petite histoire du temps radiophonique

Vitesse, hypnose et suspens, inventaire et classification encyclopédique, politique, sont des objets utopiques réinventés, à travers l’expérience radiophonique, par les mots et les sons. Petite histoire de ces temps radiophoniques, littéraires, poétiques.

Bologna Centrale est un film de Vincent Dieutre (2003), mais aussi une bande-son qui a donné lieu à une pièce de L’Atelier de Création Radiophonique de France Culture diffusée le 30 mars 2003. L’auteur y énonce, confie, murmure, ou tout simplement dit, en voix-off et dans un espace-temps renouvelé, son initiation amoureuse et sa découverte des drogues. Le film s’arrête sur l’attentat de la gare de Bologne du 2 août 1980 en même temps qu’il invite, dans cette catastrophe, le narrateur à une nouvelle histoire, élégiaque et en devenir. Fragment d’une autobiographie sonore, la voix (le grain de la voix) est aussi bien le miroir inversé du corps qui la porte, qu’un labyrinthe d’images mentales dans lequel l’auditeur se perd, bref, au plus près du micro comme d’une nouvelle peau, la voix enregistrée est une autre. L’une des utopies de la voix radiophonique y prend alors place : elle donne accès à une dimension spatio-temporelle, tout à la fois, mélancolique et visionnaire.

Or, il faudrait en faire l’inventaire, de ces utopies possibles de la radiophonie telles que les activent donc la voix, les mots, l’écrit, en l’espèce la littérature et la poésie. L’arborescence des limites, toujours repoussées, de l’exploration du temps du langage et du temps sonore y apparaîtrait, d’abord, comme l’enjeu en creux de leur aventure commune. Et elle décline, cette arborescence, au moins quatre figures de l’utopie du temps : le temps réel et la vitesse, l’hypnose et le suspens, l’inventaire et la classification encyclopédique, un temps politique.

Le temps réel, tel que Paul Virilio l’a étudié dans L’Espace critique (1984), la vitesse, portée par la technique des médias et l’électricité du médium, offrent une première approche d’un temps, radiophonique, qui trouve sa poétique et son esthétique dans la perception appréhendée comme une succession de présents, d’instantanéités, dans une écriture du fragment qu’une littérature d’avant-garde explore immédiatement (Jeu radiophonique n° 2 de Peter Handke, 1970). Discontinuité du langage entre mot-signal et signe-son dont William Burroughs et Brion Gysin avaient fait, dès les années soixante, le sel de leur cut-up : l’expression spatiale et hallucinatoire de la part sonore (et plastique) des mots.

Toutefois, en contrepoint de cette approche brisée du langage fait sons, il y a, inversement, un temps radiophonique qui conçoit celui-ci comme générateur d’une écoute en suspens, hypnotique, contemplative, qui entrecroiserait les sons et les mots dans une bulle d’éther, à l’instar de la nouvelle de Victor Segalen, Dans un monde sonore (1907). Dans ce texte, le narrateur est invité chez un couple d’amis dont il remarque la séparation sensorielle : la femme s’exprime à travers les phénomènes du visible, tandis que l’homme communique avec le monde par les sons. Cette version moderne et atypique du mythe d’Orphée et Eurydice devait être le livret d’un opéra de Claude Debussy, elle restera comme l’envoûtement hypnotique et atemporel que produit une littérature éversée dans le monde sonore, perçue par l’écoute, constructrice d’espaces à entendre. Expérience de l’écoute poétique, donc, où le son a conduit le temps en marge de lui-même, dans l’imaginaire.

Parallèlement à ces esthétiques et à ces poétiques d’un temps expérimentable dans l’écoute, il y a aussi l’asymptote du temps accumulé, superposé, stocké : les archives du vingtième siècle, ses voix fixées sur bandes magnétiques, supports digitaux ou immatériels, ses événements, du plus banal au plus sophistiqué. Le temps des archives est un temps compilé jusqu’à produire une figure de l’utopie qui, dans son essai d’exhaustivité, demeure irréelle. Théoriquement : elle demeure le temps des signes à inventorier, à classer… Dans Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978, l’écrivain Georges Perec, installé dans un studio mobile posté à ce carrefour de Saint-Germain-des-Prés, décrit à haute voix, nomme, énonce, pendant plus de six heures, le spectacle de la rue, la circulation, les véhicules, les passants… L’inventaire est à l’œuvre dans l’enregistrement sonore puisque, le 25 février 1979, cette performance, après avoir été réduite à un peu plus de deux heures, est diffusée dans le cadre de l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture. Essai de complétude des signes en un lieu, à l’instar d’une bibliothèque borgésienne, universelle et sonore, dont le théoricien des médias Pierre Schaeffer aura souvent articulé la poétique sur celle du temps radiophonique.

Enfin, si l’histoire de la radiophonie traverse, mieux que celle d’autres médias (et de la télévision en particulier), le vingtième siècle avec une aussi grande rigueur, emportant avec elle l’histoire des artistes et des idées, enregistrant et diffusant les pages sonores du monde, c’est moins parce qu’elle est mémoire, que parce qu’elle a une mémoire. Des Français parlent aux Français, émission radiophonique de la BBC (Radio Londres, 1940-1944) qui diffusait les messages des Alliés, à Radio Free Europe pendant la guerre froide, la radio a souvent été une arme de résistance et de combat. Certes, elle a été, aussi, une chronologie des dictatures, des propagandes et de la désinformation, mais, le fait demeure, la dissidence et la résistance, les combats justes et les soulèvements des populations y ont trouvé un relais clandestin, opératoire, fidèle. Dès lors, une histoire des écrivains, des poètes, des journalistes pour la liberté, est aussi inscrite dans l’histoire du son politique de la radiophonie dont le passage, de l’analogique au numérique, sera la nouvelle courroie de transmission. Ensuite, le réseau virtuel, visuel et sonore mondial, fait d’un temps tout à la fois déréalisé, épidermique et tactile, conséquent et viral, y apparaîtra comme l’espace d’une autre utopie, l’ère des possibles.

Alexandre Castant
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Alexandre Castant est professeur à l’École Nationale Supérieure d’Art de Bourges où il enseigne l’esthétique et l’histoire des arts contemporains. Essayiste, critique d’art, il a notamment publié Planètes sonores, radiophonie, arts, cinéma (Monografik, coll. Écrits, 2007 – nouvelle édition augmentée, 2010), un ouvrage sur la création sonore dans le champ des arts visuels. Site: www.alexandrecastant.com

entre mutation et sanctuarisation

Le texte est-il soluble dans le livre ? À l’heure où les pratiques d’écritures et de lectures sont en pleine mutation sous l’effet de l’environnement numérique, le théâtre français cherche à défendre par-dessus tout les logiques du texte imprimé…

Illusion.com, 2009.

Illusion.com, 2009. Photo: © La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon

Théâtre de texte ou théâtre du livre ?
Au moment où l’on prend enfin conscience de la profonde mutation de l’écrit qui transforme les pratiques d’écriture et de lecture, on assiste au théâtre à une réaffirmation sans précédent des valeurs littéraires liées à une culture du livre comme mode de légitimation de sa pratique. Face aux nouvelles pratiques artistiques qui se développent en lien avec le numérique, « le texte » est érigé en ultime bastion du théâtre. Ou plutôt le livre, car les partisans du théâtre de texte n’en appellent-ils pas avant tout à un théâtre du livre ? Dans ce contexte, il est parfois difficile de faire reconnaître que des textualités se développent sur de nouveaux supports qui participent à renouveler et désenclaver l’art théâtral.

La revendication de la primauté du texte se double certes d’un discours complémentaire qui valorise l’interdisciplinarité, la transdisciplinarité ou encore la transversalité du théâtre mais pour leur octroyer une place ancillaire où la question de l’écrit est le plus souvent diluée. Ainsi les mutations de l’écrit créent-ils le trouble dans nos « réseaux de discours » culturels structurés de plus autour de recueillement de données plus d’ouverture à des idées. Elles ne relèvent pas en effet de quelque chose qui pourrait être répertorié et catégorisé sous le signe d’une différence que l’on pourrait spécifier, mais produisent du nouveau dont les effets restent encore à évaluer. Cette approche se situe donc d’abord par rapport à l’histoire pour la remettre en perspective et la renouveler.

C’est dans ce contexte que j’ai dirigé, pendant quatre ans à la Chartreuse – Centre National des Écritures du Spectacle, un projet intitulé Levons l’encre, dont la clé de voûte était justement de mettre en perspective l’évolution des écritures du spectacle et les mutations de l’écrit. Dans une structure culturelle dédiée à l’écriture, la prise en compte de l’ensemble des technologies actuelles de l’écriture peut sembler aller de soi et relève d’une nécessaire adaptation à l’évolution des pratiques des auteurs et des artistes. Certes la main de l’écrivain sur la page blanche participe encore de notre mythologie de l’écrivain mais il faut bien se rendre à l’évidence, la très grande majorité des auteurs écrivent aujourd’hui avec un ordinateur.

Cette perspective qui se poursuit désormais dans d’autres contextes, vise ainsi à reprendre de manière radicale la question du texte au théâtre en la confrontant à l’histoire de l’écriture et à ses mutations actuelles. Elle suggère que le texte, loin d’être un des fondamentaux du théâtre, est un médium en mutation et que cette mutation a un impact central sur l’ensemble des composantes du théâtre. En séparant le texte de l’imprimé, elle dénonce la confusion que nous faisons systématiquement entre le texte et le livre. Si on substituait à la notion de théâtre de texte celle de théâtre du livre, on y verrait sans doute un peu plus clair. L’enjeu actuel est pour beaucoup de sanctuariser le théâtre par rapport aux technologies numériques  – sanctuarisation donc le point d’appui est « le texte » mais en réalité l’imprimé – plutôt que d’explorer la manière dont de nouvelles mutations de l’écrit peuvent participer à dessiner de nouveaux territoires pour le théâtre.

Des espaces d’écriture hors de l’espace du livre
Si à l’origine le texte au théâtre ne s’est pas présenté pas sous la forme d’un livre, on peut imaginer aussi bien un texte de théâtre qui ne relève plus de l’imprimé. L’imprimé a-t-il eu des conséquences sur la pratique théâtrale ? Si oui, qu’est-ce écrire du théâtre dans une logique qui n’est pas celle de l’imprimé ? Si le numérique offre de nouveaux supports de l’écrit, cela peut-il dégager de nouveaux espaces d’écriture faisant appel à de nouvelles formes de composition et d’autres manières de faire du théâtre ?

Cet angle d’attaque déplace les axes habituels de la réflexion. Si elle recoupe en plusieurs points la question du post-dramatique, qui a tant contribué ces dernières années à cristalliser les débats esthétiques autour du théâtre en Europe, elle traite cette question à travers le prisme de la matérialité de l’écrit. Elle se distingue également des approches visant à spécifier des formes théâtrales autour de l’image et des écrans sur la scène. Elle réinscrit la question du théâtre au sein d’une histoire et une réflexion sur l’écrit. La question des supports de l’écriture et de la lecture s’invite dans les débats sur l’écriture dramatique. Bref, en révélant un point aveugle, elle tente de mettre en évidence un territoire à explorer, à la fois invisible et omniprésent, l’écriture et la lecture sur des environnements numériques relevant désormais de la pratique la plus quotidienne.

Au fur et à mesure de nos expérimentations à la Chartreuse sur ces questions, il m’est apparu que l’on pouvait tenter de relire l’histoire du théâtre à travers le prisme de mutations successives de l’écrit. Si les nouveaux modes de l’écrit sont mis en perspective par les historiens avec l’histoire de l’alphabet et de l’imprimé, ces grands moments-clé de l’histoire de l’écrit ont-ils eu un effet sur la pratique théâtrale ?

sonde03#09 - Chartreuse News Network.

sonde03#09 – Chartreuse News Network. Photo: © Alex Nollet, La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon.

Un rapport constitutif et structurant entre les supports de l’écriture et l’histoire de la pratique théâtrale, peut être mis en évidence à partir d’un certain nombre de travaux d’historiens et d’anthropologues. L’apparition de nouveaux supports de l’écrit nous invite à reconsidérer les jeux d’articulations entre l’écrit et le théâtre qui sous-tendent et organisent la pratique théâtrale. Nous avons développé ailleurs cette recherche historique en insistant en particulier sur les articulations complexes qui se sont créées entre le théâtre et l’imprimé dont la compréhension est si nécessaire aujourd’hui pour prendre la mesure des effets de déconstruction qu’opère le numérique sur l’ensemble des dispositifs et pratiques lié à l’imprimé.

Alors que le théâtre persiste à se théoriser, s’administrer, s’ »expertiser » et se percevoir d’abord dans les cadres hérités de l’imprimé, un ensemble de mécanismes d’une grande cohérence qui articulait la page et la scène et in fine une manière d’instituer la pratique théâtrale sont obsolescents. À la spécification de conventions typographiques du texte dramatique succèdent un éclatement et une diversification des matérialités de l’écrit pour le théâtre. Un certain nombre d’auteurs — pour s’en tenir au théâtre français : Noëlle Renaude, Matthieu Mevel, Sonia Chiambretto… — réinvestissent l’imprimé à partir du numérique et explore de nouvelles matérialités de l’écrit dramatique mêlant jeux typographiques, design graphique, mise en texte singulière.

À côté de ces démarches, un certain nombre d’auteurs explorent les nouveaux supports de l’écrit que cela soit Internet, les réseaux sociaux, différents types d’écrans sur la scène où l’écrit est projeté, le téléphone portable. La Chartreuse a encouragé l’exploration dans ce domaine en passant une commande à quatre auteurs d’une pièce sur Internet (Illusion.com de Joseph Danan, Sabine Revillet, Eli Commins et Emmanuel Guez), en produisant un parcours sonore de Célia Houdart, en accompagnant le dispositif Breaking d’Eli Commins dont l’écriture liée à des évènements (la résistance en Iran, le tremblement de terre à Haïti…) repose sur des témoignages recueillis sur Twitter…

À l’affirmation d’une place de l’auteur dans la création théâtrale s’oppose la réalité d’une multiformité de ses pratiques qui le conduisent à élaborer son texte directement en lien avec le travail du plateau et/ou des dispositifs technologiques. Alors que l’imprimé a éloigné l’auteur du plateau, les mutations de l’écrit réinscrivent l’auteur dans le processus de création théâtrale. Elles réactivent le théâtre comme un processus collaboratif, ni hiérarchisé autour du message de l’auteur, ni commandé et contrôlé à distance par l’écrit. À distance de l’institutionnalisation de la routine et de l’incuriosité, ces transformations appellent de nouvelles dynamiques instituantes permettant d’accueillir l’expérimentation, la recherche, l’innovation.

Un théâtre métaphore de l’ordinateur plus que du livre
Les mutations de l’écrit sont aussi des mutations de la lecture. Au spectateur comme figure déplacée du lecteur – ou pour être plus précis du lecteur de livres – s’ajoute le spectateur comme figure déplacée du téléspectateur, du cinéphile, de l’internaute, du lecteur hypertextuel, ou encore du joueur de jeux vidéo.

Plus généralement, on peut comparer la façon dont le théâtre s’immerge aujourd’hui dans l’environnement numérique – de la régie à la communication, de la scénographie à la constitution d’une mémoire par la captation vidéo – à la manière dont autrefois il s’était emparé de l’imprimé. Le motif renaissant du théâtre du monde, qui même le théâtre et le livre, se déplace autour de l’idée d’une scène comme métaphore de son environnement technologique, médiatique et culturel avec lequel elle entretient une confrontation critique.

Le théâtre du livre reste le paradigme central du théâtre aujourd’hui. Mais il ne peut plus être un paradigme unique. Métaphore du livre, la scène est appelée à devenir de plus en plus une métaphore de l’ordinateur ou encore une métaphore des relations entre les deux. Elle est travaillée par de nouveaux rapports entre écriture et oralité. La linéarité ou la simultanéïté/discontinuité, la hiérarchisation des matériaux scéniques au service du texte ou l’hybridation de l’écriture, la mise à distance ou au contraire la recherche d’une participation du spectateur, la construction du sens ou la construction d’une expérience sensible et intelligible… caractérisent des conceptions culturelles contrastées de l’acte théâtral. Elles renvoient à la manière dont des médias informent les pratiques.

Le théâtre met en jeu des techniques d’écriture, des manières de penser, des perceptions divergentes. C’est une richesse. Il est en cela le reflet de la situation complexe de l’écrit que traverse notre société. Mais il peut-être aussi un véhicule incomparable d’une exploration des mutations de l’écrit qui traversent la société.

Franck Bauchard
chercheur et critique, directeur artistique de La Chartreuse (2007-2011)
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Nous ne lisons pas un livre comme nos ancêtres lisaient un rouleau de papyrus. Les dispositifs de lecture obligent à certains usages et ont des effets sur nos rapports à l’écrit. Alors que le pouvoir de l’image s’est imposé et que l’imprimé ne peut plus suivre le rythme du siècle, il est essentiel de s’interroger sur les enjeux de la digitalisation du livre.

Photo: D.R.

L’histoire de l’écriture et de la lecture est liée à celle des supports. Depuis le 04 juillet 1971 et le premier texte mis à disposition à un format numérique par Michael Hart à l’Université d’Illinois (États-Unis), nous sommes entrés dans la période des e-incunables. En 1970, au Palo Alto Research Center, Alan Kay a conceptualisé le Dynabook, ancêtre des ordinateurs portables, qu’il imaginait à l’époque comme un lecteur d’ebooks. Nicholas Sheridon y conçoit avec l’équipe Xerox le premier papier électronique réinscriptible : le Gyricon. Dans les années 1990, un nouveau type d’e-paper est mis au point dans les laboratoires du Massachusetts Institute of Technology par Joseph Jacobson, cofondateur de la société E-Ink Corporation, rachetée en décembre 2009 par le taïwanais Prime View International.

De nouvelles interfaces de lecture
Depuis l’entrée dans le 21e siècle il ne fait plus de doute que nous passons de cinq siècles d’édition imprimée à une édition numérique. Nous pouvons classifier les nouveaux dispositifs de lecture qui attestent de cette mutation en quatre familles et les présenter brièvement dans l’ordre dans lequel ils ont impacté nos usages. Il faut les considérer comme des interfaces entre les contenus et les lecteurs et bien y distinguer l’évolution des écrans de celle du papier. D’abord, les ordinateurs de bureau et portables, destinés à être remplacés par les tablettes tactiles et le cloud computing.

Le nombre de mobinautes est de plus en plus élevé et nous pouvons douter de la pérennité des ordinateurs fixes dans les foyers, puis dans les entreprises. Ensuite, les tablettes e-paper, souvent appelées en France « liseuses », dont la première fut commercialisée sous le nom de Librié au Japon en avril 2004 par Sony. Elles utilisent la technologie de l’e-ink laquelle, sans rétroéclairage, reproduit les effets de l’encre sur du papier et apporte donc le même confort de lecture que l’imprimé. Puis les smartphones, dont le premier à avoir impacté la lecture fut l’iPhone d’Apple en 2007. Enfin, les tablettes tactiles qui depuis 2009 bouleversent notre rapport à la lecture avec des livres augmentés de vidéos et d’animations multiples et qui dopent l’émergence d’une nouvelle génération d’éditeurs pure-players.

L’e-paper, qui commence à pouvoir être produit en rouleau comme du papier, à accueillir la couleur et la vidéo, a un bel avenir. Mais de leur côté les écrans, notamment Oled, progressent eux aussi. Par exemple, la technologie OTFT (Organic Thin-Film Transistors) a permis à Sony la mise au point de prototypes d’écrans vidéos enroulables. Le livre relié n’aura-t-il été alors qu’une parenthèse entre les rouleaux de papyrus et les rouleaux d’e-paper ou d’Oled ?

De nouvelles pratiques de lectures
Rétro-éclairés ou pas, ces dispositifs posent encore aux lecteurs des problèmes d’ergonomie et d’affordance. C’est-à-dire qu’ils n’évoquent pas spontanément leur usage. De fait, ils sont souvent multi-usages. Mais quel était jadis le rapport d’usage visible entre une tablette d’argile et un rouleau de papyrus ?

Avec ces dispositifs connectés et présentant une unique surface réinscriptible, la notion de page disparaît. Le nombre de pages n’a plus véritablement de sens. Le temps estimé de lecture tend à le remplacer. La lecture devient davantage fragmentée, hypertextuelle, moins linéaire et plus extensive. De plus en plus sociale aussi, s’inscrivant dans le développement des réseaux sociaux, des blogs et des wikis. Enfin, de plus en plus nomade et donc connectée, dans le cloud, voire à la demande en streaming sur le modèle de l’écoute de la musique.

Photo: D.R.

Le seul fait que l’imprimé ne soit pas hypertextuel suffit aujourd’hui à le condamner. Les lecteurs du 21ème siècle veulent de plus en plus des contenus personnalisables, actualisés en temps réel, géolocalisés, et auxquels ils peuvent participer.

Des enjeux colossaux
Cette mutation des supports, ce passage de l’objet « livre » à des services liés à la lecture, s’inscrit dans un contexte de computation du réel et impacte aussi nos pratiques d’écriture. La perte progressive de l’écriture manuscrite et le recours à des logiciels applicatifs peut tout aussi bien libérer notre créativité que nous conduire à un scénario à la Fahrenheit 451 de Ray Bradbury.

Le destin du livre et de la lecture semble aujourd’hui entre les mains d’industriels de l’informatique et de l’ »entertainment ». Amazon. Google. Apple. La question cruciale qui se pose alors est de savoir si la culture numérique peut encore être un contrepoids suffisant pour que les nouveaux dispositifs de lecture soient émancipateurs, comme le fut l’imprimerie à partir du 16ème siècle.

Car les enjeux sont en effet colossaux. Le roman était sans doute lié à la forme des livres reliés (codex). Aujourd’hui, de nouvelles formes narratives commencent à émerger avec le transmédia. Dans ce modèle, une même fiction se développe simultanément sur différents supports (tablettes de lecture, smartphones, TV connectées, consoles de jeux vidéos…) en développant différemment sur chacun le contenu, en fonction de ses spécificités et des possibilités d’interactions qu’il permet. Chaque support devient alors pour le lecteur un point d’entrée différent pour une plus grande immersion dans l’histoire.

En modifiant ainsi nos pratiques de lecture et d’écriture, les nouveaux supports modifient nos capacités de cognition, de mémorisation, et notre regard sur le monde. La porosité de ce dernier est de plus en plus grande vis-à-vis des territoires digitaux qui nous invitent à repenser la lecture au-delà du livre.

Avec la métamorphose des livres comme contenants et leur volatilité comme contenus, il nous faut imaginer les interfaces de lectures de la fin de ce siècle, à la confluence de l’Internet des objets, de la réalité augmentée et de l’intelligence artificielle. Un livre-mentor dont l’auteur de science-fiction Neal Stephenson fut peut-être le prophète dans L’âge de diamant.

Lorenzo Soccavo
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Lorenzo Soccavo est chercheur indépendant en prospective du livre et de l’édition à Paris. Il est l’auteur de Gutenberg 2.0, le futur du livre (M21 éditions, 2008) et de l’essai De la bibliothèque à la bibliosphère (2011, version numérique chez NumérikLivres et imprimée chez Morey éditions). Il intervient régulièrement sur les problématiques et les enjeux de la digitalisation du livre, comme enseignant et comme conférencier. Blog: http://ple-consulting.blogspot.com

la littérature en ses médiums

Si la machine éveille, d’un point de vue imaginaire, une « inquiétante étrangeté » (Unheimlichkeit (1)), elle est aussi un environnement matériel qui vient interférer avec le champ artistique. Jusqu’à quel point l’évolution technologique conditionne-t-elle les pratiques de création ?

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999.

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999. Photo: D.R.

Certes, il ne fait aucun doute que l’artiste a toujours le choix de son médium, et qu’il n’y a d’art et de littérature technologiques que volontaires (2). Mais les « mutations médiologiques » — que Jean-Pierre Bobillot définit comme une innovation technologique redoublée d’une innovation symbolique (3) — bouleversent les conditions de production et de diffusion des œuvres. Or, alors que les arts visuels et sonores, où la question du médium est centrale, n’ont guère eu de difficulté à admettre la part de la technologie dans la création, la littérature reste environnée d’une étrange aura idéaliste. Même s’il est aujourd’hui acquis que le passage à l’imprimerie ou à la presse de masse a considérablement marqué les pratiques d’écriture, les études littéraires se sont peu préoccupées du rapport de la littérature à son environnement technologique direct : l’usage de « machines d’écriture » est, au mieux, considéré comme allant de soi, au pire comme une indifférence coupablement matérialiste envers la nature intellectuelle, pour ne pas dire spirituelle, du fait littéraire.

Ce déni de l’influence des transformations technologiques sur les modalités d’écriture permet cependant de distinguer deux moments, qui sont aussi deux attitudes : d’un côté, l’intégration progressive des nouveautés technologiques (quand un média devient dominant, la force de l’usage fait que la technologie cesse de faire question), d’un autre, une interrogation sur ces mêmes innovations (une réflexion sur leurs effets) : l’évolution récente des écritures numériques montre la coexistence possible de ces deux voies. Si la première est diffuse et oblige à prendre en compte des phénomènes extralittéraires (l’évolution technologique, la facilité d’accès, l’ergonomie, etc.), la seconde, fondée sur l’expérimentation d’appareils nouveaux et sur l’invention de procédés d’écriture adéquats, manifeste le regard attentif que la création littéraire a en fait toujours porté sur l’évolution des technologies.

De la multiplication des médiums à la média-littérature
La pleine prise de conscience que l’usage des technologies peut affecter la pratique littéraire semble tardive, et liée à l’évolution des technologies de reproduction et de communication. Un intérêt grandissant pour le médium se manifeste à partir du dernier tiers du XIXe siècle, dimension centrale, même si peu étudiée, du symbolisme européen. Le livre est questionné en tant qu’objet, comme en témoigne exemplairement Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé (1897). Au même moment, les conditions matérielles de diffusion de l’écrit sont en train d’évoluer (machine à écrire inventée en 1868, linotype en 1885), tandis que les écrivains rencontrent de nouveaux médiums (photographie, téléphone, phonographe), même si une pratique effective ne se généralise qu’au début du XXe siècle. Le livre est, dès lors, clairement désigné pour un objet dépassé, ou du moins à refonder complètement (d’où, aussi, la dense réflexion contemporaine sur la typographie) : de l’affiche au disque ou à la radio, la littérature explore alors tous les médiums de la modernité.

Cette diversification des médiums littéraires, signe de la conscience que « tout peut devenir médium » (4), s’accompagne d’une attention grandissante pour leur fonctionnement comme média (en particulier dans le cadre de la critique de la communication qui devient centrale au milieu du XXe siècle). Pour autant, à la différence de la littérature numérique qui a élaboré une dense réflexion théorique sur les changements induits par le médium en termes de création comme de réception, les témoignages sont rares pour les innovations précédentes. Ils se lisent plutôt en creux, dans la manière dont la machine est explorée, exploitée pour elle-même : ainsi de la relation entre la poésie concrète et la machine à écrire, ou de la poésie sonore avec les bandes magnétiques et le microphone. La machine ne se limite pas ici à une fonction auxiliaire, mais rend possible un travail spécifique qui renouvelle en profondeur les relations de l’auteur et de son lecteur.

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999.

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999. Photo: D.R.

Nouvelles perceptions du « moi, ici, maintenant »
Outre la capacité d’investir le médium lui-même, le changement de médiasphère conditionne de nouvelles modalités de perception. Les appareils modernes de communication transforment le rapport au temps et à l’espace, rendant plus aiguë la conscience de la synchronie des événements et donnant l’illusion d’une ubiquité. Cette accélération de l’expérience moderne du monde trouve un pendant dans le caractère de plus en plus instantané de l’écriture machinique. La coïncidence de la production avec la reproduction du texte constitue selon Marshall MacLuhan le principal apport de la machine à écrire (5), de même que la possibilité d’un « traitement en temps réel » est une des utilisations fécondes de l’informatique.

Cette immédiateté, qui se traduit aussi par la disparition progressive de la rature (le papier de production industrielle y invite, alors que la machine à écrire la rend complexe et que l’ordinateur l’efface), s’accompagne pourtant, paradoxalement, d’un effet de distanciation. Le trait commun des machines à communiquer, qui fascinent et inquiètent la deuxième moitié du XIXe siècle, est d’induire une dépersonnalisation qui est, au sens propre, une désincarnation : la machine à écrire fait disparaître la trace du geste manuscrit, dans le même temps où le téléphone et le phonographe scindent la voix du corps, où la photographie et le cinéma séparent l’apparence de l’être qui l’anime, phénomène qui n’est pas sans rappeler la projection immobile que permet aujourd’hui le cyberespace. Cette dématérialisation se traduit aussi, dans la pratique de l’écriture, par une distance grandissante entre l’artiste et son œuvre, qu’Abraham Moles analyse, à propos de l’ordinateur, comme une « objectivisation » du langage (6).

Le paradoxe cependant se retourne, car ce double effet de dissociation et d’extériorisation qu’impose la machine peut faire revenir le corps : alors que la plume ou le stylographe s’appréhende, au même titre que l’outil, comme le prolongement du corps et ce qui s’adapte à lui (c’est la plume qui se fait à la main), écrire à la machine suppose une adaptation du corps (une contrainte) qui engage un rythme, une « gesticulation » (7). L’essor de la pratique sonore dans la littérature et, plus largement, de la performance, confirme que la machine non seulement amplifie, mais révèle le corps, en rendant manifeste son intériorité (François Dufrêne, Henri Chopin). Le retour du corps par le biais machinique et l’accent mis ainsi sur l’immédiateté coïncident avec une manière nouvelle de considérer le fait artistique, non plus comme ce qui produit du beau, mais comme ce qui, à l’image de la machine, transforme le monde. Est ainsi valorisée une définition de l’art comme « intervention » ou comme « action » qui est un trait commun des pratiques avant-gardistes.

Une écriture informée par les technologies
Dans ce parcours rapide, il faut enfin envisager les conséquences du passage par la technologie sur les procédés d’écriture. Plusieurs études attestent les évolutions stylistiques qui accompagnent le changement de technosphère : Friedrich Kittler rapporte ainsi plusieurs témoignages d’écrivains passés, à cause de la machine à écrire, « de la rhétorique au style télégraphique » (8). Pour des raisons ergonomiques, autant que par souci de traduire les modes de perception modernes ou les effets matériels liés à la machine, un « style technologique » se précise, qui cherche ses procédés du côté du mécanique : à l’efficacité, à l’absence d’émotion et au rythme de la machine répondent la concision, l’objectivité ou le goût pour la permutation dans la littérature. La langue ainsi se transforme, s’accélère : on « abolit la syntaxe » (9), on privilégie le mot, voire la lettre, ce rouage élémentaire de la langue, on donne la primauté à la matière verbale, qui fait écho à la nouvelle matérialité de l’acte d’écrire.

À côté de ce travail de « traduction » du mécanique, certains écrivains questionnent leur rapport aux nouveaux médiums et font émerger des formes littéraires nouvelles, volontairement dépendantes du support choisi. Mais alors que les avant-gardes historiques des années 1920-1930 étaient plutôt dans une relation fusionnelle, parce qu’euphorique, les néo-avant-gardes des années 1950-1970 semblent considérer la relation entre l’artiste et le médium comme un rapport de force. Deux attitudes s’opposent, même si la machine y apparaît toujours comme contrainte. D’un côté, ceux qui utilisent l’outil selon ses potentialités : la poésie concrète adopte jusqu’au minimalisme l’impersonnalité, la pauvreté visuelle qu’impose la machine à écrire, tandis que dans le champ sonore, la littérature intègre les bruits que l’enregistrement permet de fixer. D’un autre côté, ceux qui interviennent sur la machine pour contrecarrer son usage : les interventions sur les bandes magnétiques, le collage sonore brouillent l’audibilité, et les textes délinéarisés, voire illisibles que produisent les « dactylo-poètes » font écho aux machines inutiles des dadaïstes et aux machines autodestructrices de Tinguely. Dans un cas comme dans l’autre, la machine est détournée de ses fins pour produire de l’art et devient en elle-même un objet esthétique. C’est en ce sens que, si la littérature évolue sous la contrainte de la technologie, elle propose en retour un nouvel usage qui permet de la penser.

Si l’affirmation de McLuhan que c’est « le médium [qui] fait le message » peut sembler excessive, du moins cette recherche nous invite-t-elle à reconnaître le rôle du médium dans la production du sens. Face à une littérature « passive » à laquelle l’outil s’impose dès lors qu’il s’est vulgarisé, se constituerait ainsi une « média-littérature » (10) qui, au-delà d’un pari technologique, se définirait par la conscience qu’elle a de l’impact du médium dans le processus de création et par l’usage qu’elle en fait pour mettre en cause les académismes et les habitus esthétiques.

Isabelle Krzywkowski
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

(1) C’est le terme qu’utilise Sigmund Freud dans l’essai Das Unheimliche (1919), à propos de l’automate de la nouvelle de E. T. A. Hoffmann, Le Marchand de sable (in Tableaux nocturnes, 1816), texte essentiel pour penser les relations de l’homme et de la machine.

(2) Selon Raymond Queneau, il n’y a de littérature que volontaire (cité dans OuLiPo, La Littérature potentielle : créations, re-créations, récréations, Gallimard, 1973, coll. Folio essais, 1988, p. 27).

(3) Jean-Pierre Bobillot, Poésie & medium (2006), p. 2. Consultable à l’adresse : http://www.sitec.fr/users/akenatondocks/DOCKS-datas_f/collect_f/auteurs_f/B_f/BOBILLOT_F/TXT_F/Doc(k)s-Bob.htm

(4) Trois leçons de poésie: du bru(i)t dans la pointCom, films de Jean-Pierre Bobillot et Camille Olivier (2006 / 2008) : www.youtube.com/watch?v=ylcxSz33c2w — www.youtube.com/watch?v=dwxjgXwALn4

(5) Marshall McLuhan, Understanding Media: the extensions of man, (McGraw-Hill, 1964) —Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme, (Éditions du Seuil, Montréal, Éditions HMH, 1968), Chapitre La Machine à écrire, l’âge de la volonté de faire.

(6) Abraham Moles, Art et ordinateur, (Casterman, coll. Synthèses contemporaines, 1971, p. 108).

(7) Adriano Spatola, Verso la Poesia totale (1969) — Vers la poésie totale, (Éditions Via Valeriano, 1993, p. 112).

(8) Friedrich Kittler, Grammophon, Film, Typerwriter, (Berlin, Brinkmann & Bose, 1986, p. 294).

(9) Filippo Marinetti, Manifeste technique de la littérature futuriste (1912).

(10) Ce terme est inspiré de l’anthologie Media Poetry conçue par Eduardo Kac en 1996.

Y a-t-il quelqu’un dans la machine ?

Mort en octobre dernier, Friedrich Kittler est un théoricien encore méconnu du grand public français. Son originalité est d’avoir mis en dialogue les pensées de Foucault et de Lacan avec la théorie des médias, et notamment McLuhan. Une pensée qui relève notamment que l’écriture est aujourd’hui liée au code informatique, un code néanmoins de plus en plus inaccessible à l’utilisateur.

The Hansen Writing Ball,1865

The Hansen Writing Ball,1865. Photo: D.R.

Dans une interview, le germaniste et théoricien des médias Friedrich Kittler affirmait : je ne peux pas comprendre que les gens n’apprennent à lire et à écrire que les 26 lettres de l’alphabet. Ils devraient au moins y ajouter les 10 chiffres, les intégrales et les sinus (…). Ils devraient de plus maîtriser deux langages de programmation, afin de disposer de ce qui, en ce moment, constitue la culture. Ailleurs, il fustigeait la volonté de l’industrie informatique de déposséder l’utilisateur d’ordinateur de la main mise sur sa machine.

La question a hanté le débat entre les technophiles et les technophobes : est-ce l’homme qui utilise la machine pour produire du sens ou sont-ce les machines qui produisent l’homme et ses productions ? En un mot, qui sont les maîtres et les esclaves de notre siècle numérique où l’informatique est devenu le gestionnaire omniprésent de nos activités pratiques et théoriques. Cette question a toute sa place dans la théorie des médias, mais c’est une question vaine en réalité si nous partons du constat que l’homme n’a jamais maîtrisé ses productions signifiantes, au sens où il en aurait été l’auteur pleinement conscient et autonome. Tel est le point de départ de Friedrich Kittler.

Quelle est sa thèse directrice ? Que le système d’écriture d’une époque, c’est-à-dire les techniques dont dispose une culture pour enregistrer, transmettre et traiter les informations, détermine ce que l’homme est, ce qu’il pense et la perception qu’il a de lui-même. Si l’on peut parler d’un déterminisme technique du penseur allemand, c’est néanmoins plus sous les auspices de Foucault que de Marx que Kittler a placé sa pensée. Comme son prédécesseur français, qui écrivait dans L’ordre du discours : s’il y a des choses dites, il ne faut pas en demander la raison immédiate aux choses qui s’y trouvent dites ou aux hommes qui les ont dites, mais au système de la discursivité, aux possibilités et aux impossibilités énonciatives qu’il ménage, Kittler s’attache en effet à mettre au jour les conditions de possibilité d’émergence des différents types de discours qui permettent selon les époques à des productions successives (du vol des oiseaux chez les romains aux symptômes de la névrose) de devenir signifiants pour leurs contemporains. Tout, à une époque donnée, et cela indépendamment des intentions signifiantes de ceux qui parlent, ne peut pas être dit, ni entendu. Mais là où Foucault s’intéresse exclusivement aux ordres du discours déterminant les productions langagières, Kittler élargit son champ d’investigation à l’environnement technique dans son ensemble.

L’écriture fut le premier système technique au moyen duquel les informations furent enregistrées, transmises et traitées. Elle fut pendant un temps le seul canal du souvenir et de la constitution du monde. Son monopole fut remis en cause au début du XXème siècle par le phonographe, la photographie et le cinéma. Au-delà de la pluralité nouvelle des représentations de la réalité qu’ils offrent, ces nouveaux médias instituent une rupture en ce que, contrairement à l’écriture qui reproduit symboliquement la réalité, leur mode de représentation passe par l’enregistrement des effets physiques de la réalité et conservent ainsi la trace du corps ou de l’événement. Kittler analyse ainsi dans Grammophon, Film, Typewriter le récit de Salomo Friedlaender, Goethe parle dans le phonographe (1916) qui imagine la possibilité d’entendre de nouveau la voix de Goethe en enregistrant les vibrations de l’air que ses paroles n’ont pu manquer de produire, et qui pour certaines, renvoyées d’objets en objets, persistent encore aujourd’hui, quoique affaiblies. Le son enregistré, comme la photographie, constituerait ainsi des preuves mécaniques de l’existence de l’objet. L’écriture produit du sens par le symbole, le phonographe et la photographie par l’enregistrement.

Un système de production du sens modifié à partir de 1900.
C’est sur le système de l’enseignement qui avait institué le système d’écriture de 1800 que les nouveaux médias agissent, mettant un terme à ce que l’on peut appeler le règne de la signification. Jusqu’en 1800 en effet, c’est la voix maternelle qui en susurrant à l’oreille des enfants de tendres paroles fait parler. Entre ces syllabes et les premiers mots prononcés par les enfants, s’établit une continuité portée par une instance productrice du sens. De la même manière que la syllabe « ma » naît de l’amour mère-enfant, pour peu à peu se transformer en mot constitué « maman », la parole s’établit ainsi naturellement des syllabes établissant un lien affectif entre l’enfant et la mère aux premiers mots doués de sens.

Thomas A. Edison, Home phonograph, 1906.

Thomas A. Edison, Home phonograph, 1906. Photo: D.R.

Mais le règne des nouveaux médias bouleverse les modalités de la transmission de la parole. Désormais, de la même façon que le phonographe enregistre ce que les cordes vocales émettent comme sons avant toute mise en ordre des signes et toute signification (les vibrations sont des fréquences qui se situent en deçà des seuils de perception de mouvements et qui ne peuvent être transcrites ni écrites), l’apprentissage du langage devient le traitement de données en elles-mêmes non signifiantes. Apprendre à parler et à écrire revient désormais à apprendre des syllabes dénuées de sens, que l’on combinera pour donner des mots et des phrases. La syllabe « ma » n’a plus une valeur affective particulière, mais n’est que le résultat d’une production systématique des sons à partir des lettres de l’alphabet (ma-me-mi-mo-mu…). La mémorisation ne se fait pas en un processus naturel et continu de la parole de la mère à celle de l’enfant, mais l’enfant apprend désormais de manière sérielle des syllabes dénuées de sens. Le système d’écriture de 1900 est un jeu de dés avec des unités discrètes ordonnées de façon sérielle. Voilà ce qui constituent les médias au sens moderne du terme : des matériaux de base dénués de sens, conçus par des générateurs au hasard, dont la sélection construit des ensembles.

Les discours produits ne sont plus les mêmes. Il faut selon Kittler radicaliser l’idée de Walter Benjamin selon laquelle le cinéma produit de la dispersion qui s’oppose à la concentration bourgeoise. Cela est bien plus général et plus systématique. Le film n’a pas de primauté parmi les médias qui révolutionnent l’art et la littérature. Tous produisent une fuite des idées dans le sens psychiatrique du terme. Le théoricien relate ainsi dans Das Aufschreibesystem les expérimentations du psychiatre viennois Stransky (1905). Ses sujets d’expérimentations, parmi lesquels des collègues et des patients, doivent parler une minute dans le tube du phonographe (si possible vite et beaucoup). Les mêmes comportements sont observés chez tous : sont prononcées des phrases ne se souciant plus de signifier. Le phonographe produit des réponses provocatrices, qu’aucun serviteur de l’État ou pédagogue ayant une certaine considération de soi aurait pu écrire. Des individus qui doivent parler ou lire plus vite qu’ils ne pensent déclarent nécessairement une petite guerre à la discipline.

Il s’agit d’un changement de paradigme qui affecte encore aujourd’hui la production du sens. Il n’y a à partir de 1900 plus d’instance productrice de discours qui transformerait les débuts inarticulés en significations, mais un processus aléatoire d’enregistrement et de combinaison.

Quelle place occupe la révolution numérique dans ce système ?
L’apparition de l’ordinateur n’a fait qu’accomplir le caractère non signifiant des éléments discrets dont la combinaison produit des énoncés signifiants. Avec le codage binaire, les flux de données acoustiques, optiques et écrites, autrefois différenciés et autonomes, sont aujourd’hui codés par les mêmes éléments de base et transmis par les mêmes fibres optiques. Au monopole de l’écriture a succédé le monopole des chiffres, alors même que le lien avec la réalité que le phonographe et la photographie avaient institué par rapport à l’écriture a été rompu, puisque la reproduction ne se fait plus par enregistrement mais par codage. Sons et images, voix et textes ne sont plus que des interfaces produites par une série de chiffres. La différence entre les médias n’est plus qu’un effet de surface et non l’expression d’une différence réelle.

Corollairement, le niveau technique de production du sens (le code) n’est pas celui sémantique d’existence de la signification. Kittler insiste sur l’écart entre le code, de plus en plus inaccessible à l’utilisateur, et les interfaces, et souligne les efforts de l’industrie informatique pour restreindre les possibilités d’intervention sur la machine, transformant la machine en outil prêt à l’emploi qu’elle n’est pas. Pour ce faire, les possibilités d’intervention sur la machine et de modification de ses paramètres techniques sont restreints, en même temps que les velléités de l’utilisateur de le faire sont canalisés par le fait que les interfaces soient d’usage facile et immédiat, ce qui dispense de toute intervention.

Ainsi, si l’homme n’a jamais maîtrisé ses productions signifiantes, comme nous le disions en préambule, si celles-ci sont aujourd’hui déterminées par le système binaire d’écriture qui est le nôtre, l’ère numérique nous conduit en sus à nous demander s’il y a un auteur dans la machine, c’est-à-dire si et comment l’utilisateur peut, au sein de ces déterminations, se réapproprier une intention signifiante.

 

Frédérique Vargoz
agrégée de philosophie
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

une littérature illisible ?

Alors que la question du langage est centrale dans les arts informatiques (des langages de programmation à l’intelligence artificielle en passant par la reconnaissance et la génération de texte), la possibilité d’un langage informatique qui pourrait être littéraire ou poétique est largement problématique.

Bumby, LifePl, 2005.

Bumby, LifePl, 2005. Photo: © Bumby

Le problème réside dans la perception et la compréhension de ce qui fait littérature : le texte. L’informatique est traversée de nombreux textes appartenant à ses logiques propres qu’on appelle les scripts de programmation, ou plus généralement les codes informatiques. Selon Florian Cramer dans Words Made Flesh: Code, Culture, Imagination (2005), pionnier dans la découverte et l’analyse des codes d’un point de vue esthétique, la dimension scriptible des codes informatiques (ce qui n’est pas lisible sur l’interface, ce qui n’est pas généré à la surface, mais qui relève des instructions et du processus) est la même que celle que Roland Barthes assigne au texte littéraire dans Le plaisir du texte (1982). Elle se marie à une deuxième dimension, pareillement perceptible en termes esthétiques, celle de l’exécutabilité du code (le texte comprenant la liste des instructions doit être exécuté). On éclairera certains aspects de cette double dimension.

Les rapports entre littérature et informatique sont très souvent réduits à la question des générateurs de langage, qui sont des programmes traitant des données linguistiques et produisant à partir d’elles des textes originaux. La textualité (au sens littéraire du terme) de ces générateurs est difficilement localisable dans textes produits, qui sont le plus souvent trop évidents ou trop obscurs.

Trop évidents ? Le programme est un très bon exécutant, notamment dans les arts de reproduction et d’imitation. Il peut produire des textes très classiques qui auraient fait la joie des poètes académiques des Lumières adeptes de métrique rigoureuse – une production poétique relativement dépréciée de nos jours à cause de son manque d’originalité, considérée comme pauvre en terme d’expérimentation avec le langage, pris dans des cadres pré-déterminés. Pourtant, et l’école littéraire de l’Oulipo tout comme son héritage informatisé de l’ALAMO le mettent en valeur, le travail mathématique sur les mots et les phrases sont une forme d’expérimentation, même si cette dernière réalise surtout un fantasme de la littéraire combinatoire, celui du contrôle absolu de la forme par l’auteur qui se confond avec le programme, comme l’explique Jean Clément dans son article Quelques fantasmes de la littérature combinatoire (2000).

Trop obscurs ? C’est souvent le cas avec les générateurs qui sont aussi des chatbots (robots-parleurs), cas d’école dans la programmation de l’intelligence artificielle, et avec qui la conversation a l’apparence d’une inquiétante étrangeté. Cela peut être parce que le robot est incohérent et ne sait pas s’adapter à son interlocuteur, ou, plus couramment, parce qu’il est robotique, pris dans des boucles et des attitudes figées (c’est flagrant chez Eliza, le célèbre robot psychanalyste). L’incompréhension des intentions du robot est fait dû au fait qu’il n’en a tout simplement pas : la machine ne « comprend » pas ce qu’elle dit, explique le philosophe John Searle, elle n’est donc pas intelligente. Les générateurs sont des auteurs virtuels dont le langage est tourné vers le vide de ses intentions : le programme qui écrit n’est qu’une machine à traiter et transmettre de l’information qui ne communique de sens pas sinon mathématiquement, selon la théorie cybernétique de Claude Shannon. Mais l’effet poétique n’en est pas pour le moins exclu, comme le précise Barthes : l’écriture n’est nullement un instrument de communication… elle paraît toujours symbolique, introvertie, tournée ostensiblement du côté du versant secret du langage.

C’est alors bien sur les codes qu’il faudrait se concentrer pour mieux apprécier ce « versant secret ». Si le lisible barthésien constitue les représentations standardisées de la production culturelle, le scriptible est défini par les codes responsables de cette production (ou énonciation dans le cadre du discours). Beaucoup d’auteurs travaillant avec l’informatique décident de plutôt s’intéresser aux arrangements des produits des codes en tant que ces produits rendent compte des possibilités (ou virtualités) à l’œuvre même dans la programmation informatique. Ici, c’est une autre qualité des générateurs de langage qui est mise en avant : sa qualité d’émergence différentielle du langage, qui est aussi une qualité poétique selon Jacobson. Selon Charles O’Hartman dans Virtual Muse, l’enjeu des scripts informatiques se révèle dans cette émergence qui fait que la lecture est importante pour sonner du sens au produit : le langage se crée tout seul à partir d’un simple parasitage statistique. On choisit l’ordre de n, on observe la signification trébucher et retrouver son équilibre. Il n’est pas très clair d’où peut venir cette signification. Rien n’est créé à partir de rien, et les principes du non-sens demandent que l’on garde le lecteur à sa place, co-responsable de la pertinence du texte.

Photo: © Marshall

Pour le poète Alan Sondheim, les langages informatiques donnent des outils pour penser à l’écriture et de nouvelles manières de jouer avec les mots et le sens : je laisse rarement le programme se débrouiller tout seul, je me fiche un peu de comment le texte est produit, donc je reviens sur le programme et réarrange les éléments. En d’autres termes, les commandes sont des catalyses pour une production textuelle, non pas dans le but de délivrer un texte final, mais un corps de texte sur lequel je peux travailler. Pour les créateurs du programme JanusNode, les générateurs de langage permettent de concrétiser le slogan de Lautréamont, la poésie pour tous !, en tant qu’ils présentent des fonctions utilitaires afin d’explorer ce phénomène intéressant qui émerge à l’intersection des dualités fondamentales, de la condition humaine : cette frontière dynamique qui sépare ordre et chaos, loi et anarchie, signification et absurde. L’attention à tous les textes produits possibles à l’intersection de la manipulation informatique et humaine fait surgit le deuxième fantasme de la littérature combinatoire selon Clément, celui, porté par les avant-gardes, de la perte de contrôle comme condition de créativité. Mais aussi, retrouver le contrôle par le biais des choix interprétatifs de l’auteur, voire du lecteur dans certains dispositifs (la littérature hypertextuelle par exemple) : comme dans de nombreuses situations du langage courant, les phrases sont en attente d’interprétation, ou encore en attente de cavalier, de maître qui lui donne une direction comme l’explique Wittgenstein.

Cependant, cette approche du code est encore très conceptuelle, voire abstraite dans la mesure où le principe d’incertitude de la génération textuelle est encore perçu comme dispositif, appareil de production, et non pas comme texte à lire et apprécier en soi. Qui lit les codes informatiques ? Tout d’abord leur premier public, les informaticiens. Mais ce n’est pas seulement pour des raisons utilitaires. L’envie de code dans son temps libre, s’exercer, s’amuser, épater les autres, résoudre un problème difficile, etc., est aux fondements d’une esthétique de la programmation dont se sont très largement nourries les cultures hacker. Cette esthétique nourrit aussi l’idéologie du code libre dans la mesure où celle-ci réclame l’affichage, la mise en visibilité et la circulation des codes informatiques. Elle fournit des points d’équilibre entre lisibilité et illisibilité, évidence fonctionnelle des structures de langage et déstabilisation formelle de ces scripts. Elle développe un plaisir de coder et de lire les codes qui est très proche du plaisir du texte barthésien. Et enfin, elle éclaire les manières de faire qui produisent des comportements culturels et des standards sociaux.

C’est dans l’idée qu’un code peut être beau que l’on trouve les racines de ce plaisir du code : un code élégant est un code concis, cohérent, bien formulé ; au contraire un code moche est obscur, difficile à décrypter pour le compagnon programmeur. Entre ces deux systèmes de valeur se déploie une variété de jeux d’écriture que l’on peut assimiler à une véritable activité infra-littérature chez les sous-cultures informaticiennes. Elle trouve son expression la plus formalisée dans des concours de codes volontairement obscurcis comme l’OCCC qui réinvestissent des jeux d’écriture comme les calligrammes, les anagrammes et la cryptographie (Obfuscated Code Competition in C) ou dans des collections de poèmes écrits en code pastichant et parodiant les formes les plus caricaturales de la poésie romantique et lyrique (par exemple dans la Perl Poetry, très présente sur www.perlmonks.org). Les sous-genres du code infra-littéraire sont indexés aux langages de programmation dans lesquels on écrit (C ou Perl, par exemple). En constant balancement entre une vision morale du code efficace et élégant et une vision grotesque du code fou, mais éclairant par son désordre et sa créativité, ces codes esthétiques entretiennent une ambiguïté avec le travail sérieux de la programmation, comme en témoigne le discours enthousiaste d’un des pères de la programmation Donald Knuth, acceptant en 1974 un prix d’honneur devant les membres de la prestigieuse Association of Computing Machines, dans un discours intitulé The Art of Computer Programming : nous ne devrions pas avoir peur de « l’art pour l’art », ni nous sentir coupables de programmer juste pour s’amuser. […] Je ne pense par que cela soit une perte de temps, et Jeremy Bentham ne dénigrerait pas non plus l’ »utilité » de ces passe-temps […] – à quoi peut-on prescrire le caractère de l’utile, sinon à ce qui est une source de plaisir ?

Écrire de beaux codes ou des codes drôles est une façon de repenser la didactique par le folklore : en codant de manière expérimentale, en dialoguant de manière créative avec l’ordinateur perçu à la fois comme interlocuteur et système, l’apprenti poète est aussi et surtout un apprenti codeur et un utilisateur de dispositif en situation d’apprentissage, voire d’initiation. La dimension esthétique du code informatique, ainsi, est un art d’initiés – mais pas tellement plus que la poésie la plus expérimentale, à laquelle ne goûtent ceux qui aiment décrypter (au sens littéral ou au sens métaphorique) les textes les moins lisibles de la littérature. C’est d’ailleurs ce qu’ont pensé les poètes du courant « Codeworks » (dont Alan Sondheim), qui ont envahi les réseaux artistiques du Web dans les années 1990 avec des logorrhées babéliennes empruntant beaucoup, parfois intégralement, aux langages de programmation. À l’époque où le code est devenu un enjeu important sur les plans techniques et culturels, mais aussi économiques, politiques et juridiques (Code is law, Lawrence Lessig, 1999), s’intéresser à ses Textes ne semble finalement pas une idée si farfelue.

Camille Paloque-Berges
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Camille Paloque-Berges a développé ces questions plus avant dans Poétique des codes informatiques, publié en 2009 chez Archives contemporaines.

Bernard Stiegler, dans Réenchanter le monde, par son approche critique de l’intentionnalité occidentale, montre parfaitement, que derrière le tournant de la démocratisation de la technologie, s’est produit aussi un tournant de la sensibilité humaine. Tournant se constituant comme perte de l’attention, transformation des processus d’identification.

Internet_Encephalography, Art of failure.

Internet_Encephalography, Art of failure. Photo: D.R.

Mise en situation de la technologie
Toutefois, loin de se laisser aller à un constat seulement négatif, il montre en quel sens ce qui peut être un poison, peut devenir aussi de par la réversibilité de tout pharmakon, remède. Si la technologie, notamment à travers l’industrie de masse que représente le spectacle, anéantit l’attention, au point de ne plus permettre de réel investissement sur des pratiques, cependant, en tant que moyen, potentialité d’existence, elle peut ouvrir l’horizon à partir duquel une forme de retournement s’effectue. De la passivité impliquée par la technologie, qui fait que l’homme est un ouvrier soumis aux logiques cybernétiques qui le cadenassent, peut se développer des armes qui remettent en cause l’idéologie dominante déterminant l’usage des technologies.

Pour bien saisir les enjeux de cette intégration du numérique au niveau des espaces scéniques, il faut tout d’abord comprendre quelle en est la nécessité. Depuis trente ans, l’accélération du développement du contrôle technologique des individus, du corps et des désirs, de la mémoire individuelle et collective, s’est constitué au niveau d’agencements qui dépassent le seul cadre de l’ordinateur, comme l’a très bien fait remarquer le Critical Art Ensemble, dans son essai La Résistance électronique. De la vidéosurveillance, à l’ensemble des moyens d’existence, la possibilité du contrôle numérique est devenue générale, le lieu même de notre être. Heidegger sur ce point avait raison : nous sommes passés dans l’ère de la vérité de l’être réduite à l’essence de la technique.

C’est pourquoi le rapport à la technologie de métaphorique a pu peu à peu devenir le medium même des recherches. Aussi bien dans la performance comme avec Stelarc (1) (Third Hand), que dans la poésie, l’homme pouvant se transformer en technologie, comme cela est apparu dans les Événements 99 de Anne-James Chaton (2). Le poète est la membrane mécanique articulant tous les codes amassés durant la journée, liant cette liste au flux événementiel de l’actualité. Loin de toute dichotomie entre le propre et l’impropre, Anne-James Chaton est tout à la fois celui qui est articulé par la société du code commercial et celui qui en crée les micro-agencements, les micro-déplacements, les perturbations.

Accident d’écriture
Face à cette ère technique, la performance s’est elle-même transformée, et suivant plus ou moins ce qui était déjà annoncé dans La Révolution électronique de Burroughs, a questionné les médiums afin de produire des formes d’accidentalité. Si d’un côté il est possible de représenter la question du médium et de son rapport au contrôle, comme le fait par exemple Magalie Debazeilles (3) avec C2M1 mettant en avant le développement et le déraillement du rapport de l’écriture aux technologies, ce qui serait plutôt du côté du théâtre, d’un autre côté la performance interroge la résistance des médiums eux-mêmes et ceci afin de se tenir dans la présentation médiumnique et non plus dans sa représentation. Ce qu’il y a de commun dans toutes les technologies actuelles tient à l’écriture du code, et à la logique algorithmique. Le code en tant que procédure de traitement est lui-même pensé comme un support immatériel qui permet la reproductibilité infinie, la mémoire inaltérable. Or, un certain nombre d’œuvres interroge la matérialité de cette illusion matérielle. Interroge aussi le caractère idéologique implicite d’une telle conception de la maîtrise du monde, des êtres et des choses selon la possibilité du numérique et de sa pseudo-dématérialisation.

Internet_Topography, Art of failure.

Internet_Topography, Art of failure. Photo: D.R.

Le code devient alors le lieu de la perturbation de l’écriture du pouvoir, le code devient la matière et la scène même de nouvelles écritures. Démolécularisation — Jean-François et Jérôme Blanquet (4) — donne à voir une altération du langage spectaculaire. Démolécularisation teste et produit cette perturbation des technologies du spectacle. Les deux performers sont sur scène, l’un proche de l’autre, perdus dans des interfaces électro-analogiques de traitements sonores et visuels. En partant de textes pornographiques, qui sont passés à la moulinette de la reconnaissance vocale, peu à peu en introduisant les spécificités des technologies qu’ils utilisent, ils dérèglent l’hyperaffect spectaculaire de la pornographie, créant une forme de destruction radicale de l’attention et de l’attendu captif de la pornographie, dans le brouillage. L’image projetée comme le son, se démolécularise, se dilate, efface ce qu’il porte pour que le médium n’apparaisse plus que comme médium.

Avec Art of failure (Nicolas Montgermont et Nicolas Maigret (5)), ce travail de bug se radicalise. La performance 8 silences, qui semble de prime abord sonore, porte en fait sur l’écriture. S’envoyant un silence, une suite de 1, peu à peu, ce code renvoyé de serveur en serveur, se perturbe, se détruit, au point de devenir une masse sonore hypernoise. Le message informatique n’est pas immatériel, n’est pas virtuel, il a des trajectoires et se détruit, il obéit à des interfaces et est altéré par celles-ci. Ces performances montrent que la prétention à la transparence et à l’immatérialité de l’information est une illusion due à l’aveuglement sur la technologie. À l’instar de Adorno, face à cette attention sur le médium qui conduit à la mise en œuvre des bugs, on pourrait penser que les dissonances qui effraient (les auditeurs) leur parlent de leur propre condition; c’est uniquement pour cela qu’elles leur sont insupportables (in Philosophie de la nouvelle musique).

Flesh
Mais ce qui est au cœur même de la critique de la domination technique tient au rapport au corps, à la possibilité de l’aliéner, de l’identifier, de le contrôler. Jaime Del Val (6), performer espagnol, pointe cela. Dans Anticuerpos, il interroge et met en critique la détermination du corps comme identifié à un genre. Homosexuel militant, il se met en scène nu, dans la rue, bardé de caméras, de pico-projecteurs, et il neutralise la définition du corps, par des détails projetés de celui-ci, qui ne permettent plus de l’identifier. À l’instar de la première page de Économie libidinale de Jean-François Lyotard, le corps désirant et désiré quant à son dispositif pulsionnel, n’est plus ni homme ni femme, il n’est plus refermé sur son enveloppe, mais il se déplie dans l’espace, ses limites et frontières quasi insaisissables. Il décaractérise la perception du corps et la repolarise en fragments dans sa déambulation. Avec Jaime Del Val est mis en critique une des prétentions de la société de contrôle et de surveillance : le contrôle du corps et de là sa possibilité de catégorisation des identités.

Feedback d’hypomnèse
Lucille Calmel (7) pour sa part met à mal une autre illusion de la technologie : celle de la prétention à l’archivage. Alors qu’elle a archivé toutes ses correspondances web de 2000 à 2008, dans Identifiant Lucille Calmel, qui a été réalisé pour le festival Open à Paris Villette en 2011, elle montre dans un jeu entre le corps, l’espace réel, l’espace web et un ensemble de capteurs telle la kinect, de quelle manière cette hyper-mémoire du réseau tout à la fois est parcellaire, déformée, et ne peut être reprise que selon la pratique d’une nouvelle écriture, elle-même produisant un nouvel archivage. Au plus près de la différance au sens de Derrida, elle met en présence à travers des bugs, des saturations d’écriture, l’indissociabilité de l’organique et du numérique et de là, dans des jeux de feed-back, de flash-back, de quelle manière se contracte et s’altère matériellement l’archivage numérique.

Identifiant : Lucille Calmel, avec Philippe Boisnard (kinect hacking, programmation), Cyril Thomas (sélections textuelles), Thierry Coduys (conseil en interactivité, mastering sonore), Open festival des scènes virtuelles, Paris-Villette, juin 2011.

Identifiant : Lucille Calmel, avec Philippe Boisnard (kinect hacking, programmation), Cyril Thomas (sélections textuelles), Thierry Coduys (conseil en interactivité, mastering sonore), Open festival des scènes virtuelles, Paris-Villette, juin 2011. En coproduction avec le Théâtre Paris-Villette. Photos © Corinne Nguyen

Dans la même lignée, ce que nous faisons avec Hortense Gauthier sous le nom de hp process (8) pose la critique de la relation prétendue par les réseaux de communication et la lisibilité des traces de celles-ci. Contact est ainsi une performance, où un homme et une femme s’écrivent, mais la présentation de cette écriture se fait selon une logique esthétique d’empilement, d’entrelacs sur scène, mais aussi sur le net en direct, de redéploiement spatial de cette correspondance. Derrière la prétendue maîtrise et transparence de l’écriture, ces deux performances indiquent de quelle manière l’écriture du vivant, l’écriture vivante, s’échappe des déterminations de contrôle, cela en jouant sur les médiums eux-mêmes.

De la transformation de l’idéologie des moyens
Il ne s’agit plus seulement de représenter spectaculairement le pouvoir politique. Celui-ci, ayant abdiqué depuis le XXème siècle face à l’économie, oblige à réfléchir les moyens mêmes de la production. Ce qui domine le capitalisme est la propriété, la relation au monde est celle d’une appropriation, donc d’une soustraction du possible aux autres hommes, selon la revendication du réel. Actuellement, ce qui anime les grandes entreprises informatiques tient aux brevets. Cette idéologie du copyright ne touche pas seulement la dimension économique, mais elle est devenue le socle idéologique de notre rapport à l’être. De sa mise en stock. Tout du point de vue de l’être peut être breveté, déplacé de l’accession publique à la propriété privée.

Ce qui est caractéristique des performances ici présentées, c’est leur construction sur d’autres possibilités idéologiques : elles ne sont pas seulement explicitement des critiques de ce qui a lieu, elles ont aussi transformé leur rapport aux moyens de se réaliser. Que cela soit dans la récupération de technologies ou dans le développement de programmes selon des langages open source et un partage libre des connaissances (freeware), les créateurs mentionnés relient ce qu’ils créent à leur propre pratique. Peut-on réellement être crédible, lorsque l’on fait une critique tout en restant dans la pratique que l’on dénonce ? Il est alors important de souligner que les créations programmées ici mentionnées (Art of failure, Lucille Calmel, hp process) utilisent un code open source, lui-même résultat d’une critique du capitalisme et de sa logique d’appropriation : pure data créé par Miller Puckette.

Anesthésie des pôles décisionnels et éducation
Si est visible dans bon nombre de performance en quel sens ne peut se faire une critique, sans tout à la fois une compréhension des moyens de la domination et d’autre part le développement de techniques qui rivalisent avec ces moyens tout en proposant d’autres formes de modèles relationnels et économiques; il est à noter qu’institutionnellement il y a une faible intégration de ces nouvelles pratiques. Pure data apparaît comme un parfait exemple. Loin d’être confiné à une petite communauté, ce langage de programmation est engagé par un certain nombre de créateurs au niveau des scènes professionnelles et des workshops, des installations.

Pourtant dans la plupart des formations en France les langages qui dominent encore sont l’action script reliée au flash, et max-msp. Ces deux langages sont propriétaires et demandent des licences pour être exploités. Loin d’être open-source, ils ont ouvert à une forme de commercialisation des algorithmes. Ce qui conduit que l’on forme les étudiants, et ceci inconsciemment, à la reproductibilité de cette intentionnalité du copyright, de la propriété privée, contre l’intelligence collective liée à l’open source. De là, inconsciemment, est empêché corrélativement certains types de questionnement quant aux critiques possibles de l’idéologie des médiums techniques.

 

Philippe Boisnard
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

(1) http://stelarc.org/?catID=20247

(2) http://aj.chaton.free.fr/evenements99.html

(3) http://www.desbazeille.fr/v2/index.php?/projects/c2m1/

(4) http://projectsinge.free.fr/?paged=2

(5) http://artoffailure.free.fr/index.php?/projects/laps/

(6) www.reverso.org/jaimedelval.htm

(7) www.myrtilles.org/

(8) http://databaz.org/hp-process/?p=105

et la littérature dans tout ça ?

À écouter les défenseurs de l’orthographe, les textos et autres tweets représenteraient un vrai danger pour la langue française. Quant à soutenir qu’ils peuvent avoir un intérêt littéraire, on sait qu’il vaut mieux ne pas aborder le sujet si on ne veut pas se fâcher avec ses amis, même avec ceux que l’on a sur Facebook (si on en a).

Peter Ciccariello, QR_poem, 2011. Photo: D.R.

Pourtant – une fois n’est pas coutume, allons au-delà des Pyrénées, par exemple au Japon, en Allemagne et en Finlande, des pays qui ne sont pas réputés pour manquer d’écrivains brillants. On y trouve des romans spécialement conçus pour les téléphones mobiles, dont le premier, Deep Love, au Japon remonterait à 2003. On me dira que ce n’est pas du « grand » roman, que c’est de la (sous-)littérature destinée à des ados. Juste. Mais, primo, c’est un vrai succès (certains sont téléchargés plusieurs dizaines de milliers de fois), secundo, il n’est pas idiot d’aller chercher les ados sur leur terrain, tertio, l’avantage des téléphones mobiles (et aujourd’hui des tablettes) c’est qu’ils permettent de lire sur un même support des vidéos, des sons et des textes. C’est ce qu’a pensé le romancier à succès et auteur dramatique (et directeur de théâtre, tiens ! tiens !) Terry Deary en concevant et en publiant sur mobile The Perfect Poison Pills Plot, une courte nouvelle de surcroît « augmentée » par des clips vidéos du rappeur Chipmunk.

Depuis deux ou trois ans, la cible, comme disent les marketeurs – oui, je sais…, la (sous-)littérature, c’est du marketing –, a bougé. Plusieurs écrivains tissent des romans, des nouvelles ou des récits par et pour les téléphones mobiles à destination des lecteurs adultes, comme d’autres font des films avec leurs téléphones portables (www.festivalpocketfilms.fr). Non, l’art du SMS ne se réduit pas à l’art Ascii ou au Cute & Funny. Ainsi, depuis maintenant deux ans, Annabelle Verhaegue partage une fiction extime par textos qu’elle adresse à des dizaines de lecteurs. Un univers littéraire qui n’est pas sans rappeler tout à la fois les filatures de Sophie Calle, les débuts de la webcam et les textes pseudo-intimistes de Sabine Révillet ou de Carole Thibaut. À ce texte-fleuve, il ne semble y avoir ni début ni fin. La jeune auteure (dramatique) joue avec notre voyeurisme, puisqu’elle nous fait pénétrer dans son intimité. Mais c’est elle qui nous convoque, plus que nous qui regardons par le trou de la serrure. Le texto agit ici comme un perturbateur – il tombe de manière imprévue – et introduit une fausse proximité, plus forte encore que ne peut le faire un blog. Un sentiment étrange qu’aucun autre média n’était parvenu à réaliser.

Pour finir, un mot sur les QR (Quick Response) codes, ces codes-barres en deux dimensions que l’on trouve un peu partout, sur les pubs en tout genre et les affiches électorales. Les QR (sous licence libre) sont lisibles par tous les mobiles de la dernière génération. Encapsulant des textes, des sons ou des images, les QR sont un nouveau support et un nouveau média pour les poètes adorants jouer avec les matérialités de l’écrit. Mettre un poème dans un QR, c’est jouer avec son invisibilité. En France, on relève quelques rares tentatives avec plus ou moins de bonheur (chez Stéphane Bataillon, par exemple). Venant du graphisme et du design, l’artiste américain Peter Ciccariello pousse le jeu un peu plus loin en dispersant un QR (contenant un poème et une première image) dans une seconde image modelée par ordinateur. Fasciné par le rapport entre les mots et les images, Ciccariello produit des œuvres visuelles qui comprennent généralement des poèmes devenus quasiment illisibles dans leur linéarité par leur insertion dans des collages sophistiqués, à l’esthétique des années 1980/90. Dans QR Poem, l’artiste américain réitère ainsi le geste mallarméen, qui fait que les poèmes se décryptent, se dé-(QR)-codent plus qu’ils ne s’interprètent. Ou comment, par un coup de dés, écrire un poème avec une technologie initialement destinée à faciliter la gestion des stocks !

Emmanuel Guez
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

entre technologies et arts

À l’occasion du centenaire de Marshall McLuhan (1911-1980), philosophe, sociologue, professeur de littérature anglaise et théoricien de la communication canadien, parmi les nombreuses manifestations qui ont ponctué l’année 2011 tout autour du monde (excepté en France), Alphabetville (dirigé par Colette Tron) avec l’Ecole Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence (J.P Ponthot, J.Cristofol), ZINC (E.Verges), Leonardo/Olats et l’Iméra (R.Malina), ont organisé trois journées consacrées à sa pensée et ses écrits.

Marshall McLuhan, Hot and cool media, 1965 (video samples). Photo: © Marshall McLuhan Speaks, 2012.

Inventeur de la formule Le message c’est le medium, penseur du « village global », analyste des medias, ou technologies, et des mutations culturelles et anthropologiques qu’ils induisent, depuis l’imprimerie jusqu’à l’électronique, il s’est agi de visiter les propositions de McLuhan et de les envisager depuis les medias numériques actuels et en prise avec la globalisation informationnelle et culturelle. Avec l’intervention d’artistes, écrivains, philosophes, historiens de l’art, scientifiques… Et la présence et complicité de son ancien assistant, chercheur aujourd’hui internationalement reconnu, Derrick de Kerckhove. Afin de mieux comprendre McLuhan et d’en mesurer les effets.

Les extensions de l’homme
Les deux ouvrages majeurs de Marshall McLuhan, La galaxie Gutenberg et Pour comprendre les medias, sont respectivement sous-titrés La naissance de l’homme typographique et Les prolongements technologiques de l’homme (en anglais, Extensions of man). Les technologies ou medias (car en anglais « technique » se traduit aussi par media) sont ainsi des augmentations ou des substitutions à nos organes naturels. Prolongements externes : au XXe siècle, selon McLuhan, c’est notre système nerveux central qui est étendu, cela à l’échelle de la planète. Contracté par l’électricité, notre globe n’est plus qu’un village, écrit-il. L’âge de l’électricité, énergie capable de transporter de l’information à vitesse instantanée, constitue le principal changement pour l’homme et, par effet, pour l’organisation des sociétés. Globalité et instantanéité seraient les paradigmes des nouvelles spatio-temporalités depuis l’ordre électrique, puis électronique, informatique (et aujourd’hui numérique), et l’avènement d’une indispensable conscience planétaire.

Medium et message
Déterminisme technique, conditionnement et même asservissement aux effets des technologies, de l’homme typographique à l’ère de l’électricité, les analyses de McLuhan conduisent à cette sentence : Le message c’est le medium, et non son contenu. L’information est ce que le medium produit en tant que matériel physique et technique. Et le contenu est d’une autre nature, est toujours un autre medium. Medium et message forment ensemble un milieu, technique et culturel. À une période où la sémiologie est la science qui prédominait dans l’étude de la communication, McLuhan le Canadien proposait une autre méthodologie. De culture littéraire suivie d’une formation d’ingénieur, sa forme de pensée fait encore débat, ou est même entièrement déniée.

Altérations des sens, alternative du sens
Ce n’est pas au niveau des idées et des concepts que la technologie a ses effets; ce sont les rapports des sens et les modèles de perception qu’elle change petit à petit et sans rencontrer la moindre résistance. McLuhan s’attache aux changements et renversements qui s’opèrent au niveau du cerveau, tout en prenant des références plus littéraires et artistiques pour exemplifier et soutenir ses déductions. Chaque nouvelle technologie influe sur l’appareil sensoriel, le psychisme, cela tant au plan individuel que social, et c’est le système tout entier qui est bouleversé. À l’époque de la conscience étendue globalement — et vers sa simulation technologique — les effets de la technique s’infiltrent au niveau des organes physiques et mentaux, agissant sur nos gestes, nos esprits et leur modalité cognitive. À l’échelle planétaire, penser et panser les effets des nouvelles technologies devenait urgent. Pour comprendre les medias, une certaine distance critique est nécessaire et McLuhan soutient que les artistes sont en mesure de percevoir et représenter les alternatives du sens et de réinvestir la sensorialité de ces nouveaux modèles culturels.

Le défi culturel
L’histoire de la culture humaine ne connaît pas d’exemple d’une adaptation consciente des divers éléments de la vie privée et sociale à de nouveaux prolongements, sinon les tentatives des artistes. L’artiste capte le message du défi culturel et technologique plusieurs décennies avant que son choc transformateur ne se fasse sentir. Selon McLuhan, l’art, comme la science et la technologie, devance son époque, et, comme ces deniers domaines sont organisés dans les sociétés modernes, l’artiste est indispensable à l’orientation, l’analyse et la compréhension des formes de vie et des structures créées par la technologie. Associer l’artiste aux perspectives futures de la civilisation, c’est le défi culturel, posé par McLuhan, avec enthousiasme autant que lucidité quant à cette place. Il concevait déjà des rapports essentiels entre art et expérimentation, recherche artistique et scientifique, œuvre et société. Quoi qu’il en soit, l’art expérimental renseigne les hommes avec précision sur les prochains assauts que livreront à leurs esprits leurs propres technologies et seul l’artiste serait l’homme de la lucidité globale.

Colette Tron
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Colette Tron est auteure et critique. À travers Alphabetville, elle développe un espace de réflexion pluridisciplinaire autour des rapports entre arts, technologies et culture, dans une perspective manifeste d’articuler pratique(s) et théorie(s) de l’art et de la culture.

Réinventant le passé à l’aune du futur, placées sous le spectre du grand Philip K. Dick, les uchronies de science-fiction et de fantastique les plus déjantées cassent le temps linéaire du récit littéraire. À relier aux samples et aux hypertextes de l’âge du numérique…

Nous voici dans l’univers pirate du Déchronologue de Stéphane Beauverger (1). François Le Vasseur, corsaire devenu gouverneur de l’Ile de la Tortue, est littéralement obsédé par ces maravillas arrachées au futur : cartes géographiques plus vraies que nature, platines, lampes électriques, émetteurs radio et autres tubes de quinquina. Henri Villon, flibustier dont le navire repousse hors de son siècle les ingérences temporelles de flottes d’autres époques, propose à l’autocrate un cadeau empoisonné : un livre venu des temps à venir pour témoigner du destin des illustres personnages qui feront l’histoire caraïbe et où figure, en bonne place, François Le Vasseur, gouverneur de Tortuga depuis l’an 1640, avec l’année, le lieu, le jour et la manière de sa mort. Conséquence fatale : après une nuit de souffrances mentales face à l’annonce de l’inéluctable par l’encre sur le papier, l’impétrant se tire une balle dans la tête, enfin soulagé de s’être inventé un autre trépas que celui que l’histoire lui avait promis.

Tombé dans le passé, le livre d’histoire des boucaniers change le présent du personnage, ce qui en retour devrait changer l’histoire et donc chambouler cet ouvrage du futur témoignant – faussement donc – du passé de Le Vasseur. Comme les autres maravillas, cet objet rare tient à la fois du sample et du virus. C’est un échantillon du futur, là où le sample est d’abord en théorie un ersatz bien déterminé du passé, utilisé au présent à des fins de création. Et c’est un virus creusant un trou dans le temps. Il casse en effet la logique inébranlable de sa flèche à la façon d’un autre livre dans le livre : dans Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick (2), uchronie où la deuxième guerre mondiale a été gagnée par l’Allemagne et le Japon, circule sous le manteau un livre affirmant que le conflit a été remporté par les Alliés : La sauterelle pèse lourd.

La logique séquentielle est rompue par les intrusions en théorie impossible d’un àvenir dans l’aujourd’hui du bouquin, voire d’un hier réinterprété par l’auteur, par exemple la percée d’Alexandre le Grand, imaginée en 1640 dans les mers du Déchronologue. Par une jolie trouvaille, le livre imprimé de Stéphane Beauverger monte lui-même du chapitre I (1640) au XVI (1646), puis descend du XX (1649) au IX (1641). Autrement dit : sa lecture « linéaire » est « délinéarisée ». Il est possible de lire le Déchronologue en rompant la flèche du temps, selon la logique séquentielle suggérée par l’auteur, ou au contraire de façon classique, du chapitre I au XXV, mais en construisant soi-même une lecture au-delà de l’ordre des pages.

D’une certaine façon, le collage sur YouTube rejoint par son patchwork cette scène du deuxième roman de la trilogie des Danseurs de la fin des temps de Michael Moorcock, où un dandy du futur le plus lointain et des extraterrestres à mousquets foutent le brin à Londres, dans le Café Royal fréquenté par H.G. Wells à la fin du XIXe siècle londonien. Littérature de série B pour feuilletons de fantastique ou de science-fiction, l’uchronie ne cherche pas pour autant à révolutionner la forme même du texte imprimé à la façon désormais légendaire d’un Raymond Queneau ou des expérimentations de l’Oulipo. On y trouve certes de jolies idées, comme ces extraits de romans plus ou moins inventés qui semblent vivre leur propre vie en caractère gras au cœur de L’Affaire Jane Eyre de Jasper Fforde (4). Mais la double page blanche qui rompt soudainement l’édition d’origine du roman Jane Eyre de Charlotte Brontë, suite à une infraction à la fiction, est mise en scène, non au cœur du livre… mais sur le site Internet de Jasper Fforde !

Bref, c’est moins par sa forme littéraire que par la façon dont ses scenarii mettent sens dessus dessous les évidences temporelles de notre réalité et dessinent un temps circulaire et réversible que l’uchronie anticipe, via son texte, l’hypertexte des écritures multimédias d’aujourd’hui. La série entamée par L’Affaire Jane Eyre au début des années 2000, remix fou de la Grande-Bretagne de 1985 avec voyages temporels, dodos clonés et le Pays de Galles transformé en République socialiste, est à ce titre remarquable. « Détective littéraire » et employée de la « Jurifiction », l’héroïne de Jasper Fforde, Thursday Next, y agit au sein de romans, de la même façon que les figures de ces mêmes romans interviennent au cœur même de son « réel » à elle : la plus infime modification effectuée sur le manuscrit original d’une œuvre affecte automatiquement tous les exemplaires existants de cette création…

Par ce type de mise en abyme, proche de celles de certains textes de Borgès ou de nouvelles comme Le Monde qu’elle voulait ou Reconstitution historique de Philip K. Dick (5), l’uchronie transforme les œuvres fictives mises en scène en son cœur en de vraies réalités virtuelles, au sein desquelles il est possible d’agir très concrètement. Enfin, les romans « vivants » de Jasper Fforde anticipent l’idée d’œuvre inachevée, et en particulier cet e-book rêvé par Frédéric Kaplan, changeant sans cesse au fur et à mesure des notes, renvois vers le Web et autres échanges des lecteurs-auteurs… Soit une lecture-écriture à plusieurs mains qui jamais n’écrira le mot « fin ».

Ariel Kyrou
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Auteur de Google God, Big Brother n’existe pas il est partout, et de ABC Dick, Nous vivons dans les mots d’un écrivain de science fiction, Incultes, 2009 et 2010, Ariel Kyrou est membre du collectif de rédaction de la revue Multitudes. http://multitudes.samizdat.net/

(1) Stéphane Beauverger, Le Déchronologue, (La Volte, mars 2009).

(2) Philip K. Dick, Le Maître du Haut Château (1962), (J’ai Lu, 2001).

(3) Michael Moorcock, Le Danseur de la fin des temps : Une Chaleur venue d’ailleurs (1972), (Denoël / Présence du futur, 1975), Les Terres Creuses (1974), (Denoël / Présence du futur, 1977).

(4) Jasper Fforde, L’Affaire Jane Eyre (2001), (Fleuve Noir, 2004).

(5) Philip K. Dick, Le Monde qu’elle voulait (1953), Reconstitution historique (1953), dans Nouvelles, Tome I, 1947-1953, (Denoël / Lunes d’encre, 1996).