Les Nouveaux Commanditaires ou la création à l’épreuve de l’intérêt général

Depuis maintenant une vingtaine d’années, l’action Nouveaux Commanditaires portée la Fondation de France stimule la création d’œuvres d’art avec la complicité des contextes sociaux et des espaces publics qui les accueille. Cette initiative originale de médiation artistique et culturelle conçue par l’artiste François Hers offre aux citoyens le pouvoir de passer commande à des artistes contemporains. Renouvelant ainsi les processus de la commande culturelle, elle permet la réalisation concertée d’une œuvre commune ayant « valeur d’usage ».

Claude Lévêque, Vie en chemin, 2007.

Claude Lévêque, Vie en chemin, 2007. Association R32. Photo: D.R.

Un protocole d’action (1) est proposé pour encourager les initiatives de la société civile, tout en amenant la création artistique à renouveler ses figures et ses missions d’intérêt général (2). Ce protocole repose sur la mise en relation de trois acteurs privilégiés : l’artiste, le citoyen commanditaire et le médiateur culturel, accompagnés des partenaires publics et privés réunis autour d’un projet. Issu du monde de l’art, le médiateur est la figure centrale du dispositif : il aide les Nouveaux Commanditaires à formuler leur demande, à mettre sur pied leur projet et à organiser le financement de l’œuvre avec d’autres partenaires, privés ou publics. L’initiative apparaît comme d’autant plus stimulante qu’il ne s’agit pas, par le mécénat, d’aider des artistes, mais d’accompagner des citoyens dans leur instauration d’une œuvre d’art en dialogue avec des artistes qui leur est donné de rencontrer et avec lesquels ils sont appelés à dialoguer et échanger.

Distribuer la commande
Une première innovation tient à l’orientation de la démarche, qui propose de partir de la « demande sociale » alors que le marché de l’art optait jusque là pour un fonctionnement avant tout adapté au principe de l’offre. La « réponse » peut alors elle-même prendre différents formats. L’artiste suisse John Armleder, invité par l’église et la confrérie des meilleurs charcutiers de France, a par exemple imaginé d’implanter son « atelier » sur le site de l’église Saint Eustache dans laquelle il réalisa une chapelle du souvenir (3). L’artiste Alain Bernardini, souhaitant amener les salariés de l’hôpital Paul Brousse à prendre une pause photographique, décida dans un premier temps et avec la complicité du directeur de l’hôpital d’agrafer son invitation aux fiches de paie des salariés, pour mieux inventer ensuite avec eux les modalités de création d’une image négociée (4). L’artiste Tadashi Kawamata imagina quant à lui de réaliser trois workshops en Bretagne, au cours desquels des étudiants d’écoles d’art ont pu être accueillis par les habitants de Saint Thélo pour former ensemble un « collectif de création » (5).

Jean-Luc Moulène, Les pages images (extrait)

Jean-Luc Moulène, Les pages images (extraits). Photo: D.R. / © Jean-Luc Moulène

Faire œuvre commune
Une deuxième innovation découle de la première. Comme l’œuvre n’existe pas a priori, il faut contribuer à sa genèse, ou comme le dit si bien Étienne Souriau, à son « instauration » (6). Car loin d’être préalablement et exclusivement « conçue » et réalisée dans l’esprit de l’artiste, seul au sein de son atelier, l’œuvre est davantage ici le produit d’une délibération collective. La circulation des œuvres et leurs transformations contextuelles (appropriation et participation) constituent une condition et un critère important de leur création (7). À l’image des Toiles que l’artiste Claude Rutault a disposées à l’attention du « public » de l’Antenne jeune Olympiades (8). À l’image également du déplacement de la valeur et de l’activité de création des maquettes-œuvres artisanales contre les objets réels manufacturés, dans le Grand Troc de Nicolas Floch conçu selon un esprit Do it yourself qui n’a rien a envier aux actuels FabLab (9).

Ou encore les Pages Images, sorte de bottin de communion visuelle, réalisées par Jean Luc Moulène avec la complicité des habitants d’Excideuil et que ces derniers peuvent réemployer à leur guise (10). Chacune de ces opérations de transformation de l’œuvre fait l’objet de contrats, de modes d’emploi, de conventions d’usages établis entre l’artiste et les commanditaires. L’action Nouveaux Commanditaires bouscule ainsi les espaces de production-circulation de l’art, car il s’agit moins ici de l’intégration d’une œuvre dans un espace délimité que dans une « sphère publique », un tissu de relations, un réseau d’activités. La finalité de l’œuvre, en l’occurrence, ne réside pas ici dans sa valeur d’échange. Inaliénable par définition, elle n’a de sens qu’avec les activités ou les projets liés à un territoire donné. Les œuvres ainsi produites et leurs parts immatérielles tirant leur « valeur d’usage » (11) au bénéfice de la collectivité.

Nicolas Floch, El Gran Trueque, Chili, 2008.

Nicolas Floch, El Gran Trueque, Chili, 2008. Photo : D.R.

Le public à l’œuvre
L’action des Nouveaux commanditaires transforme ainsi de part en part les modalités du travail artistique : un travail de création distribué (négocié, conflictuel) entre l’artiste et des commanditaires qui s’approprient l’œuvre. Ces projets amènent toutefois à distinguer différents publics : un public commanditaire, engagé et responsable, qui doit se porter garant du projet devant un public non participant et souvent non-initié, qui n’accède à l’œuvre qu’une fois achevée. La frontière entre l’action artistique et l’expression citoyenne s’en trouve largement redéfinie par l’implication plus fréquente des populations au centre des projets artistiques et culturels. La relation qui s’établit entre l’artiste et les commanditaires tableau constitue la plupart du temps un ‘pacte » ou un « accord de connivence ». À l’instar de l’implication de l’artiste Claude Levêque dans la conception du cahier des charges et tout au long de la réalisation d’un foyer d’accueil pour personnes en situation de précarité à Bordeaux (12). Ou à travers la réalisation d’entretiens et de photographies chez les habitants du quartier Montorgeuil impliqués par Jean-Luc Vilmouth dans la création du Café Reflet de l’espace Cerise à Paris (13).

Sur le terrain de la participation des publics aux œuvres médiatiques et numériques, citons le théâtre optique du vidéaste Pierrick Sorin, créé en dialogue avec l’association alcopops qui mène une action préventive aux risques de l’alcool dans les établissements éducatifs. Non dénuée d’ironie, l’œuvre Binge Drinking est depuis présentée dans les sites étudiants (universités, grandes écoles). Elle a circulé dans toutes les régions de France grâce aux délégations régionales et départementales de l’A.N.P.A.A (Association Nationale de Prévention en Alcoologie et Addictologie), au Théâtre de la Cité internationale et dans le réseau Art+Université+Culture (programme Art campus), ainsi que dans différents centres d’art (14).

Jean-Luc Vilmouth, 2003, Café Reflets

Jean-Luc Vilmouth, 2003, Café Reflets, 46 rue Montorgueil, Paris. Photo: D.R.

L’artiste Samuel Bianchini est, quant à lui, intervenu dans un haut lieu pourtant encore assez méconnu de la création d’images à destination des publics scolaires : la MGI, Maison du geste et de l’image; une dénomination évocatrice pour cet artiste qui a fait de l’interactivité et de l’invention de dispositifs visuels « praticables » par le public deux des principaux fers de lance de sa propre pratique de recherche-création (15). Sans oublier la « sculpture numérique » de l’artiste Xavier Veilhan qui à fait son apparition sur la place du Grand Marché de la ville de Tours en dialogue avec les habitants de la vielle ville et son association des commerçants qui souhaitaient renforcer l’identité de leur place. Objet de controverse, le Monstre de Tours trône aujourd’hui au centre de la place, devenu au fil du temps un symbole identitaire et un signe de ralliement pour les habitants du quartier (16).

Le public devient ici un partenaire actif du processus de création artistique. L’action Nouveaux commanditaires réhabilite l’idée de contagion ou de transformation d’une « œuvre commune », elle invite également à reconsidérer la notion de médiation culturelle, qui n’est plus ici transmission d’un contenu préexistant, mais au contraire, production du sens en fonction de la matérialité de l’œuvre, de l’espace et des circonstances de sa réception (17). L’action Nouveaux Commanditaires est par conséquent exemplaire lorsqu’elle parvient à supporter ce double enjeu de création et d’innovation artistique autant que de débat politique et citoyen.

Jean-Paul Fourmentraux
publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct./déc. 2013

Sociologue, Jean-Paul Fourmentraux est Maître de Conférences à l’Université de Lille 3, UFR Arts et Culture et laboratoire GERIICO, chercheur associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris (CRAL-CNRS). Ce texte est un écho à L’œuvre commune : affaires d’art et de citoyenneté, Jean-Paul Fourmentraux, La Lettre Volée, 2012 (préface de Paul Ardenne).

(1) Pour une présentation synthétique du protocole d’action, voir : www.newpatrons.eu.

(2) Une mission d’intérêt général désormais étendue à de nombreux domaines : patrimonial, social, médical, environnemental, etc.

(3) Cf. John Armleder, 2000, La Chapelle du Souvenir, Église Saint-Eustache 1, rue Montmartre 75001, Médiation 3CA, Paris : www.newpatrons.eu/projects/150

(4) Cf. Alain Bernardini, 2009, Monument d’images, Hôpital universitaire Paul-Brousse, 12 avenue Paul Vaillant Couturier 94804 Villejuif, Médiation 3CA, Val-de-Marne, www.newpatrons.eu/projects/189.

(5) Cf. Tadashi Kawamata, 2004-2006, Mémoire en Demeure, Médiation Pierre Marsaa, Saint-Thélo, www.newpatrons.eu/projects/66

(6) Cf. Umberto Eco, 1965. L’œuvre ouverte. Paris, Éditions Le Seuil ; Shusterman R., 1992, L’Art à l’état vif : La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Les Éditions de Minuit ; Étienne Souriau, 2009. Les différents modes d’existence (précédé d’une introduction « Le sphinx de l’œuvre » par Isabelle Stengers et Bruno Latour). Paris, PUF.

(7) Cf. Paul Ardenne, 2004. Un art contextuel : création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Paris, Flammarion ; Claire Bishop, 2006b. Participation, London: Whitechapel and MIT Press, 2006.

(8) Cf. Claude Rutault, 2007, C’est pratique d’avoir un titre, Antenne Jeunes Olympiades, Tour Anvers 32, rue du Javelot 75013, Médiation 3CA, PARIS, www.newpatrons.eu/projects/185. L’œuvre favorise le processus de création au détriment de la conservation d’un résultat obtenu. Elle se composée de 292 toiles offertes aux publics. L’espace de l’antenne devient alors un lieu d’emprunt de toiles à peindre à l’image d’une bibliothèque. À la restitution, l’emprunteur peut exposer sa peinture pendant quelque temps à l’antenne. Mais la toile sera par la suite repeinte de la même couleur que le mur et remise en circulation.

(9) Cf. Nicolas Floc’h, 2008, El Gran Trueque, Médiation Eternal Network, Santiago du Chile, www.newpatrons.eu/projects/192.

(10) Cf. Jean-Luc Moulène, 2000, Les pages images, Médiation Pierre Marsaa, Excideuil, Dordogne, www.newpatrons.eu/projects/41.

(11) Cf. Jacques Rancière, J., 2008, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions. Avant lui, Michel de Certeau, anthropologue des croyances et des phénomènes de consommation, développa la notion de « valeur d’usage ». Et parla, à ce propos, des « braconniers actifs » qui, à travers les mailles d’un réseau imposé, inventent leur quotidien. Cf. De Certeau, M., Giard, L., Mayol, P., 1980, L’invention du quotidien. Paris, UGE.

(12) Cf. Claude Lévêque, 2007, Vie en chemin, Association R32, Médiation Pierre Marsaa, Bordeaux, www.newpatrons.eu/projects/70.

(13) Cf. Jean-Luc Vilmouth, 2003, Café Reflets, 46 rue Montorgueil, Médiation 3CA, Paris, www.newpatrons.eu/projects/261

(14) Cf. Pierrick Sorin, 2012, Binge Drinking, Université Lille 3, Médiation Art Connexions, Lille, www.newpatrons.eu/news/46

(15) Cf. Samuel Bianchini, 2012, Distances, MGI, Maison du Geste et de l’image, Médiation 3CA, Paris : www.nouveauxcommanditaires.eu

(16) Cf. Xavier Veilhan, 2004, Le Monstre, Place du Grand Marché, Méditation Eternal network, Tours, www.newpatrons.eu/projects/63

(17) Cf. Antoine Hennion, 1993. La passion musicale. Une sociologie de la médiation. Paris, Métailié ; Joëlle Zask, 2003, Art et démocratie. Les peuples de l’art, Paris, PUF ; Jacques Rancière, 2000. Le Partage Du Sensible, Esthétique Et Politique, Paris, La Fabrique Éditions ; Jacques Rancière, 2008. Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions ; Christian Ruby, 2006. L’âge du public et du spectateur, Bruxelles, La Lettre Volée.

archives vidéo à l’ère numérique

Les questions soulevées par l’archivage audio et vidéo à l’ère numérique constituent sans aucun doute l’un des points de contact majeurs entre la philosophie de l’open source et les pratiques artistiques audio et vidéo. Ici, l’archive se définit comme un ensemble de systèmes, de méthodes et d’expériences dans l’élaboration de la collection, la diffusion et l’accès à la connaissance. Inutile de dire que ce qui relie les concepts d’open source et d’archive à UbuWeb est commun à la plupart des protagonistes impliqués dans l’histoire de l’expérimentation audiovisuelle en milieu universitaire, la recherche, l’enseignement, l’étude ou plus généralement à ceux qui s’aventurent dans la recherche — trop souvent ardue — de contenu audiovisuel documentant l’histoire de l’avant-garde.

Kenneth Goldsmith @ Street Poets and Visionaries, Mercer Union. Toronto, 2009.

Kenneth Goldsmith @ Street Poets and Visionaries, Mercer Union. Toronto, 2009. Photo: © C. Jones.

Alors que bon nombre d’organisations dédiées à la « préservation du patrimoine audiovisuel » s’efforcent de résoudre le conflit apparent entre la protection du droit d’auteur et le réseau de diffusion, UbuWeb a fait du libre accès et du mépris du droit d’auteur le symbole et l’instrument de sa révolution. L’expérience d’UbuWeb est unique et absolue, comme son fondateur Kenneth Goldsmith nous le rappelle avec emphase, amenant à se demander comment le projet a pu survivre jusqu’à nos jours. En effet, il s’est développé tout en restant conforme à son principe fondateur.

Kenneth Goldsmith, poète, enseignant et rédacteur en chef du projet PennSound, a fondé UbuWeb en 1996 pour mettre à disposition des œuvres d’art visuel et de poésie concrète. C’est ainsi que la mise en ligne de contenu, introuvable ou épuisé, a commencé. Dès le début, des genres et des catégories de contenu mis à disposition ont quelque peu dépassé les frontières des arts visuels et de la poésie concrète : la poésie sonore a été la première catégorie à ouvrir la voie, à partir de là, s’est rajouté toute la musique d’avant-garde, jusqu’à la création de la section « Film », qui héberge environ 7 500 titres et auteurs. Ce mélange, cette hybridation des disciplines, forme la caractéristique principale du projet, déterminé à encourager des rapports alchimiques entre musique, poésie, littérature, cinéma et vidéo, essais et articles.

Toutes les interviews publiées, le grand nombre d’informations contenues sur le site et le manifeste même du projet rappellent deux règles fondamentales : UbuWeb ne reçoit aucun fond public ou privé et diffuse le contenu sans demander de permission, parce que si nous avions dû demander la permission tout ceci n’existerait pas (1). Nous n’avons pas demandé à Goldsmith comment ils parvenaient à réaliser ce rêve partagé par de nombreux partisans de l’accès libre (freeaccess, open access) et du P2P, parce que cette question a déjà été posée à d’innombrables reprises. Il n’est pas difficile de trouver sa réponse sur le net, qui dit en substance : nous le faisons, c’est tout. Comme vous pourrez le lire dans ses propos, Goldsmith est réticent quand il s’agit de réfléchir ou de faire des comparaisons entre l’expérience d’UbuWeb et le discours plus général de la relation entre archives et accès libre En fait, l’expérience d’UbuWeb est une anomalie au niveau des deux pôles, l’antithétique de ce domaine.

UbuWeb s’éloigne manifestement d’une archive audiovisuelle traditionnelle. Le projet semble plus proche de la dynamique de l’échange P2P, avec laquelle il partage souvent la source de ses contenus, mais aussi l’accès gratuit. Pourtant, UbuWeb est radicalement différent du P2P en ce qu’il ne respecte pas la structure horizontale caractéristique de l’échange P2P, mais suit un schéma à sens unique allant du haut vers le bas, établissant une modalité de transmission des connaissances selon une distribution multivoque (one-to-many).

Pour UbuWeb, le partage est en fait un cadeau (2), mais d’une manière qui contredit celle décrite par Marcel Mauss (3) : elle ne permet ni ne vise à construire une relation, il refuse même toute possibilité de réponse à son offre. Le don d’UbuWeb rappelle la définition du don par Derrida (4) : pour qu’il y ait don, il faut qu’il n’y ait pas de réciprocité de retour, d’échange, de contre-don ni de dette. Si l’autre me rend ou me doit, ou doit me rendre ce que je lui donne il n’y aura pas eu don, que cette restitution soit immédiate ou qu’elle se programme dans le calcul complexe d’une différence à long terme (5).

Selon cette formulation, le don représente l’une des formes les plus radicales de la perturbation de l’économie de marché, de par l’élimination de son rapport d’échange lui-même. Dans ce cadre, UbuWeb joue un rôle particulièrement important en ce qui concerne l’un des aspects plus problématiques de la production de l’open source. Bien qu’apparaissant comme une stratégie innovatrice, la production de l’open source est intégrée aux échanges et aux marchés propres à l’économie capitaliste et continue ainsi à en dépendre. Si le marché définit la valeur des produits culturels, alors, le rôle d’UbuWeb est de préserver les objets qui s’en sont échappés, en ont été rejetés ou se sont dissous dans les limbes de ce même marché (œuvres épuisées ou jamais publiés) et fonctionne de façon très similaire à celle des magasins gratuits, dans lesquels des produits sont donnés, perdant ainsi leur valeur marchande tout en conservant leur valeur d’usage.

UbuWeb est né il y a 15 ans. Au regard de ces années d’activité. Dans quelle mesure le projet a-t-il changé et quelles sont les futures évolutions envisageables…
Très peu de choses ont changé. UbuWeb fait à peu près la même chose qu’à ses débuts : il distribue gratuitement des œuvres d’avant-garde à n’importe qui à travers le monde. L’avenir suivra cette même ligne. Peut-être qu’une nouvelle section ouvrira ici et là, mais nous n’avons pas l’intention de changer quoi que ce soit.

UbuWeb, et ses archives en ligne, ne pourraient exister sans Internet. Le projet lui-même est né juste après l’avènement d’Internet. Comment s’est-il adapté aux énormes transformations subies par le web au cours de ces dernières années, notamment celles des méthodes de partage et d’accès à des idées et des connaissances?
UbuWeb n’a jamais été dépendant de serveurs Cloud. Nos serveurs sont stables et transparents, ils nous ont été donnés par une école d’art de la ville de Mexico. Par conséquent, quand vous téléchargez quelque chose depuis UbuWeb, vous obtenez un fichier AVI ou MP3 sans échec, sans temps d’attente, sans paiement, sans captchas, toutes ces choses qui ont fait la fortune de Megaupload. Je plains tous ces gens qui ont construit de merveilleux blogs MP3 en croyant que Megaupload serait toujours là. Je peux comprendre ce qui les a poussés à le faire, mais dans la culture commerciale, il y a toujours un prix à payer. Rien n’est gratuit. Et pour les utilisateurs de Megaupload la facture a fini par tomber.

Quels sont vos rapports avec les archives institutionnelles aux États-Unis et partout ailleurs dans le monde ? Vous êtes vous déjà rencontrés et avez-vous déjà essayé de connaître la manière dont ils vous perçoivent ? Envisagez-vous des collaborations ?
Les seules archives institutionnelles avec lesquelles nous collaborons aux États-Unis sont PennSound et l’Electronic Poetry Center de l’Université de Buffalo. L’EPC est né à la même époque que nous et nous sommes partenaires depuis ce temps-là. PennSound est vraiment le pendant légitime et autorisé d’UbuWeb : une grande partie de nos documents sont stockés sur les serveurs de PennSound. Le genre de travaux auxquels UbuWeb s’intéresse n’est partagé que par un public très limité, par conséquent il n’y a pas vraiment de compétition ou de confrontation; personne ne semble les vouloir à part nous.

Au cours des dernières années, les archives audiovisuelles institutionnelles se sont principalement intéressées aux méthodologies et aux stratégies Internet de mise en œuvre de systèmes pour diffuser leur patrimoine en ligne; de nombreux projets sont nés ralliant les institutions européennes et nord-américaines pour créer de nouveaux réseaux et de nouvelles plates-formes. Il est rare que le contenu y soit en libre accès (un compte institutionnel ou un accès VOD sont requis), certaines institutions (comme le NiMK à Amsterdam) ont même récemment facturé les utilisateurs pour le visionnage. UbuWeb est tout à l’opposé : il est né en tant qu’archive, directement sur Internet, avec du contenu partagé en accès libre et a comblé un grand vide dans la diffusion du patrimoine audiovisuel international. Par conséquent, quelles sont les similitudes et les différences entre UbuWeb et les archives institutionnelles au niveau du processus de partage de fichiers en ligne ?
Étant donné que nous sommes indépendants, nous ne devons plaire à personne d’autre que nous-mêmes. Nous improvisons au fur et à mesure. La seule chose sur laquelle nous insistons est le libre accès pour tous, et j’ignore pourquoi ces institutions ne font pas la même chose, mais nous refusons de mettre des pare-feu sur quoi que ce soit. PennSound, qui est géré par l’Université de Pennsylvanie est une exception : ils ont une philosophie identique à celle d’UbuWeb. UbuWeb croit au partage de la culture et s’oppose au droit d’auteur et à l’argent. Nous n’avons rien à gagner et rien à perdre. C’est ça la liberté. Et cette utopie est beaucoup plus intéressante que toutes les œuvres ou contenus que nous pouvons héberger. Il s’agit vraiment de la mission secrète d’UbuWeb.

Parlons un peu des utilisateurs d’UbuWeb. Comment la plate-forme génère et aborde le dialogue et avec les utilisateurs ? Est-ce qu’une véritable communauté existe par le biais de retours et commentaires ? Avez-Vous déjà envisagé des événements en mode hors connexion, à l’exportation de contenu Internet, au partage de contenu à travers des réunions physiques ?
UbuWeb n’est pas une démocratie, c’est ce qui fait sa grande qualité. Nous croyons qu’à un moment où tout est disponible, ce qui compte c’est le filtrage et la sélection. Ainsi, il est très difficile d’obtenir que vos œuvres soient présentées sur UbuWeb. Tout passe par un examen approfondi avant d’atterrir sur le site. Si vous voulez de la démocratie, allez sur archive.org ou YouTube. Si vous voulez du communautaire, allez sur Facebook. Nous n’avons rien à voir avec une communauté. Encore une fois, nous ne cherchons à plaire à personne à part nous-mêmes et ne cherchons pas vraiment à savoir ce que les gens pensent de notre site. Pourquoi se tourner vers des réunions physiques dont la portée est insuffisante et limitée alors que nous avons à disposition Internet, le meilleur système de distribution qui soit ? Tout semble très bien fonctionner ainsi.

La création de méthodologies de migration de contenus sonores et audiovisuels — du format analogique vers le numérique — est opérationnelle depuis longtemps dans l’archivage de l’art médiatique/basé sur le temps réel. Quelles méthodes utilise UbuWeb pour numériser le contenu audiovisuel et sonore et pourquoi ? Des laboratoires ou des institutions de référence s’occupent-ils de cette étape pour vous ?
À l’heure actuelle, nous remettons surtout en ligne des choses qui flottent autour de groupes de partage de fichiers privés auxquels seul un petit nombre de personnes a accès. Nous agissons comme des Robin des bois, volant un petit groupe pour redistribuer au plus grand nombre. Il y a tellement de choses qui circulent, qu’il ne nous est plus nécessaire de copier de nouveaux supports, ce qui amoindrit ainsi le besoin de laboratoires, d’institutions ou d’argent.

Est-ce que vous avez des retours ou des commentaires de la part d’artistes sur la manière dont vous fonctionnez ? De nombreux projets de conservation considèrent la relation avec les artistes comme essentielle…
Non. Les retours et commentaires de qui que ce soit, y compris des artistes, ne nous intéressent pas. Si quelqu’un n’aime pas se ce qui se trouve sur UbuWeb ou la façon dont on procède, il est libre d’aller voir ailleurs ou mieux encore, d’en faire une meilleure version, personne ne l’en empêche. Nous ne nous intéressons pas non plus à la conservation de manière sérieuse. Une véritable institution comme le MoMA devrait s’occuper de la conservation. Ubu est une excentricité, une archive non fiable, basée sur un caprice et une intuition, c’est un wunderkammer, un passe-temps, une farce. Sa beauté réside dans sa fragilité, son aspect éphémère. Un jour, le MoMA ou tout autre organe officiel fera une version correcte d’UbuWeb et nous mettra ainsi hors service. Nous attendons ce jour avec impatience.

UbuWeb peut être considéré comme un modèle en ligne durable, même sans financement institutionnel, sans argent pour son fonctionnement et sans publicité. Mais, comme vous l’avez dit à plusieurs reprises, UbuWeb pourrait disparaître pour un certain nombre de raisons : le FAI pourrait couper votre accès, le soutien des universités pourrait se tarir ou de nouvelles lois sur la violation du droit d’auteur pourraient s’imposer. Le site Web serait-il alors amené à disparaître ? Ce serait une énorme perte pour le patrimoine audiovisuel qui rendrait vain le travail des collaborateurs, des partisans et des bénévoles de ces dernières années. À cet égard, avez-vous envisagé une différente tactique de survie pour l’avenir ? Peut-être pourrait-elle inclure le web 2.0 ou les nouvelles stratégies économiques du crowdfunding et de mise en réseau ?
Je préfèrerais fermer UbuWeb plutôt que mendier de l’argent ou avoir recours à un Kickstarter. Ce sera le moment de dire « adieu, on s’est bien amusés tant que ça a duré ». Le web est éphémère et les choses disparaissent tout le temps. Profitez d’UbuWeb tant qu’il est là et assurez-vous de tout télécharger maintenant ou vous le regretterez lorsque le site aura disparu.

Justement, concernant les violations du droit d’auteur, UbuWeb existe dans ce que vous appelez « la zone grise » : le contenu que vous publiez se situe en dehors du marché commercial et le marché lui-même ne semble pas intéressé. UbuWeb semble être la preuve de la manière dont le droit d’auteur et la piraterie ne sont pas liés aux lois gouvernementales, mais plutôt aux intérêts économiques relatifs à la diffusion et à l’accès de la culture en ligne. Ainsi, comment travaillez-vous et vivez-vous à la frontière instable entre contrefaçon et violation du droit d’auteur d’une part et intérêt du marché de l’autre ? Pensez-vous qu’UbuWeb puisse être considéré comme une erreur de système des nouvelles spécificités du concept de droit d’auteur professé par les lois actuelles ?
Nous ne sommes pas sur une frontière parce qu’il n’y a pas de marché pour les choses que nous diffusons. Si vous essayez de les publier, et beaucoup de gens l’ont fait — vous vous rendrez compte que vous allez perdre de l’argent et devenir aigri. La nature de ces œuvres implique leur libre circulation. Il est important de noter qu’il existe différents types d’économies. Lady Gaga possède une entreprise de plusieurs milliards de dollars. Elle serait folle de ne pas la protéger. UbuWeb respecte ces autres types d’économie, c’est juste qu’ils n’ont rien à voir avec ce que nous faisons. UbuWeb, comme la majorité de l’art, est une aberration, une cour des miracles, une exception à la règle; il n’est pas la règle elle-même et ne devrait jamais être confondu avec elle.

Interview par Claudia D’Alonzo & Marco Mancuso
publié dans MCD #68, « La culture libre », sept. / nov. 2012

> http://www.ubuweb.com/

art, science et biologie à bidouiller soi-même

Si l’image des biohackers fait simplement penser à des activistes, politiquement et esthétiquement investis dans les aspects techniques de l’interface informatique et de la biologie (moléculaire), alors elle devrait englober la communauté naissante de bio-hackers (bio-pirates) de La Paillasse.

La Paillasse a récemment fêté son inauguration dans une banlieue de Paris. À côté de voies ferrées et de bâtiments vétustes, voués à être démolis dans un proche avenir, leur attitude « do-it-yourself » (bidouilleuse) est évidente quand on regarde les outils qui traînent un peu partout, en cours d’utilisation, en construction ou en morceaux éparpillés. Bien sûr, l’équipement est en grande partie constitué d’un matériel hétéroclite recueilli afin de constituer un « hackerspace » (espace pirate), mais on trouve aussi des tables de travail avec des microscopes, une centrifugeuse, un spectromètre, des incubateurs ainsi que des flacons ordinaires, des réfrigérateurs et des micro-ondes. La plupart des outils sont anciens, voire obsolètes. Cependant, ne vous méprenez pas, il s’agit là d’un lieu de créativité qui n’a rien à envier aux laboratoires emblématiques de la « grande biologie ». Il faut une sacrée dose de créativité et de persévérance pour mettre sur pied un laboratoire avec trois fois rien et sans imiter les programmes de recherche de « la grande biologie » ou tenter de devenir des pâles copies d’inventeurs en blouse blanche qui utilisent du matériel de pointe dans un environnement stérile et ordonné.

Certes, l’apparence de « la biologie-à-faire-soi-même » à La Paillasse ne ressemble en rien aux jolies images trouvées sur les sites d’instituts haut de gamme ou de sociétés commerciales, mais reste à savoir si un laboratoire biologique qui fait partie d’une sous/contre-culture de hackers correspond à un genre de créativité qui remet en cause les « laboratoires humides » types comme espaces exclusifs et asociaux. Plus précisément, on trouve exemplaire la réaction de son grand frère face à la marchandisation du code source. Où mène l’exemple donné par le développement du logiciel de source libre et ouvert lorsque l’objet examiné porte non seulement sur la création et la modification du code source et du matériel qu’il fait fonctionner, mais aussi sur la vie et le travail sur des formes de vie en tant que connaissance, création technologique, art et tout leur contraire ?

Le Lab / La Paillasse.

Le Lab / La Paillasse. Photo: D.R.

La Paillasse comme point de départ…
Commençons par quelques-unes des nombreuses idées qui circulent dans les réunions du jeudi soir à La Paillasse. Bien entendu, chacun est le bienvenu dans ce groupe diversifié de personnes passionnées par l’évolution des sciences de la vie. Il n’est pas nécessaire d’identifier explicitement le chercheur en sciences de la vie, le programmeur, l’élève, le citoyen ou l’artiste qui s’intéresse aux aspects sociaux de la science. Il est probable que les personnes présentes seront amenées à endosser le rôle d’un ou plusieurs de ces personnages au cours de la soirée, quel que soit leur niveau d’expérience. C’est aussi ce que « faire-de-la-biologie-soi-même » signifie. Les obstacles pour devenir actif dans la biologie sont extrêmement importants, la connaissance requise demande de rester à l’affut de la rapide évolution technique et de maîtriser des compétences et des connaissances essentielles pour travailler avec des instruments précis, les démonter et les utiliser dans des expériences. En d’autres termes, le DIYbio se concentre sur la construction d’un laboratoire équipé d’outils élémentaires pour toute personne ayant une approche de base concernant l’expérimentation. Ce laboratoire est activement mis en place comme un espace social aussi inclusif que possible.

Bon nombre des exemples discutés à La Paillasse illustrent ce point. Les seuils de participation à l’enregistrement et au catalogage de l’interaction de la biodiversité et des organismes génétiquement modifiés sont faibles. Bien entendu, ce processus nécessite des outils capables de remplir cette fonction et qui soient suffisamment simples pour permettre à quiconque de collecter des données plausibles. Par exemple, La Paillasse a lancé un projet sur les propriétés des algues. Un réseau de recherche qui étudie les nouveaux biocarburants se concentre de plus en plus sur les algues. Un échantillon est peu coûteux et grâce à un bio-réacteur et un peu de pratique il est possible de produire de l’électricité. Ce qui compte, parfois, c’est la simplicité même de la technique et la disponibilité des matériaux dans la vie courante, comme la création de papier ou de plastique à partir de simples micro-organismes. À d’autres occasions, cependant, le DIYbio ne peut se distinguer du BioArt. Par exemple, on pourrait imaginer que l’interaction avec les algues soit transformée en musique. Pourquoi ne pas « écouter la vie » en développant des logiciels qui permettent d’enregistrer les variations de son et de luminosité des algues de culture ? Il en résulterait un enregistrement de tout changement générant des sons réactifs.

Le domaine numérique investi par le hacker réapparaît dans ces types de projets. Cela illustre le fait que seuls quelque sens soient fiables, tandis qu’émergent des outils informatiques pour penser à la vie, à la nature et au corps. Par exemple, un simple casque équipé de capteurs pourrait transformer les ondes cérébrales en sons et couleurs différents représentant les divers aspects de l’activité mentale. C’est ce que l’on surnomme le projet neuro-hack. De même, beaucoup d’autres significations peuvent être directement reliées aux vastes quantités d’informations rassemblées sur les gènes, les protéines, les cellules et tout ce qui est ainsi produit par la recherche scientifique. Visualiser les tendances des interactions complexes entre entités biologiques fait généralement appel aux yeux, tout comme la lecture de textes ou la vision d’une simulation, il est également possible d’écouter des sons, voire de la musique, en fonction de leurs changements d’aspect, de formes et de positions.

Neurohack, Psyche Delight (performance) @ La Gaîté Lyrique, Paris 04/2012. Projet créé par Sam NeuroHack, Katerina Saponenko & Franck Weber.

Neurohack, Psyche Delight (performance) @ La Gaîté Lyrique, Paris 04/2012. Projet créé par Sam NeuroHack, Katerina Saponenko & Franck Weber. Photo: © Fabrice Deutscher.

L’avenir ouvert
Les projets décrits ci-dessus peuvent être considéré comme essentiellement symboliques du personnage du biohacker et du laboratoire en tant qu’espace social par opposition à l’exclusivité des sciences de la vie. De même, la figure du biohacker se réfère à la possibilité qu’ont des groupes émergeants de constituer des alternatives à l’avenir spéculatif de la vie imaginée comme création technologique entièrement maitrisée. Bien entendu, les projets réalisés par les participants de La Paillasse (ou les futurs projets qu’ils pourraient réaliser s’ils parvenaient à moderniser leur laboratoire) sont susceptibles de soulever la conscience critique et politique autour des questions relatives à la biologie. Par exemple, leurs alternatives à faible coût et de faible technicité sont « gratuites » et revalorisent la créativité, l’espièglerie, la collaboration entre amateurs et experts, les matériaux et les connaissances de toutes sortes (surtout si on les compare aux restrictions portant sur l’utilisation des outils).

En effet, ces alliances d’évolution technologique, de valeurs humaines et de débats illimités pourraient constituer des contre-mesures urgentes et nécessaires face aux risques écologiques, à l’insécurité et aux formes de vie « totalement déréglées » dans leur lien avec l’approche générale de la biotechnologie concernant la modification des plantes, des organismes vivants et de l’environnement. Toutefois, ces valeurs ne sont pas nécessairement contraires à la production et l’utilisation des connaissances scientifiques dans les sciences de la vie en tant qu’activité de plus en plus réglementée et commercialisée. Les valeurs d’accès, d’ouverture et de collaboration ne sont pas toujours réservées aux expériences et à la recherche où les impératifs commerciaux n’ont pas leur place. De même, le désir d’intensifier leurs expériences implique une proximité avec les tendances et la spéculation actuelles qui entourent les solutions fournies par les scientifiques de la vie face à la pénurie de nourriture et de médicaments, la spéculation sur l’augmentation des catastrophes écologiques de toutes sortes et la grande variété d’associations dystopiques qui en sont le reflet.

Le personnage du biohacker rencontré à La Paillasse est rafraîchissant dans son aspiration à trouver un autre type de développement né du croisement entre informatique et biologie (moléculaire). Il lui reste cependant à maintenir un équilibre dans la relation de ce personnage avec les connotations politico-militantes du terme biohacker. Que se passera-t-il lorsque des projets de biohacking et l’acquisition d’instruments plus sophistiqués (qui augmenteront leurs possibilités d’action et d’interaction avec des formes de vie) s’intensifieront ? Manifestement, il existe une tension entre le rôle du biohacker, le recours à des types plus nombreux et variés de ressources et de règlements et la formation d’un réseau ouvert favorable à une nouvelle forme de recherche, de collaborations, de subventions, la mise au point d’une politique spécifique, etc. Un programme de recherche qui se refuse à suivre cette voie pourrait finir aliéné par rapport aux modes opératoires des sciences de la vie. Les deux entités (le biohacker et le biologiste bidouilleur) vont finir par se rejoindre dans un avenir proche, après avoir mûri et accumulé une plus grande expérience. Espérons que cette future rencontre englobera la perspective de transformation des laboratoires en espaces sociaux où chacun sera libre de travailler avec l’ADN sous ses différentes formes.

Eric Deibel
publié dans MCD #68, « La culture du libre », sept. / nov. 2012

 

> http://www.lapaillasse.org/

L’imagerie des diverses sciences-fictions, l’oscilloscope, les perspectives infinies de la numérisation (1) et les premiers computers sont aux sources du jeu vidéo. Après la bande dessinée, le cinéma, le hard rock et le rap, les jeux vidéo ont été accusés de tous les maux : surtout d’être violents et d’appauvrir l’imaginaire des joueurs. Nolife.

Skyforge.

Skyforge. https://sf.my.com/fr Captures: D.R.

Sur le rapport des jeux vidéo et de l’imaginaire, essayons d’y voir clair : cette pièce maîtresse de l’économie culturelle mondiale — un marché de 33 milliards d’euros en 2008, 53.3 milliards en 2012 (Michaud, 2012) et 79 milliards pour 2016 selon l’AFJV — est-elle ou non ce nouveau continent de l’imaginaire dont parlaient déjà Alain et Frédéric Le Diberder, en 1998, dans L’univers des jeux vidéo ? Autrement dit, qu’est-ce que l’Imaginaire — ou, peut-être, lorsque l’on parle videogames, parle-t-on d’un nouveau continent pour l’imaginaire ? Et aussi, que font les imageries mondiales aux imaginaires collectifs et quels sont leurs rapports ?

Qu’est-ce que l’Imaginaire ?
I majuscule, i minuscule ?… Pour répondre exhaustivement, on devrait gloser des travaux de Durkheim, Sartre, Bachelard, Durand, Castoriadis, Bonnefoy ; mais, avec Marx, on établira une bonne fois que l’imaginaire est, pour une part, « la solution fantasmée des contradictions réelles », c’est-à-dire la critique de son « fondement profane », la négation du réel, « une évasion » pour Lévinas (1932), et, pour une autre part, son prolongement comme motif : à la fois centre de la société, besoin insatiable, sens, et potentialité humaine de l’accomplissement du Monde.

D’ailleurs, pour Jacques Lacan aussi : L’imaginaire, c’est ce qui arrête le déchiffrage : c’est le sens ! […] L’imaginaire, c’est toujours une intuition de ce qui est à symboliser […] quelque chose à mâcher, à penser, comme on dit. Et pour tout dire, une vague jouissance (Séminaire XXI). Dépassement, excès, figuration de l’absolu : tous les artisans de l’imaginaire besognent armés de ce principe ; et à un siècle d’écart, les fins catastrophiques du roman Time Machine de HG Wells et de A.I. de Spielberg (2001), la puissance de l’épice dans le cycle de Dune d’Herbert ou les monstruosités de Lovecraft en sont des modèles du genre. Leurs versions vidéoludiques n’en divergent pas.

Qu’est-ce que les imageries ?
Par imageries, on entend le flux d’images techniques et modernes, et non les tableaux, la picturalité, appartenant à une autre économie politique de la Culture ; ainsi les imageries sont tous les dispositifs techniques et marchands de fixation/capture du Monde, stocks en circulation consignant nos faits et gestes, et notre créativité. Nous parlons de dispositifs techniques et marchands, car les imageries renvoient à la spécificité des modes de production capitaliste et aux révolutions des industries culturelles et créatives.

Avançons opportunément qu’en tant que dispositif technique et logos, les images sont des robots à plats ou mous et que chaque robot réel est « une image debout, incarnée », et que toutes les demandes adressées aux images sont de facto adressées aux robots, et inversement. Hier, les iconodoules adoraient les images et les iconoclastes les brisaient ; demain, Franck Herbert (Dune, 1965-1985) et son fils (2002) prédisent un Jihad Butlérien ou une révolte complète contre les machines, ce qu’ont su reprendre les scénaristes, réalisateurs et producteurs de The Matrix (1999) et, surtout, d’Animatrix (2003), et combien de jeux vidéo (Skyforge ou tous les jeux autour de Terminator, etc.).

Que font les imageries aux imaginaires sociaux ?
Se demander ce que fait la série mondiale ininterrompue des images aux imaginaires collectifs et personnels, cela revient à se demander quels sont les « rapports d’influence », voire les « rapports de domination », qui existent entre les uns et les autres. Cette interrogation ouvre sur deux autres : d’abord, comment les imaginaires se renouvellent-ils concrètement ?, et, ensuite, existent-ils des processus historiques et psychosociaux différents des autres jeux qui façonnent l’univers des jeux vidéo ?

Pour les jeux en général, on se souvient qu’ils ont pour fonction d’entrer en relation contradictoire et/ou de complémentarité avec le monde réel (Freud, Winnicott, Huizinga, Caillois, Elias) ; leur finalité est alors dynamo-créatrice et une amplification poétique et moral du Monde ou topoï d’idéologie et des résonances métaphysiques communes. Mais, pour les videogames, la « culture-industrie vidéoludique » (Genvo, 2006) permet-elle à ces usagers d’en tirer une véritable fortune imaginaire ou simplement quelques petites coupures ?

Bref, ça fait quoi un jeu vidéo à l’imaginaire ? Est-ce que, chez les joueurs, ça produit un « effet d’imaginaire » ? Beaucoup de questions. Pour y répondre, il faut résoudre un « problème épistémologique » : peut-on exporter les théories concernant les images en général vers les jeux vidéo (Tisseron, 1995 ; Stora, 2007 ; Rufat, 2011) et les « phénomènes nouveaux » de la réalité virtuelle ?

Skyforge. https://sf.my.com/fr Captures: D.R.

Phénoménographie et horizon des jeux
Autrement dit, peut-on produire ce que l’on appelle une « mythanalyse » (Durand, 1996) des univers du jeu vidéo, c’est-à-dire les circonscrire tout à fait, les classer, alors qu’il y a une variation des thématiques des jeux en fonction du support (Fortin, ali., 2005) ? Peut-on oser penser l’hétérogénéité de ces univers d’action, de sport, de combats divers (…) de stratégie, de gestion (Fortin, ali., 2005) ?

Puisque nous savons qu’il y a une sportization générale de l’Occident (Elias, 1994) — évolution et conversion des affrontements en loisirs civilisés —, risquons-nous à la proposition suivante : le jeu vidéo est aux produits de masse de la société de consommation ce que la technique est à la science, c’est-à-dire un enchantement désenchantant ou, dans un vocabulaire plus heideggérien, un saisissement dessaisissant. La réalité du jeu vidéo, virtuelle, retourne aux trois dimensions de l’adjonction : c’est le retour aux graphismes et à la picturalité ; c’est un art « plus hégélien » qui cherche autre chose que l’instantanéité du seul réel photographié, de la réalité photographique ou cinématique.

Essayons d’énoncer son horizon philosophique. Les imageries de la photographie et du cinéma — l’imagerie virtuelle des jeux vidéo et du cinéma numérique a un autre régime, quelque chose d’hégélien qui va au-delà du photographique — ne font pas une copie du réel et de cette société ; c’est l’énonciation et l’énoncé même du monde-réel qui s’expose à travers elles. En revanche, dans l’image plastique de la réalité, du monde-réalité, une peinture ou un dessin, le monde-réel reste distinct de lui-même, il subsiste une distance, un intervalle — je parlerai de « plus-value » : dépassement de l’énonciation ; nous sommes dans des mondes qui ne sont pas dans le monde que nous voyons —, ce qui semble avoir disparu dans la photographie et le cinéma centenaire (certes, le genre, le ralenti, le noir et blanc contemporain, et le montage, assurent cette fonction de déréalisation, de « refus du réel »). Surtout, dans l’image plastique, le monde était nié, non pas dans son apparence, mais dans son essence même, nié en tant que nature ; car l’homme y ajoutait l’homme.

L’imagerie en général (moment de « la technique moderne » : arraisonnement et à la fois saisissement et dessaisissement du Monde) renverse donc la relation de l’homme avec le Monde, que résumait la vision classique, et crée la possibilité d’une nouvelle domination tyrannique du Monde sur l’homme, d’où la notion de Spectacle des situationnistes. L’imagerie renverse la relation de l’homme avec le Monde, parce qu’elle nous l’expose en direct ou en présence. Les imageries, forme du Logos (comme les robots), stockent le savoir, l’enferment dans la technologie et le présent ; il n’y a plus de pertes, plus d’écarts entre le Monde et l’homme. Le Spectacle serait donc la négation de l’écart entre le Monde et l’homme, un monde en direct, en « direct-live », disait-on à la télévision française…, ce que l’on nomme aussi « présentification » du Monde. Toutefois, toutes les imageries de toutes les formes de SF (exploratrices, fabulatrices, anticipatrices) renversent ce renversement : elles renouent avec la négation culturelle du Monde et l’affirmation de la conscience humaine ; elles renouent avec l’adjonction (elles vont ailleurs pour parler d’ici — ce sont des modèles de la réalité (symboles) et non le (monde-)réel).

Les jeux vidéo de quoi ?
Savoir jouer aux videogames est « essentiellement polémique » ou le règne de l’épée et des « purifications », des morts successives jusqu’à la victoire. Il s’agit du régime diurne des symbolisations : coercition sociale, règles ludiques, jeux agonistiques et même aléatoires, forment la pédagogie du régime diurne (Durand, 1964). La géographie des jeux vidéo, leur quelque part, se trouve dans les forêts, les vallées, les montagnes et les cieux de Dionysos, là où règne potlatch et sacrifice, les Guerres du sens humain. Tout joueur, tout apollinien, entre alors en contact avec son camarade tyrannique et exubérant, son avatâr vidéoludique, pour se distraire, décompenser et se récompenser d’un monde plus difficile qu’un jeu (2).

Skyforge. https://sf.my.com/fr Captures: D.R.

Le jeu vidéo, ce n’est pas Prométhée (travail, progrès) ou Apollon (mise en ordre) versus Dionysos (jouissance), mais c’est l’accomplissement synthétique, au double sens du terme, de ces trois mythes : la feria, la peste et l’orgie. Mais, déjà, la littérature et l’industrie du cinéma étaient essentiellement post-catastrophiques et festives (en revanche, la Science est pré-catastrophiste : ainsi s’affirme-t-elle et se fait-elle chérir). L’univers du jeu vidéo est alors, globalement, celui des plaisirs de la ville et de la catastrophe, d’un débordement algébrique… On y décrit et on y conte la guerre ou la trajectoire technologique des civilisations, l’extraterritorialité, la vitesse, l’acier et le cubique, les outils et, donc, une culture tranquille de l’action. Ces catégories ou masques de la peur et la jouissance sont culturellement recevables en tant que déréalisation du Monde dans un usage conjuratoire (catharsis).

Reviviscence ?
Quoi de plus naturel que le jeu vidéo ouvre à la pratique d’autres jeux, dans le réel, puisque le joueur cherche des moyens, des prétextes-à-société, afin de se répandre, afin de jouir et d’exister. De s’affirmer. Car pour chaque joueur, l’essentiel est la satisfaction personnelle et l’envie de challenge permanent, une quête de logique et d’accomplissement, l’affirmation d’un savoir technique face à un jeu difficile. Les formes récurrentes de l’imaginaire mondial peuvent alors s’y localiser, afin que l’enfant, jubilant de sa coordination et de sa motilité, apprenne à rejouer tant les actes virtuels que ceux qui sont réels.

Et si on demande quelles fonctions ont ici ces « entités transmédiatiques » (Wolf, 2005), on retombe sur l’euphémisation de la mort, l’acte de passage, la réaffirmation de l’appartenance au groupe, la mise en scène (et « à mort ») des pulsions. L’environnement des univers imaginaires de jeux vidéo, écrit Delphine Grellier, est donc majoritairement investi par des symboles de types nyctomorphes […]. En représentant ce qui est douloureux et déstructurant, ce régime suppose la construction d’images opposées, images positives, lumineuses, permettant la lutte contre l’angoissant par le biais de l’antithèse (OMNSH, 2005).

Pour nombre des membres de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines, il y a dans l’expérience vidéoludique, un équilibre entre le plaisir et le déplaisir ; car le joueur ne fait pas ce qu’il veut : il y a comme un « principe de réalité virtuelle », celui du jeu et d’une perte, un « droit de perdre », comme dans le réel (on pense à la licence des jeux Dark Souls où, comme rite de passage, on apprend à mourir). Et, aussi, il y a parfois une angoisse, un stress, voire une détresse, face à la stimulation virtuelle (propos sur le robot) ; car le joueur peut ne pas arriver à maîtriser la stratégie et la tactique, sinon le « mode d’emploi » du jeu. Or ces impuissances participent aux fonctions (imaginaires) du jeu en général : gain, plaisir, avec un brin de frustration. Ainsi les jeux vidéo, imageries parmi d’autres, nous travaillent-ils, au sens de Freud, et nous mettent-ils à l’épreuve — ce qui est mis à l’épreuve, ce sont nos fantasmes, nos représentations, nos affects ; parce que dans un Monde plus bureaucratique et complexe, nous avons plus besoin encore de la complexité et de l’anti-bureaucratie de nos jeux.

David Morin Ulmann
Anthropologue, spécialiste de la modernité et du capitalisme
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

(1) La numérisation appartient de droit à la « parole de la rationalité », à sa langue même, puisque, qu’est-ce que la numérisation, sinon un des témoignages de la rationalité occidentale ? Et que font l’une et l’autre ? La rationalité occidentale et la numérisation rassemblent et enregistrent, et protègent. Par exemple, dans un ordinateur, qui est le fruit direct du logos, énonce Pierre Jacerme, vous avez un tel rassemblement ; c’est toujours la fonction de ce que les Grecs appelaient legein, recueillir et rassembler (afin de rendre manifeste) qu’accomplit la raison ; et, ce faisant, elle protège aussi. Dans l’ordinateur, les données vont être « protégées ». Il y a une mise en recueil qui garde, qui conserve. Et qui protège en même temps. […] La chimie, la physique quantique, c’est l’accomplissement de la philosophie ; l’informatique aussi (Jacerme, 2008 : 23). Sublime !

(2) Il y a encore des jeux intéressants comme Undertale (2015) où on laisse le choix au joueur de tuer tout le monde, personne, ou seulement quelques-uns : la voie royale est évidemment de ne tuer personne ; il faut savoir « résister » pour finir le jeu correctement.

 

petite histoire de l’immersion informatique

La réalité virtuelle affiche, dans son intitulé même, une ambition. Être l’expression ultime de la fiction qui deviendrait, par techno-magie, réelle. Il s’agit de faire passer les contenus informatiques par les canaux habituels d’interprétation du réel. Quelle que soit la nature de la réalité qu’on lui soumet, le cerveau cherchera à la rationaliser. Cet invariant permet à la technologie de rendre l’expérimentateur complice de la chimère.

Le CAVE (Cave Automatic Virtual Environment), appelé ainsi en référence à l’allégorie de la caverne de Platon, est un dispositif immersif

Le CAVE (Cave Automatic Virtual Environment), appelé ainsi en référence à l’allégorie de la caverne de Platon, est un dispositif immersif, présenté pour la première fois par l’Université de l’lllinois (Chicago) lors de la conférence SIGGRAPH de 1992. Photo: © NITO Refleks

La réalité virtuelle est souvent perçue comme le futur d’Internet, tridimensionnel, voire holographique (comme le prédit Microsoft); mais ses racines sont plus anciennes plus anciennes, théâtrales, cinématographiques et même livresques, comme autant d’expériences de la pensée. Il s’agit toujours de raconter des histoires et si l’on questionne l’opportunité de parler de “réalité”, c’est sans doute qu’on la confond avec la vérité et que l’on voudrait qu’elle ne soit qu’une.

On distingue ainsi la réalité virtuelle et la réalité augmentée. La réalité virtuelle masque la réalité carbone pour plonger l’usager dans un contenu simulé à perte de vue. Un territoire qui déclare son indépendance à l’image des simulacres décrits par le philosophe français Jean Baudrillard. Une réalité expérientielle construite par l’homme, également portée par les philosophes constructivistes. La réalité augmentée, elle, s’affiche superposée au réel. La réalité augmentée, c’est la calculabilité, alimentée par les données déterministes du réseau, Google pour les Google Glass par exemple.

Le point commun de ces modes d’élection de la réalité, c’est le it from bit, un aphorisme du physicien américain John Wheeler qui stipule qu’au plus profond de la réalité physique, il y a l’information. La tentation est grande de transformer tous les contenus, les agrégats de mots comme les images, en expériences. Toutes les réalités sont alors mises sur un même plan au service du story-telling. Les expériences de réalité mixte ou alternée jouent sur cette convergence, le scénario s’affiche dans l’environnement ou mieux, il est l’environnement.

Si la réalité virtuelle empreinte les chemins naturels de la perception, elle appartient parfois à une autre flèche de temps. Les identités d’emprunt qui servent de véhicules, les avatars, tissent des liens qui agrippent leurs opérateurs dans un continuum parallèle. Il n’est pas étonnant que le concept de “Réalité Virtuelle” soit apparu pour la première fois en 1938 dans une série d’essais d’Antonin Artaud, Le théâtre et son double. L’écrivain français assimilait la réalité virtuelle du théâtre aux abstractions symboliques utilisées par les alchimistes.

En référence au métavers décrit par la science-fiction, Linden Lab, l’éditeur du monde virtuel Second Life appelle ses utilisateurs des résidents.

En référence au métavers décrit par la science-fiction, Linden Lab, l’éditeur du monde virtuel Second Life appelle ses utilisateurs des résidents. Photo: © Nick Rhodes / Nicolas Barrial

L’idée d’envelopper le champ de vision d’images panoramiques remonte à la Chine du premier millénaire et connaît une vogue dans l’Europe au 19ème siècle. La stéréoscopie elle-même est presque aussi ancienne que la photographie. La science-fiction joue les éclaireurs avec Les lunettes de Pygmalion de Stanley Weinbaum, paru dans l’entre-deux-guerre et la première mise en œuvre pratique est le « Sensorama » du producteur américain Morton Heilig en 1956. Le système permettait de visionner un film en trois dimensions, tandis que plusieurs sens étaient stimulés.

En 1973, l’artiste Myron Krueger, parle de « réalité artificielle » à propos de Videoplace, une installation immersive pour plusieurs participants. Mais c’est Jaron Lanier qui va populariser le terme « Virtual Reality » dans les années 1980, en référence aux écrits d’Artaud. Cet informaticien, musicien et activiste du Net américain, avait fondé VPL Research qui commercialisait des casques d’immersion. Un système équivalent avait été mis au point dès 1968 par un autre ingénieur américain, Ivan Sutherland.

L’imposant appareil qui pendait depuis le plafond pour s’agripper sur le visage avait été surnommé l’Épée de Damoclès. Un nom qui collait bien à la dimension épique d’un média qui s’apprêtait à transformer le corps en interface. Selon Jaron Lanier, l’information est une expérience aliénée par le fait que les humains sont réels et que les informations ne le sont pas. Il théorise alors une « communication post-symbolique » qui se manifeste par le corps. L’incarnation de la formule du théoricien de l’information canadien Marshall McLuhan : le message, c’est le médium.

Les technologies immersives furent développées dans les universités américaines à partir des années 1960, au MIT notamment, avec le concours d’artistes multimédia comme Scott Fisher qui travaillera sur la stéréoscopique en 1979. Les laboratoires de l’armée ou la NASA vont se concentrer sur le volet simulateur qui connaîtra un âge d’or dans les années 1990. Dès lors, des scientifiques se penchent sur cette sensation « d’y être » propre à la réalité virtuelle.

Le carton d’invitation à la conférence de Mickael Abrash, directeur scientifique d’Oculus au cours du Facebook 8 de 2015.

Le carton d’invitation à la conférence de Mickael Abrash, directeur scientifique d’Oculus au cours du Facebook 8 de 2015. Photo: D.R.

Des chercheurs comme Witmer et Singer explorent différents scénarios d’immersion et contribuent à définir la téléprésence qui va être popularisée par le développement du jeu vidéo en ligne dans les années 2000. Cette dimension sociale réveille l’idée d’un Internet habité. Des mondes « persistants », comme Second Life, seront directement inspirée par la science-fiction, notamment Snow Crash de Neal Stephenson paru en 1992.

Cette littérature d’anticipation qui fusionne les langages de la machine avec les sens naît dès les années 1960 avec Simulacron 3 de Daniel F. Galouye et culmine dans les années 1990 avec Neuromancien de William Gibson, roman fondateur du genre cyberpunk. La réalité virtuelle est décrite comme un masque qu’il faut arracher pour découvrir une vérité occultée, le fameux « Rabbit Hole » emprunté à Lewis Carroll. Un lapin blanc servira d’ailleurs de révélateur à Neo, héros du film Matrix en 1999.

Le scénario du film s’inspire de l’expérience psychédélique de l’écrivain américain Philip K Dick qui déclara, lors d’une convention à Metz en 1977, qu’il avait la conviction que nous vivions dans une réalité générée par ordinateur. En 2015, les paranoïas de l’écrivain allaient trouver une nouvelle résonance dans les propos de Michael Abrash, directeur scientifique d’Oculus, au cours d’une grand messe de Facebook. À grand renfort d’illusions d’optique, Michael Abrash y affirmait que toute réalité est virtuelle, stipulant que notre perception, par nature imparfaite, était « hackable ».

Nicolas Barrial
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

œuvre d’art et activisme à l’âge de l’Anthropocène

Le Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle prépare pour décembre les Climate Games autour de la COP21, la conférence sur le climat. Des jeux qui s’inscrivent dans le contexte de la mobilisation militante mondiale pour la « justice climatique ». John Jordan nous livre ici son témoignage d’artiste et activiste engagé sur ces questions depuis de nombreuses années.

Costumes comestibles pour la performance du Laboratoire d'Imagination Insurrectionnelle What is Enough? au Kampnagel Sommerfestival, Hambourg, 2012.

Costumes comestibles pour la performance du Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle What is Enough? au Kampnagel Sommerfestival, Hambourg, 2012. Photo: © Labofii.

Il y a exactement 100 ans, confronté au massacre inimaginable de la Première Guerre mondiale, le poète Samuel Rosenstock alors âgé de 19 ans changea de nom pour se faire appeler Tristan Tzara, ce qui signifie « terre triste » en roumain, sa langue natale. Avec un groupe d’artistes venant de différents pays, il s’installa en Suisse, pays neutre, dans un acte de désertion qui devait lancer un mouvement refusant le mythe de l’autonomie de l’art, à la recherche d’une véritable action politique. Les graines à l’origine de toutes les avant-gardes du 20ème siècle étaient semées.

Réunis au sein d’un collectif informel, ces artistes se donnèrent le nom de mouvement Dada  — « ce qui ne veut rien dire » — dont l’objectif n’était pas de faire de l’art, mais de transformer les valeurs d’une société pourrie par le recours à la provocation et à des actes qui, espéraient-ils, allaient déclencher une révolution. Le refus de la guerre, du travail, de l’art, de l’autorité, du sérieux et de la rationalité prenaient tout leur sens dans le sillage de l’horreur. Leur réaction face au désastre fut d’attaquer tout ce qui représentait les valeurs d’un monde qui les dégoûtait. Contre la machinerie de mort, leur manifeste de 1918 se terminait par deux mots en lettres majuscules : LA VIE.

L’encre du manifeste Dada était à peine sèche qu’une nouvelle génération d’artistes se trouva confrontée à une autre apocalypse, en réalité plusieurs, avec les génocides de la Deuxième Guerre mondiale, le bombardement de Nagasaki et Hiroshima, puis la longue Guerre froide qui s’ensuivit. L’éventualité d’une guerre nucléaire qui modifierait l’atmosphère et plongerait le monde dans un hiver nucléaire, éradiquant toute VIE sur Terre, restait toujours dans le champ des possibles au cours des décennies d’après-guerre. La réaction des artistes fut une autre forme de désertion. Convaincus de l’impossibilité de représenter la réalité d’un monde sur le chemin de l’autodestruction totale, ils ne peignirent rien. C’est de cette angoisse qu’est né l’expressionnisme abstrait.

On retrouvait là une combinaison idéale de valeurs pouvant servir la « guerre psychologique » anti-communiste menée par la CIA à l’époque. La liberté individuelle, sans responsabilité, constituait l’essence du sujet capitaliste et l’expressionniste abstrait en était l’incarnation. Généreusement financé par la CIA, le Congrès pour la liberté de la culture, avec l’aide du Musée d’art moderne de New York, propriété des Rockefeller, organisa d’énormes expositions d’expressionnisme abstrait dans tout le monde occidental, avec une attention particulière sur la capitale mondiale de l’art de l’époque, Paris. L’inutilité des artistes était devenue un outil remarquable de l’hégémonie culturelle états-unienne. Le centre du pouvoir économique et culturel devait rapidement basculer du Vieux Continent vers le Nouveau Monde, et l’apocalypse suivre son cours, prenant désormais la forme de la société de consommation capitaliste pour tous.

Des développeurs travaillant à l'application de cartographie des Climate Games

Des développeurs travaillant à l’application de cartographie des Climate Games durant un Hackathon Hackcop21 en Belgique, 2015. Photo: © Labofii.

Anthropocène ou Capitalocène ?
Vingt ans plus tard, je décidai de devenir artiste, l’année où Margaret Thatcher entamait son troisième mandat en clamant : la société n’existe pas; il y a seulement des individus en concurrence les uns avec les autres. Les politiques néolibérales et les valeurs individualistes imposées sur le reste du globe à cette époque ont tout simplement alimenté la machine du suicide planétaire. Avec la mondialisation néolibérale, la guerre entre capitalisme et VIE sur Terre gagna en intensité.

La question n’était plus de savoir SI une guerre nucléaire allait déclencher l’apocalypse. Cette dernière était déjà là, produit de la guerre du capitalisme contre la biosphère, avec comme armes la croissance économique et la consommation de masse. À la peur que quelqu’un « puisse » appuyer sur le bouton rouge s’était substituée une inquiétude sourde provoquée par la guerre menée ici et maintenant, une guerre provoquant l’effondrement des systèmes permettant la survie de l’humanité, à savoir son atmosphère, ses mers et ses terres.

J’étais donc le rejeton d’une autre forme d’apocalypse, l’Anthropocène, catastrophe climatique qui devrait tuer 100 millions de personnes au cours des 18 prochaines années, soit autant que les deux guerres mondiales combinées. Et l’essentiel des victimes se trouvera dans des pays qui produisent peu de CO2. En réalité, le changement climatique, qui est la traduction de la guerre de l’économie contre l’écologie, est une guerre contre les pauvres, une guerre dans laquelle les responsables ne seront pas les premiers touchés.

Le nom de Capitalocène serait peut-être plus approprié, parce que c’est le capitalisme industriel qui est en train de modifier de manière irréversible les cycles naturels de la biosphère, et non l’humanité. La nature est désormais un produit de la culture, la distinction ancienne entre histoires naturelle et humaine, entre culture et nature, s’est effondrée. Confrontés à cette réalité, que font les artistes d’aujourd’hui ? Allons-nous continuer à faire de l’art comme avant, ou allons-nous transformer radicalement le concept même d’art dans cette nouvelle époque ?

Des artistes, développeurs, gamers et activistes discutent le gameplay des Climate Games lors d'un Hackathon Hackcop21 en Belgique, 2015.

Des artistes, développeurs, gamers et activistes discutent le gameplay des Climate Games lors d’un Hackathon Hackcop21 en Belgique, 2015. Photo: ©Labofii.

Compensation culturelle et bonne conscience
De nombreux artistes qui depuis des décennies n’avaient rien à faire de la politique ne parlent plus aujourd’hui qu’Anthropocène et changement climatique. L’organisation de la prochaine conférence de l’ONU sur le climat près de Paris en décembre y est certainement pour quelque chose, la ville entière devenant, comme toujours en pareil cas, une vitrine d’un monde durable. Toutes les institutions, depuis les multinationales jusqu’aux musées, se sentent obligées de se mettre au diapason. Peu d’entre elles vont parler de guerre, et encore moins de la nécessité d’un changement radical sur le plan culturel et économique.

Il n’est pas difficile de constater que le monde de l’art parisien a été inondé par toutes sortes de formes d’artwashing cette année. Première à s’élancer a été l’initiative The art of change dont le premier événement consistait à imaginer un plan d’action qui mobilisera les citoyens pour la COP21, intitulé Conclave des 21. Pendant deux jours, la Gaité Lyrique devait réunir 7 jeunes leaders de la mobilisation contre le réchauffement climatique, 7 artistes engagés et 7 entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire pour brainstormer et imaginer une action.

Le parrain de l’initiative, l’entrepreneur Tristan Lecomte, a fait partie des nominés du prix Pinocchio décerné par les Amis de la Terre aux pires entreprises en matière de greenwashing. Il n’est alors pas surprenant de retrouver comme commissaire de l’initiative quelqu’un qui a collaboré auparavant avec COAL, une société de production en art et environnement, dont les prix artistiques étaient financés par Price Waterhouse Coopers et le groupe Egis, multinationale qui construit des autoroutes et des aéroports.

De son côté, Bruno Latour a été à l’initiative en mai dernier d’une simulation de la COP21 avec son Théâtre des négociations, simulation « alternative » du sommet. Le slogan qui accompagne l’initiative est Paris Climat 2015 – MAKE IT WORK (« faire en sorte que ça marche »,en français). Mais la question reste de savoir pour qui cela doit marcher ? À en juger par la liste des sponsors de l’initiative, on peut clairement identifier les bénéficiaires de cette vision du futur. Selon un rapport de la NASA, les automobiles constituent la principale source de production de gaz destructeurs du climat, mais cela n’a pas empêché l’initiative d’accepter d’être financée par Renault/Nissan, ainsi que par Rexel Energy, fournisseur d’infrastructures électriques pour l’industrie mondiale, notamment l’extraction minière, les raffineries de pétrole, les appareils de forage, les centrales électriques à charbon et terminaux de GNL. Parmi les autres sponsors, et pas des moindres, on peut aussi citer EDF, qui construit et gère des centrales à charbon, à gaz, ainsi que des centrales nucléaires dans le monde entier. C’est comme si, au 18ème siècle, quelqu’un avait monté une pièce de théâtre sur l’abolition de l’esclavage financée par des marchands d’esclaves.

Au cours de la dernière plénière de l’événement, l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro lança haut et fort : M. Latour, ne cachez pas la vérité, n’oubliez pas de parler des causes, arrêter de dramatiser les conséquences : vous connaissez les 40 sociétés coupables, les 10 personnalités richissimes coupables, vous avez les numéros de téléphone… Appelons-les ! Mais cela reste bien sûr hors de question, car il y a trop de capital culturel en jeu, et le capital culturel a plus de valeur pour l’élite que les systèmes qui permettent à nos sociétés de survivre.

Pendant la COP21, l’artiste belgo-tunisienne Naziha Mestaoui va marier le « beau » et le « durable », avec One Heart One Tree, une œuvre d’art monumentale qui donnera naissance à une forêt virtuelle sur les monuments les plus célèbres. « Planté » par le public en utilisant projections en mapping et une appli smartphone, pour quelques euros, chaque arbre virtuel créé sera, d’autre part, réellement planté dans le cadre de projets de reforestation et de plantation. Le projet aux kilowatts et kiloeuros est soutenu par Citizen Luxury, une société de conseil développement durable pour l’industrie du luxe. Bien évidemment les compensateurs de conscience pour les ultra-riches adorent l’art, spécialement l’art numérique.

L’art est en effet devenu un beau moyen de faire de la « compensation culturelle » pour le capitalisme. Le principe de la compensation consiste à payer quelqu’un pour planter un arbre (par exemple par l’intermédiaire d’un site web d’une compagnie aérienne qui le propose) pour permettre à celui ou celle qui paye de prendre l’avion sans se sentir coupable. La logique est la même que celle des marchés de compensation carbone. Mais la compensation est une réponse à peu près aussi rationnelle au problème que l’était la possibilité de payer pour l’absolution des péchés au Moyen-Âge.

Selon le climatologue de renommée mondiale Kevin Anderson, qui refuse de voyager en avion : Compenser est pire que ne rien faire. Cela n’a aucune légitimité scientifique et l’idée, dangereusement trompeuse, est certainement responsable d’une augmentation nette du taux d’émissions mondiales en valeur absolue. Continuer à consommer, continuer à polluer, sans besoin de changer de comportement, les choses peuvent continuer comme si de rien n’était, avec juste un peu moins de culpabilité. Mais les entreprises ne se contentent plus seulement de greenwashing, elles ont maintenant aussi recours à l’artwashing, pratique magique qui transforme l’art « radical » en outil de normalisation de comportements criminels.

Boucliers pour se protéger de la violence policière, avec des portraits de personnes victimes de catastrophes climatiques.

Boucliers pour se protéger de la violence policière, avec des portraits de personnes victimes de catastrophes climatiques. Le Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle et le Camp Climat de résistance à la troisième piste de l’aéroport d’Heathrow, Londres, 2007. Photo: © Kristian Buus

La politique du leurre
On peut aisément comprendre pourquoi les sociétés multinationales qui détruisent le climat veulent s’associer aux formidables causes progressistes de l’art et de l’écologie. Plus besoin de financement de la CIA, artistes et intellectuels sont prêts à faire toutes sortes de concessions pour créer un vernis culturel dans le vent, derrière lequel ceux qui alimentent la machine suicidaire peuvent se cacher. Les palais de la culture sont minutieusement conçus pour qu’ils puissent y faire les clowns, pendant que les rois et les reines de l’industrie et de la finance continuent de jouer à la roulette russe avec notre avenir en s’enrichissant.

Une façon plus juste de voir les choses serait de réaliser que ces entreprises ne soutiennent pas les arts, mais que les arts soutiennent leurs mensonges sur le fait qu’elles s’intéressent à autre chose que faire du profit, même si cela signifie détruire tous les systèmes indispensables à la vie sur la planète. L’artwashing s’apparente à l’anesthésie, à quelque chose qui nous rend insensibles, qui nous empêche de percevoir la réalité qui est au cœur de la toxicité de notre culture capitaliste. Nous sommes là à l’opposé d’un agir esthétique, d’un agir qui nous permet de ressentir le monde, de le vivre intensément au plus profond de nous-mêmes. Tristan Tzara s’engagea contre les fascistes en Espagne, puis rejoignit la résistance française. Pour protéger la VIE, il savait qu’il fallait renoncer à son petit confort et se mettre parfois en danger. On a cependant du mal à imaginer de nombreux artistes contemporains abandonnant le confort de leurs ateliers et de leurs studios de répétition pour se battre contre un ennemi.

La COP21 va être le théâtre d’innombrables variantes de compromis. Dans les 86 pages de documents de préparation pour le sommet de l’ONU, les mots « combustibles fossiles » apparaissent seulement deux fois. Tout le monde sait bien que l’accord signé ménagera les marchés, les multinationales des combustibles fossiles qui font des profits et le système capitaliste redynamisé derrière le vernis du « développement durable ».

À Paris, vous allez décider qui va vivre ou pas, dit récemment un délégué africain à Nicolas Hulot, l' »ambassadeur planétaire » de la France. L’accord ne portera pas sur le maintien des combustibles fossiles dans le sol, ni sur la dette écologique envers les pays pauvres qui subissent les effets des émissions passées des nations sur-industrialisées. Les officiels ont déjà admis que l’accord ne permettra pas de maintenir la hausse de température de l’atmosphère en deçà de la limite des 2 degrés qui permettrait d’éviter que le climat ne bascule dans un cycle terrifiant de rétroactions.

La réalisation de cet objectif sera impossible sans les mouvements citoyens émergents pour la justice climatique, et ces derniers ont besoin de toute l’imagination et de la créativité que peuvent avoir les artistes. Nous ne pouvons plus nous permettre de répéter les mêmes rituels et nous devons renouveler le langage de l’activisme. À l’âge de l’Anthropocène, nous avons besoin de nouvelles formes d’action, superbement efficaces, qui arrêteront les machines suicidaires. Un siècle après Dada, l’art doit de nouveau être au service de la VIE plutôt que du statu quo et l’activisme doit devenir le plus grand des arts.

Préparez-vous pour les Climate Games, COP21 Paris Décembre 2015.

Préparez-vous pour les Climate Games, COP21 Paris Décembre 2015. Photo: © Labofii.

Les Climate Games sont ouverts
S’il vivait aujourd’hui, Tristan Tzara ne participerait certainement pas aux machines d’artwashing. On le retrouverait probablement parmi les gens qui organisent les mobilisations à la base et les actions directes pour la justice climatique. Il se serait peut-être enchaîné à l’une des gigantesques machines d’extraction des mines de lignite allemandes au cours de l’été précédent le sommet, bloquant l’une des plus grosses sources d’émissions de CO2 en Europe, avec des milliers d’autres militants. On retrouve cet esprit dadaïste de la résistance malicieuse dans les Climate Games, l’un des projets artistiques militants les plus ambitieux qui aura lieu pendant la COP21.

Présentés comme le plus grand jeu d’action-aventure et de désobéissance civile du monde, les Climate Games associent l’amour radical de la vie de Dada au refus de la représentation qu’ont exprimé les situationnistes. Refusant de faire de l’art, les situationnistes appelaient à la construction de situations qui devait être la réalisation continue d’un grand jeu délibérément choisi  ; le passage de l’un à l’autre (des) décors.

Au goût du jour du 21ème siècle, les Climate Games se serviront d’une application pour smartphone pour coordonner des milliers de personnes engagées dans des équipes qui vont investir les rues de Paris, le cyberespace et au-delà pour des actions non-violentes contre le putsch des multinationales sur les négociations de l’ONU. Localisant les mouvements des lobbyistes des entreprises, des adeptes du greenwashing, des colporteurs de fausses solutions et des policiers, l’application sera un nouvel outil d’action décentralisée, fusionnant la résistance online et offline, qui permettra à des corps désobéissants de s’engager dans des actions que Tristan Tzara n’aurait pas qualifiées de vieilles, ni de neuves, mais de nécessaires.
Pour que la vie puisse continuer.

John Jordan
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

John Jordan est co-fondateur du Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle avec Isabelle Frémeaux. Ils sont également les auteurs du livre-film Les sentiers de l’utopie (Zones / La Découverte, 2011).

Plus qu’une crise environnementale, l’Anthropocène signale une bifurcation de la trajectoire géologique de la Terre. Depuis ladite « révolution » industrielle, l’Anthropocène, c’est notre époque. Notre condition. C’est le signe de notre puissance, mais aussi de notre impuissance. Habiter de façon plus sobre, plus équitable et moins barbare la Terre est notre enjeu. Mais qui est cet « anthropos indifférencié » du discours de l’Anthropocène ? N’y a-t-il pas là le langage d’un nouveau géopouvoir ?

HeHe, Fleur de Lys, 2009. Réalisé en collaboration avec Antoine GARCIA & Jean-Marc Chomaz

HeHe, Fleur de Lys, 2009. Réalisé en collaboration avec Antoine GARCIA & Jean-Marc Chomaz du Laboratoire Hydrodynamique (Ladhyx) de l’École Polytechnique. Photo: D.R.

Cette nouvelle époque géologique, débutant avec la révolution thermo-industrielle et succédant à l’Holocène, a été proposée en 2000 par Paul Crutzen, prix Nobel de chimie spécialiste de la couche d’ozone. Depuis, le concept d’Anthropocène est devenu un point de ralliement entre géologues, écologues, spécialistes du climat et du système Terre, historiens, anthropologues, philosophes et militants écologistes, pour penser ensemble cet âge dans lequel le modèle de développement actuellement dominant est devenu une force tellurique, à l’origine de dérèglements écologiques profonds, multiples et synergiques à l’échelle globale.

En termes d’extinction de la biodiversité, de composition de l’atmosphère et de bien d’autres paramètres (cycle de l’azote, de l’eau, du phosphore, acidification des océans et des lacs, ressources halieutiques, déferlement d’éléments radioactifs et de molécules toxiques dans les écosystèmes…), nous sortons en effet, depuis deux siècles, et surtout depuis 1945, de la zone de relative stabilité que fut l’Holocène pendant 11.000 ans et qui permit la naissance des civilisations. Dans l’hypothèse médiane de +4°C en 2100, la Terre n’aura jamais été aussi chaude depuis 15 millions d’années. Quant à l’extinction de la biodiversité, elle s’opère actuellement à une vitesse 100 à 1000 fois plus élevée que la moyenne géologique, du jamais vu depuis 65 millions d’années.

Cela signifie que l’agir humain opère désormais en millions d’années, que l’histoire humaine qui prétendait s’émanciper de la nature et la dominer, télescope aujourd’hui la dynamique de la Terre et se retrouve prise dans les contraintes de mille rétro-actions avec celle-ci. Cela implique aussi une nouvelle condition humaine : les habitants de la Terre vont avoir à faire face dans les prochaines décennies à des états que le système Terre auxquels le genre Homo, apparu il y a deux millions et demi d’années seulement, n’avait jusqu’ici jamais été confronté, donc auxquels il n’a pas pu s’adapter biologiquement, ni nous transmettre une expérience par la culture.

Mais l’Anthropocène, méga-objet dramatique qui envahit l’espace public, n’est-il pas vecteur d’apathie et arme de dépolitisation ? Le sublime de l’Anthropocène pourrait désarmer toute velléité de changement radical des modes de production, de vie et de consommation. Pour sortir de la complaisance fataliste et post-démocratique, il s’agit de « repeupler les imaginaires » (Stengers), de nous approprier politiquement les enjeux de ce basculement géologique. Un premier pas en ce sens est de décoder les récits dominants et dépolitisants de l’Anthropocène, et de multiplier les récits alternatifs et féconds.

Différentes tables d'échelle des temps géologiques en fonction de la décision de faire de l'Anthropocène une époque et de rétrograder (ou pas) l'Holocène en étage holocénien du Pleistocène.

Différentes tables d’échelle des temps géologiques en fonction de la décision de faire de l’Anthropocène une époque et de rétrograder (ou pas) l’Holocène en étage holocénien du Pleistocène. Gradstein, F. M., Ogg, J. G., Schmitz, M. D. & Ogg, G. M. The Geologic Time Scale 2012 (Elsevier, 2012). Photo: D.R.

L’Anthropocène naturaliste et technocratique des institutions internationales

Le premier type de discours, naturalisant, est celui qui domine dans les arènes scientifiques internationales. Les scientifiques qui ont inventé le terme d’Anthropocène n’ont pas simplement avancé des données fondamentales sur l’état de notre planète, ni simplement promu un point de vue systémique sur son avenir incertain. Ils en ont aussi proposé une histoire qui explique « comment en sommes-nous arrivés là ? ». Ce récit peut être schématisé ainsi  : Nous, l’espèce humaine, avons depuis deux siècles inconsciemment altéré le système Terre, jusqu’à le faire changer de trajectoire géologique. Puis vers la fin du XXe  siècle, une poignée de scientifiques nous aurait enfin fait prendre conscience du danger et aurait pour mission de guider une humanité égarée sur la mauvaise pente (1).

Ce récit du passé, qui met en avant certains acteurs (« l’espèce humaine » comme catégorie indifférenciée) et certains processus (la démographie, l’innovation, la croissance…), pré-conditionne une vision de l’avenir et des « solutions », qui place les scientifiques comme guides d’une humanité désemparée et ignorante et fait du pilotage du « système Terre » un nouvel objet de savoir et de pouvoir. Mais qui est cet anthropos indifférencié ? Le Grand Récit officiel de l’Anthropocène orchestre le retour en fanfare de « l’espèce humaine », unifiée par la biologie et le carbone, et donc collectivement responsable de la crise, effaçant par là même, de manière très problématique, la grande variation des causes et des responsabilités entre les peuples, les classes et les genres : jusque récemment, l’Anthropocène fut un Occidentalocène !

La catégorie d’espèce ne peut servir de catégorie explicative qu’à des ours polaires ou des Orang-Outan qui souhaiteraient comprendre quelle est donc cette autre espèce qui menace ainsi leurs conditions de vie (2)… Et encore, il s’agirait là d’Orang-Outan ou d’ours mal formés en « humanologie », qui ne sauraient discerner les « mâles dominants », les asymétries de pouvoir, le long de la chaîne qui relient le recul de la banquise aux sources majeures d’émission de gaz à effet de serre (seules 90 entreprises sont ainsi responsables de plus de 63% des émissions mondiales de gaz à effet de serre depuis 1751) (3), ou qui relient les bûcherons et travailleurs indonésiens des palmeraies, les consommateurs européens et les géants de l’agro-alimentaire.

Certes la population humaine a grimpé d’un facteur dix depuis trois siècles, mais que signifie cette hausse globale impactant un « système Terre » lorsqu’on observe qu’un Américain du Nord possède une empreinte écologique 32 fois supérieure à celle d’un Éthiopien, que la consommation énergétique d’un soldat américain a été multipliée par 228 entre la Première et la Seconde Guerre mondiale (4), ou que la moitié la plus pauvre de l’humanité ne détient que 1 % des richesses mondiales (contre 43,6 % pour les 1 % les plus riches) (5).

Et comment croire que ce n’est que depuis quelques décennies que nous « saurions » quels dérèglements nous imprimons à la planète ? Une amnésie sur les savoirs, les contestations et alternatives passées de l’industrialisme ne sert-elle pas une vision politique particulière, dépolitisante de la situation actuelle, qui place les scientifiques et leurs sponsors comme guides suprêmes d’une humanité, troupeau passif et indifférencié ? Or, l’histoire nous apprend au contraire que les alertes scientifiques sur les dégradations environnementales globales et les contestations des dégâts de l’industrialisme ne datent pas d’aujourd’hui, ni même des décennies post-1960 : elles sont aussi anciennes que le basculement dans l’Anthropocène.

Il existait autour de 1800 une théorie largement partagée d’un changement climatique global causé par la déforestation alors massive en Europe de l’Ouest (6). Certes ces théories sont aujourd’hui largement complétées et corrigées (de même que la science du climat du XXIIe siècle corrigera celle du XXe); certes, les données scientifiques d’aujourd’hui sont plus denses, massives, globales, mais il est historiquement faux et politiquement trompeur de faire passer les sociétés du passé comme inconscientes des dégâts —  environnementaux, sanitaires et humains — du capitalisme industriel.

Ceux-ci furent contestés par mille luttes; non seulement par les romantiques ou les classes assis sur la rente foncière, mais aussi par des lanceurs d’alerte scientifique, des artisans et ouvriers luddites, et par les multitudes rurales au Nord et au Sud qui perdaient alors les bienfaits des biens communs agricoles, halieutiques et forestiers appropriés, marchandisés, détruits ou pollués (7). Ainsi un précurseur du socialisme, Charles Fourier écrivait-il en 1821 un essai sur la Déterioration matérielle de la planète dont l' »industrie civilisée » (son terme pour désigner le nouveau capitalisme industriel libéral auquel il opposait un stade supérieur plus juste et harmonieux, l' »association ») était considérée comme la cause agissante.

Plutôt qu’un « on ne savait pas », nous devons donc penser l’entrée et l’enfoncement dans l’Anthropocène comme la victoire de certains intérêts qui ont fabriqué du non-savoir sur les dégâts du « progrès », comme le déploiement de grands dispositifs (idéologiques et matériels) et de « petites désinhibitions » (8) par lesquels les oligarchies productivistes de différentes époques ont pu jusqu’ici réprimer, marginaliser ou récupérer les contestations socio-écologiques.

Et plutôt qu’une vision du monde où la société est passive et ignorante attendant que les scientifiques sauvent la planète (avec la géo-ingénierie, les agro-carburants, la biologie de synthèse ou les drones-abeilles remplaçant la biodiversité naturelle, et autres « solutions » techno-marchandes « vertes »), il convient de reconnaître que c’est dans l’ensemble du tissu social et des peuples que se trouvent les savoirs, les initiatives et les « solutions » qui « sauveront la planète ». En somme, ce premier récit de l’Anthropocène pose d’importants constats, mais surtout d’immenses obstacles à toute perspective d’éco-politique émancipatrice; il s’apparente par son caractère technocratique et dépolitisant à ce qu’André Gorz avait appelé « éco-fascisme » ou à ce que Félix Guattari avait nommé « écologie machinique ».

La Porte de l'Enfer est un champ de gaz naturel situé à Derweze au Turkménistan. La porte de l'enfer est appelée ainsi à cause de son foyer de gaz naturel brûlant en permanence depuis qu'il a été allumé par des scientifiques soviétiques de la pétrochimie en 1971.

La Porte de l’Enfer est un champ de gaz naturel situé à Derweze au Turkménistan. La porte de l’enfer est appelée ainsi à cause de son foyer de gaz naturel brûlant en permanence depuis qu’il a été allumé par des scientifiques soviétiques de la pétrochimie en 1971. Photo: Tormod Sandtorv (CC BY-SA 2.0).

Le « bon Anthropocène » piloté des post-environnementalistes technophiles

Un deuxième grand récit, post-environnementaliste, célèbre l’Anthropocène comme l’annonce (ou la confirmation) de la mort de la nature comme externalité. Ce récit est intéressant en ce qu’il questionne le dualisme nature / culture fondateur de la modernité occidentale et qu’il critique certaines idéologies de « protection de la nature » qui excluaient de fait les populations d’une nature supposée « vierge ». Il ouvre aussi le chantier philosophique d’une nouvelle pensée de la liberté qui ne soit pas l’illusion trompeuse d’un arrachement à tout déterminisme naturel ou d’une domination de la nature. Une pensée de la liberté qui assume ce qui nous attache et nous relie à notre Terre et qui réconcilie l’infini de nos âmes à la finitude de la planète.

Par contre, en célébrant l’ingénierie généralisée d’une techno-nature, les tenants de cette vision (de certains sociologues et philosophes post-modernes à certains idéologues du Think-Tank post-environnementaliste états-unien du Breakthrough Institute (9) en passant par certains écologues post-nature) prônent non pas une humilité à l’âge de l’Anthropocène, mais un nouveau « pilotage planétaire ». Avant on a fait de la géo-ingénierie sans le savoir, mal, nous disent-ils en substance; mais maintenant on va gérer la planète avec toute notre technoscience et forger un « bon Anthropocène ». Ainsi, pour Bruno Latour, qui a fortement inspiré cette pensée post-environnementale, le pêché de Victor Frankenstein ne fut pas d’avoir créé un monstre, mais de l’avoir abandonné inachevé (10).

On va donc réparer le monstre de Frankenstein et, « promis juré », il va mieux fonctionner que le monstre initial et permettre à l’humanité d’accomplir plus avant son destin de pilote de la planète. Prolongeant le techno-optimiste du premier grand récit, le post-environnementalisme s’éloigne de son naturalisme par son constructivisme radical. Il conçoit la nature, mais aussi l’espèce humaine, comme un construit socio-technico-économique, ouvrant la porte au trans-humanisme. Cette vision prométhéenne et manipulatrice s’accommode également fort bien du capitalisme financier contemporain, de sa « croissance verte » et de la privatisation-marchandisation en cours des « services écosystémiques » de toute la planète. Quoi de plus constructiviste en effet que le marché, si habile à couper les objets et les sujets de leurs attachements sociaux et écologiques pour les reformater indéfiniment en marchandises circulant dans de nouveaux réseaux ?

Mais que gagnera-t-on et que perdra-t-on à dénier toute altérité à la nature, toute antériorité engeandrante à la Terre sur l’humanité ? Et à poursuivre le culte des monstres de laboratoire et à accélérer la déconstruction-reconstruction marchande du monde ? Cette idéologie post-environnementaliste et techno-béate de l’anthropocène participe donc plus du projet néolibéral de faire du système Terre tout entier un sous-système du système financier que d’un projet d’émancipation des peuples de Gaïa et de transition juste et démocratique.

L'en-dehors. Carte postale. Bois gravé de Louis Moreau, 1922.

L’en-dehors. Carte postale. Bois gravé de Louis Moreau, 1922. Photo: D.R.

L’anthropocène comme effondrement et politique de décroissance

Une troisième lecture de l’Anthropocène, catastrophiste, insiste sur l’intangibilité des limites de la planète, à ne pas outrepasser sous peine de basculement. Cette lecture reprend les alertes des travaux des scientifiques (11) et leur appréhension non linéaire de l’évolution des systèmes complexes. On sort du régime d’historicité progressiste forgé par la modernité industrielle du XIXe siècle (12) : l’histoire n’est plus celle d’un progrès, d’une croissance indéfinie ou d’un Fatum innovateur; elle est discontinue et « désorientée » (13), faite de points de basculement et d’effondrements à anticiper collectivement (cf. l’importance des travaux sur la résilience sur la pensée politique du mouvement des villes en transition et sur la permaculture).

Cette vision fait également écho aux travaux de la « théorie politique verte » (14) et au projet politique de la décroissance, qui renouvellent la pensée de la démocratie et de l’égalité à partir du constat de la finitude. Si l’on prend au sérieux l’Anthropocène dans cette perspective, on ne peut plus penser la démocratie sans ses métabolismes énergétiques et matériels et l’on ne peut plus, dans un monde fini, différer la question du partage des richesses par le rêve d’un gâteau économique grossissant sans fin.

Si elle reprend les constats scientifiques des dérèglements écologiques globaux, cette 3e vision ne partage pas la foi en des « solutions » techno-scientifiques pour sauver la planète des deux premières visions. Elle insiste au contraire, pour éviter un Anthropocène barbare, sur la nécessité de changements vers la sobriété des modes de production et de consommation : c’est donc d’initiatives alternatives, de savoirs et de changements dans tous les secteurs de la société, et non pas uniquement par en haut (techno-science, green business, ONU), que dépend l’avenir commun. Ce qui n’exclut pas la planification écologique démocratique, du local au global, d’une résilience et d’une décroissance assumée, équitable et joyeuse si possible, de l’empreinte écologique (15).

Bureau d'études, Communismes, 2010.

Bureau d’études, Communismes, 2010. Extrait de Atlas of agendas – mapping the power, mapping the commons, Bureau d’études, Onomatopee, 2015.

L’Anthropocène de l’éco-marxisme : un capitalocène
Une 4e lecture de l’Anthropocène, éco-marxiste, consiste à relire l’histoire du capitalisme au prisme non seulement des effets sociaux négatifs de sa globalisation comme dans le marxisme standard (cf. la notion de « système-monde » d’Immanuel Wallerstein et celle d' »échange inégal »), mais aussi simultanément de ses métabolismes matériels insoutenables (fait de fuites en avant récurrentes vers l’investissement de nouveaux espaces préalablement vierges de rapport extractivistes et capitalistes) et leurs impacts écologiques.

Que nous apporte cette vision plus matérielle (comme la 3e et la 1ère) et plus politique (comme la 3e) de l’Anthropocène ? Prenons tout d’abord la question du basculement dans l’Anthropocène au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle. Le récit institutionnel-naturaliste (1er) et le récit constructiviste-technophile (2e) mettent en avant l’inventivité d’un Watt créant des machines à vapeur plus puissantes, techniquement supérieures à toutes les autres sources d’énergie et qui les auraient donc « naturellement » supplantées requérant alors des quantités croissantes de charbon. Pourtant on peut opposer à ce récit simpliste un autre récit, plus empiriquement fondé et plus politique.

Dans Une grande divergence, Kenneth Pomeranz explique pourquoi l’Angleterre, et non la région chinoise du delta du Yangzi, a pris la voie de l’industrialisation et l’hégémonie mondiale. Les deux sociétés qu’il compare montraient un niveau de « développement » économique et technologique équivalent vers 1750 et furent confrontées à des pressions analogues (plus forte en Angleterre) sur leurs ressources (terre, bois). Une double contingence favorable explique selon Pomeranz la voie anglaise : la proximité de gisement de charbon utilisable (alors qu’ils étaient distants de plus de 1500km de Shanghai) et la situation de l’Europe au carrefour géographique de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Asie. Situation qui avait permis une accumulation primitive aux XVIe et XVIIe siècles et qui autour de 1800 permettait à l’Angleterre d’importer/capturer des ressources cruciales à son développement industriel : de la main-d’œuvre esclavagiste cultivant le coton (évitant ainsi des millions d’hectares de prairies pour des moutons pourvoyeurs de laine), du sucre (4% de l’apport énergétique alimentaire en Angleterre en 1800), du bois, puis du guano, du blé et de la viande.

Kenneth Pomeranz montre les liens — aux incidences écologiques majeures — entre essor industriel britannique et mise au travail d' »hectares fantômes » de la périphérie de l’empire. Ainsi en 1830, la consommation de sucre (antillais) du pays correspond à l’apport de 600.000 hectares de bonnes terres à céréale ou pomme de terre, celle de coton (américain) à 9,3 millions d’hectares de pâturages à ovins en les ressources et celle de bois (Amérique et mer Baltique) à plus de 400.000 hectares de forêts domestiques. Au total (bois, coton esclavagiste, sucre, etc.) d’une Angleterre maîtresse des mers. On atteint ainsi plus de 10 millions d’hectares (soit l’équivalent de la surface agricole utile anglaise) de production annuelle drainés vers l’Angleterre (16).

C’est cet échange écologique inégal, qui a placé la Grande-Bretagne au centre d’un flux de ressources qui permit son entrée dans l’ère industrielle. Ce basculement dans l’Anthropocène n’est pas sans lien, également, avec les guerres napoléoniennes qui inaugurèrent, en réponse au blocus continental le transport massif à grande distance de bois d’Amérique du Nord, rendant ainsi possibles en retour l’émigration de masse vers l’Amérique du Nord, autre facteur clé de l’augmentation de l’empreinte écologique humaine. Enfin, les guerres napoléoniennes jouèrent un rôle clé vers la dérégulation des pollutions qui permit la naissance d’un capitalisme chimique (17) qui joue depuis deux siècles un rôle « anthropocénique » considérable (acides, colorants, engrais chimiques, biocides, aérosols…).

Ainsi appréhendée, la « révolution industrielle » n’est pas le processus linéaire poussé par le génie technologique de quelques savants et entrepreneurs européens (1er récit), mais plutôt le nœud d’une configuration géopolitique globale. D’ailleurs, l’adoption des machines à vapeur n’avait rien d’évident ni de nécessaire. Au début du XIXe siècle, il n’existe que 550 machines à vapeur contre 500.000 moulins à eau en Europe et le charbon est plus cher que l’énergie hydraulique. Ce n’est que lors de la récession de 1825-1848, couplé au métier à tisser automatisé comme réponse patronale aux « indisciplines » et aux revendications ouvrières, ainsi que dans une logique de concentration de la main d’œuvre, que la machine à vapeur fut adoptée dans l’industrie textile. Plutôt que le produit abstrait et indifférencié d’une « entreprise humaine », l’Anthropocène résulte de choix technico-économiques faits par certains groupes sociaux, en vue d’exercer un pouvoir sur d’autres, qui souvent résistèrent (18). Et ce basculement initié par une poignée de personnes (en 1825, la Grande-Bretagne est responsable de 80% des émissions mondiales de CO2) entraîna l’humanité et la Terre dans un devenir anthropocénique par le jeu de la concurrence économique, de la guerre et de la domination impériale.

Prenons comme deuxième exemple la pétrolisation du monde au XXe siècle : elle est encore le résultat de choix politiques opérés pour maintenir et stabiliser le capitalisme. Tout au long du XXe, le pétrole est plus cher que le charbon, qui passe pourtant de 5% de l’énergie mondiale en 1910, à plus de 60% en 1970. Cette pétrolisation est tout d’abord le fait de la suburbanisation et de la motorisation. Ce processus a été activement encouragé par les dirigeants américains conservateurs dès 1920 : la maison de banlieue leur paraissait être le meilleur rempart contre le communisme en redéfinissant l’environnement politique et social du travailleur, elle casse les solidarités ethniques et sociales qui avaient été le support des solidarités ouvrières. La maison individuelle et la voiture qui l’accompagne jouent aussi un rôle essentiel de discipline sociale par l’intermédiaire du crédit à la consommation : dès 1926, la moitié des ménages américains sont équipés d’une voiture, mais les deux tiers de ces voitures ont été acquis à crédit.

À l’époque où dominait le charbon, les mineurs possédaient le pouvoir d’interrompre le flux énergétique alimentant l’économie (cf. le succès de la première grève générale anglaise de 1842). Acteurs clés du mouvement ouvrier, les mineurs et cheminots contribuèrent à l’émergence de syndicats et de partis de masse, à l’extension du suffrage universel et à l’adoption des lois d’assurance sociale. Dès lors, la pétrolisation de l’Amérique puis de l’Europe prend un sens politique : affaiblir les mouvements ouvriers et les luttes sociales. Le pétrole est beaucoup plus intensif en capital qu’en travail, le travail humain d’extraction se fait en surface (et en grande partie dans ce qui était le « Tiers-monde »), il est donc plus facile à contrôler que les puissants syndicats de mineurs ou de cheminots. Un des objectifs du plan Marshall était ainsi d’encourager le recours au pétrole afin d’affaiblir les mineurs et leurs syndicats et d’arrimer ainsi les pays européens au bloc occidental (19).

Plus généralement, dans la lecture éco-marxiste, l’Anthropocène apparaît comme la « seconde contradiction » du capitalisme, son incapacité à maintenir les conditions écologiques d’une vie sur Terre. Cette perspective présente l’intérêt d’inscrire la matérialité des flux de matière et d’énergie et des processus écologiques dans une histoire critique du capitalisme. Mieux que la catégorie naturalisante d’espèce humaine du discours dominant de l’Anthropocène, la catégorie de « système-monde » permet un dialogue équilibré entre sciences du système Terre (repolitisées) et sciences humaines et sociales (rematérialisées).

Elle permet de repenser la croissance occidentale des deux derniers siècles en termes d’échange écologique inégal selon lequel les économies dominantes du centre du système-monde capturent non seulement des heures de travail, mais aussi des hectares et des ressources finies à la périphérie tout en externalisant des dégâts écologiques et de l’entropie. Elle permet aussi de sortir du fétichisme technologique (qui fut longtemps partagé et propagé par le marxisme) en reliant les gains de productivité technique au centre du système-monde à une dégradation environnementale et sociale au plan planétaire.

Ainsi pour un éco-marxiste comme Alf Hornborg, le développement technique est le produit d’une accumulation au centre du système-monde permis par un échange écologique inégal avec la périphérie (dans le cadre d’un « jeu à somme nulle » sur une planète finie) : dans le capitalisme fossile, le « progrès technique » au centre est la contre-partie d’une perte d’efficacité globale et d’une dégradation écologique et thermodynamique de la planète (20) (on rejoint ici la 3e lecture, post-progressiste et technosceptique, de l’Anthropocène). Enfin, la lecture éco-marxiste offre des prises théoriques et politiques pour décoder les stratégies actuelles de l’oligarchie mondiale pour « néolibéraliser » la nature et faire du système Terre dans son entier un sous-système du système financier (pénétration généralisée de l’action environnementale publique — nationale, européenne et ONUsienne — par les intérêts privés, durcissement de la propriété intellectuelle sur le vivant, approches néolibérales de la résilience et des « risques » environnementaux, green bonds, marchés du carbone, REDD, marchandisation compensation écologique…).

HeHe, Is there a horizon in the deep water ?, 2011. Recréation en miniature de la catastrophe pétrolière sur la plateforme Deep Water Horizon dans le Golfe du Mexique en 2010.

HeHe, Is there a horizon in the deep water ?, 2011. Recréation en miniature de la catastrophe pétrolière sur la plateforme Deep Water Horizon dans le Golfe du Mexique en 2010. Action réalisée au Jesus Green Lido, Cambridge, UK pendant le Cambridge Science Festival en mars 2011. Photo: D.R.

Pluriversaliser l’Anthropocène

Mais ces différents récits de l’Anthropocène ne suffisent pas. Même les deux derniers, les plus critiques, restent encore trop prisonniers d’une vision du monde « mono-naturaliste » de la modernité occidentale, trop pris dans un géo-savoir-pouvoir surplombant sur la Terre héritier d’une posture de domination-extériorité ? Le point de vue du long terme géologique et du « système » Terre considéré de l’extérieur (au moyen de la technosphère spatiale notamment) ne tendent-ils pas à placer au pouvoir global certains groupes et à marginaliser certains peuples, certaines voix et certaines visions de la Terre ? Plutôt qu’un seul récit universaliste du match de l’espèce humaine (ou du capitalisme) contre le système Terre, plutôt qu’une hégémonie du global, de la  mobilité et d’un regard dé-terrestré sur la Terre, la crise écologique n’appelle-t-elle pas au contraire à une réhabilitation du lieu et des liens ? N’appelle-t-elle pas chacun à habiter et parler de quelque part ? D’avoir une Zone à Défendre ?

De plus, que l’on sépare une nature-extérieure de la société ou que l’on nie cette séparation au nom d’une cyber-nature-culture-hybride (comme dans le 2e récit et la tarte à la crème qu’est devenue la critique de la coupure nature/culture), on reste finalement enfermé dans le même espace ontologique. Le perspectivisme amérindien, par contre, offre un exemple d’habiter le monde qui attribue aux différents êtres un statut réflexif de personne analogue aux humains (d’ailleurs au commencement des temps il n’y avait que des humains — et peut-être des tortues de mer — avant que n’en dérive la diversité des êtres), mais aussi une altérité (de chaque espèce d’être par rapport à chaque autre plutôt qu’un dualisme nature/culture), un agir et un point de vue propre sur le monde qui devient alors un plurivers. On sort ainsi, si l’on suit Viveiros de Castro, de l’alternative infernale entre altérité-séparation et constructivisme-sans-altérité qui hante et enferme l’imaginaire écologique occidental, celui des « hommes sans monde ». S’ouvrent alors d’autres perspectives, d’autres récits mobilisateurs sur les problèmes écologiques planétaires (21).

Christophe Bonneuil
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

Christophe Bonneuil est historien des sciences, chargé de recherche au CNRS et membre du Centre Alexandre-Koyré. Il dirige la collection Anthropocène au Seuil et est l’auteur avec Jean-Baptiste Fressoz de L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013.

(1) Cette synthèse caricature à peine les positions exprimées dans : Paul J. Crutzen, « Geology of mankind », Nature, vol. 415, 3 janv. 2002, p. 23; Will Steffen, Jacques Grinevald, Paul Crutzen et John McNeill, « The Anthropocene: conceptual and historical perspectives », Philosophical Transactions of the Royal Society A, vol. 369, n° 1938, 2011, 842–867.

(2) Cf. Andreas Malm et Alf Hornborg, « The geology of mankind? A critique of the Anthropocene narrative », The Anthropocene Review, publié en ligne le 7 janvier 2014.

(3) Richard Heede, « Tracing anthropogenic carbon dioxide and methane emissions to fossil fuel and cement producers, 1854-2010 », Climatic Change 122 (2014), pp. 229-241. Pour une ébauche d’histoire différenciée et politique des émissions de gaz à effet de serre, voir Bonneuil et Fressoz, op. cit., p. 115-140.

(4) Pour les données, voir Fressoz et Bonneuil, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013, p. 89 et 166-167.

(5) Rapport Global Wealth Databook du Crédit Suisse, 2012, p.89, consulté le 15 avril 2013.

(6) Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, « Le climat fragile de la modernité. Petite histoire climatique de la réflexivité environnementale », La Vie des idées, 20 avril 2010. www.laviedesidees.fr/Le-climat-fragile-de-la-modernite.html

(7) François Jarrige, Technocritiques, La Découverte, 2014.

(8) Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse, Seuil, 2012.

(9) www.thebreakthrough.org

(10) Bruno Latour, “Love your monsters”, dans M. Shellenberger et T. Nordhaus (dir.), Love your monsters. Post-environmentalism and the Anthropocene, Breakthrough Institute, 2011, 16-25.

(11) A. Barnosky et al., « Approaching a state shift in Earth’s biosphere », Nature, vol. 486, 7 juin 2012, 52-58.

(12) François Hartog, Régimes d’historicité, Présentisme et Expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003 ; Marcel Gauchet, L’Avènement de la démocratie, I : La révolution moderne, Paris, Folio, 2013, 163-198.

(13) Cf. le numéro 15 de la revue Entropia, « L’histoire désorientée », 2013.

(14) Cf. les travaux d’Andrew Dobson, Bruno Villaba, Luc Semal, Mathilde Szuba…

(15) Agnès Sinaï (dir.), Penser la décroissance. Politiques de l’Anthropocène, Presses de Sciences Po, 2013 ; Michel Lepesant (dir), L’antiproductivisme : un défi pour la gauche ? Parangon, 2013 ; Paul Ariès, Le socialisme gourmand, La Découverte, 2013.

(16) Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010.

(17) Fressoz, 2012, op. cit.

(18) Andreas Malm, Fossil Capital. The rise of steam power in the Brittish cotton industry, c. 1825-1848, and the roots of global warming, Lund Univ., 2014.

(19) Timothy Mitchell, Carbon Democracy, La Découverte, 2013.

(20) Alf Hornborg, Global ecology and unequal exchange, London, Routledge, 2013.

(21) Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques Cannibales, PUF, 2005 ; Philippe Descola, Par delà nature et culture, Gallimard, 2005 ; Davi Kopenawa et Bruce Albert, La chute du ciel, Plon, 2010.

L’ARSENAL HACKTIVISTE

Alors que le réseau Internet est de plus en plus centralisé, sous contrôle et sur écoute, les offensives artistiques se multiplient, concevant des outils de protestation ou de communication alternative, premières briques d’une Toile bis qui reste à tisser.

Du 14 novembre au 15 décembre 2014, ont poussé sur les toits de l’ambassade de Suisse et de l’Académie des Arts à Berlin (avec leur accord), de drôles d’antennes faites maison, bricolées à base de boîtes de conserve et d’électronique bon marché. Exposées aux vues de tous, et tout particulièrement à celles des ambassades des États-Unis et du Royaume-Uni, elles font partie de l’installation Can you hear me ? de Christopher Wachter et Mathias Jud. Les artistes suisses ont déployé un réseau Wi-Fi local qui s’étend sur l’ensemble du quartier gouvernemental à proximité de la Porte de Brandebourg. Les passants sont invités à se connecter à ce réseau de communication bis, totalement indépendant de l’Internet et des opérateurs téléphoniques, et par conséquent difficile à tracer.

Leur installation est une référence directe aux révélations de Snowden qui ont fait grand bruit en Allemagne, selon lesquelles les ambassades du Royaume-Uni et des États-Unis espionnaient les communications électroniques locales, via des dispositifs d’interceptions camouflés sur les toits des ambassades qui permettent de surveiller les données échangées sur les réseaux Wi-Fi et les conversations téléphoniques dans les bâtiments environnants, dont ceux tout proches du Reichstag et de la Chancellerie.

Aram Bartholl, Dead Drops.

Aram Bartholl, Dead Drops. Photo: D.R. / Aram Bartholl

C’est pour critiquer cette asymétrie de pouvoir, entre ceux qui contrôlent les canaux de communication et les autres, que les deux artistes ont développé en 2011 qaul.net, technologie sur laquelle repose leur nouvelle installation. Lauréat du prix Next idea décerné par le festival autrichien Ars Electronica en 2012, ce logiciel open source interconnecte les ordinateurs, smartphones et autres supports mobiles via le Wi-Fi pour former un réseau spontané, de proche en proche, permettant à ses usagers d’échanger des messages textuels, des fichiers ou des appels vocaux. Il n’y a plus de serveurs, de clients ou de routeur, chaque participant au projet est tout à la fois, expliquent les auteurs, dont le projet s’appuie sur les réseaux « mesh » ou maillés qui connectent directement les utilisateurs les uns aux autres, sans passer par un tiers. Pour un fonctionnement optimal, il faut toutefois une relative densité de participants.

Le projet qaul.net met en scène d’un même mouvement, une possible ré-appropriation par les citoyens des réseaux de communication et une contestation de leur fonctionnement centralisé. « Qaul » est un terme arabe qui signifie opinion, discours, ou mot, il se prononce comme l’anglais « call » (appeler). Les deux artistes ont imaginé cet outil suite au black-out égyptien, lors du printemps arabe en 2011, quand les autorités ont coupé l’accès à Internet durant huit jours, et à d’autres précédents en Birmanie, au Tibet, ou en Libye.

Qaul.net peut aussi être activé en cas de catastrophe naturelle ou pour contourner un Internet menacé par les tentatives de régulation des gouvernements et les restrictions des fournisseurs d’accès. Mathias Jud et Christopher Wachter ont depuis perfectionné leur outil, collaborant avec des activistes chinois, égyptiens, syriens et turcs. En avril 2014, ils ont animé plusieurs ateliers à Istanbul, agitée depuis plus d’un an par des mouvements de contestation cristallisés autour de la place Taksim. La censure ne faisait que se renforcer, avec la fermeture de Twitter puis de YouTube suite à des vidéos mettant en cause le gouvernement turc corrompu, expliquent les artistes qui ont appris aux gens à construire leur propre réseau mesh en utilisant qaul.net. Immédiatement, ils ont commencé à construire ces réseaux à Istanbul.

Leur projet berlinois est une nouvelle brique ajoutée au dispositif. Les passants qui se connectent au réseau local sans fil Can you hear me ? avaient la possibilité d’adresser des messages directement aux agences de renseignements en utilisant les fréquences interceptées par la NSA et le GCHQ (Government Communications Headquarters). Les mains dans le code comme dans le cambouis, les deux artistes suisses présentent leurs actions comme des « contre-dispositifs », élaborés sur le terrain, en étroite collaboration avec les communautés. Basés à Berlin, ils sont connus dans le milieu des arts numériques pour une série d’ »œuvres-outils » mettant en lumière les mécanismes de contrôle d’Internet et les moyens de les contrecarrer. En 2007, ils avaient créé Picidae.net, un logiciel libre de contournement de la censure utilisé par des activistes et dissidents, notamment en Chine, en Syrie, ou en Corée du Nord.

Bien avant que n’éclate le scandale de la NSA et de la surveillance de masse des citoyens, les artistes numériques s’étaient inquiétés de la dépossession de l’utilisateur et de la perte de contrôle sur ses données avec l’arrivée du Cloud et d’un modèle centralisé de stockage, propriété d’une poignée d’entreprises (américaines essentiellement) qui en assurent la maintenance. L’utopie d’une agora électronique avait vécu, muée en infrastructure de contrôle et en supermarché planétaire. Dès 2011, plusieurs projets initiés par des artistes invitaient à s’extraire du cloud, à réactiver l’idée originelle d' »un réseau de pairs égaux », en développant ses propres mini-réseaux locaux, premiers maillons d’une Toile bis qui reste à tisser. Ces aiguillons artistiques visent à stimuler la réflexion et la discussion. Ils s’inscrivent dans un mouvement plus vaste, qui rêve d’une version alternative du Net, devenu mercantile, opaque, centralisé et surveillé de toute part.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes pointées vers l'Ambassade des États-Unis à Berlin.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes pointées vers l’Ambassade des États-Unis à Berlin. Photo: D.R. / Christopher Wachter & Mathias Jud.

Parmi eux, le projet Dead Drops, d’Aram Bartholl, un réseau peer-to-peer de partage de fichiers qui se manifeste en dur dans l’espace public sous la forme de clés USB cimentées dans les murs, la Pirate Box, dispositif portable et déconnecté d’Internet inventée par David Darts, responsable du département Art de l’université de New York, qui créé un réseau sans fil local permettant aux utilisateurs d’échanger des fichiers anonymement. D’autres projets de réseaux locaux, alternatifs et open source étaient présentés en septembre dernier dans le cadre de la manifestation LittleNets, au centre d’art et de technologie new-yorkais Eyebeam. Parmi eux, Occupy.here développé par Dan Phiffer & Commotion, et activé durant le mouvement Occupy, ainsi que Subnodes créé par Sarah Grand, une artiste multimédia et programmeuse basée à Brooklyn, autant de projets suggérant qu’un autre net (ou une multitude de nets) était encore possible.

Un mois plus tard, c’est néanmoins une application commerciale qui faisait parler d’elle. Détournée de sa fonction originelle (communiquer localement au milieu des grands rassemblements (match, festival) en cas de saturation des relais), Firechat créée en mars 2014, connaissait un succès inattendu auprès des manifestants pro-démocratie à Hong Kong. Outre ses fonctions de chat par Internet, l’appli établit automatiquement des communications directes entre les smartphones via le Bluetooth ou le Wi-Fi de l’appareil quand aucun réseau n’est disponible.

Firechat a été téléchargée des centaines de milliers de fois par les manifestants de Hong Kong suite à des rumeurs de coupure d’Internet, première utilisation massive d’un réseau mesh dans le contexte d’une manifestation politique, selon The Atlantic. À la différence d’un outil comme qaul.net, créé trois ans plus tôt, l’appli propriétaire possède cependant une importante lacune, selon le hackerspace rennais Breizh Entropy. L’utilisateur ne sait pas quel message a été envoyé sur Internet et quel message est resté local. Or les informations transitant entre le mobile et le serveur peuvent être capturées par les autorités et les manifestants peuvent alors être identifiés par leur adresse IP.

Les outils contestataires créés par des artistes sont eux le plus souvent transparents et en open source. Ils agissent comme des manifestes, écrits sous la forme de code, pour reprendre la belle description du collectif berlinois Telekommunisten. Leur histoire accompagne les évolutions d’Internet. Ainsi du programme Floodnet, créé en avril 1998 par les artistes et activistes de l’Electronic Disturbance Theater pour protester contre la répression dont étaient victimes les zapatistes, groupe révolutionnaire insurgé basé au Chiapas qui luttait pour l’autonomie des populations indigènes.

Floodnet permettait de submerger de requêtes les sites web du gouvernement mexicain et de le paralyser temporairement. L’EDT fut l’un des premiers groupes à utiliser les attaques DDoS (par déni de service) popularisées par Anonymous plus d’une décennie plus tard, comme un outil d’hacktivisme de masse. Dès 1994, alors qu’Internet est encore balbutiant, le Critical Art Ensemble, fondé en 1987 par des informaticiens, philosophes et plasticiens définissait le concept de désobéissance civile électronique, conscient que le capitalisme dans un monde post-industriel est d’abord celui des flux.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Qaul.net. Système mis en place après le blocage de Twitter, YouTube et des serveurs indépendants. Istanbul, avril 2014.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Qaul.net. Système mis en place après le blocage de Twitter, YouTube et des serveurs indépendants. Istanbul, avril 2014. Photo: D.R. / Christopher Wachter & Mathias Jud.

La résistance au pouvoir nomade se joue dans le cyberespace et non dans l’espace physique, écrit le CAE, dans la Perturbation électronique. Cette nouvelle forme de protestation non violente, visant à bloquer non les lieux physiques, mais les canaux d’information, sera mise en pratique par l’Electronic Disturbance Theater (EDT), initiateur de ces sit-in virtuels consistant à traduire en ligne les sit-ins des rues. Les participants étaient invités à se connecter à une page web spécifique qui hébergeait l’outil.

Puis, en laissant simplement leur navigateur ouvert, le programme allait automatiquement recharger la page web ciblée chaque poignée de secondes, submergeant le serveur de requêtes afin de le ralentir voire de bloquer, si la participation était assez massive. Mais Floodnet, présenté comme du « net.art conceptuel », avait également une dimension performative, chaque participant était invité à interagir en envoyant des « messages personnels » au site ciblé, sous forme de requête pour des pages web qui n’existent pas. Une requête pour « human_rights » générerait ainsi un message d’erreur dans les logs du serveur : human_rights not found on this server.

Les actions étaient annoncées publiquement et planifiées à des horaires précis, diffusées par mailing list et forums. EDT a mené 13 actions pro-zapatistes en 1998 à l’aide de Floodnet, ciblant des sites comme celui de la Maison-Blanche ou du Pentagone, le site du président mexicain ou encore de la Bourse de Francfort. Malgré les 18 000 personnes impliquées, Floodnet ne parvenait que rarement à paralyser les sites visés, tout juste à les ralentir un peu. Le succès se mesurait plutôt en fonction du retentissement médiatique. Le but premier de ces actions était de sensibiliser à leur cause, écrit Molly Sauter dans The Coming Swarm: DDoS, Hactivism, and Civil Disobedience on the Internet, avec plus ou moins de succès, la presse s’intéressant davantage aux sit-in et à leurs organisateurs qualifiés de hackeurs, voire de cyberterroristes, qu’aux questions sociales qui les motivaient.

La Toywar à la fin des années 1990 jouira elle d’un écho médiatique bien plus important. Cette guérilla électronique menée conjointement par le collectif d’artistes suisses etoy.CORPORATION associé à l’EDT, à la période de Noël 1999, contre le site de vente de jouet eToys, en plein boom des dotcom, fut un moment-clé de ce bras de fer entre deux visions antinomiques du réseau. La multinationale eToys avait attaqué en justice le collectif afin de récupérer leur nom de domaine etoy.com, sous prétexte que l’homonymie portait préjudice à ses activités. Les attaques contre le site, doublées d’une campagne de communiqués de presse toxiques, ont poussé le marchand de jouets à abandonner les poursuites, tandis que la valeur de ses actions s’écroulait.

La même année, le code source de Floodnet a été rendu public permettant à d’autres groupes de l’utiliser et l’adapter. Fin novembre, les manifestations contre l’Organisation Mondiale du Commerce à Seattle marquaient le début du mouvement antiglobalisation. Tandis que des milliers de gens se rassemblaient dans les rues pour empêcher la conférence de se tenir, des hacktivistes britanniques, The Electrohippies, organisaient simultanément une attaque DDoS utilisant leur propre outil basé sur Floodnet, contre les serveurs de la conférence, action qui aurait mobilisé 450 000 personnes durant cinq jours, ralentissant sensiblement le site web de la conférence.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes sur le toit de l'Ambassade de Suisse à Berlin.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes sur le toit de l’Ambassade de Suisse à Berlin. Photo: D.R. / Christopher Wachter & Mathias Jud.

Avec Anonymous, ces attaques par déni de service vont changer d’échelle et d’effets. Lors de l’Operation Payback en 2010, lancée envers les individus et organisations qui agissaient contre les intérêts de Wikileaks, plus d’une douzaine de sites ( Paypal, Visa, Mastercard…) ont été réellement affectés par ces attaques qui ont entraîné indisponibilité et coupures. L’opération qui a duré quatre jours a été menée conjointement cette fois par des volontaires augmentés par des botnets, car ce genre d’obstruction se compliquait à mesure que les sites corporate devenaient plus robustes.

Certains de ces outils mis au point par des artistes ont très directement influencé nos moyens de communication actuels : c’est le cas par exemple de TXTmob, l’un des ancêtres du service de microblogging Twitter. TXTmob a été créé en 2004 par le collectif Institute for Applied Autonomy, constructeur de robots contestataires comme le GraffitiWriter, qui permet de taguer des slogans au sol. TXTmob, service gratuit, permettait de créer des groupes et de partager ses SMS avec tous les inscrits.

Les militants l’ont utilisé lors des conventions nationales républicaine et démocrate en 2004 pour coordonner les actions en différents endroits de la ville. Plus de 5000 personnes l’utilisèrent pour partager les informations en temps réel sur la manière dont se déployaient les manifestants, les lieux où converger, les barrages de la police, etc. L’un de ses créateurs, Tad Hirsch sera cité à comparaître par le NYDP, afin qu’il livre tous les messages envoyés via TXTmob durant la convention, ainsi que les informations sur ses utilisateurs. Mais Hirsch a contre-attaqué avec succès, avançant que ces messages étaient protégés et relevaient du discours privé.

Lorsqu’en 2010-2011, les manifestants ont commencé à utiliser Twitter partout dans le monde comme outil de protestation, Evan Henshaw-Plath, l’un des membres de l’équipe fondatrice de Twitter, n’était pas surpris, il y voyait une sorte de retour aux sources de Twitter qui avait pris explicitement pour modèle cet outil contestataire qu’est TXTmob, confiait-il dans un entretien à Radio Netherlands Worldwide. L’activiste et développeur, connu sous son surnom Rabble, était à l’époque venu renforcer à l’époque la bande d' »artistes, pranksters, hackers, makers » de l’Institute for Applied Autonomy afin de les aider à retravailler le code.

Twitter, né deux ans plus tard, était un réseau social qui fonctionnait via SMS. Personne ne savait alors comment il allait être utilisé, mais c’est devenu un média populaire pour l’activisme et l’organisation parce qu’il permettait aux individus de poster des messages qui étaient très difficiles à tracer. Pour Henshaw-Plath, les origines activistes de Twitter ne pourront jamais être complètement effacées. L’essentiel va rester, veut-il croire, intégré dans le code.

Marie Lechner
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

 

Can you hear me: https://canyouhearme.de

Commotion https://commotionwireless.net/

Dead Drops https://deaddrops.com/

Eye Beam Little Nets http://eyebeam.org/events/littlenets

Floodnet www.thing.net/~rdom/ecd/ZapTact.html

Occupy.here http://occupyhere.org/

Pirate Box http://piratebox.cc/

Qaul.net www.qaul.net/

Subnodes http://subnod.es/

ToyWar http://toywar.etoy.com/

TXTmob www.appliedautonomy.com/txtmob.html

 

(for the street)

L’artiste Axel Stockburger a installé en plein centre-ville de Vienne, en Autriche, une sculpture monumentale crachant des pièces d’un euro sur un mode aléatoire, de fin juin à mi-octobre 2014. Quantitative easing (for the street) souligne par l’absurde le changement d’échelle de la crise globalisée, symbole d’une crise de l’abondance plutôt que de la rareté.

Si John Maynard Keynes et Friedrich August Hayek (fréquemment associés aux antipodes de l’économie moderne) étaient d’accord sur une chose, c’est que le manque de confiance a un effet déstabilisateur. En conséquence, si cet indice de confiance, comme dans la crise financière de ces dernières années, est placé sous les projecteurs (précisément parce qu’une telle perte s’est produite), le pouvoir des relations sociales dépasse les paramètres économiques : le manque de confiance assèche le climat des relations du commerce capitaliste.

L’intervention de l’artiste Axel Stockburger dans l’espace public attire notre attention sur cette situation, en faisant allusion au changement de climat de l’économie mondiale où la crise actuelle n’est pas, comme on pourrait le croire, caractérisée par la rareté, mais plutôt par l’abondance.

Collecte et redistribution par et pour tous
L’artiste agrémente le boulevard Graben, à Vienne, d’un objet sculptural dont la valeur réelle intrinsèque est révélée aux passants par sa qualité performative : du 27 mai à la mi-octobre 2014, un totem apparemment plaqué or a expulsé de l’argent de façon aléatoire sous forme de pièces d’un euro dans l’un des endroits les plus affluents de Vienne. Le flux horizontal de personnes s’accompagnait d’un flux généré au hasard pour la durée de l’intervention, qui représentait aussi une invitation à participer. Quantitative Easing (for the street) n’exclut personne. Au contraire, l’œuvre permet aux participants de collecter les pièces et de les redistribuer sans discrimination à des flâneurs, des touristes, des acheteurs, des gens d’affaires, des mendiants, des passants au hasard ou des résidents.

Axel Stockburger, Quantitative Easing (for the street)

Axel Stockburger, Quantitative Easing (for the street), 2014. Temporary Installation, Plated Metal, Random Euro Coin Dispenser, Graben, Vienna. Photo ©: Iris Ranzinger.

Cette pièce aborde l’impermanence, la volatilité et l’inégalité intrinsèques à un système de valeurs défini par l’économie, sur l’artère principale de Vienne traditionnellement dédiée à la promenade et au shoping (1). Quantitative Easing (for the street) s’inscrit dans une longue tradition d’engagement des artistes en réaction à des phénomènes sociaux associés à la domination économique et sa manifestation physique, l’argent.

Fiction, art et économie
Comme dans ses travaux précédents, où l’artiste autrichien explorait les médias contemporains tels le film, les jeux vidéo ou l’informatique et leurs conventions gestuelles, matérielles et linguistiques, Stockburger s’intéresse aux fictions sociales, qui dans ce cas sont générées à la fois par l’économie et par l’art. Les deux doivent leur existence à des conventions et sont sujets à changement. Ces phénomènes régissent notre vision du monde, précisément parce qu’il s’agit de constructions de l’esprit.

Dans ce sens, le projet de grande envergure construit par Stockburger sur le boulevard Graben fait à la fois référence à l’importance culturelle et à la valeur économique de l’or. Cette valeur résulte, entre autres, de la capacité de l’or à « rester en vie » après la mort, à la fois comme moyen de maintien de la valeur et comme matière première des arts. L’or conserve les réussites de toute une vie qu’il rend disponible aux générations suivantes. L’or a été et reste également, au-delà de sa signification cultuelle, la matière première de la manifestation physique de l’économie et de l’art, de sorte que ces deux fonctions sont souvent indissociables.

Axel Stockburger, Quantitative Easing (for the street)

Axel Stockburger, Quantitative Easing (for the street), 2014. Temporary Installation, Plated Metal, Random Euro Coin Dispenser, Graben, Vienna. Photo ©: Iris Ranzinger.

Toutefois, ce qui tombe vraiment de ce réservoir fictif des systèmes historiques de valeur créé par Stockburger (à savoir de l’argent sous forme de pièces en euro) est, à l’heure actuelle, soumis à une volatilité sans bornes, au regard des changements de valeur mesurés en millisecondes plutôt qu’en générations, voire en siècles. La réalité de l’argent est donc à double tranchant : d’une part, c’est « la nourriture » des relations sociales d’échange, d’autre part, il représente les prix virtuels, c’est-à-dire fictifs, fixés sur les marchés financiers, à un niveau inimaginable et à des vitesses incroyables.

Les fictions, économiques ou artistiques, sont fragiles et spéculatives. Alors que l’art utilise l’existence dans le présent pour refléter l’apparence de la réalité, les marchés financiers produisent des apparences sensées être appréhendées comme des réalités futures pour empêcher l’effondrement du château de cartes érigé par la spéculation et l’investissement. Ce que nous appelons la « crise économique » se produit dans une réalité où ce « monde » contingent périt dans l’abîme des mesures d’austérité.

Le projet de Stockburger entre en scène suite aux événements qui définissent notre monde globalisé actuel. Il se place là où une nouvelle fiction (celle d’un soi-disant « assouplissement quantitatif ») reconstruit ce monde, à présent conçu en termes purement économiques. En ce sens, Quantitative Easing (for the street) est une interaction artistique dotée d’un système politique et financier destiné à sauver un « monde » déjà effondré.

Quelle sera la conséquence sur la réalité sociale qui en découle ? Dans quelle mesure les fictions de l’argent et de l’art parviendront-elles à créer des mondes ? En quoi ou en qui pouvons-nous avoir confiance ? Voici les questions que Stockburger se pose et pose aussi à tous ceux qui se bousculent le long du boulevard Graben.

Gerald Nestler
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

Gerald Nestler s’appuie sur la performance, la vidéo, l’installation, la parole et le texte pour questionner les méthodologies, les récits et fictions relatifs à la finance et leur rôle dans la biopolitique actuelle. www.geraldnestler.net

(1) Un projet réalisé à l’invitation des commissaires Muntean/Rosenblum pour KÖR (Kunst im Öffentlichen Raum) à Vienne

Info: www.stockburger.at/qe

WEB, LITTÉRATURE ET LIVRES ÉLECTRONIQUES :
entretien avec François Bon

il n’existe pas de prédicat « ceci est de la littérature »…

À plusieurs reprises dans vos textes, vous soulignez la force de l’écosystème de lecture. En tant qu’éditeur, en quoi l’environnement électronique a-t-il modifié notre rapport à la lecture ?
Je pratique les textes sur format numérique quasiment depuis que j’ai eu un ordinateur, en 1988. Mais c’était un rapport de travail. Avec l’arrivée des premières liseuses (pour moi, une Sony, en 2008), on pouvait lire avec le confort d’un livre des proses continues. Mais l’ergonomie ce n’était pas encore vraiment au point. Désormais, d’un côté parce qu’on sait faire des epubs confortables et stables (rendu à peu près équivalent quel que soit l’appareil de lecture) et parce que ces appareils ont évolué, on peut les oublier. On a ça dans la poche, on n’aurait plus l’idée d’aller acheter un journal ou un livre en papier. L’iPad est devenu le premier compagnon pour la lecture personnelle, mais depuis l’arrivée récente de l’Odyssey, de la Kobo, je me suis remis à lire sur liseuse. Ces appareils sont bien, parce que désormais on les oublie – c’est le livre papier qu’on trouve gênant, quand on est obligé d’en trimballer un, ou qu’on a le réflexe de cliquer sur un mot avec le doigt pour appeler le dictionnaire ou le moteur de recherche.

C’est encore à l’éditeur que je m’adresse. Vous vous opposez vigoureusement aux DRM. Ne craignez-vous pas qu’il risque d’arriver au livre édité numériquement ce qui est arrivé à la musique, à savoir un partage généralisé en accès gratuit via le P2P (ce que l’on appelle ordinairement « le piratage ») ?
Arrêtons avec le verbe « craindre ». Je crains de prendre l’escalier, donc je reste à l’étage. La question n’est pas de craindre le piratage, elle est de continuer à susciter pour la littérature contemporaine une appétence, une exigence. Quand nous employons la notion d’éco-système c’est ici : avec le web, nous rendons possible l’accès à l’atelier, donc à une vaste partie gratuite de nos travaux. Mais nous pouvons, avec le livre numérique – par exemple, pas le seul –, proposer un « service », une commodité d’accès, qui peuvent inclure aussi les annotations partagées, les mises à jour, les œuvres en expansion qui rendent dissuasif ou inutile le peer to peer.

Liseuses électroniques

Liseuses électroniques. Photo: D.R.

Dans le cadre d’une philosophie de l’accès plutôt que de la possession, ne craignez-vous pas que l’accès aux livres – et donc au savoir, à la culture, à l’art – se trouve concentré entre les mains d’entreprises qui sont, quant à elles, bien physiques et qui peuvent disparaître du jour au lendemain, privant ainsi le lecteur d’un accès aux textes ?
On recommence avec le verbe « craindre » : j’ai peur de Nestlé, donc je n’achète pas de lait à mes gosses. Oui, nous affrontons un système de diffusion centralisé, dont la raison d’être n’est pas l’humanisme. C’est pareil aussi pour les marchandes de bagnoles. Mais on peut se dire, au contraire, qu’on les investit, qu’on utilise leurs outils non seulement pour autoriser l’accès à nos travaux, mais qu’on intervient pour leur promotion. C’est à ça qu’on s’emploie, et souvent en dialogue avec eux. Confusion dans la question : la pérennité d’accès n’a rien à voir. Le rôle des bibliothèques, avoir nos propres serveurs en complément ou parallèle de ceux des librairies numériques, même si mon ordi passe sous un camion, ou qu’Apple cesse demain la diffusion de livre numérique, qu’importe.

La garantie ne se trouverait-elle pas du côté des bibliothèques ? Ce qui voudrait dire que la bibliothèque devra, elle aussi, faire sa révolution numérique ?
Pourquoi utiliser le futur ? Heureusement qu’elles n’ont pas attendu l’onde de choc pour penser leur métier de façon numérique. Les tâches de médiation, d’orientation, la notion de service public dans l’accès (quand de grands campus comme Nice, Montpellier ou Strasbourg donnent accès intégral à Publie.net pour chaque étudiant connecté). Si le métier de bibliothécaire c’était seulement de classer, relier et prêter des livres, quel intérêt ?

Je m’adresse maintenant à l’écrivain. Dans un interview datant de 2006 pour Le Magazine Littéraire, vous écriviez : c’est étonnant comme le monde littéraire se défie du Net. Pensez-vous que ce soit toujours vrai ?
Ça me paraît d’évidence, en tout cas si je compare des professions artistiques comme les musiciens, ou des professions scientifiques (hors les facs de Lettres qui sont encore plus à la traîne) : les écrivains de l’imprimé ont largement tendance à ce syndrome de l’ours blanc, resté les griffes plantées dans le glaçon à la dérive, qui fond de toute part. Mais la donne a évidemment changé en 5 ans : les auteurs qui sont apparus, ont commencé de publier depuis lors, sont venus avec leurs usages numériques, leurs blogs, et eux savent très bien que si on veut savoir ce qui se passe, mieux vaut aller voir sur le web.

D’une certaine façon ne pourrait-on pas dire que le net « transpire » chez les écrivains d’aujourd’hui ? Je pense aux affaires récentes de plagiat ; les cas « Hegemann » en Allemagne et « Houellebecq » en France me semblent à ce titre emblématiques ?
Ces questions de plagiat ne sont que des marronniers à journaux en déconfiture. On écrit toujours avec ce qui a déjà été écrit.

Un de vos articles, repris dans votre dernier ouvrage, après le livre, s’intitule (écrire) que les commentaires ne sont pas une écriture du bas. C’est une très belle formule. Pensez-vous que les commentaires sont un enrichissement du texte, qui fait partie intégrante de ce dernier; autrement dit que l’écriture d’un article de blog est plus un processus qu’un acte définitif. Pensez-vous que nous revenons à une forme d’oralité dans l’écriture ?
L’histoire de la littérature, pas seulement la tradition juive (comme le Zohar) a toujours inclus son propre commentaire, ce que Blanchot nommait « l’entretien infini ». La différence, c’est que ce lire/écrire en un seul mot peut désormais se tenir sur le même support, être parfaitement symétrique dans les positions d’ailleurs, et intervenir dès l’amont de la publication, là où c’est le chantier même qu’on publie. On ne change pas l’instance collective de la littérature, là où elle n’est pas incompatible avec la « solitude essentielle » de l’auteur – je pense aux conversations rapportées par Kafka, aux 3000 lettres laissées par Beckett, mais cette instance collective peut sortir de la sphère privée, ne pas avoir à attendre la publication comme hiérarchie.

Liseuses électroniques.

Liseuses électroniques. Photo: D.R.

Je m’adresse enfin à l’éditeur et à l’écrivain. Je commence avec une question qui vous a été posée plusieurs fois, mais je n’y résiste pas : pensez-vous que la notion d’auteur a évolué sous l’influence de l’édition numérique, mais aussi de l’écriture numérique ?
La notion d’auteur, non. La notion d’écrivain, oui : terme inventé au XVIIe siècle, dans le contexte d’une spécialisation de la fonction et de ce qu’elle génère. Puis progressivement constitué dans une valeur fétiche ou symbolique au cours du XIXe siècle, à mesure de la progression marchande de la littérature. Évidemment qu’avec le web on remet les compteurs à zéro.

Je pense maintenant à l’art du mix, à l’appropriation, au partage… Pensez-vous que la notion d’auteur s’est modifiée avec les flux et le web 2.0 ? Autrement dit, ne pensez-vous pas qu’avec le réseau, l’écriture collective est devenue réalité ?
L’écriture collective n’a pas attendu le réseau pour devenir réalité, les exemples fourmillent, à commencer par l’aventure surréaliste. Ce qui est fascinant – et j’en parle plus en spectateur – c’est de voir s’inventer des expériences web qui autorisent des formes très neuves de réalisation collective, et que ce n’est pas du tout incompatible avec l’implication de fond, solitaire, de ceux qui y participent.

Pensez-vous que la littérature hypermédiatique soit de la littérature ? Ne pensez-vous pas que cette littérature souffre d’un déficit d’édition ? Pourquoi Publie.net ne s’est-il pas mis sur le coup ? Est-ce un problème économique ?
Il n’existe pas de prédicat « ceci est de la littérature ». C’est pour cela qu’il est nécessaire de constamment vérifier nos a priori. Ni Sévigné, ni Bossuet, ni Saint-Simon n’écrivaient pour la littérature. Elle est constamment une construction rétrospective. Par contre, je vous invite sérieusement à venir visiter Publie.net, l’iPad est un formidable outil d’invention pour les expériences « hypermédiatiques », sauf que, justement, on n’a plus besoin de leur donner un nom barbare de cette sorte, on appelle ça « livre », point barre.

Les écrivains ont toujours intégré leur médium (sans toujours le questionner). En France, des écrivains comme Mallarmé ou Apollinaire ont questionné la lettre et la page. Dans la littérature américaine, B.S. Johnson a troué son Albert Angelo, Douglas Coupland a joué avec les caractères et la pagination, Mark Danielewski a mis le livre sens dessus dessous, etc. De quelle manière l’édition électronique constitue-t-elle un nouveau médium à explorer pour les écrivains ?
Vous êtes un enfant devant un magasin de bonbons. Un monsieur très sérieux vient vous poser la question : de quelle manière un magasin de bonbons constitue-t-il un nouveau médium à explorer pour les enfants ?

François Bon à la médiathèque de Bagnolet, 2009.

François Bon à la médiathèque de Bagnolet, 2009. Photo: D.R.

Le théoricien de la littérature et des médias Friedrich Kittler écrivait en 1985 : la littérature, qui autrefois trônait sous le nom de poésie au-dessus de tous les médias, est maintenant définie par les autres médias. Qu’en pensez-vous ?
Rien à cirer. Baratin pour universitaire rémunéré en points de carrière à la publication. Si cette phrase est exacte, ainsi séparée de son contexte, ce type n’a pas dû lire grand-chose.

D’une manière générale, pensez-vous que les machines d’écriture et de lecture (imprimerie, presse, machines à écrire, PC, et maintenant les tablettes…) déterminent la manière dont on écrit ?
Non, c’est la tête, qui détermine. Et l’urgence. Et la notion de beau. Et la notion de notre propre expérience parmi les autres. Et notre passion dans la langue. Et ce qu’on y assemble.

Question subsidiaire. Vous faites partie de cette rare lignée des écrivains-éditeurs. Comment l’écrivain et l’éditeur vivent-ils ensemble ?
C’est le vieux monde qui détermine ces cloisons. Elles sont très récentes. Il y a des curseurs jamais simples à régler qui concernent, pour chacun, où qu’il soit, le rapport au travail et au temps personnel, les traversées de tunnel, y compris par rapport à des implications plus collectives. Pareil qu’on ne lit pas de la même façon selon qu’on est dans un chantier d’écriture ou pas, ou telle phase de ce chantier. J’ai monté avec quelques amis une coopérative d’édition numérique, parce qu’il nous fallait vitalement expérimenter, avoir notre propre lieu d’invention textuelle – y compris (mais pas seulement) à cause de l’inaction ou de l’hostilité frigide de nos propres éditeurs (ça a changé maintenant, ils sentent le gâteau). Mais ce n’est pas pour aller rejouer un modèle entrepreneurial, ou le paternalisme des maisons d’édition qu’on a connu, ni même les « modèles économiques » et autres conneries qu’on nous rebat. Écrire est intransitif, disait Maurice Blanchot, assumons cette intransivité-là où nous avons « déjà » notre territoire de lecture, écriture et expérience du monde : le web.

propos recueillis par Emmanuel Guez
publié dans MCD #66, « Machines d’Écritures », mars-mai 2012

 Photos: D.R.
> www.tierslivre.net