vous reprendrez bien un peu de glitch ?

L’archéologie des média est un sujet pour des artistes comme Benjamin Gaulon, une manière de rechercher ce qui se trame avec les machines, leur histoire et leurs usages. Un regard noir qui, sans tomber dans une technophobie bien connue, rompt avec le discours désormais dominant des bienheureux de l’innovation.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Une archéologie par anticipation
Vous vouliez du high-tech ? Des computers qui ronronnent ? Des écrans qui brillent ? Câbles invisibles, tout lisses, tout rutilants, sans accrocs. Utopie riante d’un futur technologique. Raté. Bienvenue dans une comédie dystopique où tout fout le camp, tout tremblote ou se détraque. Bienvenue chez les e-zombies, en mode train fantôme.

Benjamin Gaulon est artiste, chercheur, enseignant à Parsons Paris, The New School for Design et membre du Graffiti Research Lab France. Dans chacune de ces activités, il s’attache à développer une approche créative et critique autour de la technologie, des médias et des modes de consommation qu’ils génèrent. Il organise également depuis 2005 des « e-waste workshop » où le public s’initie au circuit bending, au hardware hacking, ainsi qu’aux problématiques liées à l’obsolescence programmée : on y détourne du matériel en apparence obsolète pour recomposer ainsi de nouveaux objets électroniques. L’expérimentation pédagogique, envisagée comme mode de recherche, vient compléter l’arsenal des tactiques de cet artiste qui recycle, qui hacke et qui détourne.

Prenez, par exemple, la « liseuse » : objet miracle sensément venu sauver l’industrie du livre et offrir un accès illimité à « la plus grande bibliothèque du monde ». Chez Benjamin, avec la série KindleGlitched, la liseuse est un objet foutu, hors service, qu’on aura beau secouer, rebooter, rien n’y fait. On devine ici à son front inquiet le portrait de Friedrich Nietzsche, là, par la courbe de son coude et les boucles de ses cheveux, le portrait de Jane Austen par sa sœur Cassandra. Figées dans leur ultime état ante-mortem, ces liseuses deviennent ready-mades, signés par l’artiste et accrochés comme des tableaux sur les murs. On admire bien dans les musées des toiles toutes craquelées, des fragments de statues démantelées, alors pourquoi pas ces vestiges d’une archéologie par anticipation ?

We’d love to hear your thoughts on the Kindle experience. La formule d’usage pour nos doléances de l’ère numérique prend ici des accents ironiques et critiques : à quoi bon formuler nos pensées puisqu’elles sont déjà sur écoute, comme la plupart de nos faits et gestes, sur tout appareil relié au World Wide Web ? Par delà l’humour, il y a donc dans toute posture de loose magnifique une bonne dose d’intensité critique : l’obsolescence programmée, les ratés des technologies de l’information et de la communication, le devenir marchandise de nos vies privées sur la toile, fournissent à Benjamin Gaulon la matière de son travail de recherche, de création et de médiation.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Et ça ne fait que commencer.
Pauvre jouet canin robotique, Gameboy, Console Atari, tournes disques, walkman Fisherprice, sportron, zackman, watchman, aquarius computer. Et des fils, des câbles, bref, de la connectique. À n’en plus finir. De quoi parle-t-on ? D’une foire à la brocante électronique ? D’une liste de course high-tech des années 1980 retrouvée dans un grenier ? De l’arrière-boutique d’un repair-shop rétro-futuriste ?

Non, d’une installation, ReFunct Media, un écosystème en équilibre instable — ou plutôt, un bordel de vieux machins, le genre de choses qu’on néglige, qu’on a jeté depuis des lustres ou qu’on laisse prendre la poussière dans les greniers — de vieilles choses, en somme, dont Benjamin Gaulon, prend le parti en une chaîne qui cliquète, qui clignote, qui s’anime et se révolte.

L’objet de cette révolte, c’est l’obsolescence programmée, les mirages de la félicité technologique, et le silence qu’on impose aux compagnons des jeux, des loisirs ou du turbin quand ils sont passés de mode — on dit bien « passés de mode », car « hors d’usage » ils ne le sont jamais tout à fait. Benjamin Gaulon le démontre, en démontant et remontant en série ces objets d’un quotidien déprogrammé, au point mort.

Avec humour, l’installation ReFunct Media fait donc parader les zombies de l’âge numérique, perfusés les uns aux autres, hoquetant ici des signaux retransmis là-bas, projetant de haut en bas ce qui est filmé de gauche à droite. Il y a chez Benjamin Gaulon un peu du docteur Frankenstein donnant vie à son monstre hétéroclite et recyclé. On a pu lire le roman de Mary Shelley comme un commentaire, voire un soutien, aux révoltes luddites de l’Angleterre des années 1810. Les ouvriers y cassaient les machines introduites dans les ateliers et les usines, protestant par ce geste éclatant contre la civilisation technophile qui naissait alors avec la Révolution industrielle.

Aujourd’hui, l’âge numérique a beau se fondre avec ce que l’on nomme l’âge post-industriel, les machines y sont plus que jamais parmi nous; les technologies de l’information en sont l’un des avatars contemporains. Constatant l’intégration consommée de ces technologies dans nos vies quotidiennes, Benjamin Gaulon choisit d’en montrer les faillites et les impasses — pour la plus grande joie des usagers que nous sommes.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Le glitch, faillite de la machine.
Impasse avant rebootage. Le programme a planté. Voulez-vous envoyer un rapport d’erreur ? Non merci. Mais vous reprendrez bien un peu de glitch alors ? Uglitch est une installation interactive, mais aussi une plateforme média crée en 2011 par Martial Geoffre-Rouland et Benjamon Gaulon et basée sur Corrupt, un software en ligne de corruption volontaire de fichiers vidéo.

En langage technique, un glitch est un à-coup, une erreur passagère, dans un système électrique, électronique ou informatique. Bien connu des usagers de plateformes vidéo et du téléchargement en peer-to-peer, il se traduit par une altération de l’image en mouvement, créant le plus souvent un nuage de pixels qui altère la fluidité du visionnage, et vient ainsi interrompre la passivité du visionneur-consommateur. Procédé ludique et créatif, le glitch volontaire est aussi exhibition du médium à la surface d’un contenu altéré : mise en œuvre et rappel de la célèbre formule du théoricien des média Marshall McLuhan, « the medium is the message ».

Ce que vous regardez n’est pas la vie véritable, mais son devenir médium dans le monde des images. Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation, la phrase inaugurale du célèbre essai de Guy Debord, La Société du spectacle, de même que ses recherches sur le détournement trouvent ici leur reformulation pour l’ère numérique.

Ce travail de déconstruction de l’apparente fluidité des images digitales se poursuit avec L.S.D., Light to Sound Device. Un écran, une ventouse, un capteur, du fil, un ampli, une enceinte — et en chemin, le visuel qui devient sonore. Le caractère artificiel des représentations, leur nature première d’accumulation de données déguisées en unité visuelle et sans défaut, est ainsi mis en évidence par leur réemploi sous forme d’input sonore. L’image devient son, comme le son peut devenir image, exhibant ainsi le caractère de pur medium de ces artefacts contemporains.

Le travail de Benjamin Gaulon consiste ainsi à rompre l’apparente fluidité des circuits, au sens propre, ainsi qu’on l’a vu, comme au figuré, avec ses recherches actuelles sur ce qu’il désigne sous le nom de Retail Poisoning. La pratique ne date pas d’hier, certes. C’est vieux comme le monde même — à tout le moins comme la guerre de Troie et son cheval. Dans les années 1970, l’artiste conceptuel Brésilien Cildo Mereiles, cherchant à éviter la censure de la dictature militaire, développait son projet d’Insertions en circuits idéologiques.

Avec un sens stratégique certain, l’artiste-activiste a ainsi recouru, comme support de propagande, à des bouteilles de Coca-Cola consignées, et donc promises à une remise en circulation quasi perpétuelle. Outre des slogans anti-américains visant l’implication de la CIA dans le putsch du maréchal Castelo Branco, un schéma expliquait comment transformer lesdites bouteilles en cocktails Molotov. Auguste Blanqui, qui signait en 1868 ses Instructions pour une prise d’armes, en aurait sûrement pris une rasade.

Le jeu est ce qui disjoint, comme on parle du jeu qui affecte un mécanisme, permettant son fonctionnement fluide, mais menaçant toujours de le faire imploser s’il devient trop important. Le travail de Benjamin Gaulon se situe dans ce jeu. À rebours d’une tendance forte de l’art numérique qui, visant sa légitimation dans le champ artistique, se complait souvent dans un esprit de sérieux, Benjamin Gaulon explore ce jeu-là, le pousse à ses extrémités, et suscite par l’humour une distanciation salvatrice. Mieux, émancipatrice. Il s’agit en effet de remettre sur ses pieds la dialectique du maître et de l’esclave et de reprendre la main sur les machines — ou d’y foutre un bon coup de marteau qui glitche.

Emmanuel Guy
chercheur en Histoire de l’art et littérature comparée, enseignant en Histoire et théorie de l’art et du design à Parsons Paris, The New School for Design.
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

cartographie pour un média mort

Oublié de l’histoire, l’art avec le Minitel a été un moment important de l’art des réseaux, de l’art participatif et de la littérature électronique. Bon nombre de questions aujourd’hui courantes y furent explorées par les artistes. Pourtant la plupart de ces œuvres ont disparu. Un véritable défi pour la préservation des arts médiatiques.

Pyramide de minitels, ART ACCES, Photo: D.R. / courtesy archives ART ACCES Revue – Frédéric Develay.

Depuis le 30 juin 2012, le Minitel est un média mort. Conséquence inattendue, il redevient objet d’intérêt artistique. Une nouvelle génération d’artistes se l’approprie, le désosse dans des installations (1), l’émule sur ordinateur pour des dessins au graphisme archaïque (2), ou l’intègre dans des performances. Alors qu’il avait déjà largement disparu de nos écrans, raillé et dédaigné, voilà maintenant que s’élabore le mythe. Simultanément, s’opère la (re)découverte d’une création oubliée de l’histoire de l’art, à l’époque où il était un média naissant.

Aussi bien d’un point de vue de l’histoire de l’art que de la conservation et de la préservation, l’art avec le Minitel est un cas particulièrement intéressant. La création s’est déroulée sur une période relativement courte, majoritairement entre 1982 et 1988, précisément au moment où le Minitel se met en place et prend son essor. On dispose donc d’un corpus fini d’œuvres. Mais, à quelques exceptions près, celles-ci ont disparu. Il n’en reste que des traces, des fragments, des documents seconds : dessins préparatoires, courriers, photographies d’écran ou de dispositifs, articles de journaux et mémoires des protagonistes. Cette histoire artistique, esthétique et intellectuelle est, en outre, intimement liée à l’histoire technique, économique et politique.

Minitel est le nom du terminal de connexion au système français Vidéotex associant donc informatique et télécommunication. Comme l’Internet, il est né d’une impulsion gouvernementale, mais, contrairement à l’Internet, ce n’était pas pour des raisons militaires et de sécurité, mais industrielles et de développement économique. Le choix de la France fut de privilégier un outil pour le grand public plutôt que pour des professionnels (3) : le terminal est fourni gratuitement à tout le monde, en revanche l’utilisation en est payante. Le Vidéotex français est une structure hiérarchique et le Minitel un terminal d’accès et de consultation (4) assez fruste.

Il dispose d’un écran de 9 pouces avec un codage-affichage alphamosaïque de 25 lignes de 40 colonnes à écartement fixe. Il permet l’utilisation de lettres, chiffres, caractères de ponctuation et de caractères dits graphiques ou mosaïques (5). En outre, l’affichage des caractères peut être clignotant ou en inversion vidéo. Le temps d’affichage ainsi que le passage d’une page à l’autre par les fonctions « suite » ou « retour » activées par l’utilisateur sont des éléments de la composition ou de « l’écriture » sur Minitel. La programmation se fait en couleur, mais l’affichage chez l’utilisateur est en noir et blanc et dans un dégradé de gris (6). Le clavier est très petit et les touches particulièrement dures (loin du confort des téléphones portables aujourd’hui). Et enfin, avec un modem à 1200 bauds, il est… lent !

L’art avec le Vidéotex a existé dans divers pays dont le Canada (animations réalisées par Nell Tenhaaf) et le Brésil (7) où Eduardo Kac créa un ensemble de poèmes animés dont il a effectué des remédiations (8). Mais c’est en France que cette création fut la plus importante. Elle s’articule autour de ART ACCES Revue d’une part, et de projets indépendants d’autre part. À ce jour, j’ai identifié 73 artistes pour la première et 33 œuvres portées par 8 artistes ou groupe d’artistes pour les seconds (9). Dans les deux cas, ces chiffres ne sont pas définitifs.

L’art avec le Minitel est souvent présenté comme un art « pré Internet ». En anglais le terme « telematic » fut un temps le terme générique pour désigner un art des réseaux, un art connecté (10). Si elle partage de très nombreux concepts avec celui-ci, la création télématique française présente des approches et des esthétiques variées qui s’inscrivent dans un panorama plus large; en voici quelques exemples selon une première typologie.

Art de la communication : le message est le médium dans le village global
Au début des années 1980, Fred Forest développe une réflexion et un ensemble d’actions autour du concept « d’art de la communication » (11). Dans ce contexte, le Minitel est un média qui vient s’inscrire naturellement dans sa pratique et qu’il utilisera à plusieurs reprises. Dans le cadre de l’exposition Electra au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 1983-84, il propose L’Espace Communicant (12). 40 lignes téléphoniques, 10 minitels et des répondeurs sont installés dans le musée, les numéros et codes d’accès sont communiqués via la presse écrite et la radio.

Dans le musée, le public peut répondre au téléphone et aux messages qui arrivent sur le Minitel, en direct ou en différé via répondeurs et messageries. Il peut également appeler et laisser des messages. Toutes les communications sont amplifiées. Le Minitel, comme souvent dans la pratique de Forest, n’est pas utilisé seul, mais en combinaison avec d’autres médias, non pour délivrer de l’information, mais pour son potentiel de communication entre les gens. Le contenu de l’œuvre est l’acte de communication lui-même, la mise en lumière de cette place virtuelle du village global en émergence où se rencontrent des inconnus et où la question n’est pas comme aujourd’hui « où es-tu?« , mais « qui es-tu?« .

Navigation et interaction : la fonction est le message
Le médium est le message est interprété d’une autre manière par Éric Maillet dans Up To You en 1987 pour son diplôme à l’École d’art de Cergy (13). Up To You met en scène la navigation même au sein du Minitel avec les choix auxquels le public est normalement convié. Mais il ne propose, précisément, aucun autre contenu que des choix avec des énoncés paradoxaux, absurdes et une structure incohérente. Le principe d’arborescence du Minitel s’y transforme en labyrinthe et l’interaction en tautologie.

Frédéric Develay, L’Ecrire/Lire pour ART ACCES, photographies des écrans Minitel. Photo: D.R. / courtesy Archives ART ACCES Revue – Frédéric Develay

L’art collaboratif ou le public à l’œuvre
Inclure le public dans l’œuvre, rendre les œuvres participatives, faire œuvre collective, transformer le public en co-auteur avec l’artiste ou en fournisseur de contenu dans des dispositifs conçus par l’artiste : ces idées sont discutées avec vigueur à la fin de ces années 1980 et le Minitel fournit une parfaite plateforme d’expérimentation utilisée dans plusieurs projets. Jean-Marc Philippe s’en sert pour recueillir les contributions du public pour Messages des hommes à l’univers en 1986-87 (14). Les réponses à la question « si une intelligence extra-terrestre existait, que lui diriez-vous » seront ensuite envoyées vers le centre de notre galaxie via le radio télescope de Nançay.

Deux projets explorent plus particulièrement la création collective, l’une pour l’espace physique public, La Vallée aux images (1987-89) de Jean-Claude Anglade (15) et l’autre pour le cyberespace, Le Générateur poïétique d’Olivier Auber (16) (depuis 1986). Avec La Vallée aux images, Anglade propose aux habitants de la région de créer un vitrail, via le Minitel, pour habiller la grille recouvrant le château d’eau de Noisiel construit par Christian de Portzamparc. Tout comme le château d’eau est symbole de la communauté (l’eau partagée), le Minitel est territoire commun d’une sociabilité dématérialisée pour une appropriation collective de l’espace public.

Créé sur le Minitel, puis porté de plateforme en plateforme par Oliver Auber jusqu’au téléphone portable aujourd’hui, Le Générateur poïétique propose la création collective d’une image dans le cyberespace par auto-organisation. Elle repose sur une base très simple : chacun dispose d’un carré de 20 pixels de côté et la taille du dessin s’adapte au nombre de participants. C’est une des rares œuvres encore existantes.

Littérature numérique
Le Minitel offre à la littérature expérimentale et à la littérature numérique – cette dernière alors en plein essor – d’une part la perspective d’un canal de diffusion et d’autre part la possibilité d’expérimenter de nouvelles formes d’écriture et de lecture. Interactivité, combinatoire, hypertexte y croisent lettrisme, poésie visuelle et animée, déconstruction de la langue et des signes dans une sémiologie débridée et jubilatoire, mais aussi la notion de mise en scène de la page-écran, de son rythme et de sa dynamique, de page en page, et d’une lecture également dynamique et non-linéaire. Cette création se fit essentiellement dans le cadre de ART ACCES Revue. La plupart des divers courants de la littérature et de la poésie expérimentales et numériques français y sont représentés. On y trouve ainsi Frédéric Develay, Tibor Papp, Philippe Bootz, Julien Blaine, Henri Chopin, Isidore Isou, Jean-François Bory et bien d’autres encore (17).

Une autre expérience, à l’initiative d’un groupe de jeunes graphistes, Jacques-Élie Chabert, Camille Philibert, Jean-René Bader, et du journaliste Jean-Paul Martin, s’est déroulée sous le label de la revue expérimentale Toi et Moi Pour Toujours qu’ils fondèrent en 1982. Ils réaliseront trois romans télématiques. ASCOO (pour Abandon Commande Sur Ordre Opérateur) présenté à l’exposition Electra où le public pouvait laisser des messages aux personnages, est un roman policier hypertexte qui met en œuvre ce que Françoise Holtz-Bonneau qualifiera de « textimage ». Pour le groupe, en effet, le texte doit pouvoir créer sa propre mise en page et cette mise en page doit être assez forte pour être perçue comme une image cohérente.

Premier roman télématique, ASCOO a d’abord été consultable uniquement localement et non en réseau. En 1984, le groupe crée le roman-installation Vertiges à l’ELAC à Lyon. L’histoire de 7 personnages se déroule sur 7 minitels répartis dans l’espace d’exposition sur une Carte du Tendre revisitée. Le public suit un personnage et compose son histoire à travers ses trajets d’un Minitel à l’autre. Enfin, en 1985, c’est L’Objet perdu pour l’exposition Les Immatériaux au Centre Pompidou, également roman hypertexte où le public est notamment invité à compléter-recréer une partie de l’histoire.

Entre la revue d’art et la galerie en ligne : ART ACCES Revue (1984-1986)
Co-fondée par ORLAN et Frédéric Develay (18), ART ACCES Revue voit le jour en 1984 et sera présenté en 1985 dans le cadre des Immatériaux. Entre la revue d’art et la galerie en ligne, ART ACCES présente 3 catégories de création : en arts visuels (la majorité), en littérature et en musique. Ce dernier point est particulièrement intéressant, car le Minitel n’avait pas de son ! Les musiciens, tel Franck Royon Le Mée, proposèrent des partitions graphiques. La structure est la même pour tous : l’œuvre est accompagnée d’un texte de l’artiste et d’un texte d’un critique choisi par celui-ci.

Pour ORLAN et Develay, il s’agissait de proposer une alternative artistique et culturelle face à un contenu alors purement utilitaire et mercantile, mais aussi d’explorer les possibilités d’un média « pauvre » quand l’art informatique de l’époque se déploie largement dans une esthétique lisse et colorée et un discours de progrès, tout en questionnant les formes d’art établies. ORLAN y met en scène son personnage de Sainte-Orlan. D’écran en écran, on zoome sur le sein dénudé pour lire d’abord le mot « art » sur la pointe du sein, puis les mots « new » et « vieux ». La série d’images-écrans fut en outre montée sur de grands caissons lumineux en bois et présentée ainsi de manière statique. Sous cette forme, elle ferait partie des œuvres subsistantes. En outre, pour ORLAN, ART ACCES est en tant que tel, une création. Et en effet, elle peut être considérée comme une œuvre, une œuvre-instrument.

ORLAN, Sainte-Orlan pour ART ACCES, photographies des écrans Minitel. Photo: D.R. / courtesy ORLAN & Archives ART ACCES Revue – Frédéric Develay

Derrière ART ACCES on trouve également l’idée, commune avec l’Internet par la suite, mais aussi avec la vidéo à la même époque, d’une démocratisation de l’art qui va pouvoir atteindre le public chez lui, directement, selon d’autres modèles économiques. Ce fut le même échec pour les trois. Mais la première galerie-revue en ligne présenta une liste impressionnante d’artistes, parmi lesquels John Cage, Ben, Vera Molnar, Paul-Armand Gette, Buren ou encore Lea Lublin. Il reste à effectuer une analyse esthétique plus précise de la façon dont ceux-ci s’emparèrent du média et des œuvres produites.

Le Minitel : installations et déconnexion
L’art télématique partage avec le net art et une grande partie de l’art sur écran informatique la difficulté de sa monstration dans l’espace public. ART ACCES y répondit en ne présentant pas simplement un Minitel en consultation lors d’expositions dans des musées ou des galeries, mais en proposant tout un dispositif constitué de caissons lumineux et d’une pyramide de Minitels figés sur les pages d’une sélection d’œuvres.

D’autres artistes imaginent d’entrée de jeu le Minitel non pas pour le foyer domestique, mais pour une installation publique. C’est le cas de Déambulatoire/combinatoire de Marc Denjean présentée en 1984 à la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon. Sur le modèle de celui de la cathédrale de Chartres, un labyrinthe est dessiné sur une bâche en toile posée au sol. Une corole de 60 téléphones connectés à 8 magnétophones l’entoure, diffusant contes et poèmes. En son centre, un Minitel sur un socle-autel noir affiche des mandalas.

L’utilisation artistique la plus singulière du Minitel fut sans doute celle qu’en fit David Boeno. À l’opposé de tout discours sur la communication, le réseau ou même, comme Denjean, sur le « terminal », le « bout », que représentait le Minitel, il s’en servit déconnecté, comme source d’une écriture de lumière dans des œuvres photographiques ou des installations telles Index en 1994 pour laquelle un ensemble de Minitels déroulaient, dans le noir, 120 citations de textes organisés en 3 rubriques : « Lumière et œil », « Ombre et œil » et « Ce que voit l’œil fermé ». Ces œuvres font partie de celles qui existent toujours. Les photographies sont exposables, les installations, ou une partie d’entre elles, pourraient être remises en état.

Les raisons du succès du Minitel dans le champ artistique, par rapport aux systèmes étrangers, peuvent s’expliquer par une conjonction d’éléments spécifiques à la France. D’une part le rôle essentiel qu’ont joué deux expositions majeures, devenues cultes, Electra et Les Immatériaux, en soutenant et en montrant ces créations. L’existence, d’autre part, d’une écologie artistique favorable avec notamment le mouvement de l’art de la communication autour de Fred Forest, les mouvements autour de la poésie et de la littérature numérique, des groupes de jeunes designers graphiques inventifs, avec une interpénétration de ces différents cercles (19).

À cela s’ajoute un soutien et un intérêt des instances publiques, y compris pour la création en matière d’art technologique (20), ainsi que d’ingénieurs du CCETT, le Centre Commun d’Études de Télévision et Télécommunications. Enfin, la possibilité, ou devrait-on dire, la potentialité, d’un public avec un Minitel dans tous les foyers. Les raisons de l’échec, c’est-à-dire l’abandon du média en matière de création, sont triples : d’une part les coûts de consultation, beaucoup trop onéreux, pour les utilisateurs, la lourdeur et la complexité de la production pour les artistes d’autre part, et enfin, l’existence et l’émergence d’autres plateformes et d’autres systèmes plus adéquats et plus souples.

La création artistique avec le Minitel est loin d’être un champ uniforme aussi bien dans les esthétiques que dans les pratiques. Il est utilisé seul, mais aussi en combinaison avec d’autres médias, dans des installations et aussi dans des performances (notamment par Marc Danjean). L’œuvre « finale » n’est ainsi pas nécessairement dans le même médium. Il est instrument, matériau, média, espace de création, de publication et d’exposition. En matière d’art télématique, si cette cartographie se veut un premier pas, tout ou presque reste à faire : établir une histoire solide qui croise histoire de l’art, des techniques, mais aussi économique et politique; constituer, préserver et indexer les archives ; produire une analyse esthétique critique.

En ce qui concerne la conservation-restauration, l’approche est plus complexe et ne peut être identique pour toutes les œuvres. Elle me semble d’une parfaite inutilité au regard des actions et performances comme celles de Forest ou d’Anglade qui s’inscrivaient dans un contexte et une sociologie spécifiques et où la reprise (re-enactement) apparaîtrait comme artificielle si tant est qu’elle soit possible. « Restaurer » les œuvres proprement en réseau ou de la communication semble finalement assez vain. Dans ce cas, préserver la trace documentaire et constituer l’histoire est le plus approprié.

Pour les œuvres de littérature ou, a priori, celles créées dans le cadre d’ART ACCES, la restauration stricto sensu est quasiment impossible, il faudrait disposer des enregistrements mémoire des œuvres (21) et pouvoir les lire. En revanche, au moins pour certaines d’entre elles, une re-création est théoriquement possible, y compris dans le même médium puisqu’il semble que des cargaisons de minitels sont toujours disponibles. Cela demande de retrouver les éléments du contenu à partir des documents d’archives et de la mémoire des divers protagonistes. Il reste à y intéresser artistes, historiens, conservateurs, institutions et financeurs…

Annick Bureaud
critique d’art et directrice de Leonardo/Olats
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Benjamin Gaulon, ReFunct Media #6, 2013, www.recyclism.com/refunctmedia_v6.php

(2) International Teletext Art Festival, www.teletextart.com

(3) D’autres pays développèrent d’autres systèmes et d’autres approches économiques centrés sur l’entreprise comme l’Allemagne ou au Canada.

(4) On ne peut pas y publier ses informations à volonté et simplement, depuis chez soi, pour un coût modique comme aujourd’hui avec l’Internet. Il faut passer par des serveurs – et des entreprises – spécialisés et se soumettre aux fourches caudines étatiques des PTT (qui éclateront entre La Poste et France Télécom-Orange).

(5) http://fr.wikipedia.org/wiki/Vidéotex

(6) Techniquement, il aurait pu être en couleur dès le départ. Il est à noter que le Brésil qui adopta la norme française y inclut d’emblée la couleur.

(7) Sans doute également en Allemagne et Italie, mais je n’en ai pas encore retrouvé la trace.

(8) www.ekac.org/VDTminitel.html

(9) Il s’agit de Jean-Claude Anglade, Olivier Auber, David Boeno, Francis Debyser, Marc Denjean, Fred Forest, Eric Maillet, et le groupe Toi et Moi Pour Toujours.

(10) Voir à cet égard l’article emblématique de Roy Ascott, « Is There Love In The Telematic Embrace? » in Art Journal, New York, College Arts Association of America 49:3, p. 241-247, 1990. http://telematicembrace.files.wordpress.com/2009/05/multimedia_23.pdf

(11) www.webnetmuseum.org/html/fr/expo-retr- fredforest/textes_critiques/text_critiques_fr.htm

(12) www.webnetmuseum.org/html/fr/expo-retr-fredforest/actions/26_fr.htm#text

(13) Le projet ne sera pas mis en ligne, mais montré localement.

(14) Le projet de Jean-Marc Philippe a été réalisé avec ART ACCES Revue. Il porte le nom de Cosmos Art Initiative, mais est plus connu sous le titre de Messages des hommes à l’univers.

(15) Le projet restera en place pendant deux ans. http://jean.claude.anglade.free.fr/

(16) http://poietic-generator.net/

(17) J’ai identifié 26 projets, mais il y en a eu certainement plus.

(18) Frédéric Martin participera également à l’élaboration du projet.

(19) La création est aussi accompagnée par une réflexion théorique conduite dans divers endroits universitaires, mais aussi dans des lieux comme le Centre Culturel Canadien à Paris.

(20) Jack Lang est alors Ministre de la Culture.

(21) Je n’en ai encore jamais rencontré hormis pour David Boeno, mais il se peut qu’il en existe encore.

 

vue par Annie Abrahams, Martine Neddam et Julie Morel

Dans le Net art, préserver, montrer et médier sont indissociablement liés, car l’Internet, ce « lieu » (ou non-lieu) de l’exposition de l’œuvre, est aussi son médium. Or l’Internet change, les internautes aussi et les machines vieillissent (souvent mal). D’où la nécessité de documenter l’œuvre et de l’accompagner jusqu’à son dernier souffle.

Julie Morel, Sweet Dream, 2007. Photo: © Julie Morel

Les pratiques artistiques qui, dans les années 1990, se montraient sur l’Internet, que ce soit par contrainte — absence de soutien institutionnel —, en réaction à l’institution ou tout simplement parce qu’elles n’en avaient plus besoin pour se diffuser ou rencontrer leur public (1), ne se préoccupaient pas de leur pérennité. Or, ces œuvres disparaissent petit à petit de notre paysage informatique. Les navigateurs sont mis à jour, les balises sont remplacées… menant inévitablement au non-fonctionnement de certains éléments.

Ainsi, les œuvres disparaissent avec le médium de leur exposition. Si l’on peut être tenté de penser que les artistes sont les personnes le plus à même de corriger les erreurs qui surviennent sur leurs pages Internet au fil des années, ce temps d’entretien vient empiéter sur le temps destiné à la création. Conservation et instauration ne sont pas toujours cumulables.

Les œuvres d’art Internet représentant un intérêt grandissant, il est logique de penser que leur préservation pourrait revenir à un réseau actif d’acteurs impliqués dans leur conservation, comme c’est déjà le cas dans le cinéma expérimental ou les films réalisés en Super 8. Mais, comment alors assurer la pérennité de ces œuvres dans le « lieu » de leur exposition ? Comment, tout au moins, rendre compte de son évolution et comment les transposer dans un espace d’exposition qui devient alors « autre » (Offline ou Online) ?

Sweet Dream / Julie Morel / du hard- et du software
Dans l’espace de la galerie, le visiteur de Sweet Dream, réalisée par Julie Morel en 2007, est invité à appuyer sur une touche de clavier d’ordinateur (« wake up » ou « sleep ») qui allume ou éteint une lampe installée à distance, au domicile de l’artiste. L’œuvre est donc physiquement présente dans l’espace usuel. Supposant l’utilisation d’Internet, l’œuvre est également présente au sein de cet espace-temps particulier, faisant alors du réseau lui-même, outre un composant fonctionnel, un médium. L’étude de Sweet Dream (1) soulève de nombreuses questions aussi bien pour la restauration que pour l’exposition d’œuvres à composantes numériques. En effet, comment identifier les risques présents et à venir dans ces œuvres dont les constituants sont sujets à obsolescence et dont le fonctionnement dépend d’un environnement particulier et autonome (ici, des touches de clavier, une carte Arduino, un Mac mini, Internet, etc.) ?

Le fonctionnement de Sweet Dream dépend d’un dispositif comprenant plusieurs matériels informatiques (hardware) ponctuant les différentes étapes que connait le signal, envoyé par les deux touches de clavier d’ordinateur à la lampe de chevet de l’artiste. Élaborer des axes de conservation-restauration pour cette œuvre implique de pleinement comprendre ces matériaux, matériels et composants afin de définir leur rôle au sein du dispositif. Chaque matériel est incorporé dans le dispositif par les soins de l’artiste et est en interrelation avec les autres. L’œuvre étant destinée à fonctionner, il est nécessaire de comprendre le dispositif technologique comme étant un point d’intervention crucial, bien que celui-ci ne soit pas visible par le spectateur.

Toutefois, Sweet Dream est non seulement une œuvre technologique, mais elle est aussi conceptuelle. Julie Morel s’intéresse particulièrement au caractère sensible des technologies : la textualité singulière des machines et les accidents qu’elles peuvent produire (2). Dès le ready-made, la forme sensible ne constitue plus un socle fiable à la signification. L’œuvre n’est plus ni strictement, ni intégralement identifiable à sa forme (3). C’est pourquoi l’étude de conservation-restauration doit porter ici sur l’ensemble du dispositif, y compris conceptuel, incluant la partie invisible qui se trouve au domicile de Julie Morel.

Je suis intervenue sur cette œuvre (4) afin de sécuriser le dispositif dans sa globalité. Les composants sont destinés à être manipulés et s’en retrouvent inévitablement fragilisés. Ce qui nous conduit immanquablement à la nécessité de composer des stocks de matériels de rechange en cas de panne ou de défaillance, avant que la production du matériel en question soit écoulée. Mais ici, comme chez tous les artistes de Net art, le hardware ne fait pas tout. Il faut aussi « porter » le code, afin de permettre au programme de Sweet Dream d’être compatible avec un plus grand nombre d’ordinateurs et de matériels. Issu du jargon des informaticiens, le « portage » est utilisé par le réseau des Médias Variables. L’œuvre est alors accompagnée dans son évolution informatique, jusqu’à un certain point…

Being Human / Annie Abrahams / des machines et des performances participatives
Annie Abrahams a produit des œuvres sur le Web depuis la moitié des années 1990. Ses œuvres sont donc concernées au premier chef par l’obsolescence technologique. Elles sont vouées à disparaître et Annie Abrahams en a pleinement conscience. Mais elle ne souhaite pas se pencher sur ce qui risque d’être détruit et/ou sur ce qui devrait être conservé : Je n’ai aucune envie de me pencher sur ce qui se détruit, ce qui doit être gardé, ce qui aura de la valeur après — je veux vivre dans le présent, avec les choses d’aujourd’hui — après, je ne serai plus là !, dit-elle.

Si la plupart des œuvres d’Annie Abrahams utilisent le réseau comme dispositif, elles sont surtout performatives. Chez Annie Abrahams, les machines ont également un corps. Aussi sont-elles bien plus proches de la performance, du théâtre, de la musique que de certaines œuvres à composantes technologiques, utilisant le réseau pour des fins différentes. En conséquence, l’exposition de ses œuvres et leur activation supposent des tactiques de préservation proches de celles développées autour des « time-based media » qui placent leur nature temporelle au premier plan de leur préservation (5). Leur préservation peut alors se présenter sous la forme d’un stockage de données, d’une base de données, ou encore d’une veille technologique. Le caractère participatif des œuvres d’Annie Abrahams fait qu’elles ne peuvent être préservées que sous la forme d’information et de documents. Ceux-ci ne permettent malheureusement pas de conserver l’œuvre dans son entièreté, mais ils protègent néanmoins les données qui participent à faire comprendre l’œuvre et qui composent son histoire.

Comme l’écrivent Stéphanie Elarbi et Ivan Clouteau, il faut d’abord accepter la nature éphémère de la plupart des œuvres électroniques et médiatiques. Archiver et documenter le transitoire semble un paradoxe, mais cette nécessité advient au moment où les technologies, à l’origine de ce transitoire, rendent cette pratique (de l’œuvre) possible (6). Ainsi, Being Human, accessible sur la page www.bram.org/, est présentée sous forme d’archive participative où nous pouvons pratiquer le site comme il était présenté en 2007, 2003 ou 1997. Cette archive précieuse nous permet d’observer Being Human dans sa globalité. L’œuvre peut donc être comprise comme un objet évolutif et changeant, suivant au fil du temps la créativité de l’artiste.

Mouchette, David Still, XiaoQian / Martine Neddam / prendre soin de son personnage
Le Net art a aussi ses classiques. Parmi eux, le site de Mouchette (7) propose un véritable millefeuille de pages Web liées les unes aux autres et présentant chacune une information à écouter, à lire ou encore à contempler. C’est une expérience à part entière où nous sommes invités à découvrir tout l’univers d’un personnage et à jouer avec lui. Mais voilà maintenant dix-huit ans que Mouchette a 13 ans. Que de mutations a connues cette pré-adolescente dans l’écosystème fluctuant de l’art et de l’Internet ! Martine Neddam fait partie du mouvement net.art et elle a produit de nombreuses créations sur le World Wide Web. Mais que reste-t-il aujourd’hui de Mouchette, David Still ou encore XiaoQian ? Ces personnages sont-ils voués à disparaître dans le cimetière de l’Internet?

Captures d’écran du site d’archives du monde de Mouchette (articles, fans, événements, etc.) Cf. http://about.mouchette.org/ Photo: © Martine Neddam

L’Internet avant les années 2000 est un environnement contraignant si nous le comparons à celui d’aujourd’hui : un maximum d’informations devait être contenu dans très peu d’espace fichier (à hauteur de 20 kb) et il fallait procéder au codage des pages et des images pour les créer. Les contraintes liées aux balbutiements du Net étaient un moteur de créativité fort. Il s’agissait d’un véritable challenge : dire des choses avec très peu de moyens (fichier petits, bande passante réduite…), rappelle Martine Neddam.

Aujourd’hui, ajoute-t-elle, les internautes manquent de la curiosité nécessaire qui était très présente dans la pratique d’Internet. Cela demandait une pratique d’investigation : aller chercher les choses (liens cachés, sons, etc.). Les liens, gifs transparents, peuvent être activés si nous « tâtons » l’image pour chercher s’il y a des choses à voir. Maintenant, on ne sait rien du tout du mode de transmission des informations qui nous arrivent ! Qui sait, par exemple, combien de serveurs s’engagent sur une page Facebook ? Maintenant tout est dans le nuage. L’Internet a changé, l’internaute également, le pratiqueur des œuvres du réseau tout autant. Mouchette a traversé plusieurs époques du Web, celui des sites personnels, celui de la bulle Internet, celui du Web 2.0, celui de la mobilité.

Une œuvre de Net art est une expérience, de surcroît liée à un état d’esprit et à une époque. Les sites de Mouchette et de David Still sont imprégnés du style visuel propre à cette époque : oui, dit Martine Neddam, chaque artiste est un archéologue des média. Souvent on trouve un certain charme à faire un clin d’œil à des pratiques plus anciennes. L’ASCII par exemple : faire des images en ASCII c’est de l’archéologie des média puisqu’on l’utilisait avant le WWW, mais déjà sur Internet.

Archiver un site Internet est souvent, pour les artistes, une solution préférée à d’autres. Mais ce qui est stocké est un instantané de l’œuvre sur un support isolé de l’Internet. Archiver un site, c’est figer et décontextualiser. Ce même support de stockage est le reflet de la technologie numérique propre à une certaine époque et il est sujet lui aussi à l’obsolescence. Un site Internet est une expérience qu’il faut pratiquer et s’il fallait conserver quelque chose de ces œuvres, il serait alors nécessaire de conserver le contexte d’existence de l’œuvre : quels écrans permettent sa bonne réception ? Quels clavier et souris ? Ne faut-il pas considérer les conditions de réception de l’œuvre comme faisant partie intégrante de celle-ci ?

Les interfaces, comme les claviers, les souris, les écrans, le réseau, etc., deviennent difficiles à obtenir une fois leur production écoulée et très vite, avant même que ne se pose la question de la préservation de l’œuvre, disparaissent les stocks de matériels qui auraient permis d’activer l’œuvre au plus près de son environnement d’origine. Mais Martine Neddam pense l’archive autrement. Le site est encore en fonctionnement aujourd’hui. D’autres sites n’ont pas connu cette chance et disparaissent petit à petit, URL par URL. Préserver un site comme Mouchette suppose des actions permanentes (mise à jour des liens, animation bloquée par les navigateurs, réparation de scripts, etc.).

Les problèmes soulevés par l’entretien de l’œuvre sont intégrés dans le travail de Martine Neddam : avant, les images utilisées pour le site de Mouchette prenaient l’entièreté du fond d’écran qui était bien entendu plus réduit que les écrans d’aujourd’hui. C’est pourquoi maintenant l’image de fond de page est répétée en mosaïque pour combler la place disponible. Le site date de 1996. Mais cela fait 8 ans que je réfléchis à un mode d’archivage. Dois-je, par exemple, conserver une apparence vieillie et datée du site ? Le site vit également au travers de toutes ses versions, tout ça est un peu insaisissable ! Les contenus sont forcément modifiés. Les Orientaux détruisent pour reconstruire et nourrissent par là, de manière peut-être plus pérenne, la mémoire. Nous, les Occidentaux, nous souhaitons à tout prix conserver un état présumé original.

La pratique, dans le cas du Net.Art, est le plus important, mais aussi peut-être ce qui est le plus insaisissable. Lorsqu’une de mes œuvres dysfonctionne, dois-je tout laisser en place et ne pas essayer de la faire marcher ? Ou tout remplacer et la faire bien fonctionner ? Je réclame un droit au rafistolage, au bricolage de mes œuvres à l’instar d’un artiste comme Jean Tinguely. Il s’agit de conserver l’esprit sinon le concept ! (8). Mouchette est un site, mais c’est aussi un personnage qui traverse les années et qui doit, pour continuer d’exister, être soigné, réparé, bricolé. Le choix de Martine Neddam est ni celui de l’éphémérité de l’art, lié à cette idée que « l’art c’est la vie » comme chez Annie Abrahams, ni du fonctionnement à l’identique comme chez Julie Morel, animée par les impératifs de la galerie, mais celui d’un accompagnement, coûteux en temps et en énergie, de la « croissance » de l’œuvre. Grâce à ce soin apporté à l’œuvre, l’expérience de Mouchette est toujours possible.

Et après ?
Quel avenir se dessine pour les créations en ligne de Martine Neddam ? Il arrivera un jour où l’artiste ne pourra plus apporter le soin nécessaire à l’existence en ligne de son personnage. Lorsque l’artiste n’entretiendra plus ses œuvres, qui paiera l’enregistrement des noms de domaines, qui maintiendra les javascripts, etc. ? Et quand bien même ils seront pris en charge, car c’est là, in fine, le rôle des institutions muséales et patrimoniales, nous ne pouvons pas prédire l’évolution de l’Internet et du Web.

Martine Neddam a pensé à une solution (tout moins tant que l’Internet existera) : l’auto-archivage, avec le site About Mouchette (http://about.mouchette.org). Les données qui y sont stockées concernent principalement les actions et les expériences des utilisateurs et pratiqueurs du site de Mouchette. Elles concentrent l’ensemble des référencements, sans tri préalable, des modes d’activation du site : « les buveurs font partie du bar ! », puisque c’est avant tout la pratique de la page par les internautes qui est importante pour l’artiste.

Le Net art est créé et pensé pour un médium évolutif, l’Internet, ce qui implique immanquablement des modifications qui ne sont pas prévues à l’avance, ou maîtrisées. Les œuvres sont donc elles-mêmes évolutives, qu’elles soient portées, adaptées (Julie Morel), documentées (Annie Abrahams) ou archivées et accompagnées (Martine Neddam). Finalement, n’est-il pas juste question ici de continuer à pratiquer les œuvres de Net art pour les faire exister, même à une époque éloignée de leur création initiale ? Conserver une œuvre consisterait à la pratiquer, à permettre son expérimentation aussi longtemps que possible jusqu’à ce que celle-ci ne soit plus en état de « fonctionner ».

Autant de questions qui demandent à ce que l’artiste (associé peut-être au conservateur-restaurateur) définisse la limite à partir de laquelle l’œuvre devra être considérée comme disparue. Il peut paraître paradoxal de confronter l’idée de disparition à la volonté de conservation. Bien souvent, des œuvres numériques sont actualisées informatiquement et esthétiquement pour pouvoir les présenter au public en état de fonctionnement. Une version « historique » de l’œuvre est alors conservée dans des réserves ou bien elle est présentée en exposition en même temps que la version actualisée. Également, la solution inverse existe, par exemple, lorsque les œuvres sont présentées « inertes » au public avec un document explicatif en complément de la présentation.

Ces solutions révèlent notre incapacité à accepter la disparition d’une œuvre, même quand celle-ci est, de par la nature de ses composants, prévue pour n’exister qu’un temps. Les objets numériques, pourtant créés en dehors de l’institution muséale, comme c’est le cas pour les œuvres du Net.Art, sont aujourd’hui rattrapés par le monde de l’art et de la conservation, qui leur insuffle un nouveau statut allant parfois à l’encontre de leur concept. Et si, pour les conserver, nous prenions le chemin naturel tracé par leur concept. Et si nous les pratiquions tout en les accompagnant le plus respectueusement possible vers leur disparition ?

Tiphaine Vialle
conservatrice-restauratrice, Tiphaine Vialle est diplômée du DNSEP
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Bureaud (A.), Magnan (N.), Connexions, Art Réseaux média, guide de l’étudiant, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2002, p.16.

(2)  Cf. le site  de Julie Morel : www.incident.net

(3) Elarbi (S.) et Clouteau (I.), « Exposer et pérenniser l’œuvre contemporaine » in Technè n°24, C2RMF, 2006, p.69.

(4) Vialle (T.), La préservation d’œuvres d’art à composantes numériques, étude théorique et pratique. Sweet Dream de Julie Morel, mémoire de fin d’études, DNSEP option art mention conservation-restauration, École Supérieure d’Art d’Avignon, 2014.

(5) Cf. Laurenson (P.), Authenticity, Change and Loss in the Conservation of Time-Based Media Installations, Tate Papers Issue 6, 2006. Cf. aussi L’approche des médias variables par la Fondation Daniel Langlois. Depocas (A.). Préservation Numérique, la stratégie documentaire, 2002, www.fondation-langlois.org.

(6) Cf. Mahé (E.), L’ère post-média. Humanités digitales et Cultures numériques. Les pratiqueurs, Hermann, 2012.

(7) www.mouchette.org

(8) Neddam (M.), « Zen and the art of database maintenance », in Dekker (A.), Archives2020, Sustainable Archiving of born-digital cultural content, Virtueel Platform, 2011.

Hydrid Design

Electronic Shadow est une plate-forme de design hybride qui alimente sa création par un gros travail de recherche et d’innovation, tant sur le plan artistique que technologique, avec une système breveté de projection espace/image par exemple.

Electronic Shadow, Résonances. Œuvre vidéo-organique semi-générative en temps réel, intégrée au bâtiment des Turbulences de Jakob et MacFarlane, Frac Centre Orléans.

Electronic Shadow, Résonances. Œuvre vidéo-organique semi-générative en temps réel, intégrée au bâtiment des Turbulences de Jakob et MacFarlane, Frac Centre Orléans. Photo: © Electronic Shadow

Vous considérez-vous comme une véritable entreprise artistique, porteuse à la fois de créativité artistique et technologique ? Pensez-vous qu’aujourd’hui la vocation des artistes innovants est de se considérer avant tout comme une entreprise créative ?
Electronic Shadow a été créé en 2000 sur l’intuition que le monde était sur le point d’opérer une mutation majeure dans une fusion du numérique avec le réel. Ce que vous appelez le système breveté de projection espace/image est plus connu aujourd’hui sous le nom de mapping vidéo. Nous avons commencé à l’expérimenter dès le début des années 2000 et avons finalement posé un brevet en 2003, dont nous ne tirons pas de revenus. Nous nous considérons comme des artistes du XXIe siècle et, à ce titre, nous adaptons aux contextes qui se succèdent de plus en plus rapidement, la dimension « entreprise » est un outil et pas une fin en soi, d’ailleurs l’entité même de l’entreprise est aujourd’hui en pleine mutation avec les nouveaux modèles collaboratifs.

Vous avez créé une agence de production ES STUDIO pour allier une force de proposition originale aux réalités de la demande et accompagner doucement la commande vers de nouveaux horizons… Est-ce que cette structure est en quelque sorte le versant « business », en relation avec les entreprises ou les clients du projet Electronic Shadow ? Tous vos projets passent-ils par cette structure ? Si non, lesquels ?
ES STUDIO est la société que nous avons créée en 2003 pour faciliter la production de nos projets et du même coup répondre aux demandes des entreprises. Nous n’avons pas une approche commerciale et n’avons jamais démarché de clients, cela n’est tout simplement pas l’objet de la structure que nous utilisons comme un outil au même titre que les autres. Dans notre équilibre et écosystème, nous finançons notre travail artistique et nos recherches avec les formes adaptées de ces créations dans des contextes de commande. Nous investissons sur notre propre travail et n’avons pour ainsi dire jamais dépendu d’aides quelles qu’elles soient.

Vous avez travaillé directement avec de nombreuses entreprises… Je pense notamment à votre installation Chaud et Froid, une scénographie lumineuse animée et interactive conçue pour le show-room de l’entreprise d’ameublement Cassina sur le Boulevard Saint-Germain en 2005, et qui réfléchissait déjà à des principes avancés de domotique. Pensez-vous que les artistes numériques soient une vraie source de développement technologique pour les entreprises aujourd’hui et pour les nouveaux modes de vie de demain ?
En 14 ans d’existence, nous avons eu l’occasion en effet de faire de nombreuses rencontres. L’exemple que vous citez est très ancien, mais plus récemment, nous avons collaboré avec Microsoft, Saazs, dépendant de St Gobain, SFR, Schneider Electric, Accor et d’autres. À chaque fois c’est une histoire de rencontre, d’abord avec des personnalités, une rencontre humaine, un désir commun, alimentée par ce que nous produisons dans nos projets précédents la rencontre et débouchant sur une nouvelle aventure singulière.
À chaque fois, évidemment, nous essayons d’aller plus loin que ce que nous avons fait précédemment et devenons, de fait, force de proposition et cela génère de l’innovation, parfois technologique, créative, esthétique. L’innovation se trouve toujours en dehors du brief, car c’est notre fonction en tant qu’artistes d’aller plus loin et de rendre visible et tangible ce qui n’a pas forcément été imaginé. Donc, oui dans le dialogue à opérer avec les entreprises, les artistes ne doivent JAMAIS se contenter de faire ce qu’on leur demande, où alors ils ne sont pas des artistes, mais des prestataires.

Je sais que vous avez aussi travaillé avec des entreprises comme Renault, autour de la scénographie de leurs salons en 2003, mais avez-vous travaillé sur d’autres projets scénographiques du même ordre que Chaud et Froid, directement avec d’autres entreprises depuis ?
Nous avons en effet travaillé pour quelques entreprises marquantes. En 2006 à travers le Comité Colbert, nous avions eu comme clients la plupart des marques de luxe françaises en concevant et réalisant l’espace FIAC Luxe ! au Carrousel du Louvre. Cela a directement débouché sur un travail plus en profondeur avec certaines de ces maisons et nos liens avec cette industrie sont restés fidèles. Nous avons d’ailleurs reçu en 2011 le Prix du Talent de l’innovation du Centre du Luxe et de la Création.

Electronic Shadow, Résonances. Œuvre vidéo-organique semi-générative en temps réel, intégrée au bâtiment des Turbulences de Jakob et MacFarlane, Frac Centre Orléans.

Electronic Shadow, Résonances. Œuvre vidéo-organique semi-générative en temps réel, intégrée au bâtiment des Turbulences de Jakob et MacFarlane, Frac Centre Orléans. Photo: © Electronic Shadow

Dans vos relations professionnelles avec des entreprises, vous avez également beaucoup travaillé sur des projets de direction artistique externe. Je pense à ST Dupont en 2007, où vous avez travaillé à la redéfinition globale de l’image de la marque, ou à des projets de design graphique — toute la conception graphique, les flyers, objets dérivés et autres affiches de la FIAC luxe 2006… Un studio d’artistes doit-il être flexible et susceptible de couvrir différents types de création graphique/design pour répondre aux attentes d’une commande d’une entreprise aujourd’hui ? Les entreprises sont-elles en attente aujourd’hui des propositions innovantes que, finalement, seuls des artistes sont en mesure de leur amener ?
Il n’y a pas de règles. Electronic Shadow est alimenté par nos compétences et elles sont multiples, dans un champ couvrant l’espace, l’architecture, la lumière, mais aussi tout le travail sur l’image, le graphisme, la vidéo et tout ce qui touche au numérique, programmation, 3D, interactivité, effets spéciaux. Cela permet en effet de proposer des réponses globales et cohérentes qui peuvent fonder totalement un projet, notamment en communication quand on ressent une parfaite cohérence entre les différents médias. Plus les liens sont distendus entre ces différents métiers et plus le message devient inaudible. Je ne pense pas que ce soit ce que les entreprises attendent des artistes, mais si les artistes peuvent mettre à profit une large palette de compétences qui puisse servir son propos alors tout le monde est gagnant.

ES STUDIO est également tourné vers des projets plus hybrides avec des partenaires publics. Je pense à l’animation permanente pour le Pavillon de l’Arsenal ou à l’installation sur la structure extérieure du bâtiment de Jakob et MacFarlane au FRAC d’Orléans… Faites-vous une différence dans votre travail, selon qu’il se dirige vers des partenaires publics ou privés ?
En l’occurrence, le Frac Centre était un concours qui s’adressait à des équipes constituées d’un architecte et d’un artiste. L’artiste associé est donc Electronic Shadow et l’installation permanente de la peau de lumière est une œuvre en soi. Ce qui fait la différence entre les projets est sa destination finale et évidemment nous en tenons compte et équilibrons les projets qui sont de purs investissements et d’autres qui génèrent un certain équilibre financier. L’exigence sur les projets est, quant à elle, la même.

Travaillez-vous aujourd’hui sur de nouveaux projets avec des entreprises ? Lesquels et dans quelle direction ? Quelle part dans le travail au quotidien d’Electronic Shadow représente le travail au sein de l’agence de production ES STUDIO et donc envers les entreprises et commanditaires privés potentiels ?
Electronic Shadow existe depuis 14 ans et ES STUDIO depuis 11 ans, ils restent une signature pour l’un et l’entité qui nous emploie tous les deux à nos différents projets. Depuis environ un an et demi, nous développons de nouveaux projets avec de nouveaux partenaires, parmi lesquelles de nombreuses entreprises et institutions. ES STUDIO étant à la fois notre outil et notre propre employeur. La proportion est difficile à établir et il y a toujours cet équilibre dont nous parlions entre le travail purement artistique et les projets de commande, mais de plus en plus, nous opérons une fusion des deux et faisons participer les entreprises à des projets qui ont directement une portée artistique.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

 

> http://www.electronicshadow.com/

Interview de Gerfried Stocker

En 1991, Gerfried Stocker, artiste des médias et ingénieur en télécommunications fonde x-space, une équipe destinée à mener des projets pluridisciplinaires et produire des installations et des performances qui incluent des éléments d’interaction, de robotique et de télécommunication. Depuis 1995, Gerfried Stocker officie en tant que directeur artistique d’Ars Electronica, l’organisation fondée en 1979 à Linz, en Autriche qui organise le festival du même nom dédié à l’art, la technologie et la société. À partir de 1995/96, il dirige l’équipe d’artistes et de techniciens qui développent les stratégies d’exposition innovatrices de l’Ars Electronica Center et installent sur les lieux un département de recherche et de développement, l’Ars Electronica Futurelab. C’est également lui qui conçoit et met en place la série d’expositions internationales présentées depuis 2004 par Ars Electronica et, à partir de 2005, le projet et le repositionnement thématique de l’Ars Electronica Center dans sa nouvelle version agrandie.

Un éclairage utilisant une technologie de pointe illumine l'enveloppe de verre d'une surface d'environ 5100 M2 autour de l'Ars Electronica Center. Les bandes de LED montées au dos des 1100 plaques de verre disposées sur la façade sont programmables séparément. La luminosité et le mélange de couleurs peuvent être réglées.

Un éclairage utilisant une technologie de pointe illumine l’enveloppe de verre d’une surface d’environ 5100 M2 autour de l’Ars Electronica Center. Les bandes de LED montées au dos des 1100 plaques de verre disposées sur la façade sont programmables séparément. La luminosité et le mélange de couleurs peuvent être réglées. Au total il y a environ 40000 diodes, une sur 4 émet une lumière rouge, verte, bleue ou blanche. Lors d’une opération nocturne ordinaire, 3 à 5 kilowatts suffisent à produire des effets spéciaux innovants. Photo: © Nicolas Ferrando, Lois Lammerhuber

Marco Mancuso: Le Festival Ars Electronica est né en 1979 pour présenter et observer l’impact croissant des technologies sur l’art contemporain et la société dans son ensemble  — le Prix décerné à l’issue du concours mettant l’excellence à l’honneur. Le Centre en tant que lieu d’art et le FutureLab en tant que département de R&D, soutenu par un ensemble des partenaires technologiques privés ayant investi dans le projet, ont vu le jour peu de temps après. D’un point de vue historique, pourquoi tout cela est-il arrivé et comment cela s’est-il développé ? Ars Electronica semble avoir amorcé une véritable révolution au niveau de la production d’art et de culture. Il existait alors dans le monde très peu d’exemples comparables, capables d’échanges et d’exploration de l’art et de la culture des médias jusque là délaissés. Comment ce processus s’est-il articulé et quelles sont les difficultés auxquelles vous vous êtes confronté ?
Gerfried Stocker: En 1979, le Festival for Art, Technology and Society (festival pour l’art, la technologie et la société) a été fondé en écho au Linzer Klangwolke (Son de Nuage). Le Prix Ars Electronica est né en 1987. À la fin des années 1970, il était crucial que la ville de Linz se réinvente. Dominée par la croissance rapide de l’industrie métallurgique, suite à la Seconde Guerre mondiale, Linz manquait d’infrastructure culturelle et n’était connue qu’en tant que ville industrielle polluée. À cette époque, il est devenu évident que le futur de la ville ne reposerait pas sur la transformation du fer en acier.
C’est à ce moment que le directeur de la chaîne de télévision locale, associé à un artiste et à un scientifique, s’est mis à penser au festival, animé par la conviction que l’ordinateur allait vite devenir bien plus qu’un simple instrument technique — il allait non seulement être une force motrice pour les nouvelles technologies et les nouvelles économies, mais allait aussi avoir un impact colossal sur la culture et la société tout entière. C’était visionnaire, compte tenu de l’époque à laquelle Ars Electronica a été fondé. Ce qui est encore plus remarquable, c’est qu’ils ont compris qu’un festival et un colloque sophistiqués ne suffisaient pas, mais qu’il fallait également produire quelque chose qui puisse toucher tout le monde.
À partir de ce moment, c’est devenu notre principe directeur : regarder les sujets et les développements qui définissent notre avenir, essayer de les comprendre grâce à des artistes et des scientifiques venus des quatre coins du monde et communiquer le tout au public. Au fil des ans, nous avons mis en place une chaîne d’activités très solide — avec le Festival (et en particulier le Prix) comme source d’inspiration et d’idées; le Centre comme plateforme dédiée à l’éducation où les gens peuvent découvrir les thèmes et les technologies de l’avenir d’une manière très participative et créative; et le FutureLab, groupe de réflexion et melting-pot réservé aux créatifs, aux artistes, aux techniciens, aux développeurs, etc. — qui permettent au public d’utiliser toutes ces contributions et toute cette expérience pour générer de nouvelles idées et de nouveaux prototypes. En parallèle, nous possédons une section qui organise des expositions à travers le monde et la section Ars Electronica Solutions où nous transformons toutes ces idées créatives en produits destinés au marché.
Ainsi, comme vous pouvez le constater, l’intégration de l’art, de la technologie et la société dépasse un simple usage plaisant de ces termes, il s’agit vraiment d’un principe directeur dans notre travail, toujours plus à même d’affronter les enjeux et les mutations de notre époque axée sur la technologie. Le seul élément sous-jacent à toutes ces activités est le point de vue et la manière artistique d’aborder les questions. Cela nous oblige à rester très proches des besoins des gens, à ne jamais perdre de vue l’importance du développement de la technologie en fonction des utilisateurs. Nous sommes ainsi beaucoup mieux préparés à affronter les aspects négatifs de l’évolution actuelle.

Project Genesis – l'une des expositions à l'Ars Electronica Center – se déploie sur deux étages du bâtiment. Les œuvres sont regroupées en quatre ensembles thématiques: Biomédias, Hybrides Synthétiques, Ethiques de la Génétique et Science Citoyenne.

Project Genesis – l’une des expositions à l’Ars Electronica Center – se déploie sur deux étages du bâtiment. Les œuvres sont regroupées en quatre ensembles thématiques: Biomédias, Hybrides Synthétiques, Ethiques de la Génétique et Science Citoyenne. Photo: © Tom Mesic.

MM: Ars Electronica est un projet financé à la fois par des aides publiques (Upper Austria, ministères Autrichiens) et des partenaires privé, comme nous pouvons le constater sur la page dédiée à ce sujet sur le site Internet. Si l’on part de la vaste quantité d’écrits et d’expériences répertoriées qui traitent des   Industries Créatives, il parait aujourd’hui évident que les industries du vingt-et-unième siècle dépendront de plus en plus de la production de savoirs par le biais de la créativité et de l’innovation (Landry, Charles; Bianchini, Franco, 1995, The Creative City, Demos). Ce qui reste à éclaircir — sans doute parce que c’est moins direct — c’est la raison pour laquelle les industries privées investissent dans un centre comme Ars Electronica, ce qu’ils y cherchent, au fond, et quel est le retour sur investissement potentiel (si on le souhaite, on peut aussi parler de retour conceptuel ou de retour en arrière). En d’autres termes, quel modèle économique — culturel — de production pourrait finalement être appliqué à une plus petite échelle?
GS: S’il vous plaît ne pensez pas que je suis impoli ou arrogant (j’essaie juste d’être clair et honnête), mais je dois dire qu’il est ridicule d’attendre une réponse à CETTE QUESTION en quelques lignes. Je pourrais rajouter à la pile de ces déclarations vides de sens qui ont déjà considérablement entamé la crédibilité des industries créatives. Il nous a fallu de nombreuses années pour développer cette pratique et il faudrait des heures pour en parler de manière suffisamment approfondie. C’est un écosystème très complexe et multi-couches qu’il faut maintenir pour solidifier un partenariat et une collaboration qui fonctionnent de manière durable entre ces domaines et leurs acteurs. Au final, la raison pour laquelle les entreprises travaillent avec nous (il ne s’agit pas de sponsoring mais de travail commun et de co-développement), c’est que, sur la base de nos 35 ans d’expérience, nous avons trouvé quelques outils permettant de faciliter ou de modérer cet échange.

MM: À l’Ars Electonica Centre vous travaillez sur la présentation de formes d’art liminaires et expressives : de la biotechnologie au génie génétique, de la robotique aux prothèses, de l’interactivité à la neurologie ou encore des technologies de l’environnement à biologie de synthèse. Pensez-vous que des territoires spécifiques à la production de l’art des médias proche des investissements industriels vont voir le jour ? Là encore, comment l’activité des expositions de l’Ars Electronica Center est-elle liée aux stratégies et aux financements de vos partenaires industriels?
GS: Jusqu’ici nous n’avons jamais choisi de thématiques pour un festival ou des expositions en fonction de l’investissement de telle ou telle entreprise. L’un des facteurs de notre succès (ou peut-être de la survie d’Ars Electronica), c’est que nous avons toujours été une institution culturelle gérée par la ville de Linz. Cela signifie que nous disposons toujours du financement nécessaire aux activités et responsabilités de base. Bien entendu, nous pourrions considérablement étendre notre gamme d’activités et accroître notre impact par le biais de collaborations avec le secteur privé, mais il serait toujours possible de survivre sans eux en nous cantonnant à nos activités principales. Par contre, nous ne pourrions en aucun cas survivre très longtemps si notre but ultime visait l’argent fourni par l’industrie parce que, dans ce cas, nous perdrions notre force et notre crédibilité et donc l’accès à des personnes créatives et à leurs idées… il faut comprendre le tout comme un écosystème et non comme un modèle d’affaires !!!

Les essaims des quadcoptères de l'Ars Electronica Futurelab ont été la principale attraction au Voestalpine Klangwolke de 2012. Un public de 90 000 personnes a pu assister à un record du monde: la première formation en vol de 49 quadcoptères.

Les essaims des quadcoptères de l’Ars Electronica Futurelab ont été la principale attraction au Voestalpine Klangwolke de 2012. Un public de 90 000 personnes a pu assister à un record du monde: la première formation en vol de 49 quadcoptères. Les quadcoptères ont également fait leur apparence à Londres, Bergen, Ljubljana, Brisbane et Umea. Par ailleurs, ils sont capables de former des fresques de lumière.
Photo: © Gregor Hartl Fotografie

MM: S’agissant de l’Ars Electronica Futurelab, le Labo travaille sur des domaines de recherche comme l’Esthétique Fonctionnelle, l’Écologie d’Interaction, l’Esthétique de l’Information, la Technologie Persuasive, la Robotinité (en anglais, le terme  »robotinity » est inspiré par  »humanity » NdT.) et le formidable Catalyseur de Créativité. En quoi estimez-vous que ces domaines présentent un potentiel à la fois du point de vue artistique et de l’angle commercial lié à la recherche et aux technologies ? Pensez-vous que ces questions feront un jour de partie notre quotidien, que les artistes des médias s’y référeront et qu’elles engendreront une culture productive et une valeur artistique pour être finalement récompensées par un Prix Ars Electronica ?
GS: Oui bien sûr, ces choses-là font déjà partie intégrante de notre vie, de la culture et de la société. Ce n’est qu’en les approchant par le biais de stratégies comme la créativité catalytique que nous pourrons les aborder correctement. Pensez à la différence entre Robotique et « Robotinité », il ne s’agit pas simplement d’un jeu de langage, mais d’une tout autre approche qui permet d’appréhender les enjeux et les changements.

MM: L’Ars Electronica Residency est un Réseau d’excellence qui comprend des organisations partenaires comme des institutions d’études supérieures, des musées, des organisations culturelles, des centre de ressources R&D du secteur public, mais aussi des initiatives et des entreprises privées. Vous déclarez qu’il s’agit du désir de mener un programme de résidence d’artiste ou de chercheur, chacun se concentrant sur un domaine spécifique pour lequel le partenaire respectif possède une expertise unique. Pourriez-vous donner un exemple concret de la façon dont un projet spécifique est né, d’où l’idée de départ est venue (des écoles, des organismes culturels ou d’initiatives privées), le fonctionnement du processus, comment les étudiants/les écoles/ les artistes/les entreprises ont été mis en relation ? Pensez-vous que la création d’une œuvre d’art, la valeur de la recherche sur une technologie donnée et la communication y afférant puissent rester totalement libres et indépendants de toute pression des entreprises et des investisseurs privés ? Comment Ars Electronica pourrait éviter un éventuel processus de transformation des arts des médias visant à plaire au grand public/au marché ?
GS: Ici encore, je me permets de rappeler qu’il s’agit d’un écosystème ! Pour retirer des bénéfices de la créativité sans l’exploiter, vous devez travailler comme un cultivateur, si vous ne nourrissez pas votre terre, vous ne récolterez rien. Le réseau d’artistes-en-résidence est une stratégie qui consiste à remettre de la matière fertile dans le réservoir de créativité. C’est une façon extraordinaire de relier les individus et les institutions porteurs d’idées similaires, de rapprocher les techniciens et les artistes, etc, etc. Quant à la stratégie pour éviter de se vendre, là encore, j’utiliserai l’analogie avec les cultivateurs. Il est normal de vendre le fruit de sa récolte, mais si vous vendez votre terre au lieu des produits qu’elle permet de faire pousser grâce à votre expertise, alors vous devenez un agent immobilier et toutes vos compétences, votre expérience et votre culture disparaissent.

 

interview par Marco Mancuso
carte blanche / Digicult
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

 

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artistes ou entrepreneurs ?

Aujourd’hui, la réalité de l’artiste numérique dépasse largement le cadre du créatif solitaire. Pour des raisons techniques, logistiques, mais aussi professionnelles, celui-ci est amené à travailler de plus en plus fréquemment au sein d’une structure collective, portant parfois son nom propre, mais fonctionnant aussi parfois comme une entité plus collaborative et professionnelle.

McLaren, animation en light painting

McLaren, animation en light painting. Photo: D.R. / Marshmallow Laser Feast

Cette évolution structurelle répond à un transfert de compétence de plus en plus flagrant : l’artiste n’est plus simplement un créateur à destination des lieux artistiques, des galeries, des festivals, mais aussi un prestataire, susceptible de produire directement pour des entreprises des œuvres-produits ou des dispositifs d’habillage multimédia. Dans ce cadre, la notion de studio de création est sans aucun doute celle qui place le mieux l’artiste au centre de sa nouvelle position : celle d’artiste, de créateur toujours, mais aussi celle d’entrepreneur, habilité à négocier « commercialement » avec d’autres artistes pour divers partenariats créatifs, mais aussi avec des entreprises pour des commandes plus spécifiques.

D’une manière générale, la création en art numérique a souvent procédé d’une logique de réseau et de collaboration collective, souvent à connotation transdisciplinaire, située hors du champ proprement artistique. De nombreux artistes ont ainsi œuvré dans le sillage d’un rapprochement arts / sciences qui ne se dément pas aujourd’hui. Au niveau international, certains se sont ainsi constitués en studio dans le cadre de partenariat, associant souvent recherche et enseignement, au sein d’une université et de ses laboratoires. On peut citer Bill Vorn ou Morgan Rauscher qui mènent leur recherche en art robotique dans le cadre des laboratoires Hexagram de l’université Concordia à Montréal. Ou encore le Recombinant Media Lab de Naut Humon, qui poursuit son travail autour de son dispositif multimédia multi-écrans immersif Cinechamber dans le cadre du Center for Research in Computing and the Arts (CRCA) de l’université de Californie de San Diego. En France, l’atelier Arts Sciences de Grenoble, associe chercheurs et artistes sous l’égide du CEA pour développer des projets ambitieux associant des artistes liant déjà art numérique et autres pratiques (l’art du cirque pour Adrien Mondot & Claire Bardanne, la musique avec Ezekiel, le beatbox avec Ezra et son fameux gant interactif).

À côté de la création d’outils, certains domaines de création numérique ont également été précurseurs dans un rapprochement artistes / entreprises mettant en avant la notion de support architectural, de relation à l’espace public et de communication autour d’un environnement urbain partagé et à valoriser. Ancêtre de la mode actuelle du mapping architectural porté par des artistes comme AntiVJ, mais également par un panel d’agences de graphistes/design, le travail de façades médiatiques — la mise en lumière chorégraphique de bâtiments — a impulsé un premier rapprochement entre artistes et entreprises, particulièrement à partir du tournant des années 2000, dans le sillage de structures comme Ag4 (la Bayer Tower de Leverkusen), Arup Lighting, Blinkenlights, Licht Kunst Licht ou Urbanscreens. Un des meilleurs exemples reste le travail mené par le collectif d’architectes numériques LAb[au] et la banque Dexia autour de leur maison-mère à Bruxelles, dont les termes ont été particulièrement négociés.

Le succès du projet global sur la Tour Dexia résulte d’une étroite collaboration entre les responsables de la Banque Dexia et LAb[au] en tant que conseiller et concepteur artistique, explique Manuel Abendroth de LAb[au]. Un cahier des charges artistique déterminait trois types d’intervention par an : un projet d’illumination interactive (le projet Touch), un projet événementiel (Spectr[a]um) et un d’illumination permanente (Chrono.tower). Cette distinction permettait de mettre en place un agenda définissant la durée et le moment où ces projets prendraient place. Cette logique partenariale se retrouve dans des structures comme Easyweb, qui utilise la projection monumentale dans le cadre de showreel et donc dans une logique de branding, de valorisation d’enseignes, affirmée, notamment dans le domaine automobile. Pour Easyweb, le mapping vidéo 3D est une technique innovante au service de la communication par l’évènement et s’intègre donc parfaitement à une stratégie de communication globale d’entreprise.

Studios de création et branding
Depuis 2000, cette logique « commerciale » de branding a été reprise par de plus en plus de collectifs artistiques numériques, comme les anglais UVA, qui ont élargi ces principes de projections mappées — mais aussi d’utilisation de LEDs — à une industrie culturelle largement portée aujourd’hui par la performance scénique (conceptions de stage light design pour Massive Attack ou Red Hot Chili Peppers). Collectif multidisciplinaire regroupant plusieurs artistes, UVA représente parfaitement cette nouvelle structuration d’artistes ayant appris à être flexible pour travailler ensemble sur des projets communs, et donc forcément ouverts à autant de flexibilité quand il s’agit de devoir travailler avec des entreprises sur des projets de commande. En ce qui les concerne, le projet d’installation lumineuse réalisé pour les marques Adidas et Y-3 durant la New York Fashion Week 2010 est particulièrement révélateur de cette aptitude d’artistes à traiter avec une entreprise commanditaire.

Pour mieux répondre aux nouvelles charges de travail, qu’il s’agisse de projets artistiques ou de commandes de branding, cette logique de concentration des artistes en studio s’est renforcée. Très rapidement, elle est devenue indispensable dans des secteurs spécifiques, comme la création d’images animées/numériques par exemple, où des studios comme les Polonais de Platige affichent désormais une logique d’entreprise susceptible de négocier avec divers groupes médias, télés et autres entreprises privées. Cela est également vrai pour des artistes « solistes » à l’origine, mais qui ont su capitaliser sur leur nom dans un principe accru de travail en équipe.

Meet The Creator, performance au Saatchi & Saatchi, NDS 2011.

Meet The Creator, performance au Saatchi & Saatchi, NDS 2011. Photo: D.R. / Marshmallow Laser Feast

L’américain Conrad Snibbe a ainsi su développer un véritable groupe, le Snibbe Studio, autour de ses créations multimédias, et notamment de ses applications musicales iPad/iPhone testées avec des pointures comme Björk ou Philip Glass. Une véritable niche artistico-commerciale si on se réfère à d’autres approches similaires, comme la collaboration entre Björk et la société de San Franciso Apportable pour réaliser des applications éducatives à partir de son album exploratoire Biophilia. Des artistes comme le Néerlandais Dan Roosegaarde, dont les activités sont regroupées autour de son studio Roosegaarde affirme d’ailleurs comme incontournable cette évolution statutaire de l’artiste. Des peintres immenses comme Rembrandt ou Rubens travaillaient aussi au sein de collectifs artistiques, explique-t-il ainsi.

C’est idéal pour transcender l’approche visionnaire et technique. Je m’inscris complètement dans ce principe, même si l’époque n’est plus la même, et que le médium a changé. Le studio fonctionne comme un méga outil pour développer et exprimer les émotions ou les idées que je peux avoir avec mon équipe de designers et d’ingénieurs. On est très enthousiastes à l’idée de créer des choses spéciales. Dans l’équipe, certains sont là pour développer notre propre système Microchip, pour les contrôleurs et le logiciel. D’autres sont spécialisés sur les matériaux et l’interaction. Gérer un studio créatif quand on est artiste, c’est comme suivre un régime équilibré. Si je choisissais de me concentrer sur des choses qui ne font que ramener de l’argent, en négligeant le paramètre créatif, je crois que les pièces créées seraient ennuyeuses. D’un autre côté, si je ne m’intéresse qu’à la pratique artistique, je ne pourrai pas développer la technologie qui l’alimente. C’est de mettre au diapason ces deux approches qui créent la tension nécessaire. Une forme de suspense d’où émerge le côté magique. Un peu comme dans un laboratoire du rêve.

MLF : les artistes parlent aux entreprises
Aujourd’hui, les nouveaux studios d’artistes intègrent directement cette logique collective presque digne d’une entreprise pour faire face à des défis autant créatifs, que techniques ou commerciaux. Créé en 2011, le collectif anglais Marshmallow Laser Feast se situe parfaitement à ce carrefour stratégique comme le dénotent plusieurs de ces projets récents nécessitant une organisation interne rigoureuse. Quand les projets deviennent plus ambitieux, il est bien sûr important d’avoir la bonne équipe en place, la bonne infrastructure, explique Memo Akten de MLF. Nos projets avec Sony Playstation, Vodafone et McLaren [voir article sur Memo Akten dans ce même numéro] avaient besoin de cette assise d’entreprise, au sein de MLF, pour être conçus.

La méthodologie autour du montage d’un projet est donc aussi essentielle. En général, nous trouvons un client — ou un client vient nous voir. Ensuite, nous mettons sur pied la bonne équipe, la plupart du temps avec l’aide d’amis. Puis nous commençons à tout produire nous-mêmes, même si parfois on peut faire appel à un producteur extérieur si besoin. C’est particulièrement vrai quand on travaille avec de grosses compagnies, mais le client préfère n’avoir qu’un seul interlocuteur. Du coup, être constitué en compagnie d’artistes capables de réaliser toutes les tâches du projet, avec un statut légal est un « plus » évident. Ceci dit, pour les très gros projets, comme la performance Meet Your Creator Quadrotor au Saatchi & Saatchi NDS 2012, ou le projet Invisible avec U2, la production avait été confiée à la compagnie Pretty Bird. C’est une boîte de production avec qui l’on travaille et c’est un autre modèle de montage de projets qui marche bien aussi. Avec eux, on reste indépendants, mais on bénéficie de leurs compétences en production. La production reste de toute façon, traitée individuellement ou via une autre compagnie, un aspect essentiel dans un projet.

L’exemple de MLF permet aussi de noter à quel point les projets — et les artistes — numériques intéressent particulièrement les entreprises en ce moment, même si l’artiste doit constamment remettre en avant le fil conducteur créatif. Généralement, le dénominateur commun à nos projets de commande est que le client a vu l’un de nos projets et souhaiterait avoir quelque chose qui y ressemble, poursuit Memo Akten. On n’est généralement pas très partant pour refaire quelque chose qu’on a déjà fait. On préfère essayer de renouveler notre approche, donc en général on essaye de convaincre le client d’aller vers nos nouvelles idées du moment. C’est comme un challenge. Dans le cas de Vodafone, l’agence intermédiaire qui a pris contact avec nous voulait une pièce de mapping sur une reproduction de téléphone mobile. Ils avaient un vague scénario qu’on a repris et arrangé à notre façon. Pour Playstation/Sony, l’agence avait vu notre projet Vodafone et en fait elle voulait la même chose, mais en utilisant une console au lieu d’un téléphone.

Là, on a complètement changé l’idée de départ en choisissant de mapper un intérieur salon. Pour nous, ça tombait sous le sens puisque le slogan était « avec Playstation, téléchargez des films et transformez votre salle de séjour ». Pour McLaren, eux ont vu notre projet Playstation, et bien entendu ils voulaient quelque chose de similaire, du mapping sur une voiture. Là, on a dit ça sufi. On a tout réécrit et on est parti sur cette idée d’animation en light painting. Pour nous, ça collait mieux avec l’image de la marque. En termes d’images d’ailleurs, travailler avec d’autres artistes, en l’occurrence des musiciens comme Lenny Kravitz ou U2, n’est pas forcément plus simple. Dans le cas de Lenny Kravitz, la demande est venue d’Es Devlin, le stage designer de ses concerts. On avait déjà travaillé avec elle sur plusieurs autres projets, donc quand elle a décroché ce job avec Lenny, elle a fait appel à nous. Le contrat a été passé directement avec le management de Lenny, et les aspects créatifs ont été dealé directement avec lui ou avec Es.

Visual System, 1056 x 18, lustre futuriste réalisé au C42, le showroom Citroën sur les Champs-Elysées à Paris.

Visual System, 1056 x 18, lustre futuriste réalisé au C42, le showroom Citroën sur les Champs-Elysées à Paris. Photo: D.R. / Visual System.

Dans le cas de U2, la commande a été passée par Jefferson Hack, le directeur artistique du groupe. Il était en contact avec la boîte de production qui s’occupe de nous, Pretty Bird, dont il connaissait très bien notre productrice exécutive Juliette Larthe. Il avait notamment suivi le travail mené en commun autour du Meet Your Creator pour Saatchi & Saatchi. À partir de là, nous avons été mis en contact avec le réalisateur de la vidéo, Mark Romanek. Et notre échange professionnel autour du projet s’est effectué soit avec Jefferson, soit avec Mark, Pretty Bird se chargeant de toutes les tâches de production classique. En fait, travailler avec de gros noms, de gros artistes, ça peut parfois être plus compliqué que de travailler avec de grosses marques. Bosser avec des grosses entreprises, c’est plutôt simple tant que tu réponds à un cahier des charges. Les choses sont assez claires. Des artistes, ils savent véritablement ce qu’ils veulent, mais ils ont souvent bâti leur carrière sur une exigence de tous les instants autour de leur nom. Donc parfois, ça peut être compliqué. Dans le cas de U2, on a senti qu’ils étaient prêts, qu’ils aimaient se confronter dans la collaboration avec d’autres artistes et qu’ils nous faisaient confiance. À partir du moment où on a respecté l’idée du clip-vidéo et le contexte de la chanson, on a donc pu faire ce qu’on voulait.


Artistes ou créatifs-entrepreneurs ?
En France, les collectifs d’artistes se constituent également en studios de créations. Dans leur prolongement et afin de répondre au mieux aux demandes — et commandes — des entreprises, différentes structures se mettent également en place : agence de communication spécialisée en art contemporain mettant en rapport artistes et entreprises, comme L’Art en Direct (agence de communication événementielle), Auditoire (agence de création offrant des prestations directes, en interne, aux entreprises), Superbien, etc. Dans ce cas précis, l’artiste-prestataire est remplacé par un créatif graphiste-salarié comme l’explique Alex Mestrot, responsable de Superbien. Superbien n’est pas un lien entre des marques et des artistes, mais une agence de création au service des marques. Nous créons nous-mêmes nos propres contenus/scénographies, mais  les gens qui travaillent chez Superbien ne sont pas des artistes, ce sont des graphistes. Nous assumons donc la direction artistique de nos projets et parfois seulement, nous faisons appel à des structures tels que Digital Slaves ou Visual System pour leurs connaissances techniques dans tel ou tel domaine.

Du côté de studios d’artistes numériques comme Visual System justement, cette logique d’imbrication à un véritable secteur marchand en pleine évolution n’est pas ignorée, même si comme le rappelle Valère Terrier, fondateur de VS, des différences demeurent. Nos domaines de compétences, d’organisation et nos visions de développement restent bien différents, affirme-t-il ainsi. Ils ont développé des outils pour travailler dans le milieu de l’entreprise que nous n’avons pas… et que nous ne voulons pas forcément avoir !! Cela permet des collaborations enrichissantes, qui élargissent notre champ de création et nous déchargent de compétences qui ne sont pas les nôtres. Mais par contre, ça peut être compliqué, car tu dois faire des compromis sur ta vision du projet et du process à suivre. Ce n’est pas toujours évident. Concrètement, Visual System a mené plusieurs projets avec des entreprises comme le chandelier futuriste 1056 x 18, réalisé dans le cadre du showroom Citroën, ou la sculpture lumineuse évolutive en LEDs créée place de l’opéra pour BNP Paribas — projet mené avec Superbien, mais également avec l’agence en conseil et production événementielle Magasin Général.

Des projets qui ont pleinement satisfait Valère Terrier. Sur la plupart de nos projets, nous avons relativement « carte blanche », ce qui est vraiment génial. Les gens qui veulent travailler avec toi, le font d’abord, car ils apprécient ton style. Ça nous différencie vraiment de la création vidéo, dont je suis issu, où les modifications c’est souvent 70% du travail ! Par contre, il y a des critères très concrets relatifs à chaque lieu où tu exposes, qui te ramènent les pieds sur terre. Ils  sont le plus souvent liés à des contraintes de sécurité ou de logistique qui sont étonnamment beaucoup plus strictes dans le privé. Pour ce type de projets, le fait d’être constitué en studio de création, dans une logique quasiment entrepreneuriale, apparaît désormais comme un passage obligé. L’art numérique tourne autour d’un ordinateur, mais aujourd’hui concrètement, il y a plein de domaines très différents qui se cumulent. Ça va de la création visuelle à l’art sonore, de l’architecture au design. Une seule personne a du mal à réunir tous ces critères. Pour résumer, nous sommes un peu sortis du tout software/hardware. Il y a une extension physique des créations dans le réel et ça demande des compétences très diverses. C’est pourquoi il est plus facile de travailler dans un même studio avec des gens de formation et de compétence différente, ce qui n’empêche pas d’ailleurs que chacun soit  relativement indépendant les uns des autres.

De fait, il est intéressant de noter que la démarche des studios d’artistes et des agences de création graphique ou design finit par se télescoper, souvent à cause des mêmes réalités économiques. Chez VS, nous nous sentons nous aussi parfois plus comme des créatifs que comme des artistes à proprement parler, précise Valère Terrier. Nos projets sont poussés par l’envie de sans cesse nous renouveler, d’être constamment dans la recherche. Aujourd’hui, sur nos projets, les investissements en matériel sont importants. Nous ne pouvons pas les prendre en charge seuls. Du coup, il existe deux moyens pour les financer : le public et le privé. D’expérience, en terme de fond ramené, nous préférons signer un projet avec une marque et mettre de l’argent de côté pour nos propres projets. Par ailleurs, les dossiers de financement public sont souvent trop longs à mettre en place et sont basés sur des critères de création peu flexible, ce qui pour moi va à l’opposé d’un principe de création qui doit être 100% libre. Dans ce contexte, quid donc désormais de la notion d’artiste ? C’est une question importante, s’interroge Valère Terrier. C’est quoi un artiste ? Notre engagement, c’est d’investir les technologies de notre temps et de les détourner à notre manière avec un maximum de liberté. De cette façon, nous avons une démarche artistique, mais sommes nous pour autant des artistes ?

Laurent Catala
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

 

les nouveaux pratiqueurs de l’innovation

Les principaux indicateurs économiques montrent depuis fort longtemps qu’en moyenne, dans la plupart des pays dits développés, la moitié environ du PIB est créée par des industries intégrant d’une manière ou d’une autre les résultats de la recherche. La croissance économique est donc étroitement liée avec la production de nouvelles connaissances, de nouveaux savoirs. Et pourtant, on ne cesse d’entendre dire que la recherche coûte cher et qu’on se demande à quoi elle sert… Dans ce contexte, la recherche en art et en design n’est pas un supplément de coût pour les entreprises, mais une chance pour décupler les recherches plus académiques.

Samuel Bianchini, Valeurs Croisées, 2008. Installation interactive réalisée dans le cadre d’un contrat de recherche externalisée entre Orange Labs et le CiTu pour la Biennale d’art contemporain de Rennes, Valeurs Croisées en juillet 2008.

Samuel Bianchini, Valeurs Croisées, 2008. Installation interactive réalisée dans le cadre d’un contrat de recherche externalisée entre Orange Labs et le CiTu pour la Biennale d’art contemporain de Rennes, Valeurs Croisées en juillet 2008. Photo : © Samuel Bianchini – ADAGP.

Si la duplication ou la réplication massive (des idées, des modalités de production, des représentations de la réalité) est structurante dans le développement des industries tous domaines confondus, la remise en question et l’exploration systématique des nouvelles perspectives en sont le corollaire : c’est le double-bind des processus des innovations industrielles. La continuation et la rupture sont toutes deux inextricables. Il faut en effet penser simultanément la recherche fondamentale et le développement de l’innovation et ne plus les opposer. Les recherches en art et en design peuvent y aider, car elles combinent les phases ou les catégories que l’on oppose traditionnellement : on peut par exemple profiter de l’intensité créatrice pour hybrider l’injonction de l’accélération du marketing à celle des durées de réflexion par définition plus longues.

« Pratiqueurs » ?
Les arts technologiques ont amplifié le rôle du regardeur duchampien en celui d’expérimentateur de dispositifs artistiques : ce sont des spectateurs pratiqueurs. Cette pratique expérimentale et exploratoire s’est également et parallèlement développée chez certains artistes et designers qui, eux aussi, sont des pratiqueurs mais du processus même de leur création : ce ne sont pas seulement des pratiquants de l’innovation, mais bien des pratiqueurs. Ils ne produisent pas une œuvre esthétisante dont il faudrait trouver la place ensuite, ils contribuent à fabriquer des contextes de collaborations avec d’autres pratiqueurs de l’innovation : des juristes, des ingénieurs, des bricoleurs, des chercheurs…

Un nouveau type de chercheurs en art et en design ?
À l’instar des scientifiques, de plus en plus d’artistes et de designers se définissent aujourd’hui comme chercheurs en art ou en design. De nouveaux doctorats « practice based » se développent, comme par exemple le doctorat « Sciences Arts Création et Recherche » (SACRe) en France (1). Ces nouveaux types de chercheurs devraient par conséquent jouer un rôle accru en dehors de leur propre domaine. Le monde de l’art, débordant des murs des galeries et des musées depuis longtemps, continuerait ainsi sa lancée en s’infiltrant de plus en plus dans des organisations qui, a priori, lui étaient étrangères, comme le sont par exemple les industries et leurs composantes de Recherche & Développement (R&D) ou bien encore les laboratoires scientifiques.

En créant des percepts, ces créateurs produisent eux aussi de nouvelles représentations, de nouveaux modes de compréhension, de nouvelles connaissances, de nouveaux dispositifs relationnels et participent ainsi à créer différents types de valeurs : artistiques bien entendu, mais également des valeurs culturelles, économiques ou bien encore sociologiques, car ils participent à l’émergence d’écosystèmes d’activités diverses. L’introduction progressive de ces « nouveaux » (en réalité déjà anciens) acteurs dans des processus d’innovation et d’invention est cependant très largement méconnue dans le monde des entreprises.

Les entreprises doivent s’ouvrir davantage aux artistes et aux designers

Les grandes entreprises disposant de Centres R&D n’ont pas encore compris les rôles et fonctions que peuvent jouer ces créateurs dans le monde industriel. Au mieux, les créateurs sont perçus comme des démiurges apportant une sorte de supplément d’âme (en produisant par exemple des « contenus » culturels créatifs ou en esthétisant un produit quelconque), au pire ils sont enfermés dans la catégorie des égocentriques excentriques, peu enclins à intégrer des organisations pensées (à tort) comme étant rationnelles : les entreprises, et plus particulièrement les Centres R&D se sentent mal à l’aise avec ces nouveaux arrivants de l’innovation. Ils sont trop souvent relégués à la seule question de l’image de l’entreprise alors qu’ils devraient être intégrés dans le processus même de la R&D.

Cette résistance négative est peut-être le résultat d’un mouvement historique dont on peut repérer les prémices modernes dès le XVIIIème siècle où un certain type de recherche devient une fonction intégrée au sein de l’entreprise (dans l’usine) sous forme de laboratoire dont les objectifs se limitaient généralement à l’amélioration des outils existants, à des tests de matériaux, à des essais de nouvelles méthodes de production, etc. C’est ce qu’on nommerait aujourd’hui une « recherche appliquée » avec des objectifs précis, des délais restreints d’expérimentation et des obligations de résultat à court terme.

Le progrès par l’amélioration des acquis (qu’ils relèvent des techniques, des usages ou des savoirs) assure une forme de progrès continu tendant vers des gains de productivité (d’efficacité, de résolution de problèmes, etc.). C’est vital pour les entreprises, il ne s’agit pas de le contester, mais ce ne doit pas être le seul modèle. Le marketing renforce cette représentation linéaire en convoquant un imaginaire d’une l’évolution technologique par vagues successives de générations (iPhone 5s, G4+, etc.). Tout un vocabulaire du marketing se nourrit d’un imaginaire ancien du progrès continu et incrémental alors qu’ils ne cessent d’évoquer les ruptures et les révolutions ! Le progrès par rupture génère une vision hallucinatoire de la discontinuité qui se réalise en réalité sur la ligne continue et chronologique d’une temporalité de l’innovation datant du XIXème siècle, et probablement bien plus tôt !

Benoît Verjat (EnsadLab / Reflective Interaction), prototype de compte-fil numérique permettant de convoquer rapidement et intuitivement des images à l'écran à partir de planches contacts ou de toutes autres images sur support papier, 2013-2014.

Benoît Verjat (EnsadLab / Reflective Interaction), prototype de compte-fil numérique permettant de convoquer rapidement et intuitivement des images à l’écran à partir de planches contacts ou de toutes autres images sur support papier, 2013-2014. Projet réalisé dans le cadre d’une recherche sur les « Processus simultanés d’autoproduction d’outils graphiques et de leur documentation » dans le cadre du Labex ICCA (Industries Culturelles et Création Artistique) et de l’EnsadLab / programme Reflective Interaction dirigé par Samuel Bianchini. Photo: D.R. / Samuel Bianchini – EnsadLab

Penser autrement la R&D
On oppose souvent la temporalité longue de la recherche « amont » à la recherche dite « appliquée » alors qu’elles procèdent toutes deux d’une dynamique nouvelle hybridant l’invention à l’innovation, ce que Lucien Sfesz nomme l’innovention. La notion d’invention est centrale et est généralement rattachée à la « recherche fondamentale » : générer de nouvelles connaissances (chercher à trouver des solutions techniques, à développer des méthodes de fabrication, ou à créer des connaissances sans pour autant en avoir la certitude d’y parvenir). À l’inverse, la « recherche appliquée » est généralement liée au temps de l’innovation, c’est-à-dire à la transformation d’une (des) invention(s) par un processus d’innovation (in-novation).

Ces deux définitions de l’innovation et de l’invention sont une convention de vocabulaire, restrictive et historiquement construite, souvent convoquées pour différencier des temporalités de recherche différentes pour privilégier l’une sur l’autre suivant le contexte. Par exemple, le marketing stratégique d’une entreprise sera plus enclin à externaliser la première pour concentrer les efforts sur la seconde, c’est-à-dire laisser les laboratoires universitaires opérer la recherche fondamentale coûteuse pour se focaliser sur ce qui semble être plus rentable économique à court terme : la recherche appliquée en phase avec le « time to market », l’innovation répondant aux attentes fluctuantes. On imagine bien que, dans cette vision dualiste et simpliste, l’arrivée des arts expérimentaux et du design exploratoire au sein des entreprises n’est pas désirée par les décideurs, car elle semble ne pouvoir relever uniquement que de l’image, de la communication institutionnelle.

Sortir l’art et le design du seul rôle de faire-valoir
Un artiste ou un designer mécéné par une entreprise, sans lien direct avec le processus d’innovation, viendra consolider une image de marque de l’entreprise qui lui passera une commande ou lui achètera une œuvre pour intégrer sa vitrine ou sa collection d’art contemporain. Des artistes-chercheurs ou des designers plus exploratoires comme ceux issus du design critique ou du design fiction vont être présents beaucoup plus en amont du processus de l’innovation en y participant pleinement, en créant des situations d’usages réels et parfois des maquettes fonctionnelles ou des prototypes étranges. D’un côté, l’art et le design sont les simples faire-valoir (parfois magnifiques) d’une entreprise ou d’une institution, de l’autre, ils peuvent être les acteurs d’un processus plus complexe : de véritables pratiqueurs.

On n’intègre cependant pas un artiste ou un designer pour rendre le processus « créatif ». Il n’y a pas de gladiatifs, il n’y a que des gladiateurs ! Cette injonction que j’emprunte aux paroles de Chris Marker devrait figurer sur le fronton de tous les laboratoires pour bannir, une fois pour toutes, les séances de « brainstorming », de « créativité » ou de « design thinking » qui légitiment trop souvent les imaginaires les plus convenus et les idées reçues les plus plates. La question est d’inclure, non pas la créativité (tout le monde peut en avoir et c’est heureux), mais la création et la recherche en art ou en design (c’est plus rare, y compris en art et en design). Je prendrai un exemple concret de projet de recherche auquel j’ai participé comme pilote pour le compte des Orange Labs, lorsque j’y étais chercheur pratiqueur.

Valeurs croisées, une expérimentation collaborative
Une salle sombre est illuminée par plus de 2000 compteurs monochromes. De petites dimensions, ces afficheurs numériques à trois chiffres sont espacés régulièrement pour composer un grand tableau couvrant un mur de la salle d’exposition. Réagissant à la présence des spectateurs, ce mur de chiffres rend compte de leur activité en affichant en temps réel les distances qui séparent les compteurs des corps qui leur font face. Suivant les mouvements dans la salle, les compteurs varient et s’animent créant l’empreinte numérique des gestes des spectateurs, chaque partie de corps étant prise en compte par chacun des compteurs grâce à un système de captation vidéo innovant (2).

Valeurs Croisées est une œuvre interactive de l’artiste Samuel Bianchini, conçue et développée dans le cadre d’un partenariat mené en 2008 entre la R&D des Orange Labs, la Biennale d’Art Contemporain de Rennes et le CiTu, fédération de laboratoires des Universités de Paris 8 et de Paris 1. Ce projet avait un double objectif : proposer à l’artiste de s’approprier une ou des technologies proposées par la R&D pour créer une installation interactive artistique, et intégrer des chercheurs en ergonomie pour étudier le processus de création et les conditions d’interaction du public avec l’interface réalisée par l’artiste. Ce double niveau permettait de laisser l’artiste libre de créer ce qu’il souhaitait avec la seule contrainte d’être suivi tout au long du processus de création et de s’approprier une « brique technologique » parmi plusieurs proposées. Cette expérimentation a permis de délinéariser le processus de recherche et d’intensifier l’innovation en préservant cependant la durée essentielle à la maturation et au développement d’une idée.

Le juridique comme outil et non comme cadre
Loin d’être une contrainte nécessaire à la contractualisation, la négociation juridique a été une phase essentielle dans la qualification des résultats attendus principalement centrés sur le processus et non pas sur le « résultat final », une œuvre artistique. Cette focalisation sur les méthodes de création a permis de libérer l’artiste de la contrainte d’une commande d’œuvre. Paradoxalement, le fait que ce contrat n’était pas une commande a été un élément central pour qu’une œuvre originale soit ainsi conçue puis réalisée. L’œuvre d’art était secondaire dans le contrat, ce qui a permis paradoxalement de jouer à plein son premier rôle.

Silly walk, 150x150x30, contreplaqué, boulot, hêtre, laiton.

Silly walk, 150x150x30, contreplaqué, boulot, hêtre, laiton. Lyes Hammadouche, doctorant. Programme doctoral « Sciences Arts Création & Recherche », EnsadLab, Paris Sciences & Lettres University Research, 2014. Photo: D.R.

Voici un extrait du contrat de recherche : le résultat attendu de cette collaboration est le processus créatif (aboutissant à une installation artistique exposée au public) : l’appropriation de deux briques technologiques et la création d’une situation expérimentale permettant d’observer le comportement des utilisateurs et leurs usages. Ce contrat […] n’est donc pas une commande d’œuvre, mais la « commande » d’un processus d’innovation, tant du point de vue du concepteur et des collaborateurs (l’artiste et les ingénieurs associés) que de celui du public qui découvrira et « pratiquera » l’installation produite.

Une tribologie créatrice
Dans un projet comme celui-ci, il faut toujours composer avec l’artiste bien sûr, mais aussi avec les acteurs de la R&D comme les juristes, les ingénieurs, les chercheurs, les managers… Ces acteurs, externes ou internes, ne partagent pas tous la même vision et attendent parfois d’un même projet des résultats ou des attentes contradictoires : ça frotte. La science des frottements, la tribologie, trouve ici un terrain d’application inédit dans le management de l’innovation ! La conjugaison de ces contradictions peut conduire à deux formes d’échec : le compromis dans lequel plus personne ne s’y retrouve ou l’agrégation sommaire d’éléments disparates qui ne conduira à rien. Ce sont deux manières de diluer une coopération. Il faut au contraire combiner sans réduire, écarter des aspects sans les interdire, formaliser en laissant des non-dits productifs, faire croire sans mentir, orienter sans diriger, se mettre d’accord sur des « délivrables » sachant que les résultats inattendus s’épanouiront à côté, accepter et intégrer les finalités hétérogènes des différents acteurs.

Pour Valeurs Croisées, nous avions donc focalisé la contractualisation sur la création non pas d’une œuvre interactive (c’était pourtant le cas), mais d’une situation de création et d’exposition qui servait à enrichir les méthodologies de chercheurs en ergonomie à Orange Labs, Anne Bationo et Moustapha Zouniar. La question de l’exposition était importante et ne correspondait pas à la simple phase finale de monstration ou de valorisation. Le temps d’exposition était intégré dans le temps de la recherche : l’exposition devenait une extension du laboratoire, car des tests y ont été menés en public. Les temporalités et les espaces traditionnellement séparés étaient alors connectés.

Un seul projet, des temporalités et des finalités différenciées
La persistance de ce projet va bien au-delà des seules bornes chronologiques contractuelles entre les partenaires (de sept. 2007 à août 2008). Valeurs Croisées a été probablement pour l’artiste une étape importante dans sa manière de travailler, mais aussi dans une forme de radicalisation de sa démarche artistique et technologique. En ce sens, le projet coopératif a été bénéfique pour la R&D mais aussi pour l’artiste.

Plusieurs catégories de « résultats » se sont ainsi combinées dans un seul projet, au moins trois : d’une part l’installation elle-même (le « dispositif » artistique compris dans son double sens, à la fois foucaldien et sociotechnique : l’œuvre artistique et ses « solutions » techniques), les recherches qui l’ont prise comme objet d’étude et comme terrain (notamment par les chercheurs en ergonomie), et, enfin, sa qualité de symbole communicationnel dans un contexte à la fois culturel et scientifique (valorisation en termes d’image). Il est très difficile d’en démêler les temps de conception puis de réalisation ou les phases incrémentales des seuils de rupture, car il s’agissait d’un processus d’innovention, l’invention et l’innovation étant totalement liées et non chronologiques.

Le processus a était fait de ruptures et de continuités, l’une s’appuyant sur l’autre pour se déployer. Par exemple, l’amélioration des technologies utilisées par l’artiste s’est réalisée par la rupture avec leurs usages habituels : les caméras 3D n’ont pas été utilisées pour créer une installation vidéo, mais un dispositif chiffré, codé. La rupture d’usages permettait de décaler les points de vue usuels tout en améliorant les « briques » technologiques. Il n’y a pas opposition entre le temps de la rupture (recherche) et celui de la continuité (développement), mais une impérative nécessité de les associer inextricablement. L’accélération de l’innovation est ici en réalité une condensation de l’innovation. La durée n’est pas seulement courte, elle est agencée autrement.

Les pratiqueurs doivent remplacer les pratiquants
Cet exemple de projet de recherche montre que les acteurs de l’innovation doivent devenir des pratiqueurs de l’innovation et pas seulement de simples pratiquants, c’est-à-dire pratiquer le processus lui-même dans toutes ses composantes pour le critiquer et le mettre en tension : créer non seulement des œuvres ou des dispositifs nouveaux dans les domaines du design et de l’art, mais pratiquer, à comprendre dans le sens presque sportif du terme, les processus de collaboration eux-mêmes, imaginer de nouveaux modes d’organisation. Ces nouveaux pratiqueurs de l’innovation, de tailles et de finalités pourtant différentes, voire contradictoires, peuvent alors coexister : des grandes entreprises aux petits maillons des agences d’innovation; des artistes ou des designers exploratoires aux marketers ; des ingénieurs aux juristes; des laboratoires scientifiques aux ateliers; des écoles d’art et de design aux universités… C’est l’émergence de nouvelles constellations dont tous les éléments sont indispensables les uns aux autres : une société créatrice.

Emmanuel Mahé
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

Docteur en Sciences de l’information et de la communication, Emmanuel Mahé est directeur de la Recherche de l’EnsAD Paris, codirige le programme doctoral « SACRe » de Paris Sciences & Lettres University et est chercheur associé à Décalab.

(1) Le programme doctoral intitulé « Sciences Arts Création et Recherche » a été créé en 2012 par les grandes écoles et conservatoires d’art réunis au sein de Paris Sciences et Lettres Research University. Ces recherches doctorales sont financées et s’intègrent dans des nouveaux environnements de recherche (pour plus d’informations : www.ensad.fr/recherche/ensadlab – www.univ-psl.fr/ ). D’autres doctorats de ce type existent à l’université du Texas à Dallas, au Royal College of Arts et à la St Martin’s à Londres.
L’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs a développé une ambitieuse politique de recherche, en créant dès 2007 son Laboratoire de Recherche, EnsadLab, comprenant deux projets ANR, un programme européen et six programmes de Recherche dirigés par des artistes, des designers et des chercheurs. En moyenne cinquante étudiants-chercheurs en art et en design se forment en participant aux activités. Infos: www.ensad.fr.

(2) Plus d’informations sur le site de l’artiste : www.dispotheque.fr

Interview de l’architecte Carlo Ratti

Carlo F. Ratti est un architecte, ingénieur, inventeur, professeur et activiste. Il enseigne au Massachusetts Institute of Technology (MIT), aux États-Unis. Il est aussi le fondateur de Carlo Ratti Associati, une agence d’architecture basée à Turin, en Italie, qui se développe rapidement avec des annexes à Boston et Londres. Puisant dans les travaux de recherche de Carlo Ratti’s au Massachusetts Institute of Technology, le bureau Senseable City Lab travaille actuellement sur des projets de design de différentes envergures et sur plusieurs continents.

SkyCall, projet du MIT Senseable City Lab. Photo: D.R.

L’objectif du MIT Senseable City Lab est d’étudier et d’anticiper la manière dont les technologies numériques bouleversent les modes de vie des gens et leurs effets à l’échelle urbaine. Son directeur, Carlo Ratti, a fondé le Senseable City Lab en 2004 au sein du groupe de travail City Design & Development du Department of Urban Studies & Planning en collaboration avec le MIT Media Lab. Ce laboratoire s’est donné pour mission de transformer et d’explorer de manière créative l’interface entre les gens, les technologies et la ville.

Qu’en est-il du flot de travail du MIT Senseable City Lab ? D’où viennent les commandes ? Quels sujets étudiez-vous et quelles sont vos urgences ? Quelles compétences existent au sein de votre équipe et à quel moment/pourquoi décidez-vous de travailler avec des créatifs en externe ?
Une grande variété d’idées circule dans le Senseable City Lab. Notre équipe se compose de plus de 40 personnes, venues du monde entier. Les chercheurs ont chacun des compétences, des histoires personnelles et culturelles singulières. La plupart viennent de l’architecture et du design, mais nous avons aussi des mathématiciens, des économistes, des sociologues et des physiciens. Je pense que la « diversité » est un aspect vital pour tout travail d’équipe. Je m’en rends compte de plus en plus, y compris dans d’autres champs d’activité. Par exemple, les articles les plus cités d’un magazine aussi important que Nature sont souvent écrits par des auteurs issus d’origines différentes.
S’agissant des projets, j’essaie de les construire en fonction des suggestions des chercheurs; il est vital d’être ouvert aux idées de chacun. Ensemble nous identifions les problèmes majeurs auxquels les citoyens doivent se confronter. Nous réfléchissons à la manière de les aborder et nous développons un projet qui présente une solution. Ces dernières années, nous nous sommes intéressés à des sujets comme l’utilisation de l’énergie, les embouteillages, la santé ou l’éducation. Cependant, nous avons aussi développé des technologies susceptibles de contribuer à résoudre différents problèmes d’ordre général et nous les intégrons à l’environnement urbain grâce à la collecte de données et d’informations.

Quelle est l’importance du soutien et de la coopération des investisseurs privés ou du rôle des industries lorsqu’il s’agit de travailler sur un nouveau projet et de le développer ? Recherchez-vous plutôt des industries adaptées à un projet précis ou, au contraire, la spécificité du projet découle-t-elle d’une thématique ou d’une proposition venue de l’industrie ? En quoi les réseaux professionnels du MIT influencent et soutiennent la mise en place d’une synergie positive ?
Il est essentiel de travailler avec des industries et des investisseurs privés, car, en règle générale, ils fournissent tous le matériel dont nous avons besoin pour mener à bien notre projet. Ainsi, nous devons uniquement nous soucier de la manière optimale de développer la recherche. Peu importe la façon dont la synergie avec l’industrie s’articule, si l’idée vient d’eux ou de nous. Ce qui importe pour l’équipe, c’est de pouvoir se lancer dans une recherche passionnante. Notre objectif est toujours axé sur le pouvoir donné au citoyen. C’est pourquoi nous devons être libres d’étudier les problèmes et de commencer à y apporter des solutions.

Ciudad Creativa Digital, projet pour Guadalajara Ciudad Creativa Digital A.C. Photo: D.R.

Dans des projets comme CopenCycle, The Wireless City, mais aussi The Connected States of America, United Cities of America, Trains of Data, vous avez travaillé avec les technologies en temps réel permettant de visualiser et d’étudier les comportements humains dans les lieux publics, les villes et les transports en commun. Depuis quelques années, les artistes et les hacktivistes (dont Traves Smalley, Constant Dullart, Heatch Bunting, Etan Roth) se sont confrontés à des problématiques du même ordre. Ne pensez-vous pas qu’il serait intéressant de travailler avec eux pour aboutir à une réflexion plus critique concernant les sujets étudiés ?
C’est certain, en effet, nous collaborons souvent avec des artistes et nous nous intéressons beaucoup aux synergies entre les différents domaines. Toutefois, je dois dire que nous croyons à l’autonomie de l’environnement construit — tel qu’il est présenté, entre autres, par John Habraken — et à l’autonomie du « monde artificiel » en général (tel que décrit par Herbert Simon). Dans l’état, nous croyons que les questions du choix et de la réflexion critique devraient être confiées à la société. L’idée que les designers, les ingénieurs ou les artistes sont tenus de déterminer ce qui est bon ou mauvais nous parait tout à fait arrogante.

Le thème de l’Open Data est un sujet d’actualité brulant, qui aura très certainement un impact sur nos vies dans les villes high-tech et connectées du futur. À ce titre, en quoi les industries et les investisseurs privés, voire les municipalités, auraient-ils intérêt à investir dans un projet comme Wiki City ? Comment les artistes et les designers pourraient-ils travailler sur une plateforme web permettant de stocker et d’échanger les données sensibles au temps et à la situation géographique ? À cet égard, l’expérience récente de Salvatore Iaconesi ou encore les cartes émotives de Christian Nold sont plutôt intéressantes et présentent un fort potentiel…
Sur la base de notre expérience, il me semble que les institutions citoyennes du monde entier s’intéressent à la collecte et au partage de données en temps réel. Nous croyons résolument à une approche ascendante (bottom-up) et au fait que les données urbaines peuvent fournir aux citoyens les informations qui leur permettent de prendre des décisions plus éclairées, voire de jouer un rôle dans la transformation de la ville qui les entoure, ce qui aura un effet sur les conditions de vie urbaine pour tous. Par exemple la municipalité de Boston fait la promotion du projet New Urban Mechanics (nouvelles mécaniques urbaines), qui donne aux citoyens un accès rapide aux informations et aux services liés à la gestion de la ville et la possibilité de faire entendre leur voix sur des problèmes du quotidien. Ces systèmes tendent à devenir des plateformes d’information, comme les wikis, qui permettent aux citoyens de se regrouper et de mener ensemble des actions urbaines.

Digital Water Pavilion, Zaragoza, 2008. Projet de Carlo Ratti Associati, avec Claudio Bonicco. Photo: © Claudio Bonicco

Des projets comme Network & Society, Current City, NYTE ou Kinect Kinetics concernent d’importantes réserves de données numériques relatives à la vie urbaine, aux réseaux numériques, à la communication et aux comportements humains. On pourrait imaginer que les industries et les agences privées s’intéressent aux artistes spécialisés dans les logiciels et aux graphistes capables de concevoir des systèmes de visualisation et d’animation 2D de données. Avez-vous déjà envisagé une autre forme de développement dans ce domaine ? Que pensez-vous des visualisations 3D et du prétendu « Internet urbain des objets » ?
Là encore, je préfère me concentrer sur le pouvoir donné aux citoyens. Les visualisations sont importantes, car elles nous permettent — et permettent à tous les citoyens — d’avoir un contact direct avec des données. Nous venons tout juste d’installer notre « Data Drive » au Musée National de Singapour. Il s’agit d’un dispositif développé par l’équipe du Senseable City Lab Live de Singapour : un outil logiciel intuitif et accessible qui permet de visualiser et de manipuler « les grands ensembles de données urbaines ». Le dispositif, qui ressemble à un iPad géant, révèle les données et la dynamique cachée de la ville et devient aussi un instrument interactif.

Puisqu’on parle d’énergie et d’environnement, j’imagine que les industries, les agences, les investisseurs, les start-ups et les médias investissent de gros budgets, notamment dans les domaines de l’énergie, de la gestion des déchets et du développement durable. Vous avez travaillé sur des projets comme Future Enel, CO2GO, Local Warming, TrashTrack dans lesquels les technologies de capteurs en temps réel et les technologies mobiles invasives sont utilisées pour créer une connexion directe entre les citoyens et l’environnement. J’imagine une société où les institutions, les scientifiques, les entreprises et les artistes locaux pourraient travailler ensemble sur des commandes de projets trans-disciplinaires permettant de visualiser, de partager et d’exposer des données et des comportements en vue d’une meilleure compréhension des problèmes d’énergie et de déchets. Qu’en pensez-vous ?
L’un des objectifs de notre recherche est de collecter et de diffuser des données pour découvrir et expliquer ce qui se passe dans notre monde, pour sensibiliser les citoyens aux processus qui se déroulent dans leurs cadres de vie. C’est crucial en termes de problèmes d’énergie et de déchets dans la mesure où cela peut inciter « des modifications de comportement »…

Makr Shakr. Design et conception du projet : MIT Senseable City Lab. Mise en place : Carlo Ratti Associati. Photo: © MyBossWas

Dans les « villes étendues », les services publics interactifs, les informations et les infrastructures de loisir de quartier, le geotagging, la technologie des drones, les systèmes intégrés et les applications robotiques sont appliqués à des problèmes de tous les jours. EyeStop, Smart Urban Furniture et même SkyCal, Geoblog or Flyfire, Makr Shakr constituent des exemples de ces pratiques. Quelle importance revêt le mélange croissant des compétences et des approches de cette problématique, à la fois du point de vue de l’architecture, du design, de l’art et de l’innovation ? Comment les industries High-tech et les ICTs pourraient-ils dialoguer et travailler avec des réseaux professionnels aussi complexes ?
Tout d’abord, je n’ai pas été choisi pour diriger le labo, on m’a demandé de le mettre en place. Alors il est tout à fait probable que les failles du labo reflètent les miennes. De manière plus générale, notre champ d’action est à la croisée des données numériques, de l’espace et de gens. D’où la nécessité de rassembler des disciplines comme l’architecture et le design, la science et la technologie et — dernière discipline, mais non des moindres — les sciences sociales. Une telle diversité est un aspect clé de notre labo. La technologie ne devrait jamais être aux commandes : nous pensons que les technologies doivent d’abord se préoccuper de la vie et des problèmes quotidiens.
Ainsi, lorsque nous menons une recherche, le but de notre travail consiste toujours à trouver des applications concrètes. Si nous n’en sommes pas capables, alors, les compétences techniques ne servent à rien. Il est par ailleurs essentiel d’être convaincu que l’on peut vraiment « inventer notre avenir », pour reprendre les termes d’Alan Key. Enfin, nous développons des projets avec des réseaux ou des professionnels (entreprises, villes) parce qu’ils nous permettent d’avoir un impact à l’échelle urbaine. Quant à eux, ils ont besoin de notre labo pour catalyser les idées et les actions urbaines.

interview par Marco Mancuso (DigiCult)
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

> www.carloratti.com/
> http://senseable.mit.edu/

le rôle de la main dans les nouvelles technologies

On pourrait dire, dans la continuité d’Aristote, qu’elle est douée de pensée. S’affairant discrètement, doctement, au-dessus d’une feuille de papier et désormais d’un écran, la main œuvre, opère, conçoit. Toutes ces actions répétées, ces mouvements syncopés, ces gestes du quotidien prouvent combien nous lui sommes redevables.

Même si les paléontologues s’accordent à dire qu’elle ne dispose pas de qualités particulières, exceptée son incroyable polyvalence (1), la main, plus qu’un prolongement, est également bien plus qu’un outil. Comme nous aurons loisir de le constater peu après, l’outil constitue une étape dans le long processus de libération de la main. De même, c’est sur elle que reposent aujourd’hui les principaux enjeux des technologies numériques, et notamment le tactile. Autour de cet organe si singulier s’est donc tracée la destinée technique de l’homme, et les appareils et programmes que nous utilisons désormais en tous lieux se recommandent toujours, quelque part, d’une main. Plus encore, c’est à son agilité hors norme, dans la libération du geste comme dans la contrainte du mouvement, à sa formidable capacité à s’adapter et à se jouer des contraintes que l’on doit l’éventail et la richesse des technologies dont nous disposons aujourd’hui pour communiquer, travailler et nous divertir.

Ainsi, il conviendrait d’analyser en quoi les technologies, et en particulier les technologies tactiles, pourraient constituer une étape supplémentaire vers la libération de la main. Car celle-ci est toujours, quelque part, au travail. La main œuvre, c’est d’ailleurs sans doute, à l’image de la citation d’Henri Focillon que nous avons choisie en préambule, sa principale destination. Ainsi, l’idée de vouloir libérer complètement la main peut parfois paraître saugrenue, notamment du fait que les technologies reposent sur l’extrême polyvalence de cet organe, et ce, même si l’interaction homme-machine passe progressivement de la contrainte mécanique du mouvement – par l’usage du clavier – à l’apparente liberté du geste – rendue possible grâce aux environnements tactiles.

Du clavier à l’écran : la main dans tous ses états
Nous souhaiterions ici en profiter pour développer ces deux aspects de l’action manipulante : entre liberté de mouvement et contrainte mécanique. De contrainte, il est souvent question notamment lorsqu’il s’agit de rappeler combien la main est sollicitée par l’exercice des claviers qui ont, depuis de nombreuses années, supplanté l’écriture manuscrite. Le standard de disposition des touches QWERTY, apparu sur les machines à écrire à la fin du XIXe siècle, avait pour objectif de contourner des problèmes d’ordre mécanique : étant donné que les tiges voisines se coinçaient régulièrement, les touches ont été délibérément écartées, et c’est ainsi qu’aujourd’hui encore, la configuration des claviers de modèles QWERTY et AZERTY pour les francophones (excepté le Québec) demeure contraignante et peu efficace (2).

Le passage d’une rangée de signes à l’autre suppose un écartement exagéré des doigts, voire un déplacement de la main, l’accès aux accentuations (pour le clavier français) est difficile, parfois même hasardeux. En résumé, l’usage du clavier suppose un travail soutenu de la main, et là encore, celle-ci résiste, se plie, s’adapte (3). Ainsi, en s’appuyant sur sa polyvalence et son extrême agilité, les claviers modernes et actuels la sollicitent tout particulièrement. C’est peut-être, entre autres choses, cette sur-sollicitation qui favorise l’émergence du tactile, lequel vise à concentrer l’action manipulante sur des tâches simplifiées.

Sur un clavier, les jeux de déplacement, le pivotement de la paume et la percussion mobilisent l’organe tout entier. Sur l’écran tactile, cette charge se concentre peu à peu sur la pulpe des doigts, faisant de cette zone précise l’enjeu capital des technologies à venir. Nous avons observé que les dispositifs classiques mettent à l’épreuve la main et par là-même sa capacité à s’accommoder de gestes peu ergonomiques. Au contraire, dégager une possibilité, c’est libérer partiellement d’autres zones dynamiques pour élever la main vers le geste (4). Alors que les périphériques traditionnels (claviers, souris, manettes de jeu) impliquent une résistance mécanique de la main, la promesse du tactile modifie sensiblement les interfaces hommes-machines afin que celles-ci soient commandées de manière plus souple.

Le modèle tactile : un nouveau paradigme de la relation homme-machine
Si le tactile promet de libérer la main en rendant son action plus discrète, les interfaces et les médiums reposant sur ce principe nécessitent quant à eux une modification des paradigmes traditionnels de la relation homme-machine. Comme nous l’avons évoqué plus tôt, les tâches doivent être adaptées à cette nouvelle typologie manipulatoire, de même que le matériel; dès lors, il n’est pas étonnant de voir des appareils hybrides incluant une tablette et un clavier analogique. Le passage au tactile suppose par conséquent un ensemble de tâches adaptées, d’autres nécessitant toujours la présence de périphériques traditionnels.

Ainsi le tactile se réserve-t-il à un champ opératoire plus restreint, et s’exerce souvent au repos ou dans un contexte de détente. La mise à contribution de la main n’est donc plus, dans ce cas précis, axée uniquement sur l’accomplissement d’un travail — d’un travail, pourrait-on dire, en sous-main. Même si grâce aux progrès de l’ergonomie, aux évolutions conjointes des appareils et des systèmes, l’exercice de la main s’allège peu à peu, il est difficile de concevoir les Nouvelles Technologies sans que quelque part, sur un clavier, une souris ou une tablette, une main ne s’affaire.

C’est ainsi que le tactile introduit par touches discrètes un allègement sensible de la charge manuelle. Cela dit, il ne libère pas intégralement la main de sa fonction médiatrice et de la relation symbiotique qu’elle entretient avec les machines. Nous avons observé que l’action manipulante est à la base de la communication entre l’homme et la machine. Même si les programmes, par leur nature opératoire, visent à décharger la main d’un certain nombre de tâches — notamment les plus répétitives —, l’usage quotidien des appareils met sans cesse en jeu la disponibilité et la souplesse de l’organe manuel.

Pour revenir à nos toutes premières observations, les Nouvelles Technologies doivent beaucoup à la manipulation par le fait que celle-ci constitue un référentiel de premier plan pour l’élaboration des programmes. De près ou de loin, dans la contrainte ou dans le geste, la dimension archétypale de la main en fait, plus qu’un outil, un modèle pour le développement des technologies passées et à venir. Mais alors, quelles seront les futures formes d’interaction entre l’humain et la machine si, comme dans le cas du tactile, l’intervention de la main se fait discrète ? Au-delà de l’écran, est-il possible d’envisager des modes opératoires d’où la main serait exclue (5) ?

Après le contact, l’empreinte
Si la tactilité suppose l’intimité d’un toucher, elle suggère également la présence d’une trace. Pour paraphraser Georges Didi-Huberman, une forme devient une contre-forme, se renverse, par application (6). À l’image de l’empreinte digitale, l’action tactile est avant tout le dépôt d’une image et l’apparition de son double renversé. Il est légitime dans ce cas de se demander comment l’écran sans épaisseur peut-il advenir et comment l’homme pourrait ainsi caresser l’intérieur de la machine ? On pourrait également se questionner, à juste titre, sur le rôle que pourrait tenir la main, sachant que l’enjeu réside aujourd’hui dans son extrémité, où l’effleurement succède peu à peu à la percussion.

Comme nous l’avons esquissé plus tôt, la promesse du tactile est immense. En effet, le glissement progressif d’une action contrainte vers la liberté du geste implique un double enjeu : celui d’un dépassement mécanique et moteur, puisque la main se dégage peu à peu des servilités entraînées par les périphériques traditionnels et celui, opérant au seuil de l’imaginaire, promettant une plus grande promiscuité avec les mondes virtuels. Nous le voyons, cette remise en question du rôle de la main par les dispositifs tactiles fait émerger de nombreuses questions quant aux limites de la technologie.

Ainsi que l’écrivait Paul Valéry, la résistance du solide est le fondement de l’action manipulante (7). Seulement, le tactile met en balance le rôle de la main avec l’évolution de techniques où les matériaux sont de plus en plus légers et compacts, et où les appareils se font toujours plus discrets. La technologie a elle-même écarté du vocabulaire toute notion de volume, de masse, de rugosité. Dans ce contexte, le rôle de la main, du moins celui que les technologies lui ont assigné, est en devenir. Cependant, si les environnements tactiles s’inscrivent dans cette tendance à l’immatérialité, rappelons également que le tactile est un mode opératoire émergent, et qu’à ce titre, il cohabite avec les périphériques traditionnels dont il serait bien hâtif de prédire la fin définitive. Car le propre d’une technologie avancée, écrivait Gilbert Simondon, n’est pas de s’automatiser (8) — libérant par là même l’organe en prenant en charge des procédures répétitives —, mais de demeurer ouverte. « Ouverte » pourrait signifier ici diverse, arbitraire (nous l’avons observé avec le clavier traditionnel) ou accomplie.

Par conséquent, supposer que la libération de la main soit l’étape décisive du progrès revient à exclure toutes les tentatives, les expériences et les objets qui font la diversité de l’offre technologique. Ainsi, il convient d’envisager les technologies tactiles comme une forme d’interaction et une expérience à part entière. Pour toutes ces raisons, le triomphe annoncé du tactile et la fin programmée des périphériques dits « analogiques » apparaissent aujourd’hui bien arbitraires : ce serait en effet dénier à la technologie ses multiples aspects, notamment cette part d’irrationnel dont parlait Lewis Mumford. En revanche, il est tout à fait possible d’imaginer que communiquer sans contact avec les machines soit, un jour, à portée de main.

Olivier Zattoni
publié dans MCD #73, « La numérisation du monde », janv.-avril 2014
Illustrations : © Olivier Zattoni

Olivier Zattoni est doctorant en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Nice-Sophia Antipolis.

(1) En effet, André Leroi-Gourhan ne manqua pas de constater que : tout au long de son évolution, depuis les reptiles, l’homme apparaît comme l’héritier de celles d’entre les créatures qui ont échappé à la spécialisation […] de sorte qu’il est capable d’à peu près toutes les actions possibles […] et utiliser l’organe invraisemblablement archaïque qu’est dans son squelette la main pour des opérations dirigées par un cerveau surspécialisé dans la généralisation. Leroi-Gourhan, André. Le geste et la parole. Technique et langage. Paris, Albin Michel, 1964, p.168. [Nous soulignons].

(2) Cet exemple illustre un paradoxe dans l’évolution des techniques, dont certaines demeurent largement utilisées et ce, malgré leur obsolescence. D’ailleurs Lewis Mumford ne manque pas d’écrire à ce propos : les techniques et la civilisation, prises comme un tout, sont le résultat de choix humains, d’aptitudes et d’efforts, délibérés aussi bien qu’inconscients, souvent irrationnels, alors qu’en apparence ils sont objectifs et scientifiques. Mumford, Lewis. Technique et civilisation. Paris, Éditions du Seuil, 1950, p. 17.

(3) L’histoire nous montre que nonobstant sa capacité à se conformer et à se contraindre à un grand nombre de tâches, la libération progressive de la main est centrale dans le développement des techniques. Leroi-Gourhan en esquisse ici la chronologie : …à l’étape initiale la main nue est apte à des actions limitées en force ou en vitesse, mais infiniment diverses ; à la seconde étape, pour le palan comme pour le métier à tisser, un seul effet de la main est isolé et transporté dans la machine ; à la troisième étape, la création d’un système nerveux artificiel et rudimentaire restitue la programmation des mouvements. Leroi-Gourhan, André. Le geste et la parole. La mémoire et les rythmes. Paris, Albin Michel, 1964, p. 43.

(4) Cette potentialité, qui caractérise la démarche technique, s’ancre profondément dans la genèse de ses objets. Gilbert Simodon écrit : …construire un objet technique est préparer une disponibilité. Simondon, Gilbert. Du mode d’existence des objets techniques. Paris. Aubier, 1959, p. 246. [Nous soulignons].

(5) Cette question d’un rapprochement ou d’une intimité entre l’homme et l’univers digital demeure : sommes-nous génétiquement codifiés pour l’au-delà virtuel ? Infatigable et inconscient explorateur, l’homme du XXIe siècle touche presque du doigt l’espace digital planqué derrière la vitre. Bliss de la Boissière, François. « Être plus : l’instinct interactif », In Chronic’art, n° 70, 2011. Paris : Les Éditions réticulaires, p. 26.

(6) Cf. Didi-Huberman, Georges. La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte. Paris. Les Éditions de Minuit, 2008, p. 99.

(7) Cf. Valéry, Paul. « Discours aux Chirurgiens ». In Œuvres I. Paris. La Pléiade, 1960.

(8) Gilbert Simondon a bien montré comment le véritable perfectionnement d’un objet technique n’était pas du tout fonction de son degré d’automation — sorte de perfection interne de la machine —, mais, au contraire, de sa marge d’indétermination : de sa capacité à demeurer « ouvert ». Didi-Huberman, op.cit., p.34.

quelques notions de technoéthique numérique

 

La numérisation du monde est sans aucun doute le plus important fait de civilisation actuellement en cours d’accomplissement. La numérisation de l’existence humaine n’est pas exactement la même chose, car d’un point de vue philosophique il ne suffit pas de dire que nous vivons dans un monde numérisé, qui serait un environnement particulier, il faut se demander si, et à quel point, et avec quelles conséquences, nous sommes numérisés.

Le numérique, sujet philosophique
L’impression que laissent les deux dernières décennies est que nous subissons l’innovation numérique, avec délices pour certains et avec regret pour quelques autres, mais dans tous les cas nous la subissons. Nous avons certes choisi les équipements que nous utilisons, mais lorsque tout le monde choisit en même temps la même chose, lorsque tout le monde développe les mêmes besoins qui n’étaient pas imaginés auparavant, on peut se poser des questions. Certains de mes collègues en sciences humaines ont l’explication : c’est à cause du complot capitaliste qui nous oblige à consommer et nous manipule. Je suggère de reprendre le problème autrement, au niveau éthique, au niveau des micro-expériences ordinaires des personnes humaines.

Avec cette méthode, on dispose de bien moins de réponses. Mais on peut avoir le sentiment qu’on parle de la véritable réalité, on parle de ce qui se passe dans la relation intime quotidienne avec les objets technologiques — téléphone, ordinateur, console de jeu, mais aussi voiture ou équipement domestique high-tech. Rien à voir avec les discours officiels et institutionnels sur le numérique, notamment ceux de politiciens qui veulent tout réguler, mais ne savent pas comment on prononce « iPad » parce qu’ils n’en ont jamais entendu parler dans leur vraie vie. Si d’un autre côté on est aussi agacé par le battage médiatique des firmes qui lancent les produits techno comme des shampoings ou des desserts, on a une bonne perception, je crois, de la manière dont les questions de fond sur la mutation numérique ont tendance à s’engluer dans le bruit sociétal ambiant. Pour les récupérer, il faut, me semble-t-il, s’attaquer à la dimension micro-éthique du numérique contemporain.

La constitution d’une technoéthique
Dans la seconde moitié du 20ème siècle s’est constituée, quasiment en même temps aux États-Unis et en Europe, une philosophie de la technologie qui est maintenant un domaine spécifique dans le monde universitaire (Mitcham, 1994). Depuis quelques années, ce domaine est travaillé par la question de réintégrer ou pas des questions proprement éthiques, des questions de valeur ou même de morale, ce qu’on appelle une approche « normative » (Heikkerö, 2012). La demande sociale sur les mutations technologiques va plus loin qu’une demande d’interprétation, elle est une demande d’évaluation, de normes, personnelles et collectives. Pour produire une analyse des valeurs, ou pour analyser des questions d’acceptabilité, pour faire de l’éthique, il importe d’établir ce qu’on appelle une ontologie, c’est-à-dire un repérage des entités existantes et impliquées dans de potentielles relations.

La philosophie de l’environnement et celle de la technologie sont en train de mettre au point des ontologies assez radicalement différentes de celle qu’utilise couramment l’Occidental moyen. Pour la technologie, c’est l’idée de réseau impliquant des acteurs humains et non-humains (eux-mêmes matériels ou non) qui s’est imposée à partir la sociologie des sciences, ou alors la notion assez comparable d’entités hybrides. L’espèce que nous sommes, Homo Sapiens Technologicus (Puech, 2008) est composé d’individus hybrides, qui ont hybridé leur physiologie et leur psychologie d’humains avec des prothèses de tout type (lunettes, dents artificielles, vaccins et médicaments, stimulateurs cardiaques, mais aussi terminaux de communication téléphonique et informatique, et ressources informationnelles stockées sur tout support, papier, numérique, et de plus en plus en ligne).

En s’appuyant sur de l’innovation ontologique (la notion d’infosphère en fait partie), le projet du domaine émergent appelé « technoéthique » est de produire une réflexion spécifique pour les nombreuses situations inédites de la modernité (Lupiccini & Adell, 2008) : les décisions bioéthiques devant lesquelles nous placent les nouvelles technologies médicales, la relation avec des ordinateurs, les nouveaux médias et notamment ceux qu’on dit « sociaux », les questions de soutenabilité (écologique, économique, sociale) de nos options technologiques et des comportements qui en dépendent, les nouvelles façons d’éduquer, mais aussi de faire la guerre, la surveillance généralisée, les OGM et nanotechnologies, les fantasmes transhumanistes d’humanité augmentée…

La proximité avec les objets numériques, du silex au silicium
Nous vivons dans un monde de significations, un monde interprété. Nous n’entendons pas des bruits crissants, écrivait Merleau-Ponty, nous entendons des pas sur le gravier, et éventuellement nous entendons un membre de la famille qui rentre à la maison. Autour du corps humain percevant fonctionne une sorte de sphère interprétative, qui à tout moment constitue un monde dans lequel nous savons nous orienter parce que nous lui trouvons un sens. C’est avec cette méthode que Don Ihde a étudié la manière dont les objets technologiques structurent et orientent nos journées, depuis la sonnerie du réveil, en passant par la préparation d’un repas, les déplacements, les communications, etc. (Ihde, 1990).

Le monde dans lequel nous vivons est une technosphère, et ce n’est en rien une aberration pour les humains. Les murs peints de la caverne, la chaleur du feu et celle des vêtements, l’environnement sonore de la parole et de la musique (toutes deux des techniques humaines), l’odeur du repas qui mijote et la multitude des objets fabriqués et à fabriquer constituaient la sphère existentielle des humains néolithiques. Chacune de ses dimensions se prolonge jusqu’à nous. Être humain signifie déployer autour de soi une technosphère et y vivre d’une manière qui est unique. Les autres formes de vie sont « sauvages », éminemment respectables, mais pas humaines. Il faut préciser cette expression. Être humain ce n’est pas seulement déployer une technosphère et y vivre au sens d’y subsister, s’y trouver, plus ou moins par hasard, mais c’est essentiellement habiter le monde, et en l’occurrence habiter la technosphère. Habiter signifie avoir tissé des liens fonctionnels qui sont des liens de signification et d’attachement à un environnement.

La naturalité de la technologie pour l’être humain ne tient pas au fait que nous la fabriquons, mais au fait que nous l’habitons, c’est-à-dire que nous créons avec notre technosphère une relation de familiarité fonctionnelle de tous les instants, qui outre ses dimensions matérielles utilitaires possède de complexes significations psychologiques, émotionnelles, symboliques, et éthiques. Les humains habitent (au sens philosophiquement le plus fort) naturellement la technosphère, quelle qu’elle soit, basée sur le silex ou sur… le silicium. Ils peuvent s’épanouir dans cet environnement, et seulement dans cet environnement ils peuvent s’épanouir en tant qu’humain. La notion d’épanouissement d’une forme de vie (flourishing en anglais) vient de l’éthique environnementale et elle a fait jonction avec la notion de « vie bonne » qu’utilise l’éthique appliquée pour parler du bonheur ou des formes de vie les plus souhaitables pour un humain. La technosphère est le lieu d’épanouissement naturel de l’humain en tant qu’humain. L’idée est moins étrange si on la prend avec un peu de rigueur : elle ne signifie pas que la technosphère suffit à l’épanouissement humain ni qu’elle le produit directement.

Examinons la technosphère particulière des humains contemporains (dans les pays industrialisés). Elle est partiellement matérielle (habitat, innombrables objets) et partiellement immatérielle, composée des contenus numériques qui sont accessibles via certains de ces objets matériels. Parmi les objets matériels naturels qui nous « entourent » figure notre propre corps, et dans ce corps un cerveau qui est lui-même un objet de traitement de l’information. Ces parties centrales de la technosphère, notre corps, notre cerveau, notre mental, nous les « sommes », avec plus ou moins d’intensité — comme une sorte de gradient dans la sphère du soi : je suis plus mon visage que mes pieds, par exemple, et plus ma langue maternelle que l’équation de l’attraction universelle, même si ces deux contenus informationnels font partie de la sphère du moi. La partie de la technosphère qui prime aujourd’hui est l’infosphère, la sphère des contenus informationnels, qui même lorsque leur lieu de stockage et de traitement est naturel (le cerveau) sont des entités techniquement engendrées (la langue maternelle, les équations de la physique, mais aussi les formes culturelles complexes des émotions, liées à une culture, et bien entendu les systèmes de valeur). Le soi est entouré d’une infosphère et celle-ci est de plus en plus numérique sur les périphéries (Clark, 2003). Le soi en est le centre, un centre lui-même largement informationnel (le mental), qui « tourne » sur un « hardware » biologique.

Les notions de technosphère ou d’infosphère ne décrivent donc pas du tout une Matrice externe qui serait contrôlante et déterminante, qui nous manipulerait ou nous tromperait, mais elles évoquent de manière plus neutre un environnement, matériel et informationnel, qui crée les conditions de la vie humaine. La numérisation récente de la technosphère, qui fait toute l’importance actuelle et grandissante de l’infosphère, est l’élément de nouveauté qui me semble le plus important aujourd’hui et qui constitue une disruption à plusieurs niveaux.

Le numérique ne constitue pas une technosphère du même type que les techniques de la pierre taillée ou celles de l’agriculture, qui ont accompagné l’essentiel du développement de l’humanité. La ligne d’évolution concernée est le langage, l’échange informationnel qui nous a fait décoller à partir du silex, et l’électronique est l’étape actuelle de cette ligne d’évolution, l’étape silicium. Le numérique cumule ainsi les effets des révolutions informationnelles précédentes, il utilise en les propulsant vers une nouvelle puissance les capacités originaires du langage, de l’écriture (même si c’est du code qu’on écrit), et de l’imprimerie. Pourtant, comme les autres évolutions de la technosphère, le numérique constitue un ensemble de moyens et pas une fin en soi. Il incarne même l’essence de la technologie, qui est un potentiel et un potentiel pour l’humain : Si l’essence de la technologie est de tout rendre facilement accessible et optimisable alors l’Internet est le moyen technologique parfait (Dreyfus, 2001: 1-2).

Mais c’est au niveau de l’interaction individuelle avec des technologies particulières que se déroule l’essentiel du processus d’humanisation dans la technosphère, selon les approches qui me semblent les plus prometteuses. Le maître en est le philosophe Albert Borgmann. Il analyse la manière dont certaines activités techniques, comme la cuisine pour préparer un repas, par exemple, peuvent être des foyers de sens et de constitution de la valeur humaine, individuelle et partagée. Il les appelle des activités et technologies « focales » et les oppose aux activités et objets purement utilitaires et commerciaux, les produits de consommation courante, ce qu’on appelle commodities en anglais (Borgmann, 1984). Une perte massive d’authenticité dans la vie contemporaine est due à la « commodification » de la vie courante, lorsqu’elle ne consiste qu’à faire fonctionner des instruments qui sont des produits de consommation courante. Inspiré par Heidegger, mais beaucoup moins technophobe que lui, Borgmann essaie de décrire le sursaut éthique, la prise de conscience, qui nous permettrait de nous réapproprier les potentiels de la technosphère au lieu de simplement les faire fonctionner. Sans qu’on ait à suivre ni à évaluer le détail des solutions particulières qu’il propose, ses méthodes s’appliquent à l’infosphère et elles aident à mieux comprendre les questions posées par la proximité existentielle du numérique aujourd’hui.

L’infosphère proximale et sa valeur
Une première infosphère, dans la technosphère actuelle, peut être dite « distale », c’est-à-dire lointaine, à distance. Cette distance est celle du cloud et des serveurs distants qui font fonctionner les liens électroniques. Le lieu particulier d’où opère la technosphère distale est un lieu d’un nouveau type, le global. Connectée à l’infosphère distale, l’infosphère proximale est par définition celle qui est proche du soi, de la personne humaine, et même comme nous l’avons dit qui en constitue, en son centre, une partie (informationnelle). Pour l’humain industrialisé moderne, le téléphone mobile et le micro-ordinateur connecté sont les supports matériels de l’infosphère proximale. Les logiciels et données utilisés quotidiennement sur ces outils, les mails et pages personnelles, les réseaux socionumériques et les sites Web favoris, sont les éléments informationnels usuels de l’infosphère proximale. Mais la carte de crédit dans notre portefeuille et tous les micro-supports électroniques, passifs ou actifs, actuels et à venir, sont autant de points de présence de l’infosphère proximale, dans la proximité physique du corps et dans la proximité existentielle du soi.

La propriété spécifique de cette infosphère est justement sa proximité existentielle, qui est à la fois proximité physique, proximité mentale, proximité émotionnelle. Une étape majeure a été franchie par la diminution de taille des outils numériques : après le high-tech, le small-tech (Hawk et al. (eds), 2008). Une écologie nouvelle des accès au numérique est en train d’apparaître, en conséquence de la portabilité puis de la portabilité-vestimentaire (wearability) des outils numériques. À l’intérieur de méta-réseaux, la technosphère globale (serveurs et relais notamment) et l’infosphère globale, qui sont l’écosystème numérique global, se développent des écosystèmes numériques locaux. Mais à la différence de leurs homologues naturels, les écosystèmes numériques locaux ne sont pas composés d’une multitude d’espèces et d’organismes individuels, ils sont centrés autour d’un individu d’une seule espèce, une personne humaine.

C’est ainsi que l’infosphère, la nouvelle forme, numérique, de la technosphère constitue notre nouvel environnement existentiel. Elle est le médiateur des interactions avec le monde, « derrière » les systèmes sensoriel et moteur qui opèrent l’interface primaire. Pour parler avec un autre humain j’utilise des organes naturels, ceux de la voix et de l’ouïe, éventuellement complétés par la vue, les comportements gestuels produits et perçus, etc. Mais cette sphère de médiation avec le monde et les autres intègre maintenant un lien numérique, via un micro et un clavier, un écran, et de nombreux objets numériques intermédiaires.

Même la conversation « présentielle » (dans la vie réelle) est médiatisée par l’infosphère, car c’est le plus souvent par la mise en contact de nos infosphères que nous avons organisé la rencontre « physique » qui nous permet de discuter, et cette conversation aura probablement des suites dans l’infosphère : un sms de remerciement, un mail de suite pour avancer sur un projet, une actualisation sur un réseau socionumérique, ou l’organisation dans l’infosphère d’une autre rencontre dans le monde physique. La proximité des autres, et notamment de ceux qui nous sont chers ou importants, à quelque titre que ce soit, est médiatisée par l’infosphère. La proximité vécue dans et par l’infosphère est donc profondément humaine et elle correspond à ces potentiels d’humanisation et d’épanouissement qui caractérisent, nous l’avons vu, les technosphères. Elle constitue l’interface privilégiée avec le monde, dans la gestion du temps et de l’espace, des relations avec les autres, de la mémoire et des projets, de la consommation commerciale et de la vie professionnelle.

Sur de nombreuses questions, le discours courant qui dévalorise à la fois les technologies numériques et l' »individualisme » me semble être une stratégie de défense par laquelle les pouvoirs institués résistent à l’émergence de nouvelles valeurs et surtout de nouveaux potentiels d’action, issus de la médiation directe et en réseau entre des individus qui s’épanouissent à l’intérieur d’infosphères proximales de plus en plus riches, non pas seulement quantitativement, mais qualitativement, en un sens culturel et même éthique — un empowerment numérique à très large spectre.

Deux phénomènes nouveaux donnent une idée particulièrement claire de ces potentiels. Le premier est la conversation virtuelle permanente, le fait que dans l’infosphère nous sommes en conversation continue avec un certain nombre d’humains, qui peuvent être distants (physiquement, mais aussi socialement). Nous pouvons à tout moment reprendre la parole dans cette conversation en cours, par un sms, un message sur un réseau quelconque, sans qu’il soit besoin d’initier et de clore rituellement la conversation comme lors d’un appel téléphonique traditionnel.

Avoir toujours quelqu’un à qui parler, ou plus exactement, être toujours en train de parler, virtuellement, à un ensemble de personnes choisies, c’est une donnée existentielle structurante et d’un type nouveau pour les humains — même si comme tous les potentiels humains, elle a aussi ses pathologies (Ess 2009, Turkle 2011). Le second phénomène remarquable est la proximité du global, via les connexions numériques, par lesquelles nous vivons au croisement de flux qui ignorent les divisions géographiques et politiques qui sont encore la principale structure du monde réel. Les sensibilités politiques, mais aussi écologiques, en sont profondément modifiées et des potentiels politiques peut-être enfin soutenables sont en train de naître dans la connexion des infosphères. La motivation politique, mais aussi et surtout les motivations écologiques, et, plus profondément, éthiques, qui aujourd’hui en prennent le relais, s’alimentent dans un nouveau type de ressentis, d’émotions, d’apprentissages et de valeurs dont le lieu est l’infosphère proximale (Rifkin 2009, Castells 2012).

Soin de soi et sagesse dans l’environnement numérique
Pour quelle raison la montée en puissance d’une infosphère proximale représente-t-elle un potentiel éthique si puissant et si positif ? Pourquoi penser qu’elle échappe largement aux déterminations économiques (le profit que cherchent les marchands de technologie) et idéologiques (la stupidification que cherchent les médias) et les remplace par un potentiel d’action authentique ? Je voudrais citer deux raisons : (1) technologies et médiations sont désormais identiques, et (2) l’infosphère proximale est attachement-pertinente.

(1) Les technologies sont des médias, c’est pour cette raison que notre technosphère est d’abord une infosphère communicationnelle. Les travaux récents sur une éthique de la médiation technologique (Verbeek 2011, Van den Eede 2012) explorent l’intermédiation permanente de nos expériences du monde, des autres et de nous-mêmes, à travers (au sens propre) les technologies contemporaines. Il faut d’abord réinterpréter la technosphère en tant qu’outil de médiation. Même l’automobile, la technologie centrale de l’ère industrielle récente, est un instrument de médiation physique et sociale, médiations enchevêtrées, à la fois dans les fonctions de transport des personnes et les capacités sociales que cela confère, mais aussi dans la fonction symbolique de prestige social. Les technologies sont depuis longtemps vécues dans le monde des signes, les sociologues nous le disaient (Ervin Goffman, Bruno Latour). Mais il y a plus dans la médiation généralisée qu’apporte le numérique. L’idée d’infosphère proximale essaie de saisir ce phénomène par lequel la médiation ubiquitaire (présente partout, en tout lieu) et pervasive (présente partout, à l’intérieur de tout) des technologies numériques ni ne « double » ni ne « parasite » le monde réel, mais aménage nos accès et constitue notre interface avec le monde réel.

(2) Il faut comprendre ensuite que l’infosphère proximale est attachement-pertinente, c’est-à-dire qu’elle relève des mécanismes psychologiques et existentiels décrits par la théorie de l’attachement (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Attachement). Dans sa version existante, la théorie de l’attachement ne s’intéresse qu’aux relations entre êtres humains, où elle étudie la formation d’un lien entre l’enfant et son donneur de soin (care giver) : le lien d’attachement, qui est essentiel à la constitution psychologique de la personne humaine, et qui est notamment destiné à lui procurer une base de sécurité lui permettant d’explorer le monde, de s’épanouir. On peut le plus souvent appliquer point par point le schéma « attachementiste » des interactions mère/enfant dans les divers contextes de la technosphère proximale, particulièrement à propos du smartphone, qui apparaît ainsi comme à la fois le principal outil d’accès à l’infosphère proximale et le principal objet (numérique) d’attachement. Comme dans les autres relations d’attachement, la relative « addiction » qu’il crée est essentiellement une relation de réconfort virtuel en arrière-plan, qui permet d’explorer le monde et de s’épanouir comme une personne humaine. On ouvre ainsi la voie à une interprétation technoéthique de la réassurance et du réconfort dans les micro-expériences de la technosphère et de l’infosphère. Elle est là et elle fonctionne bien, au bout de mes doigts : retirer de l’argent au distributeur (technosphère), regarder si on a un nouveau mail (infosphère), ce sont autant de micro-réassurances qui permettent d’avancer.

Dans ses derniers travaux, Michel Foucault développait la question éthique décisive (et oubliée) du souci de soi en s’intéressant à ce qu’il appelait les « techniques de soi » (Foucault, 1994). Ces éléments sont aujourd’hui repris (Dorrestjin, 2012) à propos des technologies contemporaines et de leurs potentiels de constitution du soi, notamment en reprenant le mécanisme que Foucault a mis au jour : la possibilité pour un sujet de se constituer de manière « résistive » (Puech, 2008) en se réappropriant les potentiels (éventuellement technologiques) qui lui sont fournis par un contexte de domination. Sur cette voie, on peut concevoir une forme de sagesse numérique, qui serait l’effort de constitution de soi par la médiation d’une infosphère proximale que le soi investit réellement, dans une recherche d’authenticité, d’autonomie et d’harmonie, qui n’a rien à envier aux formes anciennes d’épanouissement de la personne humaine, bien au contraire.

Michel Puech
publié dans MCD #73, « La numérisation du monde », janv.-avril 2014

Michel Puech est Maître de conférences en Philosophie à l’Université Paris-Sorbonne, et est également membre et chercheur associé de l’Équipe ETOS (Éthique, Technologies, Organisations, Société), rattaché à Télécom École de Management, Institut Mines-Télécom.