Bernard Szajner. Figure of speech. Film « haïku ». Photo: © Bernard Szajner.

/ Social – anti-social ou supra-social ? Le TLF [Trésor de la Langue Française] propose 25 définitions du mot, allant de « magico-social » à « supra-social »… Mais à « social » (tout court), il définit ce terme comme relatif à la vie des hommes en société. Ma relation en tant que « créateur d’art » au lien social est toute particulière ! Par « social », la plupart d’entre nous entendent ce qui est « directement social » ou proche de la société au quotidien, de la relation sociale avec les autres. Or je me méfie des ces « génériques fourre-tout » où, en tentant de bien faire (de faire « du » social), voire en tentant de se donner bonne conscience on peut découvrir que l’on a fait l’inverse.
Je l’avoue, de par mon passé de « compositeur de musique électronique » qui a viré à « plasticien/créateur numérique », j’ai une vision un peu élitiste du mot « social » (ainsi que de la notion d’Art). Ma vision, c’est qu’il est nécessaire, pour ceux qui souhaitent bénéficier d’un soutien social, « d’aller en chercher les bienfaits », que l’action sociale (envers la société) ne soit pas opérée par des démiurges persuadés que leur « bienveillance » sera forcément bénéfique au plus grand nombre.
En partisan du « libre-échange des pensées et de la culture » et de l’égalité des droits, je pense que mon rôle dans la « société » est de contribuer. Simplement de contribuer. De proposer et non d’imposer. Je ne veux donc rien imposer, ni mes connaissances, ni mes savoir-faire, ni mes passions, ni mes dégoûts. Je reste convaincu qu’un artiste doit proposer une « vision du monde » et que ceux qui veulent en profiter feront l’effort d’intégrer cette vision, le langage de cet artiste […].

// Le plus proche de cette notion du tout venant d’une action « sociale » auquel je me livre parfois consiste à donner une journée entière de mon temps à enseigner à des stagiaires du CFPTS (Centre de Formation Professionnelle des Techniciens du Spectacle), mon immense passion de l’histoire des Sciences et de l’évolution dans le temps des Techniques du Spectacle. Résultat : sur des classes d’une douzaine d’élèves endormis dès le matin, je déploie mon armada d’enthousiasmes successifs, mes stratagèmes dialectiques, des projections d’images fixes révélatrices ou des vidéos éblouissantes du génie des hommes, et… tout ce petit monde de jeunes s’en fout, déjà battus, fourbus de la vie et de ses passions, déjà fonctionnarisés et dans le moule du « moins j’en fais, mieux c’est, je fais déjà mon stage, c’est obligatoire, mais, je m’en tape de vos conneries, laissez-moi dormir ! ». Allez, j’exagère, il est arrivé que sur une douzaine de ces jeunes gens, il y en ait un ou une qui ne s’endorme pas […] Non mes efforts sociaux vont ailleurs — élitiste vous dis-je — mes efforts vers ceux qui ont ENVIE de voir, d’entendre, de connaître, de se passionner, de découvrir ! Et qui par conséquent sauront profiter de mon travail (pas d’énergie perdue dans le processus de transfert = relation sociale équilibrée entre donneur et receveur).
Donc, je fais de l’Art, par faire, j’entends « fabriquer », avec la pensée d’abord, puis avec mes mains, avec des outils aussi, prolongements de la main, que ce soit un cutter, un pinceau ou un ordinateur… je fais de l’Art. Puis je « propose » ce que j’ai fait au regard de tous. Ce sera accepté ou rejeté. C’est le lot des artistes. Et s’ils sont rejetés, ils ne vendent pas, donc ne mangent pas. C’est la règle du jeu ! Alors, il est tentant pour certains de faire de l’art qui plaît au plus grand nombre… Médiocre prétexte pour faire de l’Art médiocre ? Certains s’y plongent avec délices, s’y commettent avec la sérénité des bien-pensants, certains en sont même enchantés (« j’ai trouvé un truc qui se vend à tous les coups »). « Il faut bien vivre ». N’est-ce pas une attitude bien « sociale » que de fournir au plus grand nombre l’Art qu’il aime ? Dieu que je dois sembler amer ! Amer moi ? Non, ravi, enchanté, heureux… de contribuer, même de manière minuscule, à l’enrichissement culturel et intellectuel de quelques-uns de « la société » (et je loin d’être le seul dans ce cas).

/// Prenons un exemple concret de mon travail quotidien et voyons si — ce faisant — je me situe un peu dans le modèle du « lien social »… Une galerie d’art me demande de créer une pièce sur le thème du narcissisme et vanité (thème qui, en tant qu’artiste, m’est bien entendu fortement familier). Le processus de création — chez moi — commence par l’idée qui engendrera ensuite une forme. Parfois c’est long. Cette fois, l’idée me vient immédiatement : établir une relation entre la « vanité » du narcissisme et le narcisse (l’homme) en démontrant le « ridicule » de l’attitude narcissique. Je décide d’établir un parallèle entre « la vie » ou plutôt l’existence du vivant sur la Terre au cours des millions d’années et la présence — minuscule — de l’homme dans cette immensité temporelle. Ensuite, je « théorise » ce travail en utilisant la chronologie de la vie sur terre ramenée sur 24h. Or, il se trouve que lorsque l’on observe l’histoire de la vie (quelques dizaines de millions d’années) compressée en 24h, l’homme n’apparaît que 3,1 secondes avant minuit (minuit correspondant à notre époque), à 23h, 59mn et 56,9s, ça (me) laisse rêveur !

Bernard Szajner. Figure of speech. Film « haïku ». Photo: © Bernard Szajner.

Dans la forme, après un croquis préliminaire, je crée un cône, symbolisant une émergence, un promontoire de sable (sable noir, vieux de quelques millions d’années), d’où émerge une minuscule figure humaine (l’homme est né de la terre dit la Bible), mais refusant tout pessimisme un peu trop « premier degré » (toute pensée « solide » comprend nécessairement son antilogie), je décide de munir cette figure humaine d’une étoile (une microscopique LED CMS, son intensité numériquement contrôlée) qu’il tient dans sa main, comme s’il venait de la décrocher du firmament. En effet, tant il est vrai que l’homme est récent sur la planète et vrai aussi que par sa capacité à transmettre ses connaissances par voie orale et par écrit, il est censé être plus responsable que les autres mammifères… Et qu’il apparaît au contraire que l’homme se montre le moins responsable des espèces « évoluées », creusant sa propre tombe (déforestation, utilisation abusive des ressources, autodestruction, etc.)… Il est cependant le seul à avoir une « notion de grandeur » philosophique qui le pousse à s’élever, à formellement quitter la terre nourricière pour s’en aller en direction des étoiles (tendre la main vers les étoiles)…
Et voilà, en créant cette pièce, ma « mission de responsabilité envers le lien social » me semble remplie : montrer par mon travail l’arrogance de l’homme qui crée des centrales à Fukushima […]. Cette arrogance se compense parfois aussi par une « grandeur » d’esprit qui élève certains vers les cieux… CQFD : le narcissisme n’est pas une fatalité et cette « vanité » (cf. définition de la « vanité » en art) peut se voir vaincue par l’élévation de quelques-uns en forme de « sur-vie ». Ensuite, comprenne qui voudra et que les autres restent « les pieds dans le sable ».

//// Un autre exemple, plus « art numérique » encore. Le Centre d’Art de Royan organisait une exposition sur le Haïku et m’a demandé de contribuer. Le Haïku est une forme de poésie japonaise ancestrale, mais toujours extrêmement pratiquée de nos jours. Les Haïkus ont toujours la nature pour thématique (une ode à la nature) et sont invariablement structurés en 5 syllabes, 7 syllabes et 5 syllabes. Or, la nature japonaise subit, depuis la catastrophe de Fukushima des transgressions radioactives phénoménales dans cette région, transgressions qui viennent inévitablement bouleverser les équilibres de cette « nature ». L’environnement de Fukushima reçoit des doses de radioactivité sur-naturelles. S’ensuivent des mutations anormales de la biodiversité; papillons nés avec quatre yeux dès la troisième génération après la catastrophe, fruits, fleurs et légumes mutants…
Thématique d’inspiration assez semblable à celle de l’exemple précédent, mais « formellement » différente, je décide, cette fois, de créer un film en relief qui va explorer cette ingérence de l’Homme sur la nature […]. Je développe ce film en relief, car seul ce procédé stéréoscopique me semble de nature à mettre mon propos social en relief. Il faut rajouter que ce film — de format carré — est interactif. Lorsque certains éléments du film (notamment les « tentacules » et certains pétales de cette nature « anormale ») sont en jaillissement et que l’image « vient » jusque devant le visage du spectateur, celui-ci, immanquablement, va être tenté de toucher cette image « immatérielle » et va provoquer en réaction (par capteur) une modification instantanée du scénario (et symboliser, de fait, l’ingérence de l’Homme sur la nature). Ma contribution « sociale » a consisté à montrer ce qui est un phénomène abominable sous un jour extrêmement « beau ». Que la forme plastique de ce Haïku (le film est scindé en trois séquences de 5-7-5 fleurs qui naissent les unes des autres à une vitesse sur-naturelle) soit excessivement flatteuse pour démontrer que la beauté peut parfois cacher — dans les faits — de véritables horreurs.

///// Lorsque j’habitais Paris, j’entendais (souvent) dans le métro une voix (anonyme bien sur) m’annoncer que j’allais rester là (ou bien que je devais me démerder), en raison d’un « mouvement social »… selon ma théologie toute personnelle de l’époque, le mot « social » devait représenter le plus grand nombre (dont moi) alors que cette grève (peut-être légitime) ne représentait qu’une « minorité » et donc pas la société. Cet emploi (selon moi, abusif) du mot social m’a donc fait devenir profondément supra-social (cf. TLF) et m’a convaincu que le rôle de l’artiste n’est pas d’imposer sa vision « sociale » aux autres, mais bien d’offrir l’opportunité à ceux qui le souhaitent de les aider à « s’élever ».

publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct. / déc. 2013

> http://szajner.net

Formation Art Interactif donnée à Bamako en décembre 2010. Photo: © Elise Fitte-Duval.

/ Je suis artiste-codeur, tel que Catherine Lenoble l’avait défini lors d’une discussion. On pourrait rajouter touche-à-tout. J’ai commencé par des études de lettres, avant de bifurquer vers les arts plastiques, de la radio et de rebondir aux Beaux-Arts de Rennes avec un séjour aux Beaux-Arts de Hambourg au milieu. En parallèle, j’ai travaillé dans un laboratoire d’analyses, ainsi que pour un cabinet d’architecture, tous deux en Allemagne. À la fin des études, j’étais plutôt dans l’art sonore et le web-design, en micro-entreprise, avant de devenir intermittent du spectacle. Cette période a été très riche, en terme de rencontres artistiques (avec l’éclairagiste Bruno Pocheron, Judith Depaule, Isabelle Schad et bien d’autres) et d’implication politique. Les grèves de 2003 ont coïncidé avec mes premiers pas sous Linux. En 2006, je me suis établi à Nantes, et j’ai rejoint Ping et participé activement à la communauté libriste à travers des formations données en France et en Afrique de l’Ouest et la naissance du Fablab Plateforme-C. J’ai par ailleurs de chouettes binômes à échelle humaine avec Aniara Rodado, Catherine Lenoble, Tidiani N’Diaye ou Pierre-Olivier Boulant sur des projets dont le point commun est de réquisitionner les espaces. C’est par le biais de Ping que j’ai rejoint Artefacts dès son ouverture.

// Je crée du lien numérique en faisant du social… Tu lieras la création au numérique social… Il/Elle a numérisé la créativité sociale… Nous socialisons créativement des liens numériques… Ad lib. Ce n’est pas tant l’adjectif numérique accolé à création qui importe historiquement, mais plutôt l’inscription dans un clivage ancien entre des pratiques artistiques où tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins et des pratiques où le processus, la manière, le parcours importent autant que le résultat. Un moment important…

Olivier Heinry, SeWiki, réalisation d’un wiki sous forme d’installation mêlant photo, texte, son, vidéo, versioning & authorship consacré à la ville de Séville lors de l’événement Siulab 2010. Photo: CC 3.0 BY -SA Olivier Heinry

/// L’économie du partage a toujours existé, chez les jardiniers par exemple, à travers l’échange de graines. mais le numérique, le coût marginal du stockage & du déplacement de l’information, peuvent lui donner une accélération qu’il s’agit d’exploiter sans se laisser exploiter/cloisonner. Cela se traduit par des déplacements des espaces de travail quel que soit le champ envisagé : je me suis ainsi rendu à Dakar et Bamako pour des formations à l’art interactif qui s’adaptent à la réalité du terrain, certes, librement inspiré des méthodes agiles de l’industrie pour des contextes artistiques, mais qui ont aussi pour but de faire connaître le state-of-the-art dans le domaine du travail collaboratif, au travers de gestionnaires de versions décentralisés tel Git, à travers la publication sur des dépôts & serveurs libres de notes et documentation de travail de chacun, au fur et à mesure des avancées. C’est l’implémentation dans le domaine de la culture des avancées du logiciel et des licences libres issus des années 70 & 80.

//// Cette dynamique « création numérique / lien social » est une nécessité ! C’est dans l’esprit des fablabs, des wikis : on documente et on partage ses étapes de travail, ses doutes, ses progrès. La défense des biens communs (et leur extension!) fait désormais partie intégrante de toutes mes activités. Il y a un écosystème à édifier, pour faire en sorte que l’art ne soit pas réduit à l’état de « commodity », pour citer Boris Groys. D’où mon engagement également dans une coopérative comme Artefacts, afin de proposer une alternative économique à une conception de l’artiste comme démiurge encore tirée du XIXème siècle, de l’artiste comme chantre de la beauté apollinienne.

///// Il y a un projet en cours nommé Heure locale, mené conjointement avec Pierre-Olivier Boulant, qui débute cet hiver par une série d’ateliers de fabrication d’objets autour de l’électronique, du hack, de la maîtrise de capteurs environnementaux à la Barakason à Rezé, mené en lien avec le montage dans l’espace public Dakarois d’un jardin collectif avec KerThiossane, dans le but de mettre en résonance l’enregistrement de données environnementales dans des espaces disjoints, la France et le Sénégal ici, au travers de la prise en main par les habitants de leurs lieux de vie.

publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct. / déc. 2013

> http://olivier.heinry.fr

Isabelle Bonté. Photo: D.R.

/ 
Je m’appelle Isabelle Bonté, artiste « plasticienne », j’ai un parcours qui n’est pas tout à fait en ligne droite, un parcours hybride.
Après des études de Mathématiques (Paris VI / Jussieu) pour lesquelles j’ai obtenu une licence et de Philosophie (Paris I / Panthéon-Sorbonne), avec l’obtention en 1988 d’un DEA de Philosophie avec M. Revault d’Allones, je m’engage dans des études d’Art à l’ENSBA-Paris avec M. Perrin, en « auditeur libre », complétées par des cours de dessins d’après modèle vivant et d’anatomie.
Depuis 2000 j’ai commencé à exposer régulièrement, dans des galeries, centres d’art ; à construire tout un travail autour de la fragilité et la disparition, mais aussi du lien…

// À la question à quelle histoire et en quels termes se conjuguent « art numérique et lien social » ?, je réponds par ces quelques mots : un désir d’avenir commun; à l’endroit même où a lieu une révolution sociale, c’est-à-dire le numérique.Je vais donc commencer par parler de ma propre expérience afin de pouvoir, ensuite, généraliser cette approche.
Tout commença par une rencontre entre une question — « quelle est la place de l’artiste dans la société ? »
et un lieu, la dalle des Olympiades dans le 13ème arrondissement de Paris, en Juin 2004. Un lieu, mais également des habitants, des histoires, une histoire… 
Et en 2005, je crée l’association DEDAL(L)E, qui a pour objet de créer et d’organiser des événements artistiques dans le domaine des arts plastiques, mais également des arts vivants. 
Une évidence s’est petit à petit mise en place : l’art numérique me permettait d’exprimer ce besoin d’interactivité avec la population, la société.

C’est donc par un premier constat que « nous ne créons jamais en vase clos », que j’en suis arrivée à privilégier l’installation et toujours en interactivité avec celui qui regarde. 
Mais plutôt qu’installation, je parlerai de « processus », car c’est un espace/temps à parcourir, à éprouver, à expérimenter.
Par exemple avec le projet Dédalle de mots : à travers la réalisation de cette œuvre, se trouve mise en jeu une sensibilisation à l’art contemporain, aux nouvelles technologies, mais également une création symbole de lien. Dédalle de mots permet de construire un tag-cloud en direct au fur et à mesure des participations, puis devient une sculpture par impression 3D.

Dédale de mots (impression 3D). Isabelle Bonté. Photo: D.R.

/// Pour moi, il s’agit surtout d’exprimer un mode de pensée où l’œuvre est déterminée par son potentiel de mise en action au sein de l’espace, de tout ce qui est présent, le visible comme l’invisible. 
C’est-à-dire que l’œuvre se veut interrelation, présence à l’événement vécu en une co-présence. Le processus de création est alors avant tout relation au monde qui l’entoure, avec toute la fragilité de cette relation. L’espace de création ainsi créé reste un espace fragile. 
Mais c’est dans et avec le monde que l’on crée : toujours. Et pour moi, il s’agit d’interroger l’espace social, au travers de protocoles esthétiques producteurs de savoirs et d’expériences, inducteurs de transdisciplinarités, créateurs de nouveaux repères, d’autres partages du sensible, d’autres visibilités et régimes de vérité. 
Contre un art du consensus, platement insignifiant. 
Et pour un art du dissensus, qui signifie politiquement. 
Voilà pourquoi j’ai choisi des « œuvres-processus »; des œuvres processuelles, y compris les plus matérielles et les plus représentatives, qui renvoient à des idées, des impressions, des pensées, des phénomènes, des questions (sociales, éthiques, environnementales, etc.), qui sont porteuses de problématiques et d’expériences. Il s’agit d’impliquer le corps des visiteurs dans une expérience dont l’intensité physique et émotionnelle soit productrice de sens. Je reviens donc à ce désir d’avenir commun, dont je parlais tout à l’heure.

Au XXe siècle, une esthétique nouvelle s’est mise en place, fonctionnalisant la dimension affective et esthétique de l’individu pour en faire un consommateur. 
Par mes projets je veux revenir à la source de ce qu’est une expérience esthétique : une expérience symbolique.Et par ces interactivités misent en place dans mes œuvres, par ces processus, JE suis singulier : celui qui participe à l’œuvre y participe en tant qu’être singulier; car s’établit une singularité à travers les œuvres avec lesquelles je suis mis en relation.
C’est donc aussi lutter contre la standardisation des objets industriels, dans lesquels je me perds comme singularité. 
Mes créations se veulent une expérience et un soutien de cette singularité sensible, comme invitation à l’activité symbolique, à la production et à la rencontre de traces dans le temps collectif.
Or on ne peut s’aimer soi-même qu’à partir du savoir intime que l’on a de sa propre singularité. Ce qui induit beaucoup de choses quant au comportement en société : si je ne m’aime pas moi-même, je ne peux aimer les autres. Et c’est là que se travaille le lien social.

Je refuse, par exemple, lorsque j’interviens dans l’espace public, de juste corriger une esthétique urbaine… ce qui me semble un peu superficiel. Mais à partir du moment où je parle « d’expérience symbolique », je travaille sur la notion même de lien, et donc d’invention de relations entre sujets.
Donc cette dimension sociale se double d’une portée politique, dans la mesure où ses projets interrogent l’exister ensemble, la solidarité, la construction ensemble, la notion de frontière… etc.
Je vais donner un exemple pour me faire comprendre : le projet Zeugma.
Concrètement, l’œuvre se déroule selon un processus temporel et spatial : une personne regarde un écran où seules quelques lettres en mouvement font leur apparition. 
Il faudra alors une deuxième personne qui se joint à la première, pour créer ensuite des mots sur l’écran…

Ensuite, le texte se faisant de plus en plus visible au fur et à mesure de l’augmentation du nombre de personnes qui regardent l’écran.
Le texte est enfin lisible lorsque la majorité des personnes se trouvent face à l’écran.
On comprend à travers cette œuvre comment le lien social s’y joue. Il s’agit alors de créer un environnement d’intelligence collective et de mettre en évidence les interactions des individus en groupe, afin de construire ensemble un objet lisible.
Seul, un individu ne peut rien, mais dans le groupe, il devra composer avec les autres.
Aussi si une personne décide de ne pas « jouer le jeu », le texte se déconstruira ou le texte ne se construira pas…
 Cette œuvre s’élabore suivant notre détermination à vouloir créer une relation aux autres, au groupe : jouant sur la portée, à la fois philosophique, sociale et symbolique, d’un texte à construire.

Ponton Sonore. Isabelle Bonté. Festival Digitalement vôtre, Maison des Métallos, 2010. Photo: © Isabelle Bonté

//// Pour l’instant, dans mes œuvres je cherche avant tout une confrontation directe et physique, une expérience de la proximité, mais qui peut être aussi des mises en situation, comme dans Zeugma.
Pour revenir sur cette œuvre Zeugma, si sa finalité apparente est l’obtention d’un texte lisible, ce n’est pas son enjeu premier. Celui-ci réside en fait, dans la phase intermédiaire entre le « rien de construit » (les lettres qui voltigent), et le texte construit. Ce que je souhaite faire expérimenter au public, c’est la question de la constitution d’un groupe et du maintien de sa cohésion.
La volonté de chacun d’entrer dans un groupe, de communiquer et de respecter les normes qui le régissent permettra l’union, la force et la résistance de ce groupe. Selon la pensée qui structure cette création, ce n’est que de cette manière qu’il est possible de réaliser de puissantes et solides constructions.
Par exemple, en travaillant sur les questions autour de la thématique « qu’est-ce qu’exister ensemble ? », avec les habitants de la dalle des Olympiades pour l’œuvre Heure bleue de la Nuit Blanche 2007 à Paris; mais également pour une Nuit Blanche à Bruxelles en octobre 2010, ou encore avec un foyer de travailleurs africains sur la question « qu’est-ce que cela veut dire embarquer / débarquer dans un pays » pour le Ponton sonore lors du festival Digitalement vôtre en décembre 2010.

///// J’ai été très marqué par la fermeture de l’usine de PSA en 2012 à Aulnay.
Immédiatement j’ai voulu réaliser un projet avec les ouvriers de 
PSA-Aulnay sur la mémoire de leur métier, leur mémoire d’ouvrier.J’ai saisi leurs témoignages et fait une empreinte de leurs mains, par moulage. Intégrées dans une installation, ces mains sculptées doivent être caressées pour entendre la voix de ces ouvriers. Allez à la rencontre de ces mains permet l’écoute de ces hommes et femmes, d’entendre ce qu’ils ont à dire sur leur métier.
Pourquoi les mains ? Parce que je tiens à valoriser ce qui est leur outil le plus précieux, mais dénigré dans notre société. Les mains nous racontent leur histoire. Et qui sait, peut-être, leurs lignes de vie nous diront-elles aussi quelque chose de l’avenir… 
Je veux faire, de ces témoignages d’ouvriers, un repère et une mémoire. Je souhaite donc créer un lieu d’arrêt, d’écoute autour d’une œuvre que chacun reconnaisse et dans laquelle chacun puisse s’investir : caresser les mains c’est prendre le temps d’aller à la rencontre de l’Autre, bien plus fort qu’une simple écoute. Ce projet sera montré à la Maison des Métallos en Janvier ; il s’intitule : Équation différentielle stochastique

réponses de Isabelle Bonté
publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct. / déc. 2013

> http://www.isabelle-bonte.com/

Émilie Brout & Maxime Marion, The Road Between Us (détail). Photo: D.R.

/ Après avoir étudié dans les écoles d’art de Nancy et d’Aix-en-Provence, nous avons tous deux rejoint en 2007 le laboratoire de recherche EnsadLab de l’école des Arts Décoratifs de Paris. Nous y avons réalisé une première pièce, The Road Between Us, et nous avons continué à travailler ensemble depuis, de manière assez naturelle. Notre champ de recherche porte principalement sur la confrontation des spécificités de l’analogique (continuité, sentiment de réalité…) à celles du numérique (discrétisation et recomposition de l’information, dynamisme, générativité, etc.). Nous cherchons ainsi souvent à synthétiser, donner une verticalité à des documents hétérogènes issus de bases de données en ligne (photographie vernaculaire sur Flickr, vidéos YouTube…) via des dispositifs narratifs ou plastiques; et inversement, à rendre dynamique des médias traditionnels tels que le cinéma.

La plupart de nos travaux ont demandé un important temps de réalisation, comme Google Earth Movies, réunion d’une dizaine d’extraits de films reproduits précisément dans le logiciel Google Earth sur leurs véritables lieux de tournage, ou encore Dérives, montage génératif d’un film sans fin à partir de 2000 extraits cinématographiques contenant de l’eau. Souvent sous forme de logiciels, ces projets peuvent disposer de plusieurs versions et évoluer dans le temps. Nos pièces ont obtenu le soutien d’institutions telles que le DICRéAM, le FRAC Aquitaine ou la fondation François Schneider, et nous sommes représentés depuis l’année dernière par la galerie 22,48 m2 à Paris.

// Ce qui est assez saisissant aujourd’hui, c’est le retour de la figure de l’amateur, comme le souligne justement Bernard Stiegler. On trouve sur Internet des supercuts ou des montages vidéo de parfaits anonymes qui rivalisent parfois en qualité avec des chefs-d’œuvre d’artistes tels que Christian Marclay. La démocratisation des outils de création et de diffusion donne les moyens à presque tout un chacun de produire et de montrer ses travaux. Ce phénomène oblige d’ailleurs les artistes à s’interroger sur leur propre statut, leur responsabilité et la portée de leur production… Un autre aspect remarquable est la facilité des échanges et des interactions que l’on peut avoir, et surtout l’aisance à se réapproprier les contenus. L’original n’est plus qu’une version parmi tant d’autres, comme l’a bien démontré Oliver Laric.

À ce propos nous avons créé le Copie Copains Club avec Caroline Delieutraz (www.delieutraz.net). Ouvert à tous les créateurs, mais sous certaines contraintes précisées dans le manifeste, le site www.copie-copains-club.net réunit plus d’une centaine de projets et leurs « copies ». Par copie nous entendons plutôt réinterprétation ou détournement, dans une approche légère qui relève de l’hommage, du cadeau et non d’une atteinte à la propriété intellectuelle. Il s’agit d’un moyen d’échange et de discussion par œuvres interposées entre les quelques 80 membres actuels du club, qu’ils soient novices ou reconnus, créateurs geek ou artistes contemporains.

Copie Copain Club. Photo: D.R.

/// Concrètement, cette dynamique « création numérique / lien social » se traduit déjà par une mise en œuvre facilitée : avec l’esprit d’échange qui règne autour des pratiques DIY ou des licences libres, il est beaucoup plus aisé de travailler avec des technologies souvent émergentes voire expérimentales. Nous utilisons principalement des outils open-source, et il y a toujours quelqu’un prêt à vous aider sur un forum lorsque vous rencontrez une difficulté, ou tout simplement pour partager ses connaissances sur Twitter par exemple et ainsi enrichir votre veille. Il y a également de plus en plus d’initiatives en ligne qui facilitent la diffusion des œuvres, sous forme d’expositions en ligne comme www.mon3y.us de Vasily Zaitsev par exemple, ou de projets participatifs dans lesquels s’inscrit entre autres le Copie Copains Club, qui dispose d’ailleurs de sa propre licence.

Nous avons aussi animé des ateliers autour de notre pratique, par exemple comment exploiter Google Earth à des fins esthétiques, et travaillons avec des structures telles que Médias-Cité ou Passeurs d’images qui font un vrai travail de sensibilisation. Les outils qu’utilisent les artistes travaillant avec les nouveaux médias sont souvent bien connus des spectateurs, même s’ils ne réalisent pas toujours toutes les conséquences que ces outils impliquent. Leur rapport à l’œuvre — et au monde qui les entoure — s’en trouve peut-être modifié; nous attachons en tous cas beaucoup d’importance à la médiation et à ces moments d’échange.

//// Le lien social est certainement une des finalités propres à tout type de création, et ce peu importe son médium. En revanche nous avons maintenant accès à des données intimes en quantité astronomique via les API des différents webservices, que nous pouvons exploiter comme un matériau brut. The Road Between Us emploie par exemple des photographies géolocalisées sur Flickr pour générer des voyages imaginaires dans Google Earth, réunissant plusieurs utilisateurs au sein d’un même périple et confrontant leur point de vue personnel à celui de la carte. Parce qu’ils ont parcouru les mêmes espaces, généralement à des moments très différents, ces personnes se retrouvent être les acteurs de micro-fictions éphémères. Au début du projet, nous avions publié un certain nombre de ces parcours fictifs en ligne et avions notifié les personnes qui y étaient présentes, en les remerciant pour ce beau voyage. Les réactions étaient très positives, ces personnes étant le plus souvent surprises de découvrir leurs souvenirs mêlés à d’autres de manière cohérente.

À l’inverse, nous avons également travaillé avec des extraits cinématographiques qui relèvent de l’imaginaire collectif. Dans l’installation Hold On par exemple (actuellement présentée dans l’exposition Play/display à la galerie 22,48 m2), tous les extraits sont volontairement très populaires. Nous nous sommes aussi intéressés à la manière dont des moments cultes de cinéma pouvaient influer sur notre quotidien, en réunissant des dizaines de vidéos intimes où des personnes ventriloquaient la scène culte de la révélation de la paternité de Darth Vader à Luke Skywalker dans Star Wars V.

Émilie Brout & Maxime Marion, Hold On, @ Bouillants #5, avril/juin 2013. Photo: D.R.

///// Nous travaillons actuellement à un projet d’envergure dont le support sera le réseau social Facebook, et plus particulièrement son tissu social, pour le début de l’année prochaine. Nous avons également commencé un projet de film d’animation génératif basé sur des photographies issues de médias sociaux, enchaînées à un rythme de 25 images par secondes selon des correspondances formelles. Chaque nouvelle image du film est sélectionnée en fonction de la précédente par un algorithme : ainsi si un rond jaune était présent, notre logiciel va parcourir le web pour trouver une autre image contenant un rond jaune, et ainsi de suite. Le but est d’obtenir un rendu qui peut rappeler les œuvres d’Oskar Fischinger ou Len Lye, où certaines formes simples évolueraient de manière extrêmement fluide, tandis que le reste de l’image présenterait un clignotement chaotique d’où seraient perceptibles des moments de vie intime de manière quasi subliminale.

publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct. / déc. 2013

> http://www.eb-mm.net/

Créativité Numérique Participative

/ Mon nom ? Jean Leccia. Ma fonction ? Directeur du développement de l’association émaho et responsable des antennes Ile-de-France et Corse.

 Après avoir travaillé pendant près de 7 ans pour un label de musiques électroniques parisien, j’ai créé et dirigé, de 2004 à 2007, mon propre label à Bastia, Montera Music. À l’époque, nous proposions déjà au jeune public de s’initier à la Musique assistée par ordinateur (MAO) encadrée par des artistes du label.

Un de ces artistes, Fabien Fabre (9th Cloud) décide ensuite de créer une entité associative à Marseille avec un autre artiste Jonathan Gowthorpe (Vompleud) afin de structurer des activités d’atelier de transmission du savoir à destination des publics dits prioritaires de la politique de la ville. Notre première action s’est faite à Bastia avec la direction du renouvellement urbain et de la cohésion sociale dans les quartiers prioritaires du centre ancien et des quartiers sud. C’est ainsi que trois semaines d’initiation à la MAO ont pu être mises en place tout au long de l’année.

 Parallèlement, d’autres actions se sont déployées en PACA dans les centres sociaux et IME.

Les premières actions ont été soutenues par les collectivités de Corse et de PACA, par la Fondation de France et par la Caisse des Dépôts et consignations. Pour sa création, l’association a aussi profité du soutien du dispositif Défi jeune et de la couveuse CADO située à la Friche Belle de Mai. Soutenus par plusieurs partenaires, nous avons pu mettre en place en Corse, en PACA et en Ile-de-France différents ateliers en diversifiant les pratiques : MAO, VJing, dessins animés, Beat Box Visuel, ré-interprétation photographique, petits reporters…

L’implantation dans les territoires est vite devenue une évidence. Nous nous sommes donc organisés afin de mettre en place des projets d’ancrages territoriaux s’adaptant aux besoins des quartiers et apportant à ses jeunes habitants la découverte de nouvelles pratiques numériques créatives. Un projet par région : Cliques Numériques en Ile de France, 1x1x1 en PACA et Bastia Ville Digitale en Corse.

Cliques Numériques. Photo: D.R.

// Plus encore qu’un besoin du public, c’est bien l’artiste et sa volonté de transmettre qui est à l’origine de cette histoire. De par son activité et son titre, l’artiste crée des œuvres destinées à un public. La transmission de ces œuvres au public qui la reçoit est un moment crucial dans le cheminement de l’artiste. Un moment de lien, de partage et parfois même de communion. Si nos artistes ont souhaité pousser davantage la relation qui les lie au public c’est parce qu’ils portent en eux cette qualité de transmission, parce qu’une démarche créative est de fait individuel, mais destiné avant tout au collectif.

Par ailleurs, de par leur statut particulier, les artistes sont plus disponibles pour exercer cette autre activité et en ont pour certains le besoin. Je pense que la conjugaison de ce besoin avec la demande des jeunes en termes d’apprentissage a été un déclencheur important dans leurs rencontres, puis dans l’histoire d’Emaho. Créer une structure associative allant dans ce sens devenait impératif et permettait de jouer un rôle de filtre permettant de sélectionner des artistes ayant une vision pédagogique de leur art et comprenant l’intérêt social de le transmettre.

Création numérique et lien social vont de pair. Toute création numérique n’est possible que par le lien qui se tisse entre un artiste et des participants, entre les participants eux-mêmes et entre le collectif ainsi formé par les participants et le public lors des restitutions. 

Aujourd’hui, le développement important des pratiques de créations numériques, rendu possible par des outils de plus en plus accessibles, a permis de mettre en place ces moments de rencontres et de créations participatives.

À divers niveaux, nos actions créatives, citoyennes et sociales permettent une appropriation des outils technologiques. L’enjeu est de faire en sorte que les participants amateurs soient totalement partie prenante de la création. Pour les y aider, l’association ouvre des espaces qui leur sont totalement dédiés et où ils peuvent échanger, comprendre et s’initier aux outils numériques, développer des capacités d’écoute, d’expression, de sens critique et de responsabilité face aux choix à réaliser pour la réussite du projet collectif.

Notre approche par la création collective favorise l’expression et la réalisation personnelle, ainsi que la confiance en soi tout en demandant un travail de groupe, collaboratif, impliquant dialogue, échange et concessions. Le groupe et l’individu se lient dans des démarches de création amenant à la conception d’une œuvre musicale, photographique, vidéo… de son écriture à sa diffusion. Lors de la diffusion, le collectif partage son œuvre avec un public. L’occasion, une fois de plus, de partager, d’échanger et de parfaire le lien social développé tout au long des actions.

Citadelle Sonore. Photo: D.R.

/// Nous travaillons principalement sur deux axes : l’initiation et la formation dans le cadre d’ateliers participatifs, et les mises en situation dans le cadre de nos projets d’immersion. 

Les ateliers participatifs prennent des formes différentes suivant les publics. Ils sont parfois très courts (quelques heures) lorsqu’on parle d’initiation et plus longs (plusieurs jours) lorsqu’on se projette vers de la formation. 

Nos projets d’immersion eux, amènent les participants à intégrer un projet de sa conception jusqu’à sa finalisation.

C’est dans cette logique que dans le projet 1x1x1, trois groupes d’horizons divers (personnes au RSA, usagers de centres sociaux et élèves d’une école de musique) ont pensé et réalisé un spectacle vivant mêlant art numérique, inventions sonores et prestations scéniques. Cette création a été orchestrée par Franck 2 Louise et encadrée par des artistes professionnels. Une belle rencontre entre artistes amateurs, artistes professionnels, novices et bientôt… avec le public.

 Nous retrouvons aussi cette dynamique dans le projet Bastia Digitale Académie, où 30 jeunes d’horizons sociaux variés doivent écrire, réaliser, produire et enregistrer, en 10 jours d’immersion totale, une émission de télévision qui sera retransmise sur France 3. Cette expérience est rendue possible grâce à l’encadrement de professionnels de l’audiovisuel et à la vision d’artistes réalisateurs, décorateurs, monteurs, etc.

Toutes ces actions, qu’elles soient dans le cadre d’ateliers participatifs ou des projets d’immersions, rassemblent artistes professionnels et amateurs autour d’une volonté commune de création artistique. Cette approche transversale, véritable ADN du projet associatif, replace l’outil numérique en tant qu’outil d’expression créative dans des contextes aussi variés que la création d’entreprises, l’emploi, la dynamique de territoire, l’insertion, l’innovation ou encore l’orientation des jeunes.

L’un des projets phares de l’association et qui illustre parfaitement cette dynamique « création numérique/lien social » dont nous parlons, est sans conteste, Bastia Ville Digitale. Projet d’ancrage territorial significatif, il regroupe chaque année sur 2 semaines, des ateliers d’initiation à destination de près de 500 collégiens (les Cliques Numériques), la création participative d’une émission de télévision par 30 jeunes (Bastia Digitale Académie), des rencontres entre les jeunes et les professionnels du numérique (l’Agora Numérique), des soirées festives (Citadelle Sonore et Apéros Digitaux).

La production de cette manifestation passe par un travail de collaboration construit avec des structures directement impliquées dans l’action sociale comme la Mission Locale, le CRIJ, le Pôle emploi, l’Agence de Développement Economique de la Corse, la Direction du Renouvellement Urbain et de la Cohésion Sociale de la ville de Bastia et bon nombre d’associations locales. Cette émulation est un vecteur de lien social qui commence bien en amont de la production de la manifestation pour se poursuivre jusqu’à l’édition de l’année suivante.

Citadelle Sonore. Photo: D.R.

//// L’idée première de notre démarche était de faire profiter du savoir de nos artistes à des jeunes ayant des difficultés sociales pour accéder aux pratiques de création numérique. Pour que la création numérique et le lien social puissent se « plugger » entre eux parfaitement, il y a nécessairement tout un processus, un cheminement que le collectif et l’artiste doivent trouver et éprouver. Les échanges humains qui s’opèrent lors de ces rencontres sont à double sens. Le jeune participant s’enrichissant de ces découvertes et l’artiste de l’intuition créative du participant. Et au-delà de la rencontre « Participant/Artiste », il s’opère très souvent des rencontres entre les participants eux-mêmes.

Rencontres parfois inter-générationnelles, mélangeant aussi bien les niveaux de savoir que les niveaux sociaux. Ces moments sont des moments uniques ou toutes ces barrières tombent pour laisser place à un objectif : apprendre à créer.

 Ainsi, je dirais que les spectateurs que nous devenons devant ces rencontres, ce processus, nous a amenés à définitivement faire de cette dynamique une finalité. 

Cette dynamique s’inscrit dans tous les projets que nous mettons en place. Elle est notre point de départ et notre fil conducteur pour la conception de nos projets.

réponses de Jean Leccia
Directeur du développement de l’association émaho
et responsable des antennes Ile-de-France et Corse
publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct. / déc. 2013

Émaho > http://emaho.fr/
Bastia Ville Digitale > https://www.ville-digitale.com/

20 ans que le fait numérique a percuté l’espace social.
20 ans que quelques artistes se sont emparés de ces outils dans leurs démarches de création.
20 ans que les industries culturelles sont impactées et le rapport aux biens culturels est transformé (1).

Médias-Cité. Jeudi Multimédia #62. collectif Lightgraff. Vibrations Urbaines 2011. Photo: D.R.

20 ans que quelques-uns pressentent que ces technologies ne peuvent être assimilées à des technologies parmi d’autres. Car elles interviennent partout où les hommes manipulent et échangent des signes (textes, images, sons, données). Elles concernent tous les hommes dans tous les actes de la vie. Elles sont amenées à bouleverser les manières de vivre ensemble, de s’organiser, de faire. C’est une mutation en profondeur qui s’opère et qui affecte les processus identitaires ainsi que notre compréhension du monde et de nos sociétés (2) et que les nouvelles technologies de l’information et de la communication ne peuvent réussir à elles seules à créer du lien social, bien au contraire.

20 ans que quelques acteurs, sur les territoires, ont supposés que ces deux thèmes, souvent parallèles voire méprisant l’un vis-à-vis de l’autre (cf. les rapports entre les domaines de l’art et le socioculturel), allaient devoir se croiser, voire même par des torsions successives, finir par se confondre.

On distingue souvent deux approches historiques : l’histoire traditionnelle, celle des évènements « à oscillations brèves, rapides, nerveuses » et l’histoire cyclique et conjoncturelle caractérisée par des phases lentes.

La particularité du fait numérique c’est qu’il conjugue ces deux formes de l’histoire : il impacte aussi profondément que l’imprimerie nos civilisations, mais les transforme en moins d’une génération.

Si 20 ans peuvent paraître un temps d’une lenteur insupportable pour les protagonistes, cet « enchaînement » (3) est tout simplement foudroyant à l’échelle des mutations sociales.

Les « acteurs institués » ont été très majoritairement pris de court (4) : les artistes, les acteurs culturels et éducatifs, les pouvoirs publics (5), les industries établies… En même temps qu’ils ont subi cette injonction au changement, ils ont longtemps tenté d’y résister, de s’y opposer, souvent pour maintenir leurs positions dominantes (6).

Il a alors fallu recréer à n’importe quel prix les barrières, les « enclosures » au mépris de l’intérêt général. Assurer leur rente aux nantis de l’ordre ancien. Là sont des choix politiques, dictés moins par l’ignorance ou la ringardise que par une volonté délibérée de servir les intérêts de quelques-uns au détriment de beaucoup d’autres (7).

Alors, comme souvent, cela s’est passé ailleurs, autrement, avec d’autres.
Puis, comme toujours chacun a cherché à raccrocher les wagons.

La démarche « création numérique & lien social » a fini par émerger. Non pas tel un bloc. Non pas comme un domaine reconnu. Mais comme un ensemble d’innovations, d’expérimentations, de questionnements, de rencontres et de controverses. Le plus souvent comme un véritable un hacking. Chacun venant de son univers. Avec des registres de valeurs provisoires ou persistantes que quelques-uns ont placées comme une des briques de leurs démarches.

Médias-Cité. Jeudi Multimédia #62. collectif Lightgraff. Vibrations Urbaines 2011. Photo: D.R.

Quelle connexion entre création numérique et lien social ?
Le périmètre du sujet est protéiforme en ce sens qu’il se redessine en permanence. En réalité les cheminements des différents protagonistes (artistes, créatifs, acteurs culturels) ont historiquement été intuitifs, exploratoires, voire erratiques. Il est bien aisé a posteriori de leur redonner un sens et un ordre, habillé depuis par un fond théorique. La réalité c’est plutôt qu’au-delà de l’intuition, de la militance et du hasard des rencontres sur un territoire, ces démarches se sont construites de bric et de broc. Logique… il s’agit là de la vocation voire la définition même des démarches innovantes (8).

Si le terme création a été préféré, c’est avant tout parce que la notion de création est plus ouverte que celle d’œuvre. De même, créatif pose un cadre plus inclusif que créateur ou artiste. Ainsi le terme création, ne présume pas de l’identité de celui qui créé. Ce peut être un artiste, un créatif, un amateur, un participant. Puisque le numérique facilite que chacun puisse agir, voire s’exprimer.

La terminologie de la création ne se construit pas contre celle de l’art, en tout cas pas contre ceux qui considèrent que l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art (9). Cette terminologie fait toute sa place à la question de l’artiste. Mais elle permet également de réaffirmer un des rôles de la culture : tisser du lien entre les hommes, un lien qui fait société. Un lien social. Ce qui, pour éviter une tarte à la crème, n’est pas synonyme de faire du social.

Pour les protagonistes de ces démarches, il s’agit de faire de la culture et de la rencontre avec les situations de création, non pas un signe d’appartenance bourgeoise, mais une arme critique pour comprendre le monde et s’y mouvoir plus librement, point de départ de bon nombre de démarches d’éducation populaire. Il faut pour cela s’extirper de la controverse sur l’excellence artistique qui a valu aux créations numériques d’être mises au ban de toutes les institutions artistiques, tout simplement parce que l’excellence des uns ne sera jamais l’excellence des autres et qu’en matière d’art, la qualification de la valeur artistique est une affaire de luttes de positions  pour imposer un point de vue sur le sensible (10).

Le numérique vient ainsi ré-activer bien des questions posées par la création : le rapport à l’œuvre, l’économie de l’artiste, les pratiques amateurs, l' »empowerment » des capacités expressives des citoyens et tant d’autres.

Médias-Cité. Panoramas 2010. Concert Anahata & Laurent Dailleau. Photo: D.R.

Il n’y a pourtant pas de rupture dans l’histoire de l’Art…
Cela a d’ailleurs souvent servi à bien des écoles d’art et autres institutions artistiques comme argument pour évacuer le sujet, en prétendant de ce fait que le numérique n’était pas un sujet. Ce fut déjà le cas pour les musiques amplifiées, le hip-hop, le street art, et tant d’autres.

Constatant qu’en marge de ces lieux, des workshops se montaient un peu partout sur les territoires, attirant leurs propres élèves (actuels et futurs), elles attirèrent voire absorbèrent opportunément intervenants, interventions, et parcours. C’est cyclique et salutaire, mais cela occulte tout de même que la recherche et développement soit supportée par des personnes et des structures.

En marge, quelques artistes, quelques structures ont amorcé, expérimenté, essuyé les plâtres définissant de « nouveaux territoires de l’art ». Certains lieux emblématiques et reconnus ont pu offrir asile aux premiers « digiborigènes » (11) : on peut citer le Métafort d’Aubervilliers, Art3000, l’IRCAM, Le Fresnois et surtout le CICV Pierre Schaeffer. Mais il s’agissait là de lieux d’art. Pas de lieux culturels. Des espaces pensés pour les artistes. Pas ou peu pour la rencontre avec les publics, mais plutôt comme des ateliers.

Pour la plupart, dans une faiblesse et parfois absence de moyens et de reconnaissance qui, au-delà du mythe de l’artiste incompris et méprisé de son vivant, n’a pas facilité leur rapport à l’espace public, à la monstration de leurs productions, au partage des pratiques, à la confrontation au corps social.

L’incapacité, peut-être par la nature même des œuvres numériques, à « pénétrer » le marché de l’art, propulsé depuis des années comme thermomètre de la valeur artistique notamment dans les arts plastiques.

Le sous-équipement, la mécompréhension des enjeux, parfois le mépris pour ce qui n’était pas issu du sérail, et parfois aussi l’absence de compétences des lieux de spectacle vivant, devant des propositions qui ne rentraient pas dans les cases et renversaient même parfois l’organisation du plateau (12), des équipes et des moyens (vidéoprojection, connexion Internet, etc.) ont fini de confiner ces formes à des espaces confidentiels, fragilisant par nature l’économie de cette émergence.

L’ordinateur c’était pour faire la compta, ça n’avait rien à faire sur scène…
Et puis si le Personal Computer (PC) porte ce nom, c’est bien que les gens le fassent chez eux…

Le numérique ne réactive pas seulement la question de la « démocratisation culturelle ». Il rend possible les hypothèses d’un rapport plus reparti, diffus, voire équitable, de l’accès aux pratiques culturelles… Tout en participant à l’affaiblissement des fonctions éditoriales, des hiérarchisations, avec le risque de mettre tout sur un même plan, et paradoxalement produire une uniformisation des biens culturels aux dépens de la diversité culturelle.

Médias-Cité. Panoramas 2010. Nuit Verte. Photo: D.R.

Le fait numérique bouscule les processus créatifs.
Le fait numérique ouvre des possibles pour les actes créatifs et les pratiques culturelles et sociales. Il génère de nouvelles « palettes » d’outils au service des approches historiques de l’expression créative (spectacle vivant, de la littérature, de l’architecture, des arts plastiques, etc.). Il permet les stratégies d’essais / erreurs, grâce au fonctionnement non-destructif (do / undo / redo), il ouvre ainsi les possibilités d’expérimentations / exploration, au-delà des fréquentes approches d’apprentissage par répétition.

La convergence des médias et des supports produit par ce fait numérique, ouvre les possibilités de mixage des types de contenus et leurs interconnexions, approchant ainsi les thèmes de « l’art total ».

Il facilite les démarches de « remixages », les démarches de copier/coller comme autant d’Oulipo (13) numériques. Il permet à un plus grand nombre de s’essayer à telle ou telle pratique, parce qu’il modifie les coûts de production voire de diffusion des créations (et de biens culturels) (14). Il facilite les démarches d’implication et d’interaction des destinataires de la création (qu’elle soit achevée ou non).

Et les organisations sociales…
Les frontières entre pratiques amateurs et pratiques professionnelles se transforment (certains équipements de MAO dépassent en performance des studios d’enregistrement par exemple). L’ambiguïté générée entre artistes, créateurs et créatifs relance bien des défiances.

Le numérique est venu massifier l’avènement des industries de programmes et de divertissement. Elles sont source de captation de l’attention. Le numérique produit également une forme de culte l’instantané, lié à la connexion permanente, pulsionnelle et mobilisatrice qui s’oppose au temps long de la lecture, aux approches narratives de la dramaturgie, à la lenteur de la construction des idées.

Le fait numérique a fait exploser les « business-plan » des industries culturelles. Internet a contribué à la disparition des filtres éditoriaux, renvoyant au citoyen la capacité à hiérarchiser (ce qui peut être une opportunité si on lui permet d’augmenter ses capacités à le faire).

La lutte effrénée pour occuper les marchés, sans avoir pris le temps de produire un modèle économique a produit une culture (ou un culte…) du « tout gratuit », véritable paroxysme d’un capitalisme exclusivement spéculatif.

Le fait numérique conjugué au marketing réduit à l’extrême le cycle de vie des outils matériels (contraint par les effets de mode et l’obsolescence programmée), véritable péril en terme de développement durable (tant pour les déchets électroniques que pour les consommations d’énergies).

Bernard Stiegler, ancien directeur de l’IRCAM et figure d’Ars Industrialis, a proposé de formaliser ce côté ambivalent du numérique en réarmant le concept du pharmakon (15) : pour simplifier, les technologies numériques peuvent être considérées, tel l’arsenic, tout à la fois comme un poison et un remède, et c’est l’usage (la thérapeutique) qui est déterminant (16).

Médias-Cité. Panoramas 2010. Nuit Verte. Le Refuge. Photo: D.R.

Et puis ce fut la révolte du pronétariat… (17)
ou l’appropriation sociale de l’acte créatif et des créations.

On alors pu voir s’opérer une sorte de cumuls de changements de pratiques et d’échelles de ces pratiques d’abord par des citoyens :
Le basculement vers téléchargement massif des biens culturels, conduisant au quasi-abandon des lieux institués de consommation des biens culturels.
La banalisation d’outils de création très perfectionnés pour des usages… amateurs.
Les logiques d’entraides pour permettre l’apprentissage de ces outils
L’émergence de nouveaux systèmes de financement de production basés sur la coopération entre passionnés
L’auto-organisation de stratégies de coopération, y compris pour fabriquer, concevoir, etc.; véritable économie de la contribution.

On a pu voir apparaître des bidouilleurs numériques (codes ou matériel) qui ne sachant quoi faire de leurs découvertes, se lancent dans des usages créatifs. Des artistes « classiques » qui incorporent le numérique dans leur palette d’outils, tout en faisant résonner / raisonner un territoire (Nicolas Clauss, Un palpitant > www.nicolasclauss.com/unpalpitant/). Les natifs digitaux pour qui le numérique est leur matière première native. Certains expérimentent les pratiques créatives en lien avec leurs pratiques notamment sur les réseaux sociaux (The Road Between Us de Maxime Marion et Émilie Brout > http://eb-mm.net/the-road-between-us.html). Des artistes, formés au numérique et dont l’usage s’appuie sur des codes culturels contemporains (Le Registre de Grégory Chatonsky > http://chatonsky.net/project/le-registre–the-register/).

Le numérique est parfois aussi l’objet même de la proposition artistique, tout en mettant en scène une pratique sociale, comme le jeu vidéo (Compagnie ResPublica – Wolf Ka, Enjeux > www.res-publica.fr/portfolio/enjeux/), la navigation Internet (Christophe Bruno, Human Browser > www.iterature.com/human-browser/), ou l’usage des SMS (2Roqs, Expression(s) / Gravity > www.2roqs.fr/Exhibitions/). Mais également des créations qui s’appuient sur l’implication des citoyens (parfois des publics spécifiques) dans la production des œuvres : Compagnie Mobilis Immobilis (Corps Tangibles > http://feesdhiver.fr/LABO/CorpsTangibles.htm), Véronique Aubouy / Agnès de Cayeux, le Baiser de la Matrice.

Certaines structures culturelles ont été au-delà d’incorporer ces propositions dans leurs « offres ». Elles ont repensé leurs projets au regard de ce fait numérique, telles les structures dont les projets conjuguent création et production collectives comme par exemple AADN (> www.aadn.org), Puce-Muse (MetaMalette > www.pucemuse.com/index.php?id=12), KompleXKapharnaüM (> www.kxkm.net) avec des angles parfois très différents.

Des acteurs culturels et d’éducation populaire dont l’objet est le lien social et qui voient dans les pratiques créatives liées au numérique un support idéal à leurs démarches.

Au premier rang c’est toute la génération des Espaces Culture Multimédia qui tenta véritablement de trouver l’articulation entre action artistique, culturelle et grand public : Espace Mendès France à Poitiers, Le Zinc / Friche Belle de Mai à Marseille, Mains-d’Œuvres à Saint-Ouen, le Florida à Agen, le Chaplin à Mantes-la-Jolie, la Maison Populaire à Montreuil…

Les opérateurs éducatifs, qui y voit un élément de remobilisation parfois par la « gamification », parfois un moyen de remettre à l’œuvre la pédagogie de Freinet (> http://fr.wikipedia.org/wiki/Pédagogie_Freinet).
Les opérateurs d’éducation populaire, qui y voient la possibilité, de prolonger leurs démarches historiques issues de l’éducation à l’image.
Les opérateurs qui agissent dans le champ de la prévention des risques (exemple des PocketFilms comme stratégie de remédiation face aux happy slapping).

La question « Création numérique et lien social » a même amené plusieurs structures à imaginer de nouvelles manières d’entreprendre. On peut citer Fées d’hivers (Hautes-Alpes > www.feesdhiver.fr) et deux coopératives d’activité et d’emploi : Port parallèle (Paris) et Artfacts (Orléans > http://artefacts.coop).

Médias-Cité. Jeudi Multimédia #62. collectif Lightgraff. Vibrations Urbaines 2011. Photo: D.R.

Et puis il y a depuis toutes ces années le travail tout aussi militant de celles et ceux qui ont formalisé la réflexion sur les enjeux sociaux du numérique. On peut citer pêle-mêle sur la question des biens communs et de la free culture : Hervé Le Crosnier, Philippe Aigrain, Florent Latrive, Dogmazic, Antoine Moreau (Copyleft Attitude).

La thématique « création numérique et lien social » présentée dans ce numéro de MCD n’est pas une énième tendance. Il s’agit de ce moment où un fait majeur — ici le fait numérique — vient percuter une civilisation, offrant l’occasion de repenser et de remettre à l’œuvre, le croisement entre progrès technique et progrès social. Comme tout changement, il provoque des ruptures, et des renversements, et des risques d’exclusion. Comme souvent, la culture, comme l’éducation devient ce qui permet de produire un désir partagé, un objectif commun.

À condition de maintenir les liens, d’en créer de nouveaux, de produire de la compréhension et de la fonction critique, bref de prendre soin (18). Les créatifs, les créateurs, les artistes ont alors l’espace pour proposer des imaginaires partagés. Les acteurs de l’espace public, qui ont en charge le fonctionnement de la cité, proposent, décident et parfois mettent en « œuvre ». Ainsi, ils peuvent réenchanter le monde (19).

Plus pragmatiquement, il s’agit aussi, par l’envergure des pratiques amateurs qui résultent (20) du fait numérique, de réconcilier pratiques culturelles, éducation artistique, éducation aux usages numériques et innovation sociale et numérique.

Enfin ce sont de ces démarches que pourront émerger un consensus permettant au plus grand nombre de comprendre, expérimenter et contribuer aux processus créatifs, de nature à produire de la compréhension réciproque, du lien entre les membres d’un même corps social, générant accessoirement un « consentement à payer » leurs propres usages de ces créations (21).

Le corps social, ainsi constitué, solidifié par ces liens sociaux, enchanté par ces échanges créatifs, génère une économie (22) saine et durable, notamment basée sur la dignité culturelle, cœur de la Déclaration de Fribourg sur les Droits Culturels (23).

Comme Monsieur Jourdain qui fait de la prose sans le savoir, c’est le pari que tentent de tenir des individus et des structures au quotidien. Sans pour autant le théoriser. Mais avec engagement et bonne foi.

Gérald Elbaze
Directeur de Médias-Cité, centre de ressources pour les usages du multimédia
publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct. / déc. 2013

PS: le sous-titre de l’article était : comment l’avènement du numérique replace potentiellement la créativité au cœur de l’espace social et replace le citoyen au cœur de démarches créatives émancipatrices ? Mais cela n’incite pas à la lecture… ;-)

(1) Cf. le travail d’Olivier Donnat et du DEPS > www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr

(2) In Charte de l’association Médias-Cité (1997) > www.medias-cite.org/index.php/fonctionnement/lassociation/projet-associatif/96-charte-charte

(3) Le terme est utilisé dans les deux sens

(4) Et n’ont encore que très peu « pensé » cette question.

(5) À l’exception notable du programme des Espaces Culture Multimédia du Ministère de la Culture porté par Catherine Trautmann, initié par Alain Giffard et mis en œuvre par Jean-Christophe Théobalt.

(6) Cf. sur ce sujet le livre de Lawrence Lessig, Culture Libre : comment les médias utilisent la technologie et la loi pour confisquer la culture et contrôler la créativité.

(7) Christian Paul dans l’avant-propos de L’avenir des idées – Le sort des biens communs à l’heure des réseaux numériques de Lawrence Lessig (traduit de l’anglais par JB. Soufron et A. Bony), Presses Universitaires de Lyon.

(8) Cela pose néanmoins la question du financement de l’innovation lorsqu’elle est dans les champs artistiques et plus généralement de l’utilité sociale.

(9) Comme aimait à le rappeler Robert Fillou, artiste proche du mouvement Fluxus. (10) Jean-Michel Lucas dans Pour en finir avec le Conseil de la Création artistique > www.loizorare.com/article-27768513.html

(11) Terminologie popularisée par Yann Leroux > www.dicodufutur.org/digiborigenes/

(12) Mais aussi le passage de salle blanche à la boite noire pour les arts plastiques.

(13) OUvroir de LIttérature POtentielle est un groupe de recherche en littérature expérimentale fondé en 1960 par Raymond Queneau.

(14) Comme ce fut le cas pour un autre fait technique, l’électrification, qui permit l’émergence des musiques amplifiées. Comme ce fut le cas pour la mobilité avec l’arrivée des boomers qui ont permis l’émergence de la street dance, mais également du street-rap.

(15) In Bernard Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut le peine d’être vécue (Flammarion / coll. Bibliothèque des Savoirs)

(16) Tout en notant que pharmakon peut aussi prendre le sens de bouc-émissaire…

(17) Néologisme de Joël de Rosnay > http://fr.wikipedia.org/wiki/Pronétaire

(18) Cf. Bernard Stiegler, Prendre soin, de la jeunesse et des générations (Flammarion / coll. Bibliothèque des Savoirs)

(19) Bernard Stiegler & Ars Industrialis, Réenchanter le monde : la valeur esprit contre le populisme industriel (Flammarions / Essais).

(20) Cf. Rapport d’Annie Chèvrefils-Desbiolles, L’amateur dans le domaine des arts plastiques. Nouvelles pratiques à l’heure du web 2.0 > http://bit.ly/17zCYpB

(21) Cf. contribution de Jean-Michel Lucas, Numérique, mondialisation et diversité sont dans un bateau… > www.irma.asso.fr/IMG/pdf/adami_2012_interventionjmlucas.pdf

(22) Au sens étymologique du terme : l’étude des échanges entre l’environnement proche et l’environnement extérieur.

(23) http://reseauculture21.fr/droitsculturels/2012/06/20/la-declaration-de-fribourg/

 

 

Cartographies sensibles, participations citoyennes, publics et espaces cibles, les arts numériques mobilisent aussi leurs artistes et leurs lieux de production/diffusion autour des questions de valorisation des pratiques à destination de tous. Une logique sociale qui participe pleinement à l’édification du nouveau territoire numérique urbain.

StreetWise Orchestra, My Secret Heart.

StreetWise Orchestra, My Secret Heart. Photo: D.R. / © Flat-e

Nouvelle lecture
Au-delà de l’ouverture plutôt évidente sur les nouvelles technologies, les arts numériques permettent également souvent, à travers le renouvellement de pratiques artistiques incluant directement dans le dispositif de l’œuvre des principes actifs d’intervention du public (interaction, détection de présence, déambulation, manipulation,), une nouvelle lecture d’un lien social reliant le public et son environnement, lien dont l’œuvre numérique serait en quelque sorte le vecteur. La notion de participation active du public est de plus en plus indissociable de nombreuses pièces numériques dont le cadre de déroulement se révèle être l’espace public lui-même. Un espace public augmenté, mais un espace public réel, partagé, et donc porteur de considérations sociétales, sociales voire politiques qui lient dans une convergence de sens usager/spectateur et citoyen/participant.

Les performances proposant au public différents parcours ludiques mettant en rapport cartographie de l’espace urbain et géolocalisation via téléphone mobile induisent, même dans leur expression la plus sensible — les cartographies émotionnelles du collectif britannique Active Ingredients, Heartlands en 2008, ou du Sensitive Map de Christian Nold, réalisé à partir de la captation et de la transmission via GPS de pulsations cardiaques enregistrées dans le XIème arrondissement de Paris par les participants au projet —, une mise en perspective d’un espace social commun qu’il convient d’explorer sous tous les angles pour mieux se l’approprier. Telle est la démarche des projets de cartographies participatives du collectif italien Izmo. Dans leur projet éponyme, la collecte d’informations sur la base du voisinage vise à compléter une cartographie spécifique (image satellite, Google Maps) d’informations — pratiques ou plus émotionnelles — qui sont ensuite partagées entre les habitants d’un même lieu (en l’occurrence la ville de Vanchiglia, à côté de Turin) via une plate-forme web inscrite dans le projet de rapprochement habitants/institutions du programme Insito.

Plus récemment, le projet Grimpant de Teri Rueb et Alan Price, présenté à La Panacée de Montpellier dans le cadre de l’exposition Conversations Electriques, propose un parcours de flux superposés sur une carte de Montpellier décrivant la forme de la ville du moyen-âge au 19ème siècle. Chaque personne participante au projet est invitée à alimenter ces flux en téléchargeant une application sur son mobile pour enregistrer ensuite physiquement son parcours. Tous ces flux s’affichent ensuite sur la carte via un calque présentant une cartographie des mouvements humains contemporains — s’y ajoute également des données urbaines actuelles comme les transports en commun. Au-delà de l’aspect visuel et participatif, se dessine ici un vrai projet citoyen redonnant du sens et du lien à la ville. Car derrière cette visualisation d’un territoire se fabriquant continuellement par ses flux, c’est bien l’idée politique qu’un territoire est avant tout ce qu’on en fait qui transparaît là.

Cette nécessité de redonner du lien social et citoyen derrière un dispositif artistique et technologique trouve un écho évident dans l’actualité internationale la plus récente, notamment lorsqu’elle se réfère à l’utilisation, parfois plus symbolique que réellement déterminante, des réseaux sociaux (Facebook, Twitter) durant les fameuses révolutions du printemps arabe. C’est tout le propos de la pièce/installation Boiling Point de l’artiste Thor McIntire (collectif Aswarm), basée sur une compilation condensée de tweets, envoyés pendant les trois semaines d’occupation de la place Tahrir en Egypte, et que l’artiste diffuse dans l’espace à l’aide de simples haut-parleurs coniques suspendus autour d’une chaudière et d’un feu allumé. Ici, la cartographie/scénographie mise en place est celle d’une cocotte-minute, d’un régime et d’une société prête à éclater. Je suis très intéressé par la façon dont des entités nébuleuses comme les masses, les réseaux et les groupes sont influencés et contrôlés, voire même forcés, explique Thor McIntire. En compilant, éditant, et finalement en s’appropriant cette révolution du printemps arabe théoriquement incontrôlé, mon travail soulève des questions sur la paternité d’un évènement et sur son influence a posteriori.

L’association directe de l’usager / participant à l’œuvre peut se retrouver en position particulièrement frontale. C’est le cas de l’installation multi-écrans Under Construction de l’artiste chinois (passé par Le Fresnoy) Liu Zhenchen, qui évoque la destruction des « hutongs », habitat traditionnel à Shanghai au profit de la mise en œuvre des grands projets de promoteurs immobiliers, en intégrant directement la parole des occupants spoliés dans le dévoilement de ses longs plans séquences. En France, le Groupe Dunes (Madeleine Chiche et Bernard Misrachi), duo d’artistes particulièrement porté sur cette logique de pièces citoyennes, a pris comme point de départ une invitation au premier Forum Mondial de la Démocratie au Conseil de l’Europe de Strasbourg en novembre dernier pour réaliser l’installation Democratic(s) Hopes. Par le biais de huit haut-parleurs et de quelques images, le duo phocéen replace les captations des débats, des discours, dans une œuvre-trace immersive dont l’idée est, au-delà de sa considération formelle, de sensibiliser aussi la posture d’artistes face à des questions politiques qui nous concernent tous.

Antoine Schmitt, City Lights Orchestra. Le Cap, 2012.

Antoine Schmitt, City Lights Orchestra. Le Cap, 2012. Photo: D.R.

Publics et territoire
Dans cette logique de révélation d’un lien social à travers l’œuvre, certains artistes numériques ont choisi de passer la vitesse supérieure en visant / associant un public spécifique, en raison de sa condition sociale, de son origine ou de la traduction médiatique qui en est le plus souvent fait. La spécificité de ce public cible peut se traduire par sa classe d’âge et le fait qu’il soit scolarisé par exemple, comme tel est le cas du projet A Distances de Samuel Bianchini, un projet d’écran interactif réalisé après une longue phase d’immersion au sein de la MGI (Maison du Geste et de l’Image) des Halles à Paris, un lieu dont la mission est tournée vers un public particulier, adolescent, pas toujours évident, du collégien au lycéen, même si aujourd’hui le lieu s’ouvre aussi sur l’enfant, comme le précise l’artiste lui-même. Je me suis pas mal immergé auprès d’eux avec l’idée que le processus de création soit plus important que le résultat. Même si cela n’a au demeurant pas à voir avec la finalité de l’œuvre, il est intéressant de prendre cela en compte dans sa conception. Il s’agit aussi de construire une réflexion.

Ce lien social avec le public, dressant également les contours d’un lien entre réflexion et pratique, est à l’origine de l’idée de l’artiste Yro Yto d’associer un public handicapé à son projet L’œil Acidulé, présenté l’an dernier au festival Némo, au Batofar et au Cube d’Issy-les-Moulineaux. L’artiste a passé plusieurs mois en atelier avec des personnes en situation de handicap mental, usagers de Couleurs et Création, un nouvel espace dédié du Centre de la Gabrielle à Claye-Souilly en Seine-et-Marne. Tout le spectacle a ainsi été fabriqué à partir de manipulations d’objets, de dessins et d’expérimentations visuelles et sonores réalisés par ces derniers sous l’œil avisé d’Yro Yto, avant d’être traduit sous la forme d’une performance live AV.

Dans cette logique, plusieurs artistes ont décidé de réaliser des œuvres en associant directement un autre public spécifique, celui des sans-domicile fixe. Dans son projet ParaSITE, l’artiste américain Michael Rakowitz a réalisé pour des SDF new-yorkais une série de structures gonflables utilisant les évacuations des climatisations pour le chauffage des structures et de leurs habitants. Une œuvre citoyenne à fort caractère social sous le mandat peu prolixe en la matière du républicain et ultraconservateur maire de NYC Rudolph Giuliani. En Angleterre, les projets du StreetWise Orchestra, et notamment les installations filmiques immersives My Secret Heart et la plus récente The Answer To Everything, entre cinéma interactif et opéra, impliquent directement des SDF dans leur production. Une manière étonnante, à la fois technologique et lyrique, mais efficace pour changer le regard du public sur un groupe social souvent victime de nombreux préjugés.

Cette question du regard est essentielle dans le travail sur la durée réalisée par l’artiste Nicolas Clauss autour des jeunes de banlieue, notamment dans son installation multi-écrans Terres Arbitraires. À travers ce travail d’installation vidéos mené pendant de longs mois, Nicolas Clauss a choisi de transposer l’image et les difficultés quotidiennes des jeunes du quartier entourant le théâtre de l’Agora à Evry sous une forme artistique, tout en procédant parallèlement d’un principe de rencontre et de confiance réciproque. Avec eux, à travers leurs portraits muets, Nicolas Clauss joue des stéréotypes, de leur mise en scène, pour mieux les contourner et au final, les démystifier dans une véritable quête de l’humain. Il y a une véritable idée de fraternité dans ce projet, explique-t-il. En les montrant souriants, c’est aussi une façon d’indiquer au spectateur la façon d’aller vers eux car il y a un vrai décalage entre les discours politiques et ces jeunes.

Dans ce projet, l’apport en termes de production d’un lieu comme le théâtre de l’Agora d’Evry est fondamental car il s’inscrit clairement dans un même processus de défrichage, d’accompagnement d’une réflexion sur la réalité d’un territoire urbain resserré, constitué de grands ensembles et donc d’un environnement spécifique où le rapprochement sur le terrain entre la culture multimédia et le public local reste autant un défi artistique qu’une vocation d’occupation de ce territoire. Pour Nicolas Rosette, conseiller artistique arts numériques de l’Agora, l’expérience de résidence de Nicolas Clauss reste donc très emblématique. C’est une aventure entre un artiste et des gens d’un quartier d’Évry. C’est basé sur la sincérité, la curiosité réciproque et la confiance. Une confiance totale aussi de notre part puisque notre action est d’interférer le moins possible dans la rencontre humaine afin, en tant que représentant de l’institution culturelle, de ne pas créer de biais dans l’honnêteté de la rencontre entre l’artiste et les habitants.

Teri Rueb & Alan Price. Grimpant, 2013.

Teri Rueb & Alan Price. Grimpant, 2013. Animation de données en temps réel, son spatialisé, réseau, application mobile avec GPS et audio Mobile

Défis sans œillères
Cette double approche public cible / territoire s’articule autour de projets plus larges, dépassant le seul cadre de production d’une œuvre unique. Dans le cas du projet Hype(r)Olds mené par MCD, il s’agit de poursuivre l’expérience entamée par l’artiste Albertine Meunier avec des personnes âgées en créant un véritable atelier multimédia pour séniors en région parisienne. S’adressant à des femmes de plus de 77 ans, l’atelier Hype(r)Olds fait de la création numérique un lien social, avec pour principale originalité de ne pas être un cours mais plutôt un rendez-vous convivial à l’heure du thé où, au-delà de l’utilisation du support numérique comme outil de créativité et de connaissance, de production de contenu multimédia, se greffe surtout un principe de discussion, d’éclairage autour des thèmes et termes issus des nouveaux médias. De la pédagogie sans œillères, et sans tabou donc.

Les sociétés occidentales n’ont pas vocation à être les seules à proposer les arts numériques comme vecteur de sociabilité et d’éducation. C’est pour cela qu’a été lancé par MCD et Planète Émergences le projet Digitale Afrique, imaginé pour répondre au besoin de davantage de visibilité des artistes numériques provenant du continent africain, mais aussi pour valoriser et soutenir toutes les initiatives menées à l’échelle du continent pour promouvoir l’outil numérique dans le principe de partage des expériences et donc d’axe pédagogique qui est potentiellement le sien. Comme le revendique le Manifeste des Maker Faire, réseau d’innovateurs africains, Nous considèrerons les défis comme des opportunités à relever et l’innovation comme un moyen de nourrir la créativité africaine. Présenté à Dakar en juin 2013 et à Marseille (dans le cadre de Marseille-Provence 2013, Capitale européenne de la culture), le projet a ainsi permis de partir à la découverte de travaux d’artistes africains à la créativité rayonnante, des expériences de captation / restitution sonore du Nigérian Emek Ogboh aux logiques d’ateliers participatifs Trinity Session du duo sud-africain Stephen Hobbs et Marcus Neustetter. La réalité urbaine des sociétés africaines actuelles ouvre la porte à une véritable intervention du numérique dans le domaine social.

C’est ce qu’ont compris Hobbs et Neustetter dont le projet participatif Entracte, présenté en mai 2010 à Dakar lors du festival Afropixel (première déclinaison africaine du festival label itinérant Pixelache) et mené en collaboration avec les étudiants de l’École des Beaux-arts de Dakar, met en évidence le caractère significatif de l’évolution du paysage urbain de la capitale sénégalaise. Utilisation de projecteurs, d’animations image par image, de dessins au laser, d’éclairage LED, de sons amplifiés, Entracte élargit les pratiques des étudiants tout en les aidant à expérimenter les spécificités de leur territoire, et ainsi à réfléchir aux processus susceptibles de continuer à le faire évoluer. Cette vocation sociale et pédagogique du numérique à l’échelle d’un territoire résume parfaitement l’action de Ker Thiossane, lieu de recherche, de résidence, de création et de formation situé à Dakar er encourageant l’intégration du multimédia dans les pratiques artistiques et créatives traditionnelles. Dans ce cadre et dans celui de projets participatifs comme Rose des Vents, la mise à la portée de tous de l’art, de la culture et de la création numérique (via l’informatique, les réseaux sociaux, l’Internet) se place au même niveau que celui de promouvoir l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes. Pas d’élitisme ici mais bien une idée sociale et élargie à tous du principe de vulgarisation des pratiques.

Michael Rakowitz, ParaSITE.

Michael Rakowitz, ParaSITE. Photo: D.R.

Espaces de contact
Depuis le théâtre de l’Agora d’Évry jusqu’au Ker-Thiossane de Dakar, on constate que la définition d’un lieu, à la fois ancré dans des pratiques et sur un territoire donné, est sans doute un des éléments les plus porteurs et structurant en matière de convergence entre arts numériques et lien social. Structure intégrée à l’Espace Mendes France de Poitiers, le Lieu Multiple mené par Patrick Treguer a été créé pour assurer les missions du secteur création numérique de l’établissement. Dans ce cadre, le principe de montage de dispositifs interactifs multimédia et autres ateliers en direction de personnes handicapées s’est immédiatement affirmé comme un objectif clef, dans le sillage du programme Culture, Handicap et Technologies (projet Mobile – Immobilisé) initié par Patrick Treguer et l’EMF de Poitiers à l’échelle des villes européennes. Par le biais de festival comme Les Accessifs, ou d’expositions / workshops comme Corps Tangibles (un parcours ludique et interactif autour du corps et de ses états de Maflohé Passedouet) et Grapholine (où l’ergonomie imaginée par Jean-Michel Couturier permet un accès facilité à la création sonore et picturale pour les personnes handicapées), le Lieu Multiple offre un véritable espace de contact sur la durée, autour de pratiques multimédias, entre artistes et personnes handicapées.

C’est également dans la durée et dans une dimension de proximité — de voisinage serait-on même tenté de dire — plutôt singulière en matière d’arts numériques que l’espace Synesthésie de Saint-Denis a choisi d’établir sa ligne de conduite fortement participative et citoyenne. Une logique active de creuset des pratiques contemporaines — estampillé d’ailleurs de l’appellation hautement tactile « fabrique de culture » — qui se dévoile avec une force indéniable dans les prochains projets proposés. Déjà présentée dans la banlieue anversoise et à Strasbourg dans le cadre du festival L’Ososphère, la performance interactive City Lights Orchestra d’Antoine Schmitt trouve à Saint-Denis l’occasion d’upgrader sa nature participative. Elle s’élargit désormais à tout le quartier dionysien de Synesthésie en proposant à toutes les personnes connectées sur internet et via téléphone mobile au site du projet de faire jouer leurs ordinateurs et mobiles dans une œuvre audiovisuelle collective dont Antoine Schmitt serait lui-même le chef d’orchestre. Le 23 novembre prochain, dans le cadre du festival Némo, l’artiste utilisera ainsi chaque fenêtre de bâtiments éclairés par la lumière de ces outils numériques comme élément modulable et clignotant d’une même partition citadine unique. Un questionnement de fait de la nature globale d’un territoire urbain donné, et qui piste par conséquent un fort sentiment d’appartenance et d’empathie parmi les habitants.

Également au menu de Synesthésie 2013, le projet de résidence d’écriture /arts visuels de Saraswati Gramich et Eric Chauvier s’inscrit dans un contexte participatif plutôt particulier, en l’occurrence celui des parents en difficulté relationnelle avec leurs enfants, avec comme finalité la réalisation d’un livret origami et d’un projet multimédia invitant à un regard croisé et plastique sur la parentalité. Retour à la logique de territoire proprement dite pour le projet de signalétique numérique autour du quartier du Franc-Moisin que poursuit cette année encore Thierry Payet. Comme dans de nombreux projets précités, il est également ici question d’une cartographie urbaine sensible globale, sauf qu’elle se prolonge en l’état par l’implantation d’une véritable signalétique dans l’espace public (un peu comme dans les pièces du web artiste allemand Aram Bartholl) et par l’impression d’un document reprenant les codes des cartes IGN ou routière pour présenter le territoire tel qu’il est perçu par ses habitants.

Dans ce florilège participatif, la palme revient cependant au nouveau projet mené par le Collectif Ding. Travelling Natures entend en effet établir du lien social autour du rêve et de la captation des songes des habitants ! Un axe subtil soutenu par trois procédés complémentaires : la création d’une cartographie interactive intitulée Echoerrance ; la réalisation d’un film de groupe — La Communauté des Rêveurs —mettant en scène les rêves des cobayes volontaires ; et la mise en place de plusieurs dispositifs de captation et d’écoutes sonores dans différents lieux de Saint-Denis, où les habitants pourront raconter / écouter leur rêve. Comme quoi, les perspectives portées par la recherche de lien social autour des nouvelles pratiques du numérique, si elles participent pleinement à l’édification du nouveau territoire numérique urbain, ne s’octroient aucune limite.

Laurent Catala
publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct./déc. 2013

 

Quelles relations entre arts numériques et milieux dits empêchés ? Enfermement, empêchement, les mots sont forts et font instantanément penser aux travaux de Michel Foucault. Limitation, cloisonnement, frontières de l’espace, des espaces, ceux qui sont physiques mais aussi virtuels, émotionnels, relationnels; empêchés ou par la prison ou par la maladie.

Hugo Verlinde, Boréal.

Hugo Verlinde, Boréal. Photo: © Art dans la Cité

Cet article aborde les questions relatives à différentes possibilités de décloisonnement : l’éveil (du réveil) des sens par le biais des arts numériques, mais aussi l’échange, les rencontres et les paroles. Il s’agit d’explorer les lieux d’enfermement qu’ils soient physiques ou mentaux et de tenter de les dépasser. Le propos n’est pas de montrer comment faire entrer l’art dans les prisons, les hôpitaux ou comment « éduquer » les publics empêchés dans une logique verticale de « savoir et de culture », mais plutôt de comprendre comment les nouveaux médias questionnés par les artistes sont des outils pour ouvrir les espaces clos, pour bousculer les notions de corps empêchés et de corps performants…

DécaLab a fait un petit tour d’horizon des projets en prison, dans les hôpitaux, au-dehors, petit tour frustrant puisque nous avons découvert pléthore de projets à l’international. Nous avons détaillé certains projets récents menés en France dans un contexte soit institutionnel soit plus « activiste » pour pouvoir donner un panorama des possibles dans cette relation art numérique et lien social.

Le premier projet est celui mis en place par Tony Conrad : l’installation vidéo WIP (Women In Prison) en 2013. Dans cette œuvre, l’espace clos de la prison est à son tour inclus dans un autre espace fermé, celui de la galerie Greene Naftali à New York, par le biais de projections de films (plus de 6 heures tournées en 16mm dans les prisons de femmes ) en 1982-83. Le spectateur est immergé dans ce passé filmé tout en le maintenant dans le présent. Réalisé avec les artistes Tony Oursler et Mike Kelley, il est une vraie mise en abîme du milieu des prisons en nous permettant d’être voyeur (prisonnier ou gardien) de cet espace carcéral dans deux temporalités et deux spatialités différentes, le passé et le présent, et pourtant ici comme encastrées l’une dans l’autre.

Autre expérience mais cette fois-ci dans la prison en 1995 à Rennes, portée par la Station Arts Electroniques qui mettait en place à l’époque un festival et une programmation régulière de projections d’art vidéo dans des lieux culturels atypiques comme un cinéma porno ou un parking. L’idée était tout simplement de sortir des lieux de l’art pour atteindre des publics diversifiés en proposant des œuvres singulières. Dans ce contexte est née une collaboration avec la Centrale des femmes de Rennes, la plus grande prison pour femmes d’Europe accueillant les longues peines. Le projet s’est établi dans le cadre d’une convention avec la prison et le Théâtre National de Bretagne qui proposait aux prisonnières d’assister à des pièces de théâtre contemporain dans la prison. Une projection vidéo a été ainsi organisée en présence d’une partie des acteurs et des réalisateurs de la série télévisée de l’époque, Les Deschiens. Que dire de cette projection en situation carcérale ? Au moins deux choses.

Elle s’inscrivait d’abord dans une démarche de médiation culturelle visant à proposer des contenus culturels en présence d’artistes réels. Les prisonnières n’étaient pas toutes férues d’art contemporain, loin s’en faut mais le public assistant aux pièces de théâtre était nombreux. La compagnie de théâtre des Deschiens, fort du succès de la série télévisée, a attiré une grande partie des femmes. Elles sont venues voir les acteurs « en vrai ».

En proposant des contenus culturels dans des prisons, on entend souvent des discours descendants, certes généreux mais toujours pilotés par ceux qui disent savoir, ceux qui viennent apporter la culture exigeante à ceux qui n’ont pas les moyens d’y accéder. Cette médiation verticale s’est inversée lors de cette projection : le public qui suivait les épisodes de la série sur Canal + n’était plus le récepteur de contenus venus de l’extérieur, mais les émetteurs de messages en direction des acteurs. La vie des acteurs était interrogée, mais celle de la prison était aussi le sujet de la discussion. Un second renversement symbolique s’opérait : la télévision est souvent présentée comme une « fenêtre ouverte sur le monde » alors qu’elle devenait ici une sorte de boite noire, instaurant des barrières entre ceux qui sont « à l’intérieur » et leur public. Les barrières mentales devenaient tangibles à l’intérieur même de cette prison.

Après les Deschiens, il était question d’inviter des vidéastes, des performers, de mettre en place des installations. L’optique n’était pas seulement de donner l’occasion à un public d’accéder à des contenus culturels, c’était surtout de se servir de la culture numérique comme d’un outil et pas comme finalité en soi. Mais, hélas, les moyens n’ont pas suivi.

C’est souvent grâce aux initiatives d’artistes que naissent des projets dans les milieux dits empêchés. Des projets activistes, au croisement de l’art et du design, pour lesquels certaines institutions collaborent comme ici avec le metteur en scène Nicolas Slawny, l’artiste numérique Antonin Fourneau, et l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs (EnsAD).

Les Ekluz, fabrique culturelle et numérique à Paris dans le 10ème arrondissement partageant un même bâtiment avec un Centre d’Hébergement d’Emmaüs ont été le point de rencontre entre Nicolas Slawny et Antonin Fourneau. Antonin Fourneau s’est greffé au projet initialisé par Nicolas Slawny dans le cadre de ses collaborations avec Emmaüs (1) et l’association Planète Emergences, projets de mixité sociale dans un cadre artistique comme ces apéros-opéras dans un cadre qui n’est pas celui du théâtre, mais dans des lieux atypiques et, comme le dit le metteur en scène, pourquoi pas dans une laverie puisque ce qui compte c’est bien de parler à tous les publics.

Il a imaginé des ateliers d’expressions avec des personnes en grande précarité et recueilli paroles et images et leur a ouvert les champs peu sollicités des espaces mentaux comme le politique, la philosophie, et la poésie… Il s’agissait d’associer un mot ou une image à une lettre de l’alphabet, un ABCd’erres que le metteur en scène a voulu voir évoluer avec le numérique pour profiter de la force du mariage nouvelles technologies / création numérique / spectacle vivant.

Nicolas Sordello & Raphaël Isdant, Fenêtre sur chambre.

Nicolas Sordello & Raphaël Isdant, Fenêtre sur chambre. Photo: © Art dans la Cité

Antonin Fourneau avait réalisé un workshop aux Ekluz avec des étudiants. Il les avait invités à penser un projet d’attraction qu’ils pourraient présenter lors d’un prochain Eniarof (2), régi par un Dogme calqué sur le Dogme 95 du cinéma Danois (3) mais appliqué à la création d’une fête foraine. Une des règles du Dogme concerne Emmaüs : un ENIAROF doit forcément se réaliser dans un lieu où l’on peut trouver à moins d’une heure un Emmaüs ou équivalent (pour l’apport en matériaux). Tout objet emprunté aux Chiffonniers (Emmaüs) doit être rendu après sauf s’il y a eu un accord préalable (ex: dans le cas où l’objet doit être démonté et transformé).

Il était naturel que la rencontre se fasse entre les deux artistes. Antonin Fourneau a mis en place un groupe d’étudiants de l’EnsAD pour mettre en formes des objets interactifs nés des ateliers de l’ABCd’erres sans tomber dans le misérabilisme mais plutôt dans une approche animiste, numérique et magique pour retranscrire les témoignages audio durs, drôles, émouvants…

Chaque objet (26 sons pour 26 objets) sera augmenté d’une archive audio provenant des ateliers menés par Nicolas. L’accès au témoignage audio donnera lieu à une recherche pour marier intelligemment un objet avec ce qu’il véhicule — design, ergonomie, histoire et affordance — et un mode d’interaction. Une première monstration est prévue pour février 2014. La collaboration avec l’EnsAD est intéressante à plus d’un point, l’école a la particularité de former des étudiants capables de concevoir des concepts plus en marge d’un design établi. Sa spécificité est de former à la fois des artistes et des designers.

En dehors de ces pratiques plus militantes des artistes existent aussi des projets plus intégrés dans le cadre institutionnel. Art dans La Cité, association créée fin 1999, a développé de nombreux projets à l’international avec des artistes pour soutenir les malades dans ce milieu clos et difficile qu’est l’hôpital. Leurs projets artistiques ne sont pas tous numériques, mais, ici, le numérique permet d’accéder à des mondes virtuels et aide à communiquer avec les autres, à s’inventer des mondes pour mieux vivre la maladie et l’hôpital. Deux projets ont été développés en 2012 avec les artistes Nicolas Sordello et Raphaël Isdant et Hugo Verlinde pour les enfants hospitalisés.

Fenêtre sur chambre, dont le nom évoque instantanément le film de Hitchcock Fenêtre sur cour, a été mené par les artistes Nicolas Sordello et Raphaël Isdant (en lien avec le programme de Recherche EN-ER de l’EnsAD). C’est un réseau de fenêtres interactives ouvrant sur un monde virtuel. Ils permettent aux enfants de se rencontrer à distance (on a pu voir une petite fille japonaise converser avec une petite fille française, non pas par le biais de la langue, mais par le biais des origamis japonais). Les avatars sont là pour rompre l’isolement par la création d’une communauté active. Ce projet a été imaginé par Art dans la Cité pour les services d’oncohématologie pédiatriques (bulles stériles). Il a été entièrement financé par du mécénat privé et le Ministère de la Culture et accueilli par l’hôpital Trousseau.

L’autre projet Boréal, au nom aussi évocateur que celui de Fenêtre sur cour, a été imaginé par l’artiste Hugo Verlinde. Ici il s’agit non pas d’un projet communautaire, mais d’une œuvre d’art destinée aux salles de réveil après coma. Cette œuvre soutient le malade et ses proches dans un moment difficile.

La démarche a été inverse de Fenêtre sur cour : Art dans la Cité a été sollicitée par un chef de service de réanimation pour imaginer un projet artistique. Il s’agit d’un ciel étoilé s’animant en réponse à une présence sensible dans son entourage, suscitant ainsi un dialogue gestuel avec le spectateur/acteur, en créant un flux de particules colorées. Une œuvre intelligente et poétique. Cette année et en 2014, le projet Fenêtre sur cour sera développé dans une perspective artistique pour enrôler les enfants dans autre chose qu’un simple jeu vidéo.

Les initiatives auprès des enfants sont celles qui restent le plus nombreuses, car ce sont peut-être celles qui sont les plus faciles à mettre en place parce que l’enfant est « digital native », ce qui facilite la mise en place d’un dispositif numérique auquel les enfants adhéreront de manière « naturelle ».

C’est d’ailleurs dans cet esprit que s’est créé le Living Lab du CHU de Sainte Justine au Canada dans la logique du « Do It Yourself ». Les Living Labs sont des lieux d’expérimentation, des lieux où des personnes vivent et testent, ici dans le contexte du milieu de l’hôpital, de nouvelles thérapies, de nouvelles manières de vivre l’hôpital au quotidien. Sainte Justine est le plus grand hôpital mère-enfant du Canada qui accueille un centre de recherche sur les arts numériques complètement adaptés aux populations d’enfants malades.

Ces lieux clos que sont les hôpitaux ont besoin, comme les prisons, de « casser » les murs pour imaginer d’autres espaces, ou tout du moins déjà d’agrandir ces mêmes espaces ou de pousser les murs des prisons qu’elles soient physiques ou mentales. Ici plus que d’art numérique, on peut parler de recherche par le design et de méthodologie de co-design impliquant les enfants. En dehors de la prison et de l’hôpital, il existe aussi d’autres types d’enfermement, celui qui sépare le monde de ceux que l’on nomme handicapés et les autres. Les artistes numériques interrogent notre société normée et la bousculent par des projets activistes ou plus ou moins intégrés dans l’institution.

Du côté des projets activistes (hacktivistes), il y a le projet Open Source de tracking oculaire intégrée dans des lunettes par un collectif d’artistes, ingénieurs, designers, pilotés par l’artiste Zachary Lieberman. L’artiste californien Tony Quan, connu sous le nom de Tempt One, a marqué le monde du graffiti dans les années 80-90 avant d’être totalement paralysé par une sclérose latérale amyotrophique. Pour communiquer, il ne lui reste plus que les mouvements de ses yeux. Un collectif mêlant artistes, ingénieurs, designers s’est mis au service de l’artiste pour que celui-ci privé de sa mobilité puisse renouer avec son art. Ce dispositif n’a coûté que quelques dizaines de dollars à fabriquer. Cet outil créé pour un artiste par des artistes détourne les technologies existantes pour s’adapter à la création même de l’artiste et contourner des offres commerciales trop chères.

FUMUJ

FUMUJ. Photo: © Parisbouge.com

Autre projet du côté des malentendants : l’initiative du groupe FUMUJ menée en 2010 est remarquable. Un autre type d’expérience en dehors des cadres normés de l’hôpital ou de la prison mais destinée à fusionner les publics. FUMUJ, avec l’aide de l’association orléanaise Labomédia qui a développé un système numérique de mise en relief du son permettant de déchiffrer en temps réel l’écriture musicale, a proposé une création multi-sensorielle vouée à mêler l’univers des sourds et celui des entendants.

Plus qu’un concert mêlant hip-hop, électro et rock, le public a vécu une expérience innovante où FUMUJ avait mis en place des dispositifs sensoriels tels que des récepteurs somesthésiques distribués au public pour ressentir les vibrations dans leurs mains, deux cheminées en plexiglas de 2,5 m de hauteur placées en salle dans la même optique, une vidéo interactive et une batterie lumineuse créées spécifiquement pour le spectacle. Tout cela avec la présence en direct d’un traducteur en langue des signes. Tous les publics ont alors vécu l’expérience d’une nouvelle lecture de la musique. Permettre de donner accès à la musique à ceux qui ne peuvent l’entendre mais qui ici l’écoutent et la voient, est une expérience intrigante et passionnante. Un pari réussi par le groupe FUMUJ.

Initiatives d’artistes activistes, de volontés inspirées du Do It Yourself ou bien projets plus institutionnels, tous sont porteurs d’espoirs en utilisant les nouvelles technologies comme ouvertures des sens, ouverture vers les autres… Il s’agit vraiment de décloisonner, de briser des frontières entre ceux qui sont dehors ceux qui sont dedans. J’utilise souvent ce mot décloisonner, car il reflète assez notre monde moderne avec sa capacité autant à monter des murs qu’à les défaire ou à les déplacer, les replacer au-delà des espaces physiques et mentaux.

Dans le champ de l’hôpital, il faut certainement aller encore plus loin dans le montage de ces projets et mener plus d’expérimentations avec des adultes, car elles sont encore rares. Les espaces clos restent des champs à investir davantage du côté des arts numériques. Les différentes situations de handicap sont aussi à explorer et permettraient certainement de créer plus de points de rencontre entre les différentes populations. Le milieu de la danse contemporaine est certainement l’art le plus en pointe sur ses mixités de publics et ses expériences numériques (espaces numériques, corps augmentés, etc.).

Au-delà des corps empêchés, on a pu voir aussi avec le projet de l’ABCd’erres et les projets menés en prison, que les esprits sont souvent empêchés aussi et que le numérique mis en tension par l’art aide à transgresser ces limites. Les difficultés économiques, mais pas seulement, sont sans doute aussi un frein à ces nouvelles expérimentations. L’apport de l’art n’est pas toujours compris par le corps médical, on peut d’ailleurs faire un parallèle à la difficulté d’y introduire l’art-thérapie. Il serait intéressant d’imaginer des collaborations public-privé pour développer ces champs ultra-prometteurs mais aussi de continuer dans cet esprit « Do It Yourself », recyclage et participatif, qui permet d’imaginer d’autres possibles et d’autres alternatives.

Les collaborations arts, design et ingénierie permettent aussi de témoigner de ces expériences prometteuses en donnant lieu à des projets de recherche documentés qui laissent une mémoire de ces projets et de leurs intérêts. Ces créations encourageront le décloisonnement en questionnant les relations entre « dehors » et « dedans » permettant ainsi de débrider nos imaginaires !

Natacha Seignolles
publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct./déc. 2013

Natacha Seignolles est directrice de DécaLab, agence d’innovation par l’art contemporain et le design exploratoire. > www.decalab.fr

(1) Nicolas Slawny collabore avec 2 centres d’hébergement Emmaüs : Le Centre d’hébergement d’urgence des Écluses Saint-Martin et le Centre Louvel Tessier.
(2) ENIAROF : projet de fête foraine revisitée à l’ère du numérique imaginé par l’artiste et monté en 2005, qui a fait le tour de France depuis et dont le 13eme volet sera les 8 et 9 novembre dans le cadre de Marseille Provence 2013 à Aix-en-Provence.
(3) Dogme 95 : mouvement cinématographique lancé en 1995 par des réalisateurs danois sous l’impulsion de Lars Von Trier et de Thomas Vinterberg.

(Maroc / France)

Arthur Zerktouni est un artiste plasticien, qui, à travers ses installations, évoque le numérique sans nécessairement l’utiliser. Il ne fait pas le choix d’un média spécifique, car selon lui tout support est bon à prendre tant qu’il répond au discours de l’installation.

Composition n°1. Arthur Zerktouni. Installation mix-médias (fils de coton et lumière noire). Résidence à l’Octroi de Tours. 2011. Production: Mode d’Emploi, Tours. Photo: © Ann Schomburg.

Dans sa pratique plastique, Arthur aborde le temps, l’espace et tout ce qui y est lié (la mémoire, l’infini, etc.), car ces thèmes sont universels mais relatifs et jouent sur la perception. Il aime laisser à ses travaux la liberté d’une polysémie. L’artiste utilise le fil de coton, le tube, et l’eau qui le fascine, car derrière son apparente simplicité se cache une complexité physique.

Selon Arthur, le numérique marque un tournant dans l’histoire de l’art et de l’Homme, il modifie notre rapport au monde, au support et à l’échange, et offre un nouveau vocabulaire esthétique et conceptuel à la création artistique, qui transcende notre époque. Ce médium renoue selon lui avec une certaine idée d’un art logique, mathématique. Le numérique se place également dans l’immatérialité, il métamorphose et permet de lier les différents éléments d’une installation.

Arthur Zerktouni, né à Casablanca en 1983, travaille en France. Diplômé des Beaux-arts de Bourges en 2005, il s’est intéressé à l’art conceptuel, au minimalisme et à la création sonore. À Taïpei (Taïwan), il réalise une performance sonore lors du Laking Sound Festival et, au Guandu Museum of Fine Arts, expose la vidéo de son collectif META. Lors de City Sonic 2009 (Mons, Belgique), il expose des sculptures sonores. La même année, ses recherches plastiques sur la relation entre le son et les autres médias, et l’installation 7etc, réalisée avec Nikolas Chasser-Skilbeck (City Sonic, 2010) lui valent son diplôme national supérieur d’expression plastique.

Composition n°3. Arthur Zerktouni. Installation mix-médias (fils de coton, lumière noire, moteur). Exposition Objets-Son au Palais Abdellia (La Marsa, Tunisie), E-FEST 2012. Photo: © KRN.

Ce sont ensuite, au Studio National du Fresnoy (Tourcoing), l’installation Danaé, réflexions sur l’autonomie de l’objet artistique; les installations Thésée et Ariane, qui interrogent les figurations du labyrinthe, à l’Octroi de Tours en 2011; et In Memoriam en 2012 (Panorama 14, Le Fresnoy). Selon Arthur, le numérique devrait se développer en Afrique sans avoir à copier l’Occident. Il pense que les artistes africains doivent s’emparer de cet outil et l’utiliser d’une façon nouvelle, car les possibilités sont infinies. Et si les conditions ne sont pas toujours simples, il aime à penser que la contrainte technique pousse l’humain à développer de nouvelles solutions, de nouvelles propositions.

In Memoriam est une installation interactive, une expérience entre soi et son image, qui évoque le temps qui coule et l’impossibilité de le saisir. Le son léger d’une chute d’eau remplit un espace sombre. En avançant vers l’origine de la source sonore, le spectateur voit apparaître sa silhouette évidée et fantomatique à la surface d’une multitude de filets d’eau qui forment un écran, au centre d’une structure monolithique noire. Au début, simple brume lumineuse, la silhouette s’agrandit au fur et à mesure de l’avancée du spectateur, jusqu’à le dépasser lorsque ce dernier est proche de l’eau. Si plusieurs personnes font face à l’installation, leurs silhouettes, à différentes échelles, se chevauchent, se mélangent et se redessinent. Au moindre contact avec le spectateur, l’image s’écoule, elle chute comme si elle était devenue prisonnière du flux, et elle disparaît. J’essaie de trouver une forme de beauté au risible, au vain. C’est une façon de voir le monde.

In Memoriam. Arthur Zerktouni. Installation (projection vidéo interactive sur une chute d’eau). Mix-médias. Programmation informatique: Nicolas Verhaeghe. Production: Le Fresnoy, 2012. Photo: © Nikolas Chasser-Skilbeck.

Composition est une série, entamée à l’Octroi de Tours en 2011, suite à diverses expérimentations sur l’espace, le temps et le son. Avec du fil de coton blanc suspendu dans l’espace, de manière à créer un quadrillage géométrique, et de la lumière noire, Arthur crée un dispositif où le spectateur, plongé dans l’obscurité, a une sensation de vertige. Puis il décide de figurer dans l’espace les fréquences visibles sur sa table de montage : comment l’écriture du sonore peut-elle prendre la forme de ce qu’elle décrit ?

Arthur décide de jouer aussi sur la perspective du lieu en offrant un point de vue vers l’infini. À l’occasion de l’exposition Objets-Son (E-FEST, 2012), l’artiste fait bouger très lentement ses fils de coton dans l’espace, à l’aide d’un petit moteur, en suivant une perspective centrale. Puis, il place un micro piezzo sur le moteur et ralentit le bruit que ce dernier produit ; le son obtenu est alors diffusé dans l’espace.

La tautologie et la logique ont toujours dirigé ma production artistique et je me demandais: Quel instrument de musique contient, dans sa propre mécanique, la partition qu’il joue? Ainsi, l’installation est-elle à appréhender comme une grande boîte à musique, une sculpture qui, en abordant divers thèmes (esthétique numérique, mathématiques, logique), garde en elle les moyens propres de son autonomie.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.arthurzerktouni.net

(Afrique du Sud)

James Webb présente depuis 2001, à la fois des installations à grande échelle pour des galeries et musées, et des interventions impromptues dans des lieux publics. Son œuvre explore la nature de la foi et la dynamique de la communication au sein de notre monde contemporain, utilisant souvent l’exotisme, le détournement et l’humour pour servir son propos.

James Webb. Photo: © Adrienne van Eeden-Wharton.

Né en 1975 à Kimberley (Afrique du Sud), il vit et travaille au Cap. Webb est un artiste conceptuel qui explore un grand nombre de médias, tels que le son, la vidéo, la lumière et le texte, et ses œuvres se déclinent sous forme d’installations, interventions, diffusions et performances. Il a travaillé sur des environnements sonores et vidéo multicanaux, des enseignes au néon, la transmission radiophonique, ou encore des plantes envahissantes, des textes de musée détournés et diverses sculptures traditionnelles ou modernes mises en situation dans ses installations.

Mais l’artiste précise : je me penche en premier lieu sur les idées et je cherche ensuite l’outil le plus apte à exprimer celles-ci. Toutefois, il aime à penser qu’il est pratiquement impossible d’occulter le son, même s’il n’est qu’un médium parmi d’autres : on peut fermer les yeux mais pas les oreilles. Le son transporte beaucoup plus d’informations que les gens ne le pensent. C’est subtil, érotique et incompris.

Dès mon plus jeune âge, j’ai fait des expériences avec des magnétophones et des radios et  puisque l’invention découle de la nécessité, j’ai intégré les outils numériques dans ma vie quotidienne et professionnelle au fur et à mesure qu’ils devenaient disponibles.

James Webb décline ses œuvres en cours : There’s No Place Called Home et Prayer, qu’il veut inspirées par les villes et les contextes dans lesquels elles sont montrées. Il développe également une série sur les thèmes de la mythologie (ancienne et moderne) et notre rapport à la perte de foi dans diverses philosophies, institutions et idéaux de la société contemporaine.

Prayer. James Webb. Enregistrements sonores de prières de toutes les religions à Johannesburg. Installation sonore. Johannesburg Art Gallery, 2012. Photo: © Anthea Pokroy. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Blank Projects.

En 2012, il a été invité à réaliser une exposition rétrospective à la Johannesburg Art Gallery. MMXII, dont il était le commissaire, se composait d’une constellation d’expositions indépendantes et convergentes produites pour le musée et qui passaient en revue sa pratique tout en ré-imaginant et remixant la collection de la Art Gallery. L’exposition montrait 15 de ses projets aux côtés de 15 œuvres issues de la collection, le tout présenté dans 9 salles intérieures et 3 espaces extérieurs.

Loin de l’envisager comme une « rétrospective », l’artiste a qualifié l’événement de « metrospective » afin d’interroger son propre chemin artistique dans toute sa complexité. Son fil d’Ariane : les idées. Ainsi que des techniques visant à soustraire certaines informations et matières de l’œuvre finale, afin de donner au public assez d’espace pour qu’il puisse s’impliquer dans la situation et s’approprier l’expérience.

There’s No Place Called Home : née en 2004, cette pièce, au dispositif délibérément modeste, présente dissimulés dans les arbres des haut-parleurs qui diffusent des chants d’oiseaux inconnus là où l’installation est présentée. Comme les oiseaux utilisent des vocalises pour attirer leurs partenaires et marquer leur territoire, l’introduction de cet élément sonore étranger dans un paysage local revêt à la fois un sens poétique et politique. Les sons diffusés ne sont pas traités, mais mixés avec une volonté de réalisme, et les spectateurs ne sont pas toujours conscients de ce détournement : parce que la pièce fait appel à des thématiques humaines telles que les migrations et les déplacements, mais le fait via les chants d’oiseaux, les éléments politiques subversifs de l’œuvre peuvent donner lieu à diverses interprétations.

Le Marché Oriental. James Webb. Installation vidéo. Blank Projects, 2009. Photo: © Paul Grose.

Dans Prayer, des extraits sonores de prières enregistrées dans chaque ville où ce travail est présenté, permet à l’artiste d’aborder les différentes religions de toutes les communautés de la ville. Pour l’artiste, c’est une façon amusante d’amener les gens à visiter l’exposition au fur et à mesure qu’ils deviennent des collaborateurs du projet. Il a créé des versions spécifiques dans les villes de Copenhague, Birmingham, Le Cap, et plus récemment Johannesburg, où il a enregistré plus de 100 prières de 75 confessions différentes.

À la lisière de l’art, une expérience qui tente de sonder l’usage des nouvelles technologies dans notre société, Spectre illustre la démarche de l’artiste vis-à-vis de l’art numérique. À la FNB Joburg Art Fair en 2011, il utilise un brouilleur de téléphonie mobile très puissant, capable de désactiver toute réception de téléphones portables dans un rayon de 20 mètres, et injecte ainsi de manière aléatoire des moments de « silence cellulaire ».

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.theotherjameswebb.com