée (mapping vidéo). Photo: D.R.

Tout à l’heure, vous évoquiez un “retour à la matière”…
En fait c’est lié à mon parcours. J’ai étudié à l’ETPA, une école de photographie à Toulouse, où j’ai été formé à la photo argentique. À l’époque il y avait peu de cours sur le numérique. Plus tard j’ai monté avec quelques amis un projet dans le Morbihan, là où j’ai grandi. À 17 ans j’étais l’un des premiers VJ en Bretagne. Il s’agissait à l’époque de simple mixage de vidéos capturées à droite et à gauche. Encore aujourd’hui je trouve que je n’utilise pas suffisamment de texture dans mes créations. Même si j’ai plus de maturité, je pense être dans une phase d’apprentissage. C’est dans ce sens que je parle volontiers de “retour à la matière”. Je dois revenir à des valeurs plastiques.

Vous aimeriez donc vous affranchir de la technicité ?
Sur de futurs projets, l’idée serait peut-être d’assumer le rôle de directeur artistique. À mes débuts je souhaitais, sans doute par excès d’orgueil, me prouver que j’avais les capacités de faire les choses. Dorénavant je privilégie les collaborations. Il m’arrive donc souvent de monter des équipes où je regroupe un développer, un graphiste, un musicien… Par exemple, pour le son je travaille régulièrement avec Mourad Bennacer que j’ai rencontré à Montréal. Avec du recul, je m’aperçois que le travail en équipe est très positif. Les choix artistiques sont discutés, chacun apporte son expertise. Pour ma part, je veux me recentrer sur le sens de mes œuvres. Pour ça, je n’exclus ni de collaborer avec des scénaristes ni de m’affranchir de la technicité des outils.

Depuis plusieurs années beaucoup d’artistes exploitent le mapping, comment réinventer la discipline ?
J’ai été témoin de l’évolution des techniques du mapping moderne. C’est Amon Tobin avec son live Isam [présenté pour la première fois en 2011 à Mutek, N.D.L.R.] qui m’a vraiment donné l’envie de prendre en main cette technique. C’était monstrueux, mais aujourd’hui il y a une sorte de lassitude causée par une surenchère des technologies et du spectaculaire. Pourtant le mapping video n’est pas si nouveau. La projection sur forme, sur des corps, remonte à plusieurs décennies. Lorsque j’anime des ateliers à la Gaîté Lyrique, je présente toujours le scénographe tchécoslovaque Joseph Svoboda. C’est un modèle en son genre. Ses créations datent des années 50 et sont extraordinaires. Elles n’ont rien à envier à ce qui se fait aujourd’hui. Svoboda projetait des diapos, les grattait préalablement pour donner de la matière et un aspect quasi filaire aux visuels. Un travail vraiment magnifique. Le renouveau du mapping, si tant est qu’on puisse parler ainsi, passe donc par un retour aux choses plastiques.

2016 est un tournant dans votre carrière ?
Aujourd’hui j’assume enfin ma position d’artiste. En 2015 j’ai eu plusieurs créations importantes comme Entropia ou Ganymède qui ont été soutenues par la SATosphère. Ganymède, par exemple, est un projet de recherche lié à l’interactivité. Il s’agit de créer un univers immersif où le public interagit avec chaque objet. La platine de mixage au centre de l’installation permet de scratcher une voûte stellaire projetée dans le dôme de la SAT. Le rendu est impressionnant… Je suis sur des projets structurés où les collaborations longues portent leurs fruits. Par ailleurs, j’espère éviter les créations « one-shot » et je m’oriente plutôt vers des installations pérennes. Ça me permet de faire évoluer mon travail. Dans ce sens, Yannick Jacquet [ex AntiVJ, N.D.L.R.] avec ses Mécaniques Discursives est un modèle intéressant.

Quelles sont les inspirations de vos futures créations ?
Honnêtement avec Internet il n’est pas difficile de trouver l’inspiration. Cependant je me noie dans toutes cette abondance d’informations. Ça parait bête, mais je préfère m’inspirer de la nature. La lumière naturelle est ma première muse. Ce n’est pas un hasard si je vis à Baden, une petite ville dans le Golfe du Morbihan. Ici, quand j’invite mes amis artistes, on débriefe sur la plage. Il est tellement facile de s’inspirer des beautés de la nature que nous sommes en train de réfléchir pour organiser des workshops sur une île du Morbihan. Ça sera sans stress, ni questions d’argent, ni deadline. C’est peut-être ainsi la meilleure façon de créer.

propos recueillis Adrien Cornelissen
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> https://www.nature-graphique.com/

On pourrait aisément classer Micha Cárdenas dans la catégorie des activistes cyberpunk, ou transhumains. En effet, cette artiste transgenre connue pour ses théories et ses performances dans le domaine des arts numériques et des médias digitaux, s’engage non seulement pour une approche politique des identités sexuelles, mais questionne également l’existence de points d’intersections et de fractures coexistant entre le corps « réel » et son avatar virtuel. Deux préoccupations distinctes qui se rejoignent dans son œuvre et dans l’idée d’un corps futur à l’identité fluctuante et parfois, désincarné dans les possibles du cyberespace.

Micha Cárdenas

Tout le travail de Micha Cárdenas vise à repousser les limites de ce que signifie être « humain » aujourd’hui, à l’heure des univers virtuels, des médias numériques et des réseaux informatiques tout puissants. L’artiste, théoricienne et performeuse, pose également des questions sur ce que c’est d’être « un homme » ou « une femme », ou encore de ne pas se sentir dans le corps qui nous était destiné, dans un monde où, par le biais de ces réseaux, et ce depuis le tout début de l’avènement d’Internet, la possibilité d’endosser des identités imaginaires est devenue le lot commun de tout utilisateur du réseau. Dans Becoming Dragon, l’artiste, encore étudiant et soutenu par l’Université de San Diego, mêle par exemple biotechnologies et réalité virtuelle dans une performance qui interroge le pouvoir de l’imaginaire sur l’identité, et plus généralement, le devenir de l’humain. Pour les besoins de cette œuvre, l’artiste a dû passer près de 365 heures immergé dans Second Life, l’univers virtuel en 3D (ou métavers) dans lequel les utilisateurs peuvent créer et animer leur propre avatar, souvent le double fantasmé de leur incarnation dans la réalité.

 

Réalité et virtualité, dualité des identités
Le but de cette performance, également outil de recherche, est aussi de questionner le moment de transition entre deux identités. Le dragon étant un animal magique, en constante mutation et doué de certains pouvoirs, il est la métaphore incarnée d’une transformation pour l’artiste transsexuel, et une façon d’appréhender l’épreuve d’une transition radicale (ici, passer du sexe mâle à femelle) au cours d’une chirurgie de réassignation sexuelle (ou SRS, pour Sexual Reassignment Surgery). Opération qui exige un an de réflexion de la part des personnes désireuses d’effectuer cette chirurgie. Le dragon, et la durée de la « plongée » de Cárdenas dans Second Life, étant également l’expression des sentiments de désincarnation expérimentés par les personnes concernées. On le voit, Micha Cárdenas en tant qu’artiste, incarne physiquement ses théories et ses idées, mettant en application dans sa vie, les fondamentaux qui animent ses créations. Ces deux terrains d’études et le champ de bataille idéologique de Cárdenas s’illustrent également très nettement dans la performance donnée en novembre 2010 à l’UCLA Freud Theatre de Los Angeles. Pour Becoming Transreal: a bio-digital performance, Micha Cárdenas et Elle Mehrmand présentèrent une performance qui remet en cause l’idée de réalité. La réalité d’un corps. La réalité d’un sexe. La réalité enfin, d’une identité. Des idées que l’on peut rapprocher de la pionnière dans ce domaine, Donna Harraway, auteur du désormais fameux Cyborg Manifesto.

Challenges techniques dans le champ de l’art numérique
Pour mener à bien ces travaux, Cárdenas n’hésite pas à employer des techniques de pointe rarement utilisées dans le domaine de l’art numérique. « Vêtements communicants », capteurs de mouvement, immersion en temps réel dans des univers 3D, utilisation de feedback vidéo et casque de réalité virtuelle, Micha Cárdenas utilise toutes les technologies numériques à disposition pour rendre son discours intelligible. C’est le cas dans Becoming Dragon, où l’avatar du performeur est entièrement dirigé en temps réel par un système de capture de mouvement, alors même que celui-ci évolue dans l’univers de Second Life coiffé d’un casque de réalité virtuelle. Le tout étant également projeté en temps réel et visible par les spectateurs. Pour Local Autonomy Networks (ou « Autonets »), un autre de ses projets, réalisé avec l’aide du couturier (costume designer) Benjamin Klunker, Micha Cárdenas crée de toute pièce un réseau de communication autonome visant à augmenter l’autonomie de la communauté LGBT (Lesbienne, gay, bi et transsexuelle), mais aussi, des femmes, ou des étrangers, et ainsi réduire la violence contre les personnes qui la subissent quotidiennement en raison de leurs différences. Ce système conçu à partir de wearable electronics, soit des vêtements et accessoires comportant des éléments informatiques et électroniques connectés, permet en effet de signaler à d’autres membres de la communauté, la présence, ou les problèmes, que ceux-ci peuvent rencontrer. Une application à la fois très concrète et poétique, qui permettrait également aux personnes qui expérimentent ces « différences » de se retrouver.

 

À la recherche d’une autonomie post-corporations
Ce système, aussi pratique soit-il, est aussi l’occasion d’exprimer la vision de Micha Cárdenas en matière de communication et de réseau. Comme beaucoup de ses pairs, et en tant qu’artiste « connecté », Cárdenas milite de plus en plus régulièrement pour une autonomie des réseaux de communication. Ce qu’elle appelle l’ère du « Post Digital Networks » et des « Post Corporate Communications ». Pour l’artiste, des options comme Autonets, sont l’occasion d’expérimenter, à la fois, une nouvelle façon de communiquer, plus directe, plus « réel », même si usant des nouvelles technologies, mais également de sortir du cadre de plus en plus contrôler des réseaux de communication classiques, d’Internet et de ses réseaux sociaux propriétaires. En mai 2013, à l’occasion de la présentation de son projet Autonets, Micha Cárdenas déclare : De la fermeture temporaire de ThePirateBay.org ou Wikileaks.org à l’arrêt des communications de téléphone mobile en Égypte et à San Francisco pour empêcher les manifestations, les entreprises et les infrastructures de communication ont prouvés leur obsolescence pour les communautés résistantes. En revanche, il est possible pour ses résistants d’imaginer un nouvel avenir post-numérique. Mon travail sur l’autonomie des réseaux locaux (Autonets), actuellement en cours d’élaboration en collaboration avec des organisations communautaires à Detroit, Los Angeles et Bogotá, en Colombie, le prouvent. Mon but étant de travailler sur des réseaux post-numériques est de participer ainsi à une décolonisation de la technologie. Mon intervention vise à un rejet de la logique binaire du numérique et se tourne vers les communautés opprimées en tant qu’alternatives logiques.

Militantisme queer ou transgenre, mais aussi soucis de protections des communautés minoritaires, utilisation des technologies de pointe à des fins politiques et dans un but de renouvellement des habitudes de communication, depuis 2010, le travail de Micha Cárdenas, on le voit, évolue rapidement. De la problématique des univers virtuels, de l’identité en mode connectée, l’artiste est passé à l’action grâce à des projets qui ont trouvé un écho et des applications concrètes dans le réel. To be continued…

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars-mai 2015

Photos: D.R.
> http://michacardenas.org

Qu’il s’agisse de remettre en cause la logique industrielle de notre époque (la Mercedes en pièces détachées avec Les hommes n’ont pas fini d’aimer les voitures), ou la validité du pouvoir « mâle » symbolisé par l’armement (Le choix des armes et sa mitraillette démontée), la guerre (The Shadow) ou les clichés concernant les valeurs féminines véhiculées par les médias (ses ajouts sur toile de Jouy), l’artiste allemande Brigitte Zieger, qui vit et travaille à Paris, confronte son univers au territoire mental de nos pays « en paix ». Artiste féministe « intranquille », elle rend lisible le sous-texte de notre époque violente et hypocrite.

Brigitte Zieger, Detournements.

Brigitte Zieger, Detournements. Photo: © Brigitte Zieger

Brigitte Zieger, peut-on dire que vous interpellez le spectateur en amenant la guerre dans l’espace public ?
Oui, l’intention est bien de provoquer des réactions quand j’interviens dans l’espace public. Les projets que je mets en place traversent souvent des contextes politiques, des zones géographiques et historiques; ils prennent comme point de départ des images-événements de notre mémoire collective. Guerre et violence, mais aussi résistance sont parmi ces images collectées et déplacées vers l’espace public. Il s’agit pour moi d’interpeller le regardeur sur les failles et les injustices générées par un système dominant-dominé qui régit le récit de l’Histoire et le fonctionnement des sociétés actuelles.

Votre œuvre est parcourue, de manière subtile, par le thème de la lutte, de la guerre, de la violence infligée à l’autre, par une nation sur une autre (comme les métaphoriques B52 de The Shadow, ou les avions de Détournements 1 to 6). Pourquoi ces thèmes récurrents dans votre travail ?

Violence, lutte et guerre sont comme tissées dans les structures de l’interaction sociale et très profondément ancrées dans nos sociétés actuelles. La présence de The Shadow tente de révéler cet ancrage, de le rendre visible là où tout est fait pour qu’on l’oublie. Cette ombre du bombardier (qui a fait le plus de guerres sur la plus longue période de l’histoire) fait lever la tête de celui qui regarde, pour noter l’absence de l’avion et rappeler ainsi qu’il se déplace ailleurs, en même temps, en Irak ou en Afghanistan. Dans la série Détournements, des avions de guerre sont comme retenus dérisoirement par quelques slogans d’artistes, et ces assemblages improbables, mêlant dispositif publicitaire, armes de destruction et poésie utopiste, demandent à celui qui regarde de creuser ces imbrications complexes de la guerre et du spectacle. Le regard que je porte sur la violence et la lutte se situe ainsi sur leur fusion inextricable avec la vie quotidienne.

De fait, pensez-vous votre travail en tant qu’artiste comme « politique » ?
Oui, quand je parle de ceux qui résistent par exemple, comme dans la série des Sculptures anonymes ou dans les impressions numériques Counter-Memories et ce dans un rapport très direct à l’activisme. Dans d’autres pièces, j’avance de façon plus subtile en pervertissant des systèmes de représentation, en y glissant des parasites qui transforment des images “jolies ou décoratives” en terrain politique à investir.

Brigitte Zieger, The Shadows.

Brigitte Zieger, The Shadows. Photo: © Brigitte Zieger

Et en tant que femme ? Comme « féministe » ?
Pour moi l’engagement politique et le féminisme sont étroitement liés, car je mets au centre de mes réflexions la question de la domination et la violence qui en découle. Je préfère donc tendre vers un féminisme subversif, qui va au-delà de la simple revendication d’accession des femmes à l’égalité dans une société de structure patriarcale, pour défendre des idées plus utopiques d’anti-autoritarisme et de révolution des mentalités. Et là, ce n’est pas qu’une affaire de femmes, ces questions concernent toute l’espèce humaine. En ce qui concerne la guerre, je privilégierais l’approche de Virginia Woolf qui prône un “désengagement stratégique des femmes du système de guerre”, qui au fond ne les concernent pas et auquel elles n’ont pas à participer, au contraire de certaines factions des suffragettes qui proposaient leur soutien à la guerre pour obtenir leur émancipation.

Vous avez par exemple réalisé une installation auscultant les identités féminines / masculines avec Hits & Misses (qui porte le nom d’une série mettant en scène une tueuse transsexuelle, un hasard…), quel est le but de ce travail ?
Cette série de vidéos performatives, laisse effectivement une ambiguïté sur l’identité du personnage principal, qui est en réalité un cascadeur déguisé pour me ressembler et prendre ainsi le rôle de l’artiste; mais le titre ne vient pas de la série, il vient d’un disque réalisé suite au combat illégal de Cassius Clay, car interdit de ring pour avoir été objecteur de conscience. L’acte du cascadeur est assez impressionnant à voir, car il chute de façon répétée en traversant un sol et un plafond puis subit l’effondrement d’un mur qui l’ensevelit après une lutte vaine. L’action sans narration filmique isole ainsi la chute de l’artiste et de l’espace architectural du “white cube” qui évoque clairement le lieu d’exposition. C’est donc la situation de l’artiste et sa possible chute qui est au centre de ce travail.

Vous utilisez à peu près tous les médiums de l’art contemporain (vidéo, dessin, sculpture), quelle est la part du numérique dans vos dispositifs et dans vos œuvres ? Oui, effectivement, j’aime changer de médium. La part du numérique est assez importante, notamment avec les films animés de la série des Wallpapers [des papiers peints animés], mais aussi avec la création d’images numériques comme les Détournements. Cette pratique a pris une plus grande ampleur cette année avec la série des Counter-Memories, de grandes impressions numériques faites de multiples manipulations de l’image, dont la création d’espaces et de faux reliefs, qui donnent l’illusion de sculptures ou de bas-reliefs.

Brigitte Zieger, Tank Wallpaper.

Brigitte Zieger, Tank Wallpaper. Photo: © Brigitte Zieger/ADAGP

Quelle est l’importance d’Internet dans votre travail ? Un terreau fertile d’idées, d’images, de stéréotypes à renverser ?
Internet est une source importante de mes recherches d’images et le point de départ de la plupart de mes réalisations. Je suis toujours intéressée par l’image la plus citée, la plus connue, celle qui semble effectivement rentrer dans l’histoire collective par les clics multiples dont elle fait l’objet. Ce qui m’intéresse alors c’est de trouver une forme à ces images qui réactive leur pouvoir de provocation et de les confronter ainsi au présent (par exemple avec les Sculptures anonymes).

Plus généralement, à votre avis, Internet et les médias numériques sont-ils l’avenir de la contestation et de l’action politique ? Ou au contraire, qu’est-ce qui serait susceptible de freiner l’activisme, en réseau et dans les médias numériques, dans le futur ?
Je ne sais qu’en penser. Les réseaux sociaux permettent de lancer des actions de façon incroyablement rapide et efficace, ils fonctionnent très bien pour des actions ponctuelles ou les pétitions. En même temps, c’est toujours étrange de constater que s’organiser politiquement de façon plus globale semble être difficile aujourd’hui. Il y a une sorte de contradiction entre l’immense possibilité d’Internet comme arme politique internationale et son usage réel. Il faut espérer que  les générations à venir sauront mieux l’utiliser afin de créer de véritables mouvements politiques. Pour cela, il faudrait que se développe une fluidité plus grande entre l’écran et le réel, entre le réseau et la rue. Je pense que l’action politique a une dimension poétique, voire romantique, générée par l’esprit de communauté auquel Internet ne peut se substituer.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

> www.brigittezieger.com

Avec leur communication qui surfe sur toutes les facettes du kitsch communiste de l’ère soviétique et use de tous les clichés proposés par la révolution prolétarienne telle qu’on l’envisageait il y a plus de cinquante ans, Dmytri Kleiner et Baruch Gottlieb, alias Telekommunisten, forment une entité à la fois techniquement pointue et politiquement engagée. Idéologues nostalgiques des années qui virent éclore un Internet libre, les Telekommunisten font partie de ceux qui pensent que, remanié, l’Internet sauvera le genre humain.

Telekommunisten, R15N.

Telekommunisten, R15N. Photo: D.R.

#Art, #Politique, #Technologie sont les mots clés de Telekommunisten (accompagnés des hashtags appropriés bien entendu), une cellule d’activistes politiquement engagés dont les actions se répertorient aussi bien dans le domaine de l’art que celui des nouvelles technologies de communication en réseau. De fait, vous auriez tort de ne pas prendre les Telekommunisten au sérieux sous prétexte que ceux-ci cultivent une esthétique directement issue de la « Grande révolution » des « années d’or » du communisme international.

En effet, derrière une façade volontairement rétro, cultivant avec humour l’iconographie des riches heures de la révolution prolétarienne, Dmytri Kleiner — fondateur Allemand (russe de naissance) de Miscommunication technologies et auteur de The Telekommunist Manifesto — et l’artiste multimédia Canadien Baruch Gottlieb (auteur de My Gratitude for Technology) proposent un programme cohérent, proclamant un retour aux valeurs fondamentales du web : le partage, l’ouverture, la transparence. Les slogans The Revolution Is Calling (qui tient lieu d’en-tête à leur portail sur Internet) ou Pas de patron, pas d’investisseur, pas de business plan illustrent bien les intentions de ces iconoclastes connectés : l’avènement d’un web libre et ouvert, où le partage serait une valeur incontestée.

 

Bakounine, Marx et Engels version 2.0
Depuis sa création à Berlin en 2006, toute l’activité de Telekommunisten consiste en une virulente critique du passage d’un web ouvert et décentralisé (dans les années 80 et 90) à celui d’un espace de plus en plus dédié aux plateformes propriétaires (comme c’est le cas de la plupart des plateformes de e-commerce actuelles). Sous l’égide du révolutionnaire Michail Aleksandrovitch Bakounine, de Karl Marx ou encore du philosophe et théoricien socialiste allemand, Friedrich Engels,  ils rédigent The Telekommunist Manifesto. Un document dans lequel le collectif Berlinois questionne les technologies de la communication sous l’angle de l’économie politique, en s’intéressant particulièrement à tous les modèles économiques alternatifs, permettant une action collective en faveur d’une société libre.

Parmi ceux-ci, Die Telekommunisten propose un anti-Twitter (ou Facebook) nommé R15N. Un réseau social via téléphone mobile conçu comme une plateforme indépendante permettant la communication instantanée entre diverses communautés. Présenté au festival Transmediale de Berlin en juin 2014, R15N fait suite à la création de Thimbl, un service de microblogging qui s’appuie sur les technologies originelles du Net (et mêmes précurseurs de celui-ci), à l’image d’un protocole comme Finger (une des premières commandes informatiques créées dans les années 70), qui ne nécessite pas d’application spécifique. Décentralisé et configurable par l’utilisateur, Thimbl pourrait être une alternative à Twitter, en terme de réseau social très largement accessible.

Dmytri Kleiner, The Telekommunisten Manifesto

Dmytri Kleiner, The Telekommunisten Manifesto. Photo: D.R.

 

L’alternative Telekommunisten
Parmi les autres projets du collectif Germano-Canadien, on trouve également Dialstation, un service de communications longue distance à bon marché, Trick, qui propose du micro-hébergement de données à moindre coup, ou encore, plus ironiquement, Deadswap, un système de partage de fichiers AWFK (away from keyboard, comprendre « en live »), où les utilisateurs s’échangeraient des données de la main à la main grâce aux clés USB. On le voit, les Telekommunisten ne se contentent pas de remettre en cause les pratiques technologiques de nos contemporains, avec beaucoup d’humour, mais aussi de bon sens dans un monde de plus en plus contrôlé, ils remettent l’humain au centre des préoccupations des réseaux « dits sociaux ».

La valeur de l’échange, le peer-to-peer, étant une notion fondamentale et bientôt oubliée du net, Dmytri Kleiner et Baruch Gottlieb opposent à l’État capitaliste centralisé Client-Serveur un communisme peer-to-peer. Comme le précise Dmitry Kleiner, le partage est la raison d’être d’Internet. Déjà, à l’origine, Usenet, l’Email, IRC, toutes ces plateformes décentralisées qui n’étaient la propriété de personne, ont permis les connexions sociales, l’émergence du journalisme citoyen, le partage de photos (1).

Dans son manifeste publié en 2010, Kleiner oppose d’ailleurs ce qu’il nomme le « Venture Communism », soit un idéal qui prône l’auto-organisation des travailleurs et de la production comme moyen de lutte de classe au classique « Joint Venture »» du capitalisme (technique financière permettant la coopération entre des sociétés qui possèdent des compétences complémentaires, et ironiquement, le seul moyen d’accès des firmes étrangères voulant s’implanter dans les ex-pays communistes). De son côté, sous l’angle artistique, Baruch Gottlieb, en compagnie de l’artiste Sénégalais Mansour Ciss Kanakassy crée l’Afro, première monnaie unique destinée à l’Afrique. L’idée derrière cette initiative purement artistique, présentée à la Biennale des arts de Dakar (Dak’art 2004), étant la création d’un symbole d’espoir et d’un outil permettant de rêver concrètement (économiquement) au panafricanisme, tout en remettant en cause la toute puissance du Franc CFA. Une autre sorte d’alternative en somme.

 

Telekommunist, un manifeste
Appliquant les leçons du marxisme à l’ère de l’Internet, les Telekommunisten partent du principe que la société est composée de relations sociales. Celles-ci forment les structures qui la constituent. Les réseaux informatiques, comme les systèmes économiques, peuvent être alors décrits en termes de relations sociales. Pour Dmitry Kleiner, les partisans du communisme avaient depuis longtemps imaginé des communautés égalitaires dont les réseaux peer-to-peer seraient la clé de voûte architecturale. Inversement, le capitalisme, lui, dépend du privilège et du contrôle. Il prétend que les réseaux informatiques ne peuvent être conçus sans des applications centralisées, selon la hiérarchie client-serveur. Selon cette théorie, c’est l’économie qui façonne le système des réseaux. […] Les travailleurs du monde ne sont pas tenus de faire face aux problèmes imposés par le capitalisme et les grandes sociétés corporatives (2). Pour les Telekommunisten, il est clairement temps de reprendre les rênes de ce qui était légalement et initialement du domaine public, librement accessible et distribuable, il y a quelques années encore.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

Photo: D.R.
http://telekommunisten.net

(1) The Telekommunist Manifesto, Dmitry Kleiner (Institute of Network Cultures Hogeschool von Amsterdam, ISBN/EAN 978-90-816021-2-9
(2) Ibid

 

Emblématique de la viralité, le LOLcat appartient pourtant à l’histoire des médias. Aujourd’hui, contrairement à l’opinion reçue, le LOLcat représente un enjeu économique, politique et artistique.

L’origine du LOLcat est connue pour appartenir aux mèmes créés et distribués massivement sur les plateformes UGC du Web 2.0, notamment sur le forum anonyme 4chan à partir de 2005 lors des s/c/aturdays. Ce sont des photographies de chats légendées en police blanche, sans sérif, dans un anglais chaildizé pauvre perverti.

À fouiller, on retrace aussi des ancêtres pré-digitaux chez les Brighton Cats de l’Anglais Harry Pointer dans les années 1870 — une série de 200 cartes postales photographiques de chats avec des poses anthropomorphiques titrées dialoguées — et chez l’Américain Harry Whittier Frees au début du XXème siècle. The Boxing Cats, un film de 23 secondes réalisé en 1894 par W.L. Dickinson au studio Black Maria de Thomas Edison figurant deux chats qui boxent avec des gants arbitrés par le professeur Henry Welton, vient par ailleurs d’être transposé en GIF.

Au Moyen-Âge, les chats sont le plus souvent représentés sous la forme de marginalia, en marge des manuscrits pour distraire le lecteur. Au XVIème siècle lors d’une fête religieuse à Bruxelles, un ours joue de l’orgue à chats, chaque touche étant reliée à la queue d’un félin à la tessiture particulière. Trevor Plagen, en exposant cette année son projet The Last Pictures au festival Transmediale à Berlin, dit avoir fait embarquer éternellement, tout au moins pour des billions d’années, une image de cet orgue dans un satellite en orbite géostationnaire parmi 100 autres photographies en silicium qui ne seront peut-être jamais trouvées.

Orgue à Chats. Photo: D.R. (domaine public). Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Orgue_%C3%A0_chats

A/FK
Et plus intentionnel que Hermann Diephuis fonçant sur un mur de cartons au sein de la pièce chorégraphique de Mathilde Monnier Les lieux de là en 1999 au CCN de Montpellier, il y a Muriel Piqué lors du solo VU(E) au Carré d’art de Nîmes en 2010 qui essaie de se caler dans un carton trop petit pour elle; tel Maru, l’enrobé Scottish Fold japonais connu entre autres pour glisser pattes écartées à l’intérieur d’emballages de yaourts Diet.

Il y a la minette bleue de Sonia Amirouche qui écrit-performe souvent avec moi au clavier en réseau pré-2.0. Il y a encore le chœur de LOLcats composé avec Gaëtan Rusquet pour Based on an almost true story au festival européen de performance Trouble 2013 à Bruxelles avec Leen, Lune, Kevin et Valentine. Il y a aussi les prouesses transposées de Maru et Shirone et l’inauguration d’un mini-cinéma croquettes avec un groupe d’étudiantes à l’École Supérieure d’Art d’Avignon…

En dérives artistiques en ligne, à noter  : la vidéo de la chatte pianiste Nora diffusée lors du catcerto de l’orchestre de chambre lituanien Klaipéda dirigé par Mindaugas Piecaitis en 2009, la recomposition par Cory Arcangel  assemblant des samples de chats au piano pour recomposer l’Opus 11 n° 1 d’Arnold Schoenberg, ce siamois déguisé en requin sur un aspirateur robot Roomba suivi par un caneton et rejoint par un chien camouflé en requin-marteau de la chaîne Youtube Helenspets, la brochette de minets de Shironekoshiro sur lesquels il empile des mandarines, boîtes de conserve, fleur…, une tendresse pour tous les félins parlant, aboyant ou jouant avec des écrans des platines thérémines…, et un coup de cœur pour cet artiste qui s’échappe à plusieurs reprises de sa cage chez un vétérinaire à Marseille.

Wikipédia consacre un chapitre à la ronron-thérapie. Des enfants font la lecture de romans à des chats dans un refuge de Pennsylvanie pour améliorer leurs compétences en littérature et tranquilliser les animaux. Lors de l’étude intitulée Le pouvoir de Kawaii, des chercheurs de l’Université d’Hiroshima concluent que regarder des images mignonnes favorise la concentration et renforce l’attention visuelle. Ils mentionnent qu’à l’avenir, les mignonneries pourraient être utilisées pour déclencher des émotions susceptibles de développer des tendances comportementales de prudence et minutie dans des situations spécifiques telles que la conduite et le travail de bureau.

Sca(t)n. Modèle scannée : Wanda, juin 2013. Commande de Lucille Calmel à Gaëtan Rusquet. Photo : D.R.

Le business LOLcat
À son origine, le LOLcat se situe dans une perspective de l’économie du don, de l’acte créatif jetable, de la perte de temps, de ce qui rend la vie plus facile. Ce qui fait rire fait signe d’appartenance. Néanmoins, il peut être pertinent de faire un pendant critique à ce qui vient d’être dit avec les articles « Candy Crush Rehab » de Beatriz Preciado dans Libération et « Beware of cupcake fascism » de Tom Whyman dans The Guardian qui traitent respectivement de la masturbation de l’écran du capitalisme cognitif libéral, et d’un mouvement maladivement gentil qui satisfait le désir d’une population infantilisée de se cacher du monde tout en imposant des valeurs bourgeoises.

La clé du succès de Candy Crush réside justement dans ses défauts : le caractère enfantin et inoffensif (il n’y a ni violence, ni sexe), l’éternel recommencement (jusqu’à 410 niveaux) ainsi que l’absence de contenus culturels spécifiques pouvant susciter adhésion ou rejet. Chasteté, idiotie et gratuité sont les conditions de possibilités de la globalisation de la dépendance. If a fascist Reich was to be established anywhere today, I believe it would necessarily have to exchange iron eagles for fluffy kittens, swap jackboots for Converse, and the epic drama of Wagnerian horns for mumbled ditties on ukuleles.

Plus célèbres que les interprètes souvent anonymes des scans, selfies (avec l’appli Snapcat) et pornos photobombés, les héros des vidéos cliquées des millions de fois sur YouTube ont dorénavant leurs festivals et expositions : au Walker Art Center de Minneapolis depuis août 2012, à la Framers Gallery à Londres en janvier 2013, au Catdance Film Festival à Sundance dans l’Utah en 2014… En France, le curateur Éric Maillet a proposé en juin dernier When Cattitudes Become Form, une exposition chez 3/SOME à Cergy, à destination des chats.

Depuis son invitation au South by Southwest Festival à Austin au Texas, Grumpy la chatte grincheuse connue sur les réseaux, ambassadrice de Friskies, égérie de multiples produits dérivés, est estimée par le New York Magazine à un million de dollars. Ben Lashes, son manager, a déjà géré le succès de plusieurs stars du Web comme Keyboard Cat ou Nyan Cat.

Parmi un groupe de financiers et étudiants spécialisés, c’est Orlando, un minet rouquin, qui gagne le concours en bourse lancé par l’hebdomadaire du Guardian, The Observer, en 2012, défendant ainsi l’idée de l’économiste Burton Malkiel selon laquelle les prix des actions évoluent de façon aléatoire, rendant les marchés boursiers entièrement imprévisibles.

Sca(t)n. Modèle scannée : Wanda, juin 2013. Commande de Lucille Calmel à Gaëtan Rusquet. Photo : D.R.

Quand les « cute cats » servent les activistes
NBC News révèle d’après Snowden que la NSA et le GCHQ (service du renseignement électronique du gouvernement britannique) collectent les données non cryptées des vues YouTube, likes Facebook, visites sur Blogger… afin de, selon ces agences, chercher des données, connexions et tendances intéressantes. Les ingénieurs de Google affirment qu’ils ont conçu un réseau informatique capable d’analyser, de classer et d’apprendre lui-même à reconnaître le contenu des images.

Ainsi, le « réseau neuronal » a été nourri de 10 millions d’images à partir de vignettes vidéo YouTube et — sans qu’on nous dise comment — a créé son propre concept de chat. La théorie « cute cat » de l’activisme numérique développée par Ethan Zuckerman en 2008 postule que la plupart des gens ne sont pas intéressés par l’activisme, qu’ils préfèrent utiliser le web pour des activités banales, y compris la pornographie et les LOLcats.

En parallèle, les plateformes comme Facebook, Flickr, Blogger, Twitter… sont très utiles aux activistes des mouvements sociaux qui peuvent manquer de ressources pour en développer eux-mêmes. D’autre part, les activistes se trouvent plus à l’abri des représailles des gouvernements que s’ils utilisaient une plateforme spécialement dédiée. En effet, fermer une plateforme populaire provoque généralement un tollé public général beaucoup plus conséquent que s’il s’agit de fermer d’obscurs médias sociaux. Or, quand la censure qui s’exerce pour des raisons politiques aboutit à la fermeture ou au blocage de ces plateformes mondiales, elle s’exerce aussi pour les « cute cats » et toutes les autres activités banales, ce qui ne manque pas d’être contre-productif.

The likes of Brother Cream Cat, un projet d’art en réseau de Helen Pritchard et Winnie Soon, est une expérience en direct avec un chat devenu célèbre sur Facebook. Brother Cream qui habite dans un magasin à Hong Kong s’était perdu en 2011. Grâce à des milliers de « likes » de ses fans, il a été retrouvé et il a depuis attiré de nombreux clients-visiteurs dans l’épicerie. Après l’installation sur son navigateur du module complémentaire spécialement créé pour le projet, l’utilisateur ne peut plus voir sa page Facebook habituelle : la plupart des images sont remplacées (sans la permission du réseau social) par les dernières traces en ligne de Brother Cream. Cette œuvre à la fois politique et artistique est révélatrice : la notion de vivant sur le Net comprend donc à la fois des participants humains et non humains, dans ce dernier cas des machines programmées et des animaux.

Lucille Calmel
artiste et professeur à l’École Supérieure d’Art d’Avignon
publié dans MCD #75, « Archéologie des média », sept-nov. 2014

!Mediengruppe Bitnik est un groupe d’artistes basés à Zurich et à Londres. Nous nous sommes formés il y a environ dix ans. Le travail du collectif porte sur les potentialités et les possibilités offertes par les espaces et les réseaux publics. La stratégie des !Mediengruppe Bitnik se réfère à l’impact des médias sur la société, qu’ils soient numériques ou analogiques. Leur principe action est le détournement.

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art, 2013. Photo: D.R.

Si nous devions nommer notre pratique artistique, nous dirions qu’elle est exploratoire et interventionniste. Parmi celles-ci, le Hacking est une de nos stratégies principales. Nous nous emparons des différentes stratégies à l’œuvre dans le Hacking et nous les transformons en pratiques artistiques. Par là même, si un Hacker est considéré comme une personne qui jouit de sa connaissance des systèmes informatiques et de leur exploration, tout en étendant les capacités de ces systèmes à des utilisations auxquels n’ont pas forcément pensé les utilisateurs lambda (1), nous, en tant qu’artistes, nous utilisons les systèmes sociétaux et culturels comme matériaux artistiques.

En utilisant le Hacking comme stratégie artistique, nous tentons de recontextualiser le familier pour en proposer une nouvelle lecture. Nous sommes, par exemple, connus pour être intervenus au sein de l’espace de surveillance vidéo londonien du CCTV, et avoir remplacé les images vidéo d’origine par des invitations à jouer aux échecs. Au début de l’année 2013, nous avons envoyé un colis au fondateur de Wikileaks, Julian Assange, réfugié à l’ambassade équatorienne à Londres. Le paquet contenait un appareil photo qui a diffusé son voyage à travers le système postal en direct sur Internet. Nous appelons ce travail un SYSTEM_TEST ou une pièce de Mail Art Live. Avec nos œuvres nous formulons des questions fondamentales concernant les questions contemporaines.

À part Delivery for Mr. Assange qui a été très médiatisé (2), parmi nos actions les plus significatives nous voulons citer Opera Calling. Du 9 mars au 26 mai 2007, des micros cachés dans l’Auditorium de l’Opéra de Zurich ont transmis les spectacles de l’Opéra sur des téléphones choisis au hasard parmi les lignes terrestres [inverse des lignes de téléphone mobile, NDR] de la ville de Zurich. Dans le plus pur style des services de livraison à domicile, toute personne qui décrochait son téléphone pouvait écouter une représentation d’opéra en cours via une connexion en direct avec un micro caché. Nous avons retransmis ces spectacles à plus de 4363 abonnés. L’Opéra de Zurich a cherché les micros et déclaré qu’ils intenteraient une action en justice si les transmissions ne cessaient pas. Cela a lancé un débat dans les médias sur la propriété culturelle et les subventions culturelles. Finalement, l’Opéra a décidé de tolérer Opera Calling comme une amélioration temporaire de leur répertoire (3).

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art, 2013. Scan.

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art, 2013. Scan. Photo: D.R.

Il y a donc aussi Surveillance Chess, l’opération de Hacking du réseau de surveillance de la CCTV à Londres dont je parlais plus haut, mené à l’occasion des Jeux olympiques en 2012.  Une station de métro est l’un des espaces publics les plus surveillés au monde. !Mediengruppe Bitnik a intercepté le signal d’une des caméras de surveillance du métro londonien. Le principe est « simple ». Au moment où nous prenons le relais, l’image de surveillance disparaît et un échiquier apparaît sur le moniteur avec une voix dans les haut-parleurs qui dit : Je contrôle votre caméra de surveillance aujourd’hui. Je suis celui avec la valise jaune. L’image revient sur une femme avec une valise jaune. Puis l’image passe à l’échiquier. Que diriez-vous d’un jeu d’échecs ?, demande la voix. Vous êtes blanc. Je suis noir. Appelez-moi ou envoyez-moi un texto pour jouer. Mon numéro : 07582460851 (4).

Il y a également une autre pièce de Mail Art Live nommé Random Darknet Shopper. En 2014 nous avons créé un bot de shopping automatisé auquel nous avons alloué $100 en Bitcoins par semaine. Une fois par semaine, le bot se rend dans le darknet, achète au hasard un item et nous envoie un mail. Les objets sont actuellement exposés au sein de The Darknet. From Memes to Onionland, une exposition présentée au Kunst Halle de St. Gallen (Suisse).

Actuellement nous sommes très intéressés par les interactions offline/online dans le monde de l’art. Quelles sont les stratégies et les outils pour devenir actif dans ces espaces « publics » crées online et offline ? Comment pouvons-nous utiliser ces espaces dans les pratiques de l’art contemporain ? Nous constatons que la frontière entre offline et online devient de plus en plus floue. Tout est de plus en plus interconnecté. Le digital occupe de plus en plus d’espace physique « réel », se connecte de plus en plus avec le corps humain. Les technologies nomades et « mobiles » ont joué un grand rôle dans ses interconnections.

Dans cet univers interconnecté les questions de réseaux anonymes, d’identité (collective), d’archivage/de perte, de présence/absence, s’appréhendent sous un jour nouveau et intéressant. Dans certains de nos travaux récents, nous avons commencé à explorer ces espaces avec des interventions et des performances en ligne. Nous croyons que cet espace est intéressant pour l’art contemporain. Nous pensons que pour être pertinent, l’art doit devenir global, s’étendre aux espaces et au sujet des réalités qui nous entourent. Nous souhaitons explorer des pratiques artistiques en temps réel qui s’engagent avec les univers interconnectés, les médias en ligne: pratiques que nous nommons RRRRRRRadically Realtime.

!Mediengruppe Bitnik, The Darknet - From Memes to Onionland. An Exploration.

!Mediengruppe Bitnik, The Darknet – From Memes to Onionland. An Exploration. exposition à la Kunst Halle St. Gallen, Suisse, Octobre 2014 / Janvier 2015

Est-ce que les réseaux de communication facilitent l’action politique contemporaine ? Oui et non. Oui, il est plus facile de se connecter à un réseau d’activistes. L’interconnexion entre les mondes offline et online nous donne un certain pouvoir dans le monde physique et digital. Les réseaux digitaux distribuent l’information efficacement, et permettent aux gens de se connecter les uns aux autres, d’organiser des choses concrètes dans le réel. D’un autre côté, non. Internet et les mobiles ont également permis la surveillance de masse. Cela rend plus facile à contrôler et à réprimer l’action politique, déjouant ainsi la dissidence et le pouvoir de décision de l’opinion.

Actuellement !Mediengruppe Bitnik se concentre sur les Darknets. Ces réseaux qui se situent au-delà de l’information quotidienne visitée par la majorité des utilisateurs d’Internet. C’est une autre forme d’Internet administrée par des millions d’utilisateurs, mais ignorée des publics traditionnels. C’est une sous-culture d’Internet, formé par des réseaux décentralisés, cryptés et anonymes. Un monde parallèle de communication. La vie en ligne devient plus importante que divers aspects de nos vies offline, les forces à l’extérieur vont de plus en plus essayer de la contrôler et de la gouverner.

Après les fuites de l’affaire Snowden, nous estimons que les rapports de force changent. Depuis, il est devenu clair que le Web classique est une machine de surveillance gigantesque. De plus en plus de personnes comptent sur les réseaux anonymes, comme TOR, pour échapper regards indiscrets. Ce sont des logiciels et  des réseaux qui s’appuient sur le chiffrement et les logiciels de cryptage. Cela nous intéresse forcément, que nous soyons journalistes, dissidents, militants, artistes ou codeurs, etc.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

https://wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww.bitnik.org

(1) Définition de « Hacker » extraite de The Jargon File, a glossary of computer programmer slang.

(2) http://next.liberation.fr/arts/2014/02/24/julian-assange-avec-accuse-de-reception_982608

(3) https://wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww.bitnik.org/o/

(4) https://wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww.bitnik.org/s/