des machines à l’exposition : une affaire de protocole

L’intérêt des artistes pour la machine n’est pas propre aux arts médiatiques et numériques. Au 20ème siècle, il est directement le produit de l’industrialisation non seulement des biens, mais aussi de la communication et de l’information. Avec comme effet, une mutation du processus créatif lui-même qui s’incarne désormais moins dans l’objet que dans la partition et le protocole, auxquels n’échappe pas l’exposition elle-même.

Life Writer. Laurent Mignonneau & Christa Sommerer, 2006. Photo: D.R. / © Laurent Mignonneau & Christa Sommerer.

L’artiste est le maître des objets ; il intègre dans son art des objets cassés, brûlés, détraqués pour les rendre au régime des machines désirantes dont le détraquement fait partie du fonctionnement même ; il présente des machines paranoïaques, miraculantes, célibataires comme autant de machines techniques, quitte à miner les machines techniques de machine désirantes. Bien plus, l’œuvre d’art est machine désirante elle-même (1).

Outils, machines mécaniques, ordinateurs, logiciels, programmes, objets scientifiques… se retrouvent au cœur de dispositifs plastiques et composent l’univers d’un grand nombre d’œuvres contemporaines. Ainsi, depuis la seconde moitié du 20ème siècle, des expositions témoignent de cet engouement et des recherches qui ont pu être effectuées. Elles s’enracinent pour la plupart d’entre elles dans une époque charnière, celle qui voit l’émergence des nouvelles technologies liées aux théories de l’information, au développement de l’art en réseaux et qui se manifestent notamment par la présence d’ordinateurs renvoyant la machine — digne héritière de la révolution industrielle — à une certaine forme d’obsolescence. Mais elle n’est pas morte pour autant : si elle est malmenée, voire parfois vouée à l’autodestruction, elle peut également être sublimée, muséifiée telle une relique des temps passés.

Nous envisagerons les expositions clés, qui ont profondément modifié le rapport du spectateur aux œuvres d’art, tout en considérant le corollaire qui incombe à ces processus plastiques : le protocole ou la partition. Ces notions peuvent prendre l’apparence de codes informatiques, de définitions ou d’énonciations d’idées interprétées ou développées de multiples manières par un tiers ou par la machine, ce qui tend à élargir la définition allographique (2) de l’œuvre.

La machine dans tous ses éclats 
L’une des œuvres les plus radicales incluant la machine est probablement Hommage à New York de Jean Tinguely. Cet artiste bricoleur précise : j’ai senti qu’avec Hommage à New York, j’avais fait quelque chose en avance sur son temps, parce que la conscience de l’autodestructivité de notre société n’était pas tout à fait élaborée. Les machines à dessiner et l’ »Hommage à New York » se placent dans le contexte de l’après-guerre (3).

Cette œuvre a été réalisée en 1960 à partir de divers objets et machines récupérés, collectés et assemblés : une baignoire, un piano, des roues de vélo et de voitures d’enfants, des pièces de moteur, des poulies, des postes de radio, des minuteries, une machine Méta-matic, tout ce qui peut composer notre quotidien en terme d’objets techniques et mécaniques… L’ensemble est animé par des dizaines de moteurs reliés notamment à une machine à imprimer les adresses. Elle a été intégralement repeinte en blanc — à la dernière minute, juste avant d’activer son processus d’autodestruction — comme les tableaux reliefs de Niki de Saint Phalle qui sont recouverts d’un blanc virginal avant d’être mis à mort, exécutés par le tir d’une carabine.

Installé dans les jardins du Moma, Hommage à New York — qui refuse à la machine tout statut rationaliste et utilitariste – est en quelque sorte une œuvre collaborative qui met à contribution les artistes Robert Rauschenberg, Robert Breer, mais également un ingénieur, Bill Klüver, qui a développé le dispositif de mise à feu de la machine (4). Tinguely repousse les limites de l’art et de la technologie et s’octroie le droit de vie et de mort sur la machine. Il aura fallu à peine vingt-huit minutes pour anéantir complètement cette machine/installation dont le protocole d’élaboration incluait la mise à mort. Cet Hommage à New York saisit la machine dans ce qu’elle a de plus imprévisible, entre création et destruction. Klüver précise que finalement l’autodestruction ou l’auto-élimination de la machine est le mode opératoire idéal de la bonne machine (5).

Cette œuvre sera présente dans le catalogue d’une exposition emblématique des connexions qu’ont su établir l’art et la machine, The Machine at the end of the Mechanical ages, réalisée au Moma à New York en 1968 par Ponthus Hulten. Ici les œuvres présentées prenaient la machine comme référence ou comme thème. Ainsi sont évoqués les premières recherches faites par Léonard de Vinci, les dessins des premières machines volantes, les jouets mécaniques, les automates du XVIIIème siècle de Vaucanson, mais également les téléviseurs que Nam June Paik — comme Wolf Vostell — avait introduits dès la fin des années cinquante dans ses œuvres. Intégrées comme simple objet ou pour leurs images captées, puis détournées afin de mieux les interroger, ces machines à montrer, à écouter et à communiquer sont des outils, autant que des médias qui inscrivent pleinement Vostell et Paik dans leur époque.

Avant d’avoir mis au point cette installation, Jean Tinguely avait réalisé des Méta-matic, des machines à peindre, comme la n° 6 qui date de 1959 et se compose d’un ensemble d’éléments hétérogènes, tels un trépied en fer, des roues en bois, des feuilles métalliques façonnées, des courroies en caoutchouc, des tiges métalliques, le tout peint en noir, et mu par un système de moteur électrique. Je mets la machine en doute, je crée un climat de critique, de « ridiculisation ». J’introduis de l’ironie. Mes machines sont ridicules ou alors elles sont belles, mais elles ne servent à rien (6). Mis sous tension, le moteur se met en branle et actionne un bras, la machine dessine seule et de manière complètement aléatoire sur la feuille. Elle est bricolée par Jean Tinguely pour peindre des œuvres abstraites qui évoquent, d’une manière critique et non dénuée d’ironie, les tableaux tachistes et lyriques présentés dans les galeries à cette époque.

La Méta-matic n’est pas sans rappeler la machine à peindre mise au point par Louise Montalescot dans le roman de Raymond Roussel, Impressions d’Afrique (7), même si cette dernière devait produire, quant à elle, des copies parfaites de paysages réalisés d’après nature. Soudain un léger frisson agita, en face du chevalet, le bras automatique (…) Le bras se tendait lentement vers la palette, pendant que la roue horizontale et sans jante créée à son extrémité par l’étoile des pinceaux s’élevait (…) Les deux mouvements combinés conduisirent la pointe d’un des pinceaux sur une épaisse provision de couleur (…) Le bras pivota doucement et s’arrêta en haut, devant l’angle gauche de la toile soudée au chevalet. Aussitôt le pinceau imprégné de nuance délicate traça automatiquement sur le bord du futur tableau une bande de ciel mince et verticale. Bientôt, plusieurs couleurs primitives, mélangées à une autre portion de la palette, composèrent une teinte (…) qui, transposée sur le tableau, continua le ruban vertical déjà commencé (8).

Substitut de l’artiste, la machine à peindre et/ou à écrire développe sa propre autonomie et supplante son utilisateur. Elle crée. Dans le roman de William Burroughs, Le Festin nu, elle va même jusqu’à s’hybrider, parfois se métamorphoser en cafard, et dicter à l’écrivain ce qu’il doit écrire : je voudrais que vous tapiez quelque chose sur moi, des mots que je vais vous dicter (9). L’auteur est alors complètement dépassé par sa machine. L’outil se transforme, s’incarne en une autorité supérieure qui se soustrait à toute forme de pensée ou de libre arbitre. Cette machine évoque les affres de la création et s’entend comme la métaphore de la difficulté d’écrire.

La machine à écrire vintage, type Remington, est encore au cœur du processus créatif développé par Crista Sommerer et Laurent Mignonneau en 2006 dans Life Writer. Cette fois elle est soumise à un programme informatique qui va conditionner et décider de ce qui apparaîtra. Adeptes de l’art interactif, ces deux artistes proposent au spectateur, devenu acteur, de faire une expérience singulière : assis à une table de travail, il se met dans la posture de l’écrivain et commence à écrire son texte. Une fois tapées sur la machine, les lettres se métamorphosent très rapidement en de petites créatures artificielles, noires et blanches, qui prolifèrent et s’animent sur le papier devenu, pour l’occasion, écran de projection. Ces créatures se nourrissent alors des autres lettres produites, les avalent pour mieux se multiplier. Le texte fonctionne ici comme un code qui détermine le comportement et le mouvement de ces créatures artificielles. Écriture poétique en mouvement, il n’en demeure pas moins que la production de l’auteur est de fait réduite à néant par cette forme d’intelligence artificielle qui le contraint à accepter cette transposition.

La machine et son protocole
L’utilisation de la machine comme moyen de produire une œuvre d’art fait paradoxalement émerger la prééminence de l’idée sur l’objet et suppose que l’œuvre est avant tout élaborée selon une partition, un protocole. L’une des premières expositions à avoir intégré ce paramètre est Art by telephone — proposée par Jan van der Marck — qui s’inscrit dans le contexte de la fin des années 1960 où l’art conceptuel tient un rôle important. Art by telephone est la seconde exposition, après Quand les attitudes deviennent formes, qui pose la question de l’œuvre comme concept, comme idée ou partition et pouvant être réalisée par un tiers.

À la suite de ces deux expositions seront présentées notamment Information dont le commissaire est Kynaston McShine et Software organisée par Jack Burnham en 1970. Cette dernière est éclectique, hybride, car elle réunit des artistes essentiellement conceptuels comme Vito Acconci, John Baldessari, Robert Barry, Hans Haacke, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Nam June Paik, Laurence Weiner… ainsi que des scientifiques et des chercheurs. L’une des visées de Jack Burnham est de faire transiter le concept de programme vers le champ artistique, et donc de mettre en parallèle des propositions faisant appel à des dispositifs de transmission d’information (télécopieurs, téléscripteurs, systèmes de diffusion audiovisuels), et celles qui emploient le langage comme matériau sans avoir recours à la technologie (10).

Philippe Parreno, exposition Anywhere, anywhere out of the world, — L’automate, 2013, Palais de Tokyo, Paris. Photo: D.R. Palais de Tokyo / © Aurélien Mole.

À l’occasion de l’exposition Art by telephone au Musée d’art contemporain de Chicago en 1969, la machine, en l’occurrence le téléphone, est considérée comme le seul outil à partir duquel l’œuvre peut être élaborée. Il se fait à la fois réceptacle et lieu d’énonciation du protocole, de sa diffusion. Trente-sept artistes vont répondre à cet appel et proposer des pièces par téléphone; certaines seront réalisées, d’autres non. Jan van der Mack précise que les œuvres proposées ont moins de matérialité ou de substance durable et se lisent plus comme des processus, des situations et des systèmes d’informations.

Un précédent existe dans l’histoire de l’art, il s’agit des Telephon bilder de Laszlo Moholy-Nagy. Dans ce cas, le protocole ou la partition est au cœur du processus créatif et reprend le statement de Lawrence Weiner : la pièce peut être réalisée par quelqu’un d’autre. En effet, Laszlo Moholy-Nagy est l’un des premiers artistes à avoir approché cette pratique, en faisant une peinture qui établit une distinction entre les phases de conception et de réalisation. Il précise à ce sujet : je voulais me mettre au service de la communauté en tant que médiateur anonyme (11). En 1922, Laszlo Moholy-Nagy se détourne du tableau de chevalet et fait fabriquer cinq tableaux en porcelaine émaillée par une usine d’enseignes industrielles de Weimar à partir d’indications données par téléphone (12). Il réalise ainsi l’une des premières tentatives de peinture allographique, une œuvre faite par un tiers, à partir d’instructions (13).

Commençant par renoncer à « la touche personnelle », il peint avec un pistolet et refuse de signer ses œuvres afin d’atteindre, au-delà de la vanité, le rayonnement de l’évidence objective (14). Ce processus créatif s’inscrit dans la démarche de l’artiste ingénieur tel que Rodchenko l’a définie dans ses écrits : l’artiste doit s’exprimer grâce à la matière, à la technique industrielle, pour être utile du point de vue de la société. Ces tableaux ont été présentés pour la première fois à la galerie der Sturm en février 1924. Ils proposaient une alternative à la peinture traditionnelle en la remplaçant par des formes picturales reproductibles conformes à l’esprit de l’époque industrielle qui s’annonçait.

De plus, la délégation de l’exécution à une tierce personne, ainsi que le principe mécanique qui présidait à leur élaboration, offrait une conception totalement novatrice de l’œuvre d’art. La partition et les moyens techniques dont on use pour la matérialiser et l’accomplir — le téléphone — s’avèrent un moyen rationnel, objectif et efficace pour parvenir à désacraliser l’œuvre et à faire coïncider au plus juste l’art et la vie.

Au regard de cette expérience, considérons à présent les différentes propositions faites pour Art by telephone. Celle de Siah Armajani consiste à donner des instructions de programmation par téléphone. Sa communication se développe sous la forme d’une énumération de datas, de chiffres, de codes informatiques… Cette pièce ne sera pas réalisée, mais sa trace sonore est enregistrée sur un disque vinyle — « l’objet-catalogue » de l’exposition — qui ne peut se passer de la machine, une platine, pour être écouté.

Quant à Mel Bochner, qui travaille sur les possibilités qu’offre le langage, il lit au téléphone un texte en italien qui doit être traduit en allemand par un premier opérateur, puis en suédois, en anglais et en américain. Passant successivement d’une langue à une autre, traduit plusieurs fois, il revient enfin à Mel Bochner. L’artiste délègue ainsi son autorité en donnant ses instructions afin que des opérateurs puissent activer la pièce et participer à sa transformation sémantique. George Brecht, dans un esprit similaire, établit le postulat que l’Angleterre se déplacerait au niveau des îles Canaries et met le public à contribution en lui demandant de réagir, d’élaborer une sorte de récit fictionnel à partir de cette idée.

Quant à John Baldessari et Richard Hamilton, ils invitent un peintre amateur et un artiste à réaliser chacun une peinture. John Baldessari va revendiquer la paternité du résultat et Richard Hamilton la position de co-auteur. Ce qui se joue dans cette énonciation relève également de l’autorité de l’œuvre. Toutes ces pièces sont accompagnées d’un protocole et posent la question de l’hapax, de l’unicité de l’œuvre. Le public, l’opérateur qui interprète l’énoncé ou la partition peut actualiser et décider de faire advenir ou non l’œuvre. À travers ces statements conceptuels, nous retrouvons en quelque sorte une forme d’écologie de la pensée créatrice qui se satisfait pleinement d’un énoncé sans attendre la réalisation matérielle d’une œuvre (15).

La machine comme organe vital
Intégrée au processus créatif, la machine est encore au cœur du dispositif des expositions de Philippe Parreno. Dans Anywhere, anywhere out of the world — titre emprunté à Baudelaire, N’importe où, pourvu que ce soit hors du monde —, Philippe Parreno envisage le concept de son exposition à l’aune d’un programme informatique. Placé sous les auspices d’un ordinateur central, un piano automate joue la Symphonie de Petrouchka de Stravinsky, puis s’interrompt, reprend. Ce « marqueur de temps » va alors permettre aux différentes séquences de l’exposition de s’enchaîner, d’être ponctuées par des événements stimulant les sens. Ainsi pilotés, le piano joue, un automate griffonne sans cesse les mêmes mots, les lumières des marquises s’activent, s’allument et dialoguent entre elles, un écran de LED sur lequel est projeté un film laisse apparaître nos silhouettes en ombres chinoises…

Installée derrière une paroi vitrée dans l’un des sous-sol du Palais de Tokyo, la machine visible et mystérieuse à la fois se définit comme l’organe majeur, celui par lequel tout peut advenir. Elle orchestre nos déplacements, nos expériences, nos interrogations. Dans cette exposition, je voulais qu’on pénètre dans l’antre d’un automate, qu’on se sente pris en charge. Quand je parle de « créer l’attention », c’est à cela que je fais référence : quelque chose nous guide dans l’espace de manière non autoritaire. J’ai donc essayé de trouver des principes d’automation (16). Ainsi l’ensemble des machines mécaniques s’anime et joue la partition dictée par l’ordinateur central.

La déambulation que nous propose Parreno dans l’exposition du Palais de Tokyo en 2013 est à l’image de celle que nous opérons de manière virtuelle sur la toile. Une navigation obscure, hasardeuse, qui génère des fictions, ouvre sans cesse de nouveaux espaces de lectures, de nouvelles perspectives et des confrontations parfois inattendues. L’exposition se déploie comme une sorte de matérialisation de nos pérégrinations mentales. Nous sommes dans les méandres de cette exposition labyrinthique comme dans ceux de nos pensées.

D’une autre manière, Magali Desbazeille semble elle aussi inscrire son œuvre dans cette problématique. Développant un art participatif, elle propose en 2012 une externationalisation de la mémoire dans son installation Le Vrai-musée d’Arts et Traditions Populaires (17) qui se compose d’éléments récupérés, usés et usités, témoignant des différentes évolutions technologiques : téléphone à cadran, machine à écrire, minitel, fax, ordinateur, téléphone portable… Les différentes machines sont disposées, mises en situation dans une sorte d’appartement témoin. Une voix off nous conte l’histoire et l’utilité de ces différents outils-machines. L’artiste nous plonge dans un 20ème siècle révolu et questionne notre mémoire et son principe de fonctionnement, l’oubli, la conservation des machines; certains éléments comme le Minitel et ses codes — tels le 3615 — s’avèrent des mystères pour une nouvelle génération.

Ces machines technologiques rassemblées s’articulent autour d’une performance et d’un documentaire rétro-fiction. Elles font partie de notre patrimoine et se retrouvent ainsi muséifiées, témoins de nos habitus, de notre rapport aux autres. En 2137, dans un musée des arts et traditions populaires, une salle présente l’over-modernité. Après l’antiquité (invention de l’écriture) et la modernité (primauté de la raison), la mémonuité (externalisation numérique de la mémoire humaine) dont l’avènement date de la fin du 20ème siècle, est une époque de transition vers notre 23ème siècle (18).

Objets récupérés et recyclés, télévisions, automates, ordinateurs… parcourent la création contemporaine et s’inscrivent comme des outils se substituant de manière certaine aux moyens traditionnels de la peinture et de la sculpture. Soumise et animée par un protocole, la machine n’opère jamais seule. Elle favorise le développement d’un art conceptuel qui tend à sa propre dématérialisation et, parallèlement en tant que dispositif actif et efficient, contribue également au déploiement d’expositions aux résonances parfois spectaculaires.

Line Herbert-Arnaud
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Deleuze (G.), Guattari (F.), L’Anti-œdipe, Capitalisme et schizophrénie, Minuit, 1972/1973, p. 39.

(2) Goodman (N.), Langages de l’art, Jacqueline Chambon, 1990, p. 147.

(3) Keller (J.-P.), Tinguely et le mystère de la roue manquante, coéditions ZOE et L’Aube, 1992.

(4) La fin du montage et le début de la destruction étaient inséparables… Un ami qui m’avait aidé pour l’installation électrique mit la fiche dans la prise et je branchai les relais. La machine démarra, conformément à sa construction. Jean dominait complètement son sujet. Bill Klüver, cité par Hulten (P.), L’hommage à New-York de Jean Tinguely, MoMA, 1960, catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, Paris, 1977, réédition1991, p. 715-718.

(5) ibid.

(6) Keller (J.-P.), op. cit.

(7) Roussel (R.), Impressions d’Afrique, Présentation par T. Samoyault, Flammarion, 2005.

(8) ibid.

(9) Le Festin nu, film de David Cronenberg,1992.

(10) Fondation Langlois pour l’art la science et la technologie, créée en 1997, Québec, Canada. Bonin (V.), Software Information Technology: Its New Meaning for Art, 2004.

(11) László Moholy-Nagy, catalogue d’exposition, Musée Cantini, Marseille, 1991, p. 452.

(12) J’ai commandé par téléphone cinq tableaux en porcelaine émaillée à une usine d’enseignes. J’avais devant moi les échantillons de couleur de l’usine et j’ai esquissé mes peintures sur du papier millimétré. À l’autre bout du fil, le représentant de l’usine avait une feuille semblable sous les yeux et il inscrivait les formes que je dictais dans les cases correspondantes à leur position (cela ressemblait à un jeu d’échecs par correspondance). L’un des tableaux a été livré en trois tailles différentes, pour que je puisse étudier les différences subtiles des relations de couleurs dues à l’agrandissement ou à la réduction. László Moholy-Nagy,  in László Moholy-Nagy, op. cit., p.452.

(13) L’auteur renvoie le lecteur à son texte « De l’usage de la déclaration d’intention et autres certificats dans l’art du XXe siècle… » in Pratiques n°19, Presses universitaires de Rennes, 2008.

(14) ibid.

(15) La notion d’écologie s’entend ici comme une forme d’économie. La production matérielle de l’œuvre se voit potentiellement limitée et contrainte par l’existence du protocole.

(16) Piettre (C.), »Philippe Parreno : je cherche à mettre en scène le regard« , Blouin artinfo, 22/10/2013, http://fr.blouinartinfo.com/news/story/975112/philippe-parreno-je-cherche-a-mettre-en-scene-le-regard

(17) Desbazeille (M.), Le Vrai Musée d’Arts et Traditions Populaires

www.desbazeille.fr/v2/index.php?/installations/le-vrai-musee-darts-et-traditions

(18) ibid.

 

Save our bit !

Qui ne se souvient de l’œil rouge profond de HAL 9000, la bête noire de David « Dave » Bowman dans le film de Kubrick, 2001, L’Odyssée de l’Espace ? HAL est l’acronyme de Heuristically programmed ALgorithmic computer. C’est aussi celui de l’Hypermedia Art Lab (1).

Stockage d’ordinateurs au sein du laboratoire PAMAL. Photo: © PAMAL / École Supérieure d’Art d’Avignon.

Si le HAL 9000 avait existé, il serait aujourd’hui obsolète. Non que les technologies l’aient aujourd’hui dépassé — elles n’en sont pas encore là —, mais s’il avait vraiment existé en 1968, alors il n’y aurait rien d’étonnant à trouver un HAL 9000 déglingué sur le bord d’un trottoir. Nombreux sont aujourd’hui les ordinateurs et autres machines médiatiques qui ont disparu et, en dehors d’un intérêt historique ou pour les musées d’histoire des techniques, pourquoi les conserver ? Depuis le premier ordinateur, il existe des œuvres d’art produites avec ces machines. Certaines de ces créations, parce qu’elles suscitent l’intérêt du monde de l’art ou de la culture, sont parfois traduites et diffusées par des machines bien différentes de celles pour lesquelles elles avaient été pensées. Jusqu’à quel point les œuvres d’art médiatiques peuvent-elles, au regard des effets sur la réception, passer d’une machine à une autre, comment peuvent-elles être réparées, dupliquées, émulées, migrées, virtualisées, réinterprétées, cultivées, qui sont les solutions habituellement proposées pour leur conservation (2) ?

Le projet HAL 8999 part d’un présupposé qui vient des théories de l’archéologie des média. Le « réflexe » de l’histoire et de la pensée en général consiste à oublier les machines. Ainsi bon nombre de machines médiatiques ont été « oubliées », alors qu’elles ont servi à produire des œuvres d’art. Issue de la théorie des média, l’archéologie des média postule que les machines et leur matérialité conditionnent le produit de la création et de sa réception. L’objectif est de mettre à l’épreuve, à la fois, et ce parti pris et les solutions évoquées plus haut, lesquelles aboutissent souvent à des contresens artistiques. Nous (3) avons alors mis en place un protocole d’étude appliqué à une série d’œuvres d’art (4), dont la conservation interroge le bien-fondé de ces solutions. Dans un premier temps, les œuvres sont activées dans le respect le plus strict de leurs conditions matérielles d’origine. Si cette activation est impossible, nous mettons en œuvre un second original. Ensuite, nous produisons une version émulée, migrée, virtualisée ou cultivée, dans la lignée des solutions habituelles. Enfin, nous proposons, avec l’artiste, une version réinterprétée, réalisée directement sur des machines actuelles. Par exemple, une œuvre conçue pour un Minitel pourra être proposée sur une tablette. Il s’agit dans ce cas de deux œuvres différentes.

Un « second original » pour des œuvres disparues.
Dans les différentes étapes de ce protocole, la plus passionnante à ce stade de nos recherches est celle de second original. « Second original » est une association peu commune de termes, qui selon leur définition respective, sont quasiment antinomiques. « Original » s’utilise en parlant d’une chose qui émane directement de l’auteur, tandis que le terme « second » lui est accolé en droit privé pour désigner le double d’un contrat ou document quelconque signé par le déclarant ou les parties (5). Dans le contexte de notre recherche, cette association de termes prend un sens voisin, bien que très différent. Entre les deux approches citées ci-dessus, notre « second original » ou « double original » serait une version de l’œuvre originale alors que celle-ci, sur sa machine d’origine ou équivalent, a disparu. Le « second original » reprend toutes ses qualités premières (software et hardware), émanant d’une collaboration entre l’artiste et le laboratoire (6). Le « second original » n’est plus à proprement parler une « œuvre », qui pourrait par exemple être vendue, mais une copie constituant une « archive » (7).

Stockage numérique des œuvres confiées au Laboratoire. Photo: © PAMAL / École Supérieure d’Art d’Avignon.

Il faut ici se placer dans un contexte d’exposition et de transmission de l’œuvre. Nous savons d’expérience, laquelle est courte en raison du peu de recul historique concernant ce type d’œuvres, qu’elles sont sensibles aux phénomènes d’obsolescence en plus des variations traditionnelles connues (matérielles, culturelles, etc.). Ces phénomènes d’obsolescence sont d’une telle ampleur qu’ils précèdent bien souvent tous les autres et entraînent des modifications radicales pouvant aller jusqu’à la perte complète de l’œuvre par dysfonctionnement, incompatibilité. Citons ici quelques exemples bien connus tels que l’abandon progressif d’une technologie largement employée par les artistes, tels Flash (8) ou Director (9), pour créer des interfaces et des animations. Nous pourrions aussi évoquer la rupture de compatibilité d’un système d’exploitation à l’autre (10).

Une archive qui sert aussi à retracer le processus de création
La réalisation d’un second original peut s’avérer utile sous deux aspects, en tant que nouvel exemplaire fonctionnel, puis en tant qu’expérience de conception. Le nouvel exemplaire fonctionnel réalise ce que la série promet. En art, comme ailleurs, le nombre fait la force. Plus un objet est reproduit, plus nous avons de chance de le conserver. C’est le choix fait par les responsables de la mémoire des centres de stockage de déchets nucléaires à l’ANDRA, multiplier le nombre d’exemplaires des « mémoires de synthèse pour les générations futures » contenant les informations essentielles (localisation, historique, contenu, etc.) tout en le distribuant au plus grand nombre (11). L’expérience de conception, quant à elle, permet de prendre la mesure des variations technologiques et des phénomènes d’obsolescence en mobilisant des achats de pièces, de logiciels et des connaissances des langages informatiques.

Lors de cette réalisation, la fabrication d’un second original refait l’expérience initiale de conception et éprouve ainsi les ruptures et incompatibilités prévues et imprévues tout en conservant l’intégrité de l’œuvre considérée. La conception de ce second original ne permet pas de préserver l’œuvre sur le long terme, puisqu’il est identique avec le « premier original » (12). Toutefois, il autorise à nouveau l’exposition, de la même manière que l’autorise la copie d’exposition. Tout en réalisant une étape intermédiaire de conservation préventive précédant les stratégies de conservation curative, plus complexes et encore peu expérimentées pour certaines, il est enfin une pièce dans le puzzle d’un écosystème médiatique donné, un élément de lecture et de compréhension en regard des contextes médiatiques, techniques et culturels, qui n’apparaissent que lorsqu’ils dysfonctionnent.

Lionel Broye
artiste et éditeur multimédia, Lionel Broye enseigne à l’École Supérieure d’Art d’Avignon.

(1) Le projet H.A.L 8999 est dirigé par Lionel Broye et Prune Galeazzi.

(2) Cf. Stricot (M.), « Agir (et non pas réagir) », p. 92-95, dans ce même numéro. Cf. son site  : http://digitalis.litchio.com/

(3) Le laboratoire PAMAL (Preservation, Archaeology, Media Art Lab), auquel est rattaché le projet. Il est composé de Stéphane Bizet (physique, électronique), Lionel Broye (artiste, éditeur multimédia), Christophe Bruno (artiste, théoricien), Prune Galeazzi (conservatrice-restauratrice), Emmanuel Guez (responsable du laboratoire, artiste, théoricien), Line Herbert-Arnaud (historienne de l’art).

(4) Les œuvres étudiées sont Angelino d’Albertine Meunier, .jpg printing de Jacob Riddle, Le critique automatique d’Antoine Schmitt, Counter de Grégory Chatonsky, Fascinum de Christophe Bruno, Les Secrets de Nicolas Frespech, DOEK d’Annie Abrahams et (sous réserve à l’heure de la rédaction de cet article) les videotex works d’Eduardo Kac.

(5) « Copie », et « duplicata » sont les termes utilisés indistinctement pour désigner la reproduction manuscrite, mécanique ou électronique d’un contrat ou d’un document quelconque. En revanche, le « double », est un second original signé par le déclarant ou par les parties (source  : www.dictionnaire-juridique.com/definition/copie.php)

(6) Une convention contractuelle permet d’établir clairement les conditions de réalisation d’un « second original » en accord avec (et la participation de) l’auteur et les éventuels propriétaires (privés ou publics).

(7) Cf. Guez (E.), « Exposer des zombies », p.  64-65, dans ce numéro.

(8) Se reporter à l’arrêt du développement de Flash Player pour iPhone et Android au bénéfice du HTML5.

(9) La disparition du CD-Rom qui est le support de destination des projets développés avec Director a rendu désuet tout travail avec ce programme, même si ce dernier s’est vu agrémenté de fonctions Web et 3D. Il faut cependant noter qu’il existe toujours une version fonctionnelle de ce programme chez Adobe, Director 12. Cf. www.adobe.com/fr/products/director.html

(10) C’est le cas avec Rosetta (Mac_OS_X) chez Apple, qui a entraîné l’illisibilité d’un grand nombre de productions artistiques et littéraires.

(11) Source : www.andra.fr/pages/fr/menu1/les-solutions-de-gestion/se-souvenir-19.html

(12) Cependant certaines pièces fabriquées de nouveau aujourd’hui, utilisées pour la réalisation d’un second original et dont la durée de vie nous est inconnue, pourraient s’avérer plus fiables que les pièces d’origine (ex. : la re-fabrication d’anciennes cartes Arduino).

La culture steampunk comme prolongation de l’histoire sociale des techniques.

Pourquoi ne pas s’intéresser aux machines décrites dans la science-fiction, aux soucoupes volantes, ou à certaines machines que les historiens n’avaient pas prévus dans leurs chronologies ? Une invitation à remettre en cause la frontière entre techniques réelles et imaginaires. Une invitation à récrire l’histoire des techniques. 

Puisque la science-fiction a débuté avec H.G. Wells et Jules Verne, autant imaginer le futur à partir des critères de la révolution industrielle plutôt que ceux de l’ère atomique et électronique, suggère le mouvement steampunk (2). Mais comme souvent dans ce genre de courant culturel, ses porte-parole n’osent pas tirer toutes les conséquences de leur audacieuse proposition. La culture steampunk se contente souvent d’habiller notre monde au look du XIXème siècle, comme lorsque nous peuplons nos musées d’objets techniques ou d’objets ethnographiques devenus obsolètes et transformés en coquilles vides par manque de considération pour leur histoire (3). Peut-on se contenter de cet habillage ? La question n’est-elle pas plutôt : que se passe-t-il, comment faut-il décrire les situations, les événements, si on prend vraiment au sérieux les mondes de Verne, Wells, etc. ?

Les univers techniques, que ce soient ceux des auteurs de SF ou ceux de notre réalité quotidienne, ne sauraient être réduits à de simples décors, ou de simples contextes. Ils constituent une part indissociable du récit qui exerce des contraintes sur nous au fur et à mesure que nous les construisons et ils contribuent donc à modeler le monde comme nous l’enseigne l’anthropologie des techniques (4). Si on veut donc éviter que Verne et Wells soient réduits à un verni cuivré, nous devons commencer par prolonger plus sérieusement qu’ils ne l’ont fait parfois eux-mêmes leurs propres intrigues. Prenons quelques exemples puisés chez ces auteurs célèbres et qui n’ont jusqu’à présent, et en dépit de leur renommée, pas suscité la moindre discussion critique.

Le Nautilus, arme suprême (en 1868)
Tout le monde connaît Vingt mille lieues sous les mers (1869-1870), dans lequel Jules Verne raconte les aventures vécues à bord du sous-marin le Nautilus par le naturaliste Pierre Aronnax, son majordome Conseil et le harponneur canadien Ned Land; et personne n’a oublié L’Île mystérieuse (1874-1875), où Verne décrit l’histoire vécue par un groupe d’Américains sur une île inconnue du Pacifique baptisée île Lincoln, qui se trouve être également la base secrète de Nemo et de son Nautilus. Mais combien de lecteurs pensent à tirer les conséquences d’un constat que les plus attentifs d’entre eux n’auront pas manqué de faire (5) ? En effet, tous les lecteurs de Verne se souviennent que l’action du deuxième récit est censée se dérouler seize ans après (6) celle de Vingt mille lieues sous les mers. Pourtant, si l’on prend la peine de comparer la chronologie des événements que l’auteur donne lui-même tout au long des deux ouvrages, on constate que leurs intrigues se déroulent quasiment en même temps.

Les événements décrits dans le premier ouvrage se situent entre juin 1866, lorsque la frégate Abraham Lincoln se met en chasse du « monstre marin », et la fin juin 1868, lorsque le Nautilus disparaît dans le maelström au large de la Norvège tandis qu’Aronnax et ses deux compagnons s’en échappent. Ceux du deuxième volume prennent place entre début mars 1865 — plus d’un an avant le début du roman précédent ! — lorsque les futurs naufragés s’évadent de Richmond assiégé par les troupes confédérées durant la Guerre de Sécession — Lincoln est encore bien vivant — et octobre 1868, lorsque l’île volcanique qui sert de base à Nemo disparaît au fond du Pacifique. Comment imaginer que le capitaine Nemo, décrit comme étant dans la force de l’âge – avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n’aurai pu le préciser (7) — dans Vingt mille lieues sous les mers (8), puisse être, lors de sa rencontre avec les naufragés de L’Île mystérieuse — trois mois plus tard ! — un vieillard mourant ? Si l’on refuse la solution de facilité consistant à taxer le célèbre auteur d’incohérence ou de manque de rigueur, il est clair que cette contradiction masque une volonté de cacher quelque chose. Mais quoi ?

La solution s’impose d’elle-même. Le lecteur de Vingt mille lieues sous les mers se souvient des forces navales engagées par les États-Unis pour tenter d’éliminer en 1866 ce qui était alors considéré comme un monstre marin. Imaginons un instant que les grandes puissances occidentales aient découvert que le capitaine Nemo, considéré comme l’un des plus grands terroristes que la Terre ait portés, était toujours en vie et que sa machine infernale n’avait pas été détruite dans le maelström comme le décrit Verne ? Que se serait-il passé ? Ces nations auraient lancé une partie de leur marine et leurs meilleurs espions à la recherche du repère de Nemo pour s’emparer de son invention. Imaginez la puissance de ceux qui possèdent une telle arme ! En 1868, aucune technologie n’approche les capacités du Nautilus. Les sous-marins qui ont pu être construits depuis la guerre de Sécession sont tout à fait primitifs par rapport à celui de Nemo. Celui qui met la main sur un tel engin détient la suprématie dans les océans. La nation qui le possèderait pourrait le faire reproduire en des centaines d’exemplaires et l’équilibre des forces stratégiques en serait totalement bouleversé. Le monde ressemblerait alors à celui décrit par Alan Moore et Kevin O’Neill dans La Ligue des gentlemen extraordinaires (9).

L’attaque martienne de 1898 dans le contexte de la course à l’armement
Mais l’histoire que Verne a contribué à cacher n’est rien à côté de celle que Wells a oublié de nous décrire dans La Guerre des mondes (1898) (10). À écouter les spécialistes de l’œuvre de Wells, il n’y a rien à ajouter au récit remarquable que Wells fit des événements qui ont suivi la chute des premiers obus martiens près de Woking au sud de Londres au tout début du 20ème siècle (11). Effectivement : au contraire de la plupart des autres romans d’invasions martiennes, le récit de Wells est particulièrement réaliste. Au lieu de se prendre pour Bruce Willis ou Arnold Schwartzenegger, le narrateur découvre les faits… en lisant les journaux, comme nous le ferions tous si nous étions plongés dans de tels événements — il est en effet rare, et statistiquement peu vraisemblable, de se trouver systématiquement dès le départ au cœur de l’événement, surtout d’une telle ampleur. Après, évidemment…

Pourtant, une fois ces signes de crédibilité passés, son récit se concentre sur la façon dont le narrateur vit les événements avant de finir sur ses retrouvailles émouvantes avec son épouse. C’est touchant, quelque peu romantique, mais bien peu conforme au souci de réalisme auquel Wells nous a accoutumés tout au long du récit. Surtout — puisque l’auteur décrit des événements qui se sont déroulés de son propre aveu il y a six ans maintenant (12) —, la chronique des événements se révèle cruellement incomplète. Pourquoi passer sous silence les suites de cette histoire, tout aussi passionnantes et bien plus lourdes de conséquences ? Wells évoque rapidement les résultats de l’examen anatomique des Martiens, autant qu’un tel examen était possible sur les restes laissés par les chiens errants (13). Il mentionne encore plus brièvement des analyses conduites sur la fumée noire et sur le rayon ardent employés par les Martiens (14). Conscient du caractère succinct de ces descriptions, il regrette de n’avoir pu contribuer qu’en une si faible mesure à jeter quelque clarté sur maintes questions controversées et qu’on discute encore (15).

Effectivement ! Et que dire de nos regrets à nous ? Car la question que tout le monde se pose concerne bien évidemment le destin de toutes ces armes qui jonchent la campagne des alentours de Londres. Que sont devenus les obus, les tripodes, et même les machines volantes que les Martiens étaient en train de mettre au point au moment de leur mort ? Si le chaos provoqué par les envahisseurs venus de Mars a suscité un émoi bien légitime, comment imaginer que, malgré la désorganisation des services publics et de l’armée, très durement affectée par les événements, le gouvernement britannique n’ait pas, dès le lendemain, tourné son attention vers ces machines extraordinaires dispersées sur le territoire, dans le but d’en tirer un profit technologique et militaire (16) ?

Il est évident qu’ils les ont exploités, qu’ils ont procédé à de la rétro-ingénierie comme on dit aujourd’hui. On imagine l’énorme travail que n’auront pas manqué de fournir, peut-être en vain, les ingénieurs et savants pour tenter de percer le mystère de ces machines. Que dire de la course effrénée à laquelle les pays occidentaux, principalement les États-Unis, la France, l’Allemagne ou encore la Russie, se seront livrés dans le but d’arracher à la Grande-Bretagne quelques-uns des secrets des technologies martiennes ? Comment Wells a-t-il pu oublier de décrire les suites de l’invasion, à défaut de répondre à toutes les questions qu’elle soulevait (17) ? (Pour certains, la question serait plutôt : comment Wells a-t-il pu décrire en 1898 des événements — et a fortiori les conséquences politico-technologiques d’événements — censés s’être déroulés au début du 20ème siècle ? Argument bien léger : s’il y a un auteur qui peut se permettre de revenir publier en 1898 un livre sur des événements datant des années 1900, c’est bien l’auteur de The Time Machine !)

L’étonnante machine d’Anticythère
Les deux discussions qui précèdent montrent qu’il est donc tout à fait permis d’imaginer des réalités parallèles et de les prendre au sérieux. Cela soulève même d’étonnantes perspectives. Nous vivons en effet avec cette idée que l’efficacité technique ne se négocie pas, qu’il y a une vérité des techniques et que si nous optons pour tel choix technique contre tel autre, c’était parce que la réalité l’imposait — et, par exemple, que si le Nautilus n’existait pas en 1866, c’était pour de bonnes raisons. Mais justement, l’exercice consistant à introduire ce genre d’objet nous oblige à jouer le jeu, à imaginer le monde qui va avec et à nous interroger sur la place des techniques et sur le fait que loin de couper notre monde en deux entre société et techniques, les machines décrites par des auteurs comme Verne ou Wells ne sont jamais qu’une autre façon de construire la société. Car on ne sait jamais ce que l’histoire peut avoir gardé en réserve comme surprise. Prenons l’exemple, particulièrement pertinent par rapport à l’exercice proposé ici, fourni par l’étonnante machine d’Anticythère.

En 1900, un peu avant Pâques, des pêcheurs d’éponges découvrent au fond de la mer Égée, près de la petite île d’Anticythère, l’épave d’un navire antique rempli d’amphores et de restes de statues en bronze et en marbre. Une découverte archéologique exceptionnelle. Les fouilles durent pendant près d’un an, jusqu’à la fin septembre 1901. Transportés au musée d’Athènes, ces objets remarquables sont étudiés et datés. Le naufrage, impliquant sans doute un navire romain parti de Rhodes, aurait eu lieu au cours du 1er siècle avant notre ère. Mais les chercheurs ne sont pas au bout de leurs découvertes. Huit mois après la fin des fouilles, l’attention des archéologues se porte sur un curieux bloc de cuivre corrodé par l’eau de mer qui s’est entre temps séparé en plusieurs morceaux en raison de son exposition à l’air. Alors que certains identifient l’objet comme un astrolabe, d’autres remarquent des séries de roues dentées, un mécanisme d’horlogerie très fin comme on pourrait en trouver dans les horloges miniatures actuelles. Ils concluent que ces engrenages sont trop complexes pour appartenir à un astrolabe traditionnel.

Aujourd’hui cet objet, une horloge astronomique antique d’un degré de sophistication tel qu’il est souvent qualifié d’ordinateur, car il permet de prédire les éclipses et d’autres mouvements planétaires, est considéré, selon les mots de l’historien des sciences Derek de Solla Price, comme the most enigmatic, most complicated piece of scientific machinery known from Antiquity (18). Un objet dont on ne soupçonnait pas qu’il ait pu exister à une telle époque et dont la plupart des ouvrages sur l’histoire de l’Antiquité continuent d’ignorer l’existence tant elle obligerait leurs auteurs à récrire cette période de l’histoire. En effet pour les historiens, les premières horloges remontent au 14e siècle et les premiers mécanismes d’horlogerie capables de rivaliser avec la machine découverte près de l’île d’Anticythère n’apparaissent pas avant le 17e siècle. Cet objet amorce donc une véritable révolution dans l’histoire de la pensée. Un peu comme si on avait découvert un sous-marin comme celui de Némo en 1866 ou un vaisseau martien au début du 20ème siècle (ou aujourd’hui !).

Pourtant, tout comme nous disposons d’une histoire du 19ème siècle dépourvue de Nautilus et d’obus martiens, mais néanmoins cohérente, nous disposons d’une histoire de la Grèce antique particulièrement crédible… qu’il faut en fait récrire de fond en comble pour y introduire un univers de pratiques techniques inconnu jusqu’ici et que la plupart des historiens auraient classé dans le domaine de la science-fiction encore récemment. Alors quelques Nautilus et obus martiens de plus ou de moins ne peuvent certainement pas faire de mal. Bien au contraire. Avec sa manie d’inventer des futurs alternatifs, la culture steampunk pourrait bien être, comme la science-fiction inventée par Verne et Wells, et à côté de la sociologie des techniques, à l’origine d’un mouvement susceptible de renouveler notre compréhension de la culture scientifique et technique. Seul prix à payer : renoncer à l’étanchéité de la frontière entre réalité et fiction, puisque cette dernière résiste et institue des systèmes d’épreuves — tout comme ce qu’on appelle la réalité (19).

Pierre Lagrange
anthropologue et sociologue des sciences, Pierre Lagrange enseigne à l’École Supérieure d’Art d’Avignon
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

Visuels: Henrique Alvim Correa, illustration de La Guerre des mondes de H. G. Wells parue en Belgique en 1906. Photo : D.R.

(1) Entretien publié dans McClure’s Magazine en janvier 1894, repris in Compère (D.) et Margot (J.-M.), Entretiens avec Jules Verne, 1873-1905, Slatkine, 1998, p. 88.

(2) Voir Vandermeer (J.) & Chambers (S.J.), The Steampunk Bible, Abrams Image, 2011. N’oublions pas Edgar Allan Poe, Mary Shelley ou Albert Robida.

(3) Cf. l’article de Geindreau (R.), « Défragmenter la technique », p. 70-73, dans ce même numéro. Cf. aussi les mémoires réalisés à l’École Supérieure d’Art d’Avignon sur des objets aussi divers que des masques africains ou des masques à gaz, ainsi que le séminaire autour de ces questions animé par Jean-Pierre Cometti et Marc Maire.

(4) Cf. Callon (C.), Lascoumes (P.) et Barthe (Y.), Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Le Seuil, 2001. On trouvera un lien inattendu entre la culture steampunk et l’histoire des techniques dans le livre de Latour (B.), Aramis ou l’amour des techniques, La Découverte, 1992. Ce dernier fait de Frankenstein de Mary Shelley le livre fondateur de l’histoire des techniques.

(5) Voir par exemple Verne (J.), Voyages extraordinaires. L’île mystérieuse. Le Sphinx des glaces. Édition établie sous la direction de Steinmetz (J.-L.) et Huet (M.-H.), Gallimard, La Pléiade, 2012, p. 1183, note 2.

(6) Verne (J.), L’Île mystérieuse, Hetzel, sd, p. 565.

(7) Verne (J.), Vingt mille lieues sous les mers, Hetzel, 1870, p. 52 et illustration de Riou p. 56.

(8) Et aux commandes d’un Nautilus mis à l’eau vraisemblablement en 1865, c’est-à-dire l’année de la fuite des futurs naufragés de l’île Lincoln. Cf. Verne (J.), Vingt mille lieues sous les mers, op. cit., p. 76.

(9) Moore (A.) & O’Neill (K.), The League of Extraordinary Gentlemen. Volume 1, America’s Best Comics, 2000 ; Moore (A.) & O’Neill (K.), The League of Extraordinary Gentlemen. Volume 2, America’s Best Comics, 2003.

(10) Wells (H. G.), The War of The Worlds, Heinemann, 1898.

(11) Les avis divergent sur la datation exacte des événements. Pour certains, il pourrait s’agir de l’année 1907 (Hughes (D. Y.) et Geduld (H. M.) (eds.), A Critical Edition of The War of the Worlds: H.G. Well’s Scientific Romance, Indiana University Press, 1993, p. 200, note 27). Pour d’autres, the only logical year of the disaster was 1902, in June of which year Mars came properly close to Earth (Manly W. Wellman (M. W.) et Wellman (W.), The Further Adventures of Sherlock Holmes : The War of the Worlds, [1ère édition : 1975], Titan Books, 2009, p. 6).

(12) Wells (H. G.), La Guerre des mondes, trad. H. Davray, Mercure de France, 1900, p. 14.

(13) Wells (H. G.), La Guerre des mondes, op. cit., p. 317-318.

(14) Ibid., p. 317.

(15) Ibid., p. 316.

(16) Sans parler de cette énigme qui consiste à se demander comment il peut se faire que l’Angleterre se soit laissée surprendre alors que la reine Victoria avait pris la peine de fonder l’Institut Torchwood dès 1879 dans le but explicite de prévenir une telle attaque, comme ne l’ignorent pas les disciples du Dr Who (saison 2, épisode 3). Merci à Laetitia Dufour pour cette précision qui m’avait échappé.

(17) D’autant plus que cette course technologique semble avoir porté quelques fruits. Peu après la publication du récit de Wells, qui s’inquiétait de la possibilité d’une nouvelle attaque des Martiens (p. 318), les journaux américains nous apprenaient que le grand Edison avait conduit des mesures de représailles contre les Martiens sur leur propre sol. Serviss (G. P.), Edison’s Conquest of Mars (A Sequel to the War of the Worlds), Apogee Books, 2005 (publié à l’origine dans le New York Evening Journal entre janvier et mars 1898).

(18) Price (D. J. De Solla), Gears from the Greeks : The Antikythera Mechanism – A Calendar Computer From ca. 80 B.C., Science History Publications, 1975, p. 5.

(19) Sur cette idée que le réel s’oppose moins à la fiction (ou à l’irrationnel) qu’il ne consiste en des niveaux différents d’épreuves, voir Latour (B.), Irréductions, à la suite de Les Microbes, Guerre et Paix, Anne-Marie Métailié, 1984.

une contribution à l’archéologie de l’informatique

La curiosité est le propre de l’artiste, le passé est « curieux », donc, pour l’artiste, la curiosité pour le passé est inévitable. Dans ma perception de l’art, il n’y a pas de concurrence entre les époques, chaque moment est important, chaque histoire a son intérêt. Pour l’artiste revisiter le passé est aussi capital qu’explorer le futur, dans un cas comme dans l’autre il s’agit de se projeter en dehors de soi et du présent pour imaginer de nouveaux espaces sensibles.

HAL 9000: I’m sorry Dave, I’m afraid I can’t do that, from 2001 A Space Odyssey. Apple II screen capture of 280×192 pixels picture, 2014. Python code « image2HGR », 2014. Photo: © Andres Lozano a.k.a loz

Réactiver les ordinateurs que je trouve parfois sur le trottoir à coté d’une benne à ordure me procure la distance nécessaire pour appréhender l’imaginaire informatique. Quand j’ai réussi à transférer des images captées avec la technologie d’aujourd’hui sur des systèmes et des machines de 30 ans d’âge, la perspective de corriger le « rendez-vous manqué » entre image artistique et esthétique 8-bit m’est apparu. J’essaye toujours de combler ce vide avec mon travail visuel.

On pourrait invoquer un « grain » informatique comme on le fait pour la photo argentique. Mais, ce n’est pas le fond de mon propos. Ce qui retient mon attention dans les images « low resolution », c’est la « parcimonie » avec laquelle on code l’information. Encoder une image en 280×192 pixels et constater que celle-ci conserve l’essentiel de sa structure et de ses effets est surprenant, voire sensuel à la manière des films muets des débuts du cinéma. L’esthétique 8-bit puise énormément dans cet effet de « parcimonie » produit par la pixellisation, c’est quelque chose de magique et qui n’appartient qu’à l’univers informatique, qui, toujours, privilégie les stratégies d’optimisation.

Ingrid Bergman. Apple II screen capture of 280×192 pixels picture, 2014. Python code « image2HGR », 2014. Photo: © Andres Lozano a.k.a loz

Je ne collectionne pas de manière raisonnée les ordinateurs, j’en possède de nombreux, tous ou presque fonctionnels. Les vieux Macintosh (Classic) avec lesquels je m’amuse à surfer sur le Net grâce au premier Netscape ou à retoucher des images avec Photoshop 1.0.7, un Amstrad, un Atari, des Apple II et même un « Replica » (une réplique du mythique Apple I de 1977). Depuis 2006, je relis les innombrables documentations et références techniques pour réussir à faire fonctionner ces machines et à les rendre « communicantes » avec les matériels actuels, un travail de fouille et d’exhumation passionnant et presque inépuisable, car il y a tant d’archives à répertorier et de machines à redécouvrir !

Réunir les programmes de l’époque, trouver les consommables et les pièces de rechange engendre depuis seulement deux ou trois ans un échange très actif sur Internet. Ce mouvement international suscite des rencontres entre hobbyistes, concepteurs, chercheurs, historiens et artistes. Ces échanges sont très informels, la préservation du patrimoine numérique ne fait que démarrer. Il y a un enrichissement certain à s’impliquer dans ce mouvement néo-archéologique, au niveau scientifique mais aussi social en rejoignant une communauté passionnée par le « passé immédiat ».

Rencontre avec Dialector et Chris Marker
Dialector, le robot conversationnel créé par Chris Marker, m’a permis d’expérimenter toutes sortes de dialogues exotiques : dialogue avec une machine, dialogue avec un auteur « invisible », dialogue avec le passé, dialogue d’outre-tombe avec les fantômes de Chris Marker… Grâce à Dialector, j’ai eu de longues conversations avec les esprits d’un temps révolu : les esprits révolutionnaires (de 1917 ou de mai 68), les esprits libertaires de la Silicon Valley pendant la révolution micro-informatique ou encore les esprits irréductibles de la littérature.

Je n’ai pas gardé d’enregistrement de ces instants de dialogue, je ne conserve que les souvenirs brumeux laissés par l’expérience. En parcourant le code de Dialector et en le traduisant dans un autre langage de programmation, j’ai visité l’esprit de Chris Marker, ses régions les plus secrètes, là où la technique et la poésie s’articulent. Un poème est une sorte d’algorithme (Edgard A.Poe). Mais, l’inverse est-il vrai ? Dans un programme comme celui de Dialector où le code et la littérature vivent dans un telle proximité, une fusion s’est-elle produite ? J’aime à le croire. Au cours de la conversion du Basic de Chris Marker en langage Python, de simples déplacements dans le programme se sont convertis en fonctions, comme s’il était possible de résoudre algorithmiquement un mouvement dans un texte, comme si parcourir un texte pouvait s’implémenter dans du code, comme si on pouvait fixer un « geste » artistique.

La Bocca. Generative picture, 2014, 700×310 pixels. Python code « image2mosaic », 2013. Photo: © Andres Lozano a.k.a loz

Dialector c’est l’aventure d’un sauvetage voire d’une résurrection. Quand on y réfléchit attentivement, rien n’est plus fragile et délicat qu’un programme informatique tant celui-ci est tributaire du hardware, du système d’exploitation, des mises à jours, des composants et des périphériques, des autres programmes desquels il dépend, surtout quand on pousse la technologie dans ses derniers retranchements, et, par-dessus tout, lorsqu’on expérimente seul son code sur sa propre machine. Qu’un programme fonctionne tient parfois de la chance, du tour de force. Hélas ! Le bug guette, et la démonstration ratée est alors inévitable. Car ce qui fonctionne chez soi a de fortes chances de ne jamais fonctionner ailleurs.

Pour faire fonctionner de nouveau Dialector, en coopération avec Annick Rivoire et Agnès de Cayeux, il a fallu reconstituer un éco-cyber-système vieux de 25 ans. Autant dire recréer Jurassic Park pour de vrai. Comme un puzzle nous avons cherché et retrouvé chaque pièce matérielle, chaque particularité du système d’exploitation et enfin assemblé le tout avec le programme de Chris Marker. Sans parler des quelques défauts inhérents au statut de copie de travail de la disquette qui était en notre possession…

Rachel from Blade Runner. Apple II screen capture of 280×192 pixels picture, 2014. Python code « image2HGR », 2014. Photo: © Andres Lozano a.k.a loz

Vintage Computing
Utiliser de vieux ordinateurs me fait retrouver le sentiment le plus précieux de l’informatique : le merveilleux. Comme naguère les automates à Versailles, l’ordinateur, parce qu’il est un objet animé d’une sorte de volonté autonome, me fascine depuis les premiers jours. Plus les ordinateurs se fondent dans l’univers contingent de l’utilitarisme ordinaire moins ils m’intéressent, plus ils sont simples à utiliser moins ils ont de personnalité. Le seul ordinateur séduisant est celui qui nous résiste.

Pourquoi un sculpteur comme Richard Deacon convoque Nicolas Poussin pour expliciter son travail dans le champ de l’art contemporain ? Une informatique obsolète peut-elle nous enseigner quelque vérité sur l’œuvre d’art à l’époque de sa numérisation cybernétique ? J’en ai l’intuition mais pas encore la preuve. Peut-être qu’il s’agit, dans un rapport plus intime, de nourrir une relation privilégiée avec le code, une relation débarrassée des contraintes de performance et d’innovation. Hors du temps de l’innovation nous pouvons accéder à une certaine sagesse et contempler le travail accompli.

Nous vivons sans doute un épuisement du miracle numérique. C’est pourquoi j’ai désormais du mal à parler de « nouvelles technologies » tant celles-ci me semblent ordinaires. Cela explique peut-être aussi mon engouement pour le « vintage computing ». Les vieilles machines sont les seules à incarner authentiquement l’esprit révolutionnaire de l’informatique, elles nous racontent l’aventure des pionniers, leurs combats et leurs conquêtes. Ces machines évoquent indéniablement une époque « héroïque » qui nous permet d’édifier une mythologie. Et de ce point de vue, l’univers numérique est traversé par quelque chose de complètement nouveau pour lui : l’Histoire.

Andrés Lozano.
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

Andrés Lozano (a.k.a. Loz) n’est pas qu’une figure « historique » de l’art du web, il est aussi un archiviste, un archéologue, l’un des premiers à s’être emparé du passé informatique, autant pour le maintenir à l’existence que pour le recycler artistiquement. > http://andre-lozano.org/

 

 

 

entretien avec Anne Laforet

Les œuvres créées par et pour Internet rejoignent depuis quelques années les collections des musées. Elles posent de nouvelles et complexes questions de conservation, de restauration et d’exposition. D’une part, les matériaux numériques de ces œuvres sont fragiles et sont interdépendants d’un écosystème médiatique en perpétuelle évolution; d’autre part, leur mode de fonctionnement et d’activation suppose une relation, une interaction et des postures parfois datées du visiteur.

Jodi, OSS/••••, version web, 2005. Le programme #Reset en fonctionnement. Photo: © Jodi.

Les œuvres d’art Internet présentent de nombreuses spécificités qui font obstacle à leur préservation : ce sont des œuvres numériques qui traitent de l’information pour présenter un visuel et fonctionnent à travers un environnement informatique complexe. Beaucoup de paramètres entrent en compte pour le bon fonctionnement de ce type de créations : un écosystème médiatique, une relation avec le visiteur, etc. Aujourd’hui, avez-vous à l’esprit un protocole de conservation permettant de préserver cette expérience entre le pratiquant et l’œuvre ?
Faire l’expérience d’un site c’est, en effet, manipuler le dispositif que l’artiste met à disposition sur Internet. Il y a véritablement inscription du visiteur dans l’œuvre. Le spectateur est celui qui active l’œuvre, certes à distance, dans le cas d’un site, par exemple au moment de la connexion au serveur lorsque son adresse IP s’écrit dans le fichier log. Dans le cas de Sweet Dream de Julie Morel, l’Internet sert de pont entre la galerie et la chambre de l’artiste, l’œuvre est connectée, il n’y a pas véritablement activation comme dans le cas d’une œuvre en ligne.
Quand on parle d’écosystème médiatique et de relation homme/machine, ce qu’il faut retenir c’est que les interactions se font au travers d’un matériel particulier qui implique certaines postures. C’est particulièrement flagrant dans le cas d’OSS/•••• de Jodi, l’œuvre est inscrite dans un certain type de fonctionnement de l’ordinateur (avec écran, clavier, souris…), cela conditionne une relation particulière avec le dispositif. D’autant que ce mode relationnel n’est pas, aujourd’hui, l’unique mode d’accès aux œuvres. On peut y accéder par téléphone portable…
Le visiteur n’est pas incorporé de la même manière dans les objets, suivant s’il s’agit d’un ordinateur personnel, d’une tablette, d’un portable… Lorsque Jodi a créé des pièces comme OSS/••••, cela coïncidait avec le développement de l’Internet personnel. Le trouble que le dispositif de l’artiste amène dans le fonctionnement est intrinsèquement lié à un environnement situé, daté, qu’il peut être difficile de recomposer ou même d’imaginer aujourd’hui.

Jodi, OSS/••••, version web, 2005. Photo: © Jodi.

La préservation de l’ensemble des éléments constitutifs d’une œuvre d’art Internet est complexe et souvent même une étude poussée ne permet pas de cibler les risques futurs, malheureusement imprévisibles, car liés à l’évolution constante du réseau et de son milieu. Comment traiter une œuvre en vue de sa préservation, tout en prenant pleinement en compte ce paramètre d’obsolescence ?
Sur ce point, il y a le projet “Digital Art Conservation” réalisé en 2010-2012 autour de dix œuvres des institutions partenaires, des œuvres numériques de générations différentes. Ce type de projet sensibilise le monde de l’art à la préservation de ces œuvres et permet de tester des hypothèses à travers des études de cas.
Par exemple, avec les études de cas de Still Living d’Antoine Schmitt et OSS/•••• de Jodi. Ces œuvres ont été créées avec “Director” (logiciel) qui a été largement remplacé par Flash. Bien que Director soit encore fonctionnel alors qu’il est obsolète, ces œuvres créées avec un même logiciel peuvent connaître des stratégies de préservation différentes. L’œuvre de Jodi OSS/•••• existe sur CD-ROM et sur Internet. L’espace multimédia Gantner, l’institution ayant acheté cette œuvre, est en droit de la reproduire sur CD-ROM, mais que faire avec un support en voie d’obsolescence ? Et comment la montrer au public ? Sur l’ordinateur d’origine ou sur une machine récente ?
À son acquisition, cette œuvre a fait l’objet d’une intervention par les artistes où le code a été “porté” sur une plateforme informatique récente, parler d’original n’est alors pas vraiment pertinent. Mettre à jour est parfois une opération inévitable si nous ne souhaitons pas faire disparaître ces œuvres. Mais peut-être pouvons-nous contrôler et limiter les différentes plateformes sur lesquelles elles peuvent être montrées aujourd’hui, voire refuser certaines conditions d’exposition.

Puisque la pratique des internautes est constitutive de l’identité et du fonctionnement de l’œuvre, comment rendre compte de ces pratiques qui varient avec le temps ?
Il s’agit de savoir quel type de dispositif l’on peut recréer pour saisir l’écosystème médiatique de l’époque ? Comment saisir le caractère de nouveauté d’une œuvre ou d’une technologie a posteriori ? Comment faire ce voyage dans le passé tout en sachant ce que l’on sait aujourd’hui ?
Ce sont bien les conditions d’accès aux œuvres qui sont menacées. Aujourd’hui Internet a beaucoup changé et les navigateurs aussi. Beaucoup de fenêtres « pop-up » sont bloquées automatiquement par nos machines et nos navigateurs alors que beaucoup de sites Internet créés par des artistes utilisaient ces fenêtres comme élément à part entière de l’expérience de l’œuvre. Il est donc difficile sinon impossible de retrouver toutes les interactions, les sensations que procurait le réseau Internet des années 1980-90 en comparaison à celui d’aujourd’hui.
La documentation, plutôt que la conservation, offre des directions, comme par exemple la possibilité de filmer ou de faire une démonstration enregistrée du l’œuvre de net art pour garder certaines caractéristiques, ce qui n’est pas sans ironie pour des objets destinés à être expérimentés !

Aujourd’hui, une prise de conscience collective nous fait pleinement mesurer que « les machines meurent aussi ». Ainsi, préserver le numérique par le numérique est grandement remis en question, puisque préserver des objets par ces mêmes outils éphémères et évolutifs ne résout que temporairement le problème. Qu’en pensez-vous ?
Il faudrait réussir à faire en sorte que les œuvres soient maintenues sans rupture dans le temps, en trouvant un moyen d’entretenir les œuvres et leur fonctionnement, sans cesse les adapter à leur milieu évolutif. Cela peut passer aussi par une modification des pratiques artistiques des artistes eux-mêmes avec l’utilisation de logiciels libres plus stables dans le temps.

Antoine Schmitt, Still Living, 2006. Source : www.gratin.org/stillliving/ Photo: © Antoine Schmitt

La conservation implique une préservation et une transmission d’un objet, afin qu’il soit compris et montré dans le présent ainsi que dans le futur. Ainsi, il arrive aujourd’hui que les institutions montrent un site Internet des années 1990 sur un écran haute définition, plus grand et traitant la couleur de façon plus précise qu’il y a 20 ans. Qu’en pensez-vous ?
Il est tout à fait possible de penser la présentation des œuvres comme une documentation, avec tout ce que cela implique. Cela peut aussi passer par des petites choses : ce qui est traître, par exemple, c’est de ne pas dire qu’il s’agit de “re-création” notamment lorsque l’une galerie ou un musée présente un film émulé sur un autre support. Il faudrait simplement ajouter : cette pièce a été “numérisée en telle année.”
À ce sujet, il existe un texte très intéressant de Jon Ippolito sur le cartel de Death by Wall Label (1) où il invite les musées à faire des cartels rappelant l’ensemble des opérations qui ont été effectuées sur les objets. Il est très important d’indiquer les transformations qui ont fait que l’objet soit venu jusqu’à nous, les restaurations par exemple. Il n’y a pas d’œuvres d’art « telles quelles »…

Quels sont vos projets ?
Je réfléchis à un projet dont les contours sont encore flous, sur « l’anarchronisme », une contraction entre les notions d’anarchie et d’anachronisme. Au contraire des œuvres que l’on peut dater facilement, il y a beaucoup d’œuvres chronologiquement indéfinies. Leur caractère anachronique peut s’expliquer par un retour de l’analogique : comment se fait-il que certains artistes aujourd’hui utilisent les technologies analogiques au détriment de celles du numérique ? Cela est peut-être lié au fait que le numérique s’est banalisé. Et l’engouement des artistes pour des pratiques mixtes n’est pas que le fait de la nostalgie : des technologies plus anciennes en devenant obsolètes offrent des possibilités de remettre en jeu certaines formes ou trajectoires.

propos recueillis par Rémy Geindreau et Tiphaine Vialle
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) http://thoughtmesh.net/publish/11.php

Le générateur Cockcroft-Walton du Professeur Thibaud

Remonter, restaurer, exposer un objet technique : toutes ces actions dépendent de considérations technologiques dont on pourrait dénouer les fondements. Ou comment un fragment d’accélérateur de particules oublié, et pourtant très présent dans notre imaginaire, devient un objet patrimonial.

Le générateur en pièces détachées aujourd’hui, 2013. Photo: © Séverine Dérolez

Vestige de la « Big Science »
Dans un laboratoire de physique encore en activité s’alignent, dans une lumière irréelle, pareille à des monstres luisants, de fantastiques machines (E.P. Jacobs), des sphères métalliques de plus d’un mètre de diamètre, des tubes de bakélite, des éclateurs, etc. : un appareillage fragmenté digne d’Objectif Lune, des aventures de Blake et Mortimer (1), d’un roman de Mary Shelley ou d’un crash extraterrestre. En réalité, il s’agit du générateur de type Cockcroft-Walton (2) en pièces détachées, qui alimentait en haute tension (1.2 Méga-Volts) un accélérateur de particules. Il doit aujourd’hui être restauré et présenté sur le campus de l’Université Lyon 1. Commandée par le physicien Jean Thibaud à la société Haefely au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cette machine « briseuse d’atomes » fut utilisée à la caserne militaire de la Vitriolerie puis à l’Institut de Physique nucléaire de Lyon où elle est actuellement entreposée.

Parmi ses usages multiples, elle a notamment servi à former les cadres de l’armée à la physique nucléaire et fut utilisée dans le cadre d’une collaboration avec le CERN pour un projet d’accélérateur d’ions lourds. Cet objet technico-scientifique monumental, qui culmine à 7 mètres de haut, et dont quelques rares exemplaires sont exposés dans le monde suppose, pour sa restauration, de retracer toute la chaîne opératoire, de sa fabrication à son obsolescence (3). Cette obsolescence du générateur qui provoque la crainte de sa disparition et donc le souci de sa conservation, suppose une perte considérable de savoirs.

En effet, il faut avoir, comme nous le rappelle Pierre Bourdieu dans le cas d’un objet de la même famille, incorporé beaucoup de théorie et aussi de routines pratiques pour être à la hauteur d’un cyclotron (4). Préserver, ce n’est pas implorer la venue d’un deus ex machina qui viendrait tout dénouer de la tragédie culturelle, mais c’est recomposer fragment par fragment la trajectoire de la technique réelle et fictionnelle, dont l’objet n’est que la trace. C’est une démarche proche de la rétro-ingénierie et de l’archéologie industrielle qui consiste à prendre pour point de départ un objet technique existant pour revenir à l’environnement d’usage du générateur.

Mystères de laboratoire
Le générateur Cockcroft-Walton est apparu d’emblée comme ésotérique, puisque la pratique scientifique est souvent fantasmée et le mode d’existence des objets techniques peu connus, excepté par le prisme de la science-fiction et de la vulgarisation scientifique. Il a donc fallu faire appel à des domaines connexes à la restauration, des « sciences studies » aux mécanismes patrimoniaux, pour pouvoir aborder cette proche altérité. Méthode qui s’est avérée efficace notamment pour identifier les différents organes fonctionnels du générateur en l’absence de plans et de documentation (condensateurs, diodes, résistances, pare-effluves, etc.), pour diagnostiquer certaines altérations d’usage, pour repérer les modifications matérielles (changements de pièces, de la source, des tubes accélérateurs associés, etc.), pour retracer le parcours historique de l’objet, etc.

L’anthropologie des techniques nous apprend, notamment avec Leroi-Gourhan, que toute la personnalité d’un groupe humain est enfermée dans la moindre de ses productions matérielles (5). Il n’y a pas tant de différences entre les objets du Musée du Quai Branly et ceux du Musée des Arts et Métiers. Peu d’éléments, du point de vue typologique, permettent de distinguer un masque rituel non occidental muséifié d’une machine de laboratoire, d’une télévision ou d’un téléphone portable en cours de patrimonialisation. Une machine est bien significative d’une ethnie puisqu’elle s’inscrit dans une culture, dans des modes d’actions, de croyances, dans des institutions, des organisations propres et singulières à une société.

Le secours de l’anthropologie, de l’ethnologie ou de la sociologie des sciences et des techniques est donc important afin de comprendre l’objet au-delà de ce qu’on suppose de lui. Il s’agit bien de replacer le générateur Cockcroft-Walton à la place qui était la sienne, en amont de tel tube accélérateur, avec tel pupitre de commande, avec tels physiciens, dans telle cage de Faraday, tel laboratoire, etc. L’exposition du générateur en intérieur ou en extérieur, dans tous les cas, dans un autre contexte, ne peut être envisagée qu’après avoir exhumé l’environnement d’usage passé de l’objet. Combien d’erreurs de médiation peuvent être ainsi évitées !

Le générateur Cockcroft-Walton dans la cage de Faraday (dôme), 1992. Photo: © IPNL

Réparer / Restaurer
Si la restauration de l’objet suppose, entre autres, des connaissances dans les traitements d’inhibition des alliages d’aluminium au silicium et dans la protection de la bakélite (premier plastique synthétique) des condensateurs, nombre de questions dépassent les stricts ressorts techniques — bien qu’elles les alimentent. John Hart, dans la préface qu’il donne à la troisième édition de l’ouvrage de Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (6), livre une anecdote qui en dit long sur une certaine conception de la restauration des objets techniques : lorsqu’au second symposium de mécanologie il [Simondon] a loué le Coal Board d’Angleterre pour la restauration de la machine de Newcomen, il a fait remarquer que l’objectif des conservatoires et des musées doit être la remise en fonctionnement des objets techniques.

On pourrait opposer à cette vision qui prône un retour à l’état d’usage des objets techniques, puisque c’est précisément cette ustensilité qui les différencie des autres biens culturels, une autre, plus en adéquation avec la déontologie de la conservation-restauration, qui préconise la préservation des traces historiques inscrites dans l’objet (traces d’usages). La première approche condamne l’objet à plus ou moins court terme en même temps qu’elle permet de faire perdurer l’efficacité de la technique; la seconde permet de pérenniser l’objet, mais rogne ce pour quoi il avait été conçu (7). Ces deux approches sont donc, et de manière égale, la cause d’une perte considérable. Camper sur l’une ou l’autre de ces visions s’avère néfaste.

Le rétablissement de la fonction utilitaire dans le cas d’un objet issu de la « Big Science », comme le générateur, relève de l’utopie sauf si l’on fait abstraction des nombreuses contraintes techniques, de sécurité, et si l’on considère que les ajouts de pièces ne sont pas actes de falsification. De plus, comme tout objet technique, du satellite au plus petit des transistors, le générateur Cockcroft-Walton n’a de sens qu’en interaction avec un milieu (ici, le champ scientifique). Aussi, la mise sous tension du générateur est-elle condamnée à la fragmentation. De surcroît, le courant électrique (aussi visuelle que puisse être la métaphore langagière du « courant ») du générateur est, par nature, invisible. Que pourrait-on voir de plus, nonobstant les phénomènes d’arcs électriques ? Ce sont pourtant des machines atomiques de la sorte — et en fonctionnement ! — qui ont inauguré le Palais de la Découverte en 1937 avec pour objectif de montrer « la science en train de se faire ».

Même s’ils ne fonctionnent plus et même s’ils sont détachés de leur contexte, les objets techniques patrimoniaux gardent un usage au mieux symbolique (8) ou au moins documentaire. Le fonctionnement symbolique empêche parfois le fonctionnement technique de l’objet : re-faire fonctionner le Cockcroft-Walton n’aurait pas plus de sens et de légitimité que de re-faire voler le Blériot XI pour une autre traversée de la Manche — qui n’aura rien à voir avec la première — à défaut d’une machine à démonter le temps.

Les « savoirs : maintenir et réparer » et les « savoirs : préserver et restaurer » (9) le Cockcroft-Walton ne sont pourtant pas à opposer : force est de constater qu’ils se confondent parfois, et surtout que les premiers vont conditionner les seconds. Il n’y a peut-être pas tant de différence entre l’ingénieur électrotechnicien qui va tenter de réduire l’ondulation résiduelle de la tension du générateur, et le restaurateur qui tente, tant bien que mal, de réduire la fragmentation de la technique. Exposer l’objet oblige à un nouveau type d’efficacité socio-technique : cet objet identique et inédit à la fois est vidé en son centre, par où toute parole peut se proférer désormais, fluer, comme si tout était dès lors possible, comme si la citadelle était à prendre. […] Les mots vont le réinstaller dans la loi de la gravité ; les étiquettes vont solidement l’arrimer dans un sol neuf (P. Mairot) (10).

Esthétique et technique
On peut dire que le bien, dès le moment où il est extrait du lieu où il reposait, est exposé, d’une part, à une détérioration physique et, d’autre part, à une détérioration culturelle puisqu’il est transformé et se charge de multiples connotations qui ne sont pas toutes légitimes, écrivait Umberto Eco (11). Nombre de sédiments culturels changent notre perception des objets techniques, parfois même de manière insoupçonnée. Qui ne pense à Germinal devant une mine-musée ? À Turner devant une machine à vapeur ? À Barbarella ou à Doisneau chez les Joliot-Curie, devant un générateur Haute Tension ? Les goûts, l’histoire des styles, de l’art modifient notre regard sur les objets techniques. C’est d’ailleurs pour son esthétique que le générateur a été choisi comme décor d’une série télévisée de science-fiction Bing (12) diffusée sur FR3 en 1992.

Le dépouillement fonctionnel du générateur Cockcroft-Walton est en fait l’avatar du XXe siècle de l’esthétique technique. Au XIXe par exemple, les instruments scientifiques en laiton étaient pour la plupart vernis ce qui les protégeait de la corrosion et des dégradations et leur conférait un aspect doré : cet aspect recherché n’a aucun rapport avec le minimalisme formel des objets techniques du XXe siècle finalement proche de l’abstraction, du constructivisme, du futurisme, etc. On ne peut non plus occulter l’image véhiculée par ces « cathédrales de la science » à différents moments de l’histoire : leur perception dans les années 30, lorsque la science exécute un pas de deux avec le progrès, n’est pas la même qu’au lendemain de l’explosion de la bombe atomique ou après les catastrophes liées au nucléaire civil, ni la même qu’aujourd’hui où les accélérateurs de particules se mesurent en kilomètres.

Le générateur avec l’accélérateur d’agrégats d’hydrogène dans le dôme, 1992. Photo: © IPNL

Irréduction de l’objet technique
La tâche du technologue, nous dit Simondon, est d’être le représentant des êtres techniques auprès de ceux par qui s’élabore la culture. En ce sens, les acteurs du projet d’exposition du Cockcroft-Walton sont bien des technologues; et pour ne pas galvauder ce terme, ils se doivent de porter une réflexion sur la technique qui ne soit pas réductrice. Quelle place et quelle signification donner aux modes de fonctionnement initiaux et évolutifs des objets techniques et comment s’en informer ? Comment, à travers la médiation, diminuer l’écart entre les usages passés de l’objet et son usage futur ?

L’introduction d’une symétrie entre les modes d’existence passés et futurs est une des voies possibles pour intégrer la rupture entre les différents milieux d’usage du générateur. En quelque sorte, le script inscrit dans le générateur, soit celui d’être un médiateur ou un « actant » (13), doit être transmué dans un autre contexte. S’il permettait, il y a peu de temps encore, de briser les atomes selon le principe de l’effet tunnel — et donc de construire les liens sociaux qui maintenaient le monde de la physique —, il va désormais servir à construire et maintenir la culture scientifique commune en produisant de nouveaux types de liens. Le restaurateur étant en première ligne face à l’objet, comment s’y prendre pour acter cette symétrie ?

Depuis son achat, le générateur n’a cessé d’être adapté et modifié et nous avons toutes les bonnes raisons de penser que le figer à jamais, en faire un « objet fermé » serait dommageable. Pour réussir le passage du générateur dans un contexte culturel, il ne faut réduire le Cockcroft-Walton ni à son ustensilité, ni à son histoire, ni même à une esthétique, fut-elle particulièrement prégnante, à moins d’en faire une coquille vide de la technique ou une forme anecdotique d’un générateur identique dans les aventures de Tintin. Il faut en revanche assurer le maintien de ces trois dimensions dans un équilibre permettant au générateur de déployer ses multiples aspects culturels.

Alliances disciplinaires
Après avoir entrepris le constat d’état et le diagnostic de l’objet, en parallèle de l’enquête de terrain en laboratoire (interviews de témoin, analyses scientifiques…), les traitements doivent permettre non seulement d’enrayer les dégradations évolutives (corrosion, salissures, fuites…), de faciliter le remontage, mais aussi et surtout, de permettre une relation socio-technique avec le générateur. Cela exige, entre autres : de garder un potentiel de fonctionnement. Même si l’objet n’est plus destiné à être utilisé dans le cadre de la physique nucléaire, sa transmission passe aussi par le maintien de son ustensilité.

Il faut préserver, autant que possible, l’état de surface fonctionnel des éléments, remonter les organes fonctionnels, recréer la cage de Faraday (reconstitution d’un dôme par exemple en tant qu’abri en cas d’exposition en extérieur), etc. ; préserver les traces d’usage (impacts d’arcs électriques, inscriptions, etc.) garantes de ce que Aloïs Riegl appelle les « valeurs historiques, d’ancienneté et d’usage » ; maintenir le rapport forme/fonction de l’objet (polissage des sphères, décrassage des tubes en bakélite…), gardien de l’esthétique de l’objet; créer des outils de contextualisation (par exemple, recomposition de l’ensemble de l’environnement en réalité augmentée, etc.) dans un souci didactique (14).

De la même manière qu’il est impossible de suivre le parcours d’un générateur Cockcroft-Walton sans passer de la politique à l’ingénierie, de l’armement nucléaire français à la trajectoire d’une particule (15), on ne peut suivre le fil de la médiation du générateur sans passer d’une discipline à l’autre, disciplines que l’on tient ordinairement pour distinctes. Il est indispensable que les modalités de préservation d’un objet sur lequel viennent se cristalliser autant d’aspects culturels (de l’ère de l’atome à la bande dessinée) soient issues d’alliances de compétences qu’il ne s’agit pas simplement de superposer, mais de recomposer, voire de confondre (au sens de mélanger).

On ne peut construire un nouvel usage du générateur, le faire passer d’un monde à l’autre, que lorsque l’histoire déborde sur l’ingénierie, la physique moderne sur la sociologie, l’esthétique sur la technique, le génie électrique sur la médiation, la restauration sur la technologie, etc. Nous sommes loin du mythe de l’inventeur démiurge isolé ou du réparateur d’automates solitaire qui à l’aide de la foudre ou de « l’Onde Septimus » va remettre de la technique dans la machine, va invoquer l’esprit qui manquait aux rouages. Le restaurateur doit agir collectivement, dans une trans-disciplinarité consistant à réunir autour de la même table Homo Sapiens, Faber, Ethnologicus et Patrimonialis et leur faire parler une même langue dans le même but : adapter l’objet à son nouveau milieu.

Rémy Geindreau
conservateur-restaurateur, diplômé du DNSEP
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Plusieurs générateurs de type Cockcroft-Walton sont représentés en BD, notamment par Hergé dans Objectif Lune, p.23 (Casterman, 1953) et par E.P. Jacobs dans Le Secret de l’Espadon, p.147 (Lombard, 1950 / réédition Éditions Blake et Mortimer, 2002).

(2) Un générateur Cockcroft-Walton est un multiplicateur de tension. Il produit une tension continue élevée en accumulant des charges électriques grâce à une série de condensateurs et de diodes montés en cascade. Ce procédé est inventé par John Cockcroft et Ernest Walton au Cavendish Laboratory de Cambridge. Ils obtiennent le prix Nobel de physique en 1951 pour ce montage avec lequel il réalise, en 1932, la première transmutation contrôlée de l’histoire. (Cf. Cockroft (J.D.), Walton (E.T.S.), « Disintegration of Lithium by Swift Protons, Letters to the Editor », April 30, 1932, Cavendish Laboratory, Cambridge, April 13, Nature, n°3261, Vol. 129)

(3) Cf. Geindreau (R.), Contribution de la conservation-restauration au destin patrimonial d’un générateur Cockcroft-Walton, mémoire de fin d’études, DNSEP option art, mention conservation-restauration, École Supérieure d’Art d’Avignon, 2014. Cette étude préalable à la restauration ainsi que l’enquête ethno-technologique ont été menées en étroite collaboration avec Jean-Paul Martin, physicien CNRS/IPNL et Séverine Dérolez, doctorante en histoire et didactique des sciences, Laboratoire S2HEP, Université Lyon 1, chargée de la mission de sauvegarde du patrimoine technique et scientifique contemporain (PATSTEC) au Musée des Confluences de Lyon.

(4) Bourdieu (P.), Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir, 2001.

(5) Leroi-Gourhan (A.), « Ethnologie et esthétique », Les racines du monde, Belfond, 1982.

(6) Simondon (G.), Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1989 (1ère édition : 1958).

(7) Pour une approche des dilemmes de la restauration des objets techniques, cf. Granato (M.), Le Guet Tully (F.), “Les principes de la restauration d’instruments scientifiques : le cas du cercle méridien Gautier de l’observatoire de Rio de Janeiro”, revue In Situ, revue des patrimoines, 2009.

(8) C’est le “paradoxe de Mustang” théorisé dans l’ouvrage de Muñoz Viñas (S.), Contemporary Theory of Conservation, Elsevier, 2005.

(9) Rolland-Villemot (B.), « Le traitement des collections industrielles et techniques, de la connaissance à la diffusion », La Lettre de l’OCIM, n°73, janvier 2001.

(10) Mairot (P.), « Musée et technique », Terrain [En ligne, 2005], 16 mars 1991.

(11) Eco (U.), « Observation sur la notion de gisement culturel », Traverses n°5, printemps 1993, Centre Georges Pompidou.

(12) Série inspirée du roman Pardon, vous n’avez pas vu ma planète ? de Bob Ottum, J’ai lu, 1976.

(13) Cf. Akrich (M.), « Comment décrire les objets techniques ? », Techniques et Culture, n°9, p. 49-64, 1987 et Latour (B.), La science en action, (1987), trad. de l’anglais par M. Biezunski, La Découverte/Poche, 2005.

(14) Derolez (S.), Khantine-Langlois (F.), Lautesse (P.), « L’objet de patrimoine comme ressource pour l’enseignement », Cahiers de la recherche et du développement — Le patrimoine scientifique comme ressource pour l’enseignement, 2014.

(15) Pestre (D.), « Les physiciens dans les sociétés occidentales de l’après-guerre. Une mutation des pratiques techniques et des comportements sociaux et culturels », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 1992.

récit d’une enquête archéonumérique

Le cinéaste, photographe, artiste multimédia Chris Marker (1921-2011) a créé à la fin des années 1980 Dialector, un programme de conversation avec la machine, resté inédit. Trente ans après, Dialector trouve (enfin) son public, grâce à une petite équipe (deux artistes, une journaliste) qui a mené à bien sa réactivation.

Capture d’écran de Dialector.6 de Chris Marker. Photo: D.R.

C’est un attelage bizarroïde, tout à fait représentatif de la liberté d’action et des sept vies artistiques (et plus) qu’a eues Chris Marker, un visionnaire, connu et reconnu comme le cinéaste inventeur de formes, auteur de La Jetée et de films qui ont traversé l’histoire du XXe siècle, et encore largement sous-estimé pour son apport à la culture digitale, la création post-cinéma, l’imaginaire du XXIe. Cet attelage est composé de deux artistes et d’une journaliste : Agnès de Cayeux navigue entre métavers et spectacle vivant, aime les avatars et la pensée, travaille en complicité avec le metteur en scène Jean-François Peyret depuis plus de dix ans; André Lozano dit Loz est un rétrogeek adepte de l’Apple II, qui remet au goût du jour le matériel et le code des débuts de l’informatique (1) et moi-même, la journaliste critique passée par Libération (où j’ai « rencontré » Chris Marker, au grand dam de mes collègues critiques cinéma, qui m’avaient prévenu que le monsieur ne parlait pas à la presse), et versée dans les cultures digitales (en ayant fondé le site Poptronics, où sévissait un certain Guillaume-en-Egypte, le chat double de Chris Marker, son avatar félin facétieux, aussi mégalo que Marker était viscéralement attaché à son invisibilité médiatique). Cette petite équipe est réunie autour d’un projet en cours de restauration (restitution, réactivation, reload, la terminologie en elle-même pose question), Dialector, codé par Chris Marker à la fin des années 1980 sur son Apple II en langage Basic et qu’il avait laissé de côté.

Si c’est trop compliqué, ne perdez pas de temps
Ce projet en cours est-il de l’art ? Assez naïvement sans doute, nous nous sommes lancés comme les purs admirateurs de Chris Marker que nous étions (et sommes encore !) sans même nous poser la question. Agnès avait conçu Alissa en 2010, un agent conversationnel mélangeant femmes réelles et anonymes du Web, figures littéraires et cinématographiques, qui discutait avec les internautes dans Second Life depuis l’espace virtuel du Jeu de Paume à Paris (2). Autrement dit, un avatar qui n’en était pas un, un robot programmé pour faire la conversation. Chris Marker, qui avait découvert Second Life grâce au livre paru sous la direction d’Agnès de Cayeux, Second Life, un monde possible (Les Petits Matins, 2007), et s’en délectait (il a toujours son île, l’Ouvroir, dans Second Life, qu’il a imaginé avec d’autres artistes, des métavers), a passé des heures à discuter avec Alissa. Ce retour des agents conversationnels dans l’environnement du réseau lui a rappelé qu’il avait conçu Dialector, sous-titré The Second Self, qu’il avait sauvegardé sur une disquette 5.25 pouces (les disquettes souples qui depuis longtemps ont disparu du marché). Il envoya la disquette à Agnès, puis Loz s’ajouta dans l’histoire, lui qui savait tout de l’Apple II et de ses configurations, et pouvait manier avec virtuosité les programmes de l’époque en les faisant évoluer en langages d’aujourd’hui.

Chris Marker était encore en vie, et aucun de nous ne pensait à prendre en charge tout ou partie de la restauration. Nous souhaitions simplement rendre service à Chris Marker, poussés par la curiosité de ce programme dont il nous disait qu’il avait bluffé ses amis et proches : J’avais piégé Montand, qui croyait sincèrement avoir affaire à un cerveau omniscient, et Pierre Legendre me disait que ça lui rappelait ses entretiens avec les sorciers africains. Nous avons réussi à ouvrir Dialector sur un Apple II, et signalé à Chris que la disquette n’était pas hors d’usage, mais que le programme s’arrêtait à la troisième ligne de commande… sur une image de chouette. Nous avons extrait le contenu de la disquette, constaté que tous les fichiers du programme Dialector étaient intacts, plus de vingt ans après leur stockage — un miracle dans l’univers impitoyable de l’obsolescence numérique programmée —, les avons édités au format texte et adressés le jour même à Marker. Hélas, Chris était alors déjà très affaibli et n’avait plus l’énergie de nous donner quelques indications que ce soit, sauf ce grand merci, mais si c’est trop compliqué ne perdez pas de temps.

Présentation de Dialector au festival international du film documentaire de Yamagata (Japon), 2013. Photo: D.R. / © Annick Rivoire

Il était envisageable de redonner vie à son programme
La mort de Chris nous a laissés inconsolables et… actifs. Comme si la meilleure façon de rendre hommage au grand monsieur était de poursuivre la tâche. Lui avait abandonné Dialector parce qu’Apple avait décidé, une fois le succès de son ordinateur bien établi, d’enlever la possibilité aux utilisateurs de coder eux-mêmes. Le Basic, langage de programmation que Chris Marker maîtrisait de façon virtuose (ce que nous avons découvert au fil de notre enquête), n’était plus accessible. Chris Marker lui-même le disait ainsi : Dialector était une ébauche de programme, interrompu lorsqu’Apple a décidé que programmer était réservé aux professionnels. Il en reste des bribes, probablement incompréhensibles, ainsi qu’un spécimen de dialogue. L’original est quelque part sur des disquettes 5.25 illisibles aujourd’hui. Il est certain que si j’avais pu continuer au rythme de quelques lignes par jour, le programme aurait sans doute une réserve de conversation plus riche, mais c’est ainsi (et si les CD-Roms… et si… et si… mauvaise façon de penser). Grâce aux ressources numériques actuelles, et malgré la mort de son auteur, il était envisageable de redonner vie à son programme. Pour diffuser un inédit de Chris Marker, mais aussi pour souligner l’importance de son œuvre bien au-delà du cinéma.

Nous nous sommes donc attelés à la relecture du programme, d’un point de vue informatique en premier lieu, tâche dévolue à André Lozano qui a décortiqué la structure du Basic markérien, s’est fait aider par Agnès et moi pour entrer dans la logique de création de Chris. Le code est subdivisé en zones, « Love », « Hate », « Random »… qui n’avaient pas d’importance du point de vue de l’exécution du programme, mais en avaient du point de vue de la « partition » poétique de Chris. Il n’est pas anecdotique de rappeler le contexte technologique de cette fin des années 1980. Si l’informatique personnelle permettait d’écrire des programmes, ceux-ci avaient des possibilités multimédias modestes, il n’existait pas d’interface graphique et l’essentiel de l’expérience utilisateur se limitait à des commandes au format texte. Pourtant, les opérations de manipulation de données et de calcul logique sont déjà intégrées aux langages de programmation tels que le Fortran, le Basic, le Pascal, des langages de haut niveau d’abstraction et d’accès facile en comparaison aux langages précédents (langage binaire, assembleur), précise André Lozano.

Le code en Basic de Dialector révèle au fur et à mesure sa structure : il y a les lignes assignées au stockage des phrases (700) du dictionnaire de dialogue, qui ne peuvent n’être ni déplacées ni effacées, au risque de provoquer des erreurs dans le programme lui-même, et les lignes assignées aux opérations logiques (reconnaissance de suites de caractères, fonctions d’aléatoire modéré, et opérations autour des appels système pour afficher un média ou déclencher un son). Le code tient tout entier dans la mémoire de l’Apple II, en atteignant la limite de capacité de celle-ci. D’après André Lozano, Chris Marker arrive ainsi à gérer au plus près les contraintes physiques de la machine, tout en produisant un programme complexe très proche de l’intelligence artificielle.

Jusqu’où aller dans l’interprétation et la traduction ?
Tout en travaillant à comprendre l’écriture, nous avons cherché à en savoir plus sur le contexte informatique lié à Chris : comment était-il équipé ? Avait-il stocké d’autres parties du programme ailleurs ? Pourquoi la version 7 (écrite dans un langage plus multimédia et disponible dans Zapping Zone, installation présentée en 1990 au centre Pompidou), était-elle moins riche en dialogue ? Dialector avait-il servi de base de travail pour ses installations et projets ultérieurs ? Nous avons entamé une démarche d’enquête, entre investigation journalistique et histoire de l’art, en allant à la rencontre des proches de Chris, pour tenter d’obtenir plus d’informations sur la façon dont Chris « jouait » avec Dialector, sur la réception par ses amis du cinéma ou de la littérature, sur ses intentions restées mystérieuses… Paul Lafonta, ingénieur qui l’a accompagné et soutenu pour la partie hardware et notamment dans ces débuts de l’informatique personnelle, raconte par exemple avec plaisir les « frasques » que lui a fait commettre Chris lorsqu’il l’a embarqué sur le tournage du film de Wenders, Jusqu’au bout du monde.

Capture d’écran du site Dialector, disponible depuis septembre 2013. Photo: D.R. / © Annick Rivoire.

Tandis que Loz décryptait le Basic, émulait le code pour nous permettre de montrer Dialector sur nos machines d’aujourd’hui grâce à un simulateur d’Apple II (une fenêtre grande comme celle de l’Apple II s’ouvre sur nos écrans de portables, l’interface est exactement semblable à celle d’un Apple II, et le programme s’exécute comme il le faisait en 1988), nous rencontrions ses amis, ses muses, ses complices, dressant une forme de portrait chinois de l’auteur à l’aide de son programme. Se trouver face à ce Computer qui balance ses phrases avec l’humour et la vivacité d’esprit propres à Chris Marker a de quoi déstabiliser et émouvoir les femmes de sa vie, les hommes aussi !

Nous avons filmé ces dialogues différés, avec Catherine Belkhodja (Level 5), Agnès Varda, qui avait eu le « culot » de filmer son atelier et le faire parler dans Agnès de-ci de-là Varda pour Arte en 2011 (3), Arielle Dombasle, sa très jeune égérie de Sans soleil, Marina Vlady, l’une de ses plus proches amies, M. Chat et Louise Traon, ses jeunes amis artistes (graffeur et vidéaste). Nous avons également rencontré ses développeurs successifs, et élargi le cercle pour échanger avec un claveciniste et musicologue, spécialiste de Bach, des partitions baroques et de la restauration d’instruments anciens. Quel rapport avec Dialector ? Dans le travail de traduction, d’une écriture musicale à l’autre, dans l’achèvement de fugues de Bach, restées à l’état de brouillon, se posent les mêmes questions auxquelles nous sommes confrontés : jusqu’où aller dans l’interprétation, la traduction (d’un langage ancien informatique en langage machine d’aujourd’hui), quelle place laisser à la création originale et aux annotations qui expliqueraient les choix effectués ?

Dialector est réactivé depuis septembre 2014
À l’heure où ces lignes sont écrites, Dialector est sur le point d’être diffusé sur Internet, dans une version la plus fidèle possible à l’original, en langage Python, dans une interface qui contextualise le programme original. Dialector est « jouable », et il se donne à voir augmenté des conversations vidéo archivées, de documents d’archives (le code original, les éléments épars dans l’œuvre de Chris Marker qui rappellent sa recherche autour d’une forme d’immortalité numérique), et de nouvelles rencontres avec des spécialistes de l’Apple II (André Lozano est invité au Kansasfest Apple II for ever, la convention des adeptes de l’Apple II, aux États-Unis, à la fin juillet 2014), de l’archivage et réactivation numérique (un projet de recherche avec le laboratoire « préservation et archéologie des arts médiatiques et numériques » de l’École Supérieure d’Art d’Avignon est en cours sur 2014-2015), de la conservation du legs Chris Marker : le Centre Pompidou, qui possède des archives informatiques nombreuses autour de Zapping Zone, et la Cinémathèque, qui détient l’ensemble du fonds Marker cédé par ses ayants droit, nous reçoivent pour envisager un inventaire numérique pérenne.

Le programme réactivé depuis septembre 2014 sur le Net est une version actualisée de Dialector. Elle n’est sans doute pas la version qui permettrait un archivage définitif du programme de Chris Marker (le langage Python, quoique très ouvert, sera lui aussi dépassé un jour, tout comme les protocoles d’accès au Web). De la même manière qu’aujourd’hui on redécouvre avec ravissement qu’Andy Warhol avait composé des images informatiques sur un Amiga 1000 (un ordinateur personnel de la même époque que l’Apple II), grâce à la ténacité de l’artiste et écrivain de SF Cory Arcangel, l’enquête que nous menons autour de Dialector révèle l’art visionnaire de Marker, sa poésie du code, son absolue modernité. Le trouble que provoque une conversation avec Dialector est délicieusement contemporain, trente ans après son écriture. Dans l’univers du média-art (l’art des nouveaux médias, l’art du code, là encore, la terminologie bafouille…), Dialector réactivé bouscule tout. Merci, maître Marker !

Annick Rivoire
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Après avoir mis au point un tas d’outils aux débuts de la création numérique, à l’instar de Logz, système d’édition de sites pour artistes, aujourd’hui toujours actif  : www.framasoft.net/article1635.html et www.logz.org/

(2) www.agnesdecayeux.fr/AdC_site/AdC_htmlOnTheBeach/alissa.html

(3) www.arte.tv/fr/agnes-de-ci-de-la-varda-15/4304968.html

Digital Art Vanishing Ecosystem

Comment une archéologie du bug et la construction de machines dysfonctionnelles ou a-fonctionnelles rendent-elles compte des questions d’émergence et d’obsolescence, du rapport entre analogique et numérique, entre hardware et software, entre nouveaux média et média vintages ?

Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace, 1968. Photo: D.R.

Dans le cadre du programme d’archéologie des média P.A.M.A.L. de l’E.S.A.A., le projet de recherche D.A.V.E. (Digital Art Vanishing Ecosystem) (1) constitue le contre-point du projet H.A.L. dédié à la conservation des œuvres d’art médiatiques et numériques (2). Alors que ce dernier s’intéresse à la question de la pérennisation des dispositifs médiatiques, D.A.V.E. se préoccupe de ce qui ne perdure pas, aussi bien du côté de la création, de l’émergence des concepts et des formes, que de celui de la destruction, de l’obsolescence.

Bien que leurs objectifs semblent opposés, H.A.L. et D.A.V.E. sont des partenaires complémentaires et indissociables. H.A.L. a besoin de D.A.V.E. En effet, comment comprendre la préservation d’un dispositif si l’on ne se prémunit pas contre les possibilités illimitées d’obsolescence ou d’émergence de phénomènes inattendus qui viendraient mettre en péril la pérennité espérée ? Comment H.A.L. peut-il envisager la question de la stabilité fonctionnelle si D.A.V.E. n’affronte pas celles de la dysfonction et du bug ?

Comment s’y retrouver dans l’enchevêtrement des couches de hardware et de software que l’on met à jour dans l’archéologie d’une œuvre médiatique, si l’on ne dispose pas d’un appareillage visant à appréhender la dimension du wetware (3), ou encore la frontière, toujours mouvante, entre les registres de l’analogique et du digital. Inversement, D.A.V.E. a besoin de son alter-ego H.A.L.; de même, si la performance a pu acquérir son statut propre en lien avec la question du statut de l’objet d’art, les temps longs de l’histoire forment le paysage dans lequel les phénomènes évanescents s’inscrivent.

Les trois champs de recherche de D.A.V.E.
Tout d’abord, les questions d’émergence et d’obsolescence sont bien sûr liées à celle de la temporalité. En particulier, il s’agit d’envisager comment la réactivation de média anciens permet de mesurer leurs effets à l’aune des nouveaux média. Mais ce champ est très vaste et couvre aussi bien la question de la discontinuité dans l’histoire — l’un des thèmes de prédilection de l’archéologie du savoir (4) —, que celles de la répétition, des cycles de hype ou de Kondratiev (5), des bursts (6), de l’anachronisme, de l’irréversibilité, des inversions temporelles et autres anfractuosités, arythmies et échelles dont le spectre s’étend du performatif à la dimension historique de l’archive.

Par ailleurs, en lien avec la stabilité fonctionnelle, sans laquelle il n’est pas de préservation possible des œuvres médiatiques, D.A.V.E. s’interroge sur les limites du fonctionnel, du modulaire. Par exemple, grâce à la production de machines médiatiques, le projet explore le bug, le glitch, le dysfonctionnel ou l’inutile. Ces expérimentations s’inscrivent dans le contexte des stratégies économiques ou industrielles et de leurs crises, ainsi que des usages et de leurs perversions.

Enfin, D.A.V.E. aborde le rapport entre hardware et software, entre matériel et immatériel, ou encore, entre analogique et digital. Là encore, le champ est immense. Une des pistes concerne les interfaces neuronales, qui établissent une relation entre une « technologie wetware » datant de millions d’années et les représentations digitales contemporaines.

Temporalité et place de l’artiste dans une archéologie des média
D.A.V.E. s’intéresse donc aux phénomènes temporels mystérieux et contre-intuitifs. Peut-on, par exemple, concevoir une situation symétrique dans laquelle les phénomènes d’émergence et d’obsolescence se trouveraient sur un même pied d’égalité ? En inversant le film du temps, une obsolescence devient une émergence et réciproquement.

Si on repère ici une certaine réversibilité, on peut aussi saisir que le passé serait aussi imprévisible que le futur. Situation étrange qui inverserait les perspectives : si la conservation préventive tente de réduire les incertitudes sur l’évolution future de l’écosystème d’une œuvre, comment appréhender des situations où ce n’est pas tant le futur qu’il s’agit de prédire, mais le passé ? La psychanalyse, par exemple, débouche sur le constat que le passé du sujet se construit plutôt qu’il ne se reconstruit. Le futur, lui, est marqué par le destin, ce « point aveugle » du sujet qui détermine la répétition à l’œuvre dans l’inconscient.

Récemment, des chercheurs en digital humanities ont lancé un programme de recherche sur la reconstruction historique de la ville de Venise grâce aux big data (7). Il s’agit de simuler, à partir de modèles évolutifs et de données historiques partielles, les évolutions possibles de la ville depuis une époque révolue, selon des temporalités multiples. Les lignées historiques pour lesquelles la simulation reproduit la Venise contemporaine sont considérées comme acceptables. Il suffirait alors de sélectionner la ligne temporelle la plus probable pour avoir une reconstruction archivistique et médiatique de Venise possédant un certain degré de validité.

Si la psychanalyse a tiré les leçons de l’échec inévitable de la reconstruction historique, en y décelant l’irréductibilité du désir du sujet et la fonction duplice de l’idéal, qu’adviendra-t-il de cette impossibilité dans le champ des digital humanities ? Pourront-elles faire la part des choses entre l’histoire officielle, réécriture voire véritable opération de marketing, et la multiplicité des points de vue des sujets non officiels, dont l’histoire a perdu la trace ?

Un lien ténu se dévoile entre les big data, les temporalités mystérieuses chères à D.A.V.E. et l’archéologie des média. C’est en replaçant l’artiste en tant que sujet performatif au cœur de l’archéologie des média que l’on cernera l’impossibilité structurelle qui préside à ce domaine de recherche en devenir, impossibilité qui, peut-être, le fonde. Car, comme bien souvent, c’est l’assomption d’un impossible qui permet la fondation d’un nouveau champ d’investigation.

La machine de Shannon, reconstitution exposée dans le cadre des « Lois de non-conservation » de Christophe Bruno, en 2010, au Centre Georges Pompidou, lors des Rencontres Internationales Paris-Berlin-Madrid. Photo: © Christophe Bruno

Fonctionnel, dys-fonctionnel, a-fonctionnel
Cerner les limites du fonctionnel à l’ère du numérique et des réseaux nous conduit inéluctablement vers les notions de bug et de glitch. Un article est consacré à l’archéologie du bug (8) et, dans le cadre de D.A.V.E., une installation a été réalisée (9). Dans cet article introductif, nous nous intéressons à un dispositif lié à l’absence de fonction, plutôt qu’à la notion de dysfonctionnement. Il s’agit de la Useless Machine de Claude Shannon.

Le mathématicien américain Claude Elwood Shannon (1916-2001) est le fondateur de la théorie de l’information (10) et de la cryptographie. Notre ère digitale lui est largement redevable, car c’est à lui que l’on doit le terme de bit, quantité minimale d’information transmise par un message, unité de mesure de l’information. Mais Shannon est aussi connu pour ses nombreux hobbies, comme la jonglerie, la pratique du monocycle ou l’invention de machines farfelues comme cette Useless Machine, machine sans finalité appelée aussi Ultimate Machine, construite à partir d’une idée que Marvin Minsky, aujourd’hui spécialiste américain des sciences cognitives et de l’intelligence artificielle, eut en 1952.

La machine est une boîte possédant un interrupteur bien visible. Lorsque l’on actionne l’interrupteur, une trappe s’ouvre sur le dessus de la boîte. Il en sort un bras articulé dont l’extrémité vient buter sur l’interrupteur pour le mettre en position arrêt. Le bras retourne alors rapidement dans la boîte et la trappe se referme. Ainsi, la seule fonction de cette interface homme-machine des plus élémentaires est de s’éteindre elle-même.

Ce dispositif autiste se situe quelque part entre communication et non-communication, entre utilité et absence d’utilité et sa spécification, sa cause réside dans sa propre extinction, sorte de présentification mécanique d’une pulsion de mort. La symétrie manifeste entre « on » et « off », « zéro » et « un », pour faire référence à la notion de bit, ou encore entre création et destruction, met aussi en miroir l’homme et la machine, prêtant à cette dernière l’embryon d’une volonté d’autonomie.

De manière étrange, une vague de « Machines Ultimes » a surgi sur YouTube vers 2010. À cette même époque, j’avais exposé un exemplaire dans le cadre de l’un de mes projets (11), et son inclusion dans le projet D.A.V.E. parut évidente. D’autres installations sont en cours de réalisation à l’E.S.A.A., dont cette machine est une des sources d’inspiration (12).

Entre hardware et software.
Les débuts de l’ère numérique nous avaient habitués à la transition apparemment inéluctable de l’économie matérielle vers l’ère de l’immatériel, comme au remplacement progressif des fonctions humaines par des logiciels de plus en plus sophistiqués. En réalité, le rapport entre le registre analogique et celui du digital est complexe et mouvant, comme en témoignent les divers mouvements artistiques et culturels dédiés aux questions de « re-matérialisation » ou de « post-digital ». De même, la frontière entre hardware et software est instable.

Dans un processus inverse à celui de la dématérialisation, et peut-être moins remarqué, ce qui était software devient progressivement hardware. Il suffit de voir comment ce qui était autrefois un logiciel est devenu un service Web, puis une application mobile, pour se transformer finalement en nouveau hardware : Google Glasses, montres connectées, drones, etc. Les exemples ne manquent pas et la disparition complète du Personal Computer tel que nous le connaissons depuis plusieurs décennies, hardware unique qui contiendrait tous les softwares, semble se dessiner. Aujourd’hui, les logiciels s’incarnent dans de nouveaux organes, dessinant les prémices de ce que d’aucuns appellent le « post-humain ».

À l’ère des réseaux, un autre exemple peut nous aider à prendre du recul par rapport à ces questions. Il est tiré d’une étude scientifique sur la notion d’ »horizon informationnel » (13) et est lié à la notion de « force des liens faibles » (14), essentielle dans la théorie contemporaine des réseaux (15). Imaginez une personne cherchant à obtenir une information fraîche à partir du réseau de connaissances dans lequel il évolue. Selon le modèle des « liens faibles », cette information viendra préférentiellement d’une connaissance qui n’appartient pas directement au groupe de connaissances proches de la personne, mais qui évolue dans communauté distante.

La raison en est que dans la communauté immédiate, l’information est en quelque sorte saturée. La fonction que cette communauté incarne s’est stabilisée autour d’une circulation d’information où la nouveauté peine à émerger, tout y est devenu en grande partie prévisible. Dès lors, l’information fraîche n’y parvient que difficilement, et notre individu en mal d’hétérophilie, pour obtenir plus rapidement l’information neuve, va chercher à « re-cabler » son groupe d’amis afin d’inclure la source qui l’intéresse… jusqu’à ce que cette nouvelle communauté soit à son tour saturée.

En interprétant le réseau de connaissance en terme de hardware et l’information qui y circule en terme de software, nous voyons que la structure hardware se modifie afin que le software, le module fonctionnel que constitue la communauté, puisse se réactualiser. Comme décrit précédemment, la couche immatérielle influe sur la structure de la couche matérielle.

Ces questions sont à la croisée de plusieurs champs. Tout comme l’exemple de la reconstruction de la ville de Venise, elles établissent un pont entre les questions de préservation, d’archéologie des média, et celles de théories des réseaux et de big data. Elles permettent également d’envisager un lien avec la question du wetware et notamment celles des interfaces neuronales, objet de travail d’un des étudiants de l’E.S.A.A. (16).

Christophe Bruno
artiste et professeur à l’École Supérieure d’Art d’Avignon

(1) D.A.V.E. est sous la direction de Christophe Bruno. Avec la participation des étudiants de l’E.S.A d’Avignon : Julien Baylac, Frédéric Boutié, Maelle Caro, Mathilde Chassagneux, Juliette Dirat, Philomene Dupleix, Laura Garrassin, Sylvain Goutailler, Mona Forest, Chloé Tuboeuf. Consultant technique : Stéphane Bizet. La traduction française de l’acronyme est : Écosystème Volatile de l’Art Digital.

(2) Cf. les articles de Morgane Stricot, Lionel Broye et Prune Galeazzi, p. 96-101 dans ce même numéro.

(3) Le wetware est un terme construit par similarité avec ceux de hardware et du software pour évoquer les programmes sous-jacents à un organisme biologique, au sein du matériel génétique, des cellules ou du corps, le cerveau en particulier. Le terme aurait été forgé en 1987 par l’écrivain cyberpunk Michael Swanwick dans son roman Vacuum Flowers [Les fleurs du vide, Denoël / Présence du Futur, 1988. NDLR] et repris depuis par la théorie des média, notamment par Lovink (G.), Hardware, Software, Wetware, 17 juin 1996, www.nettime.org.

(4) Foucault (M.), L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969.

(5) Voir mes récents projets sur http://christophebruno.com

(6) Barabási (A.-L.), Bursts : The Hidden Pattern Behind Everything We Do, éd. Plume Books, 2011.

(7) Kaplan (F.), Venice Time Machine, 2013, http://vtm.epfl.ch/

(8) Bruno (C.), Guez (E.), « Une archéologie du bug », p. 32- 35, dans ce numéro.

(9) The Physical Impossibility of Bugs in the Mind of Someone Singing de Christophe Bruno, Laura Garrassin, Sylvain Goutailler. Ont également participé aux recherches préliminaires sur le bug : Frédéric Boutié, Mathilde Chassagneux, Juliette Dirat.

(10) Shannon (C. E.), « A mathematical theory of communication », The Bell System Technical Journal, Vol. 27, p. 379-423, 623-656, July, October, 1948.

(11) Les lois de non-conservation de Christophe Bruno, 2010, http://cosmolalia.com/non-conservation-laws/

(12) Claude Shannon’s Useless Machine, version formica vintage de Christophe Bruno, Maelle Caro, Philomene Dupleix, Mona Forest, Marvin Minsky, Claude Shannon, Chloé Tuboeuf. Consultants : Stéphane Bizet, Lionel Broye. Fabrication initiale de la machine : Frédéric Lepeltier. La relation entre D.A.V.E (le volatil) et H.A.L (le conservable) a également donné lieu au projet DAVE vs HAL de Maelle Caro, Philomene Dupleix, Mona Forest, Chloé Tuboeuf.

(13) Rosvall (M.), Information horizons in a complex world, Department of Physics, Umeå University, 2006. www.tp.umu.se/~rosvall/publications/rosvall-phd.pdf.

(14) Granovetter (M.), « The Strength of Weak Ties: A Network Theory Revisited », Sociological Theory 1, p. 201–233, 1983.

(15) Barabási (A.-L.), Linked : How Everything Is Connected to Everything Else and What It Means for Business, Science, and Everyday Life, 2è Ed., Plume Books, 2003.

(16) Souvenir écran de Julien Baylac. Développement Arduino/Processing : Stéphane Bizet, Julien Baylac. Projet en cours de développement.

Conserver l’art numérique à l’aune de ses propres valeurs

Dragan Espenschied est un artiste connu pour ses œuvres du réseau et ses musiques 8-bit. Il dirige le programme de conservation d’art numérique de Rhizome depuis cette année. Entretien.

Vous dirigez le programme de Rhizome (1) dédié à la conservation d’art numérique (Rhizome’s Digital Conservation Program). Quelle est votre approche personnelle de ce type de conservation et pourriez-vous nous en dire davantage sur ce programme ?
Rhizome est une organisation très intéressante en ce qu’elle est née sur un support numérique et qu’elle gère une archive d’œuvres elles aussi créées sur des supports numériques. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’une collection d’art sur CD-ROMs, mais d’éléments très hétérogènes liés à l’Internet. À l’instar de nombreuses organisations ancrées dans la culture numérique et caractérisée par ses valeurs d’accès libre et facile, Rhizome a amassé un grand nombre d’artefacts et doit faire face à un défi d’envergure quant à leur conservation. Il s’agit en effet de gérer plus de 2000 œuvres d’une grande diversité technique et culturelle, datant de 1998 à nos jours.

Mon objectif consiste à mettre au point un protocole de conservation qui fonctionne par catégories d’objets, voire de systèmes, au lieu de s’évertuer à gérer des œuvres individuelles. Ma précédente expérience professionnelle avec le bwFLA (2) et Geocities (3) s’est avérée très enrichissante. Il en découle que la visée de la restauration d’un artefact doit également élever la qualité de la conservation des autres pièces voire aborder en une seule fois un ensemble d’artefacts qui partagent des problématiques similaires. Si nous avons pour habitude de concevoir les œuvres d’art comme des pièces uniques qui demandent à être abordées de manière isolée, cette pratique ne convient pas à la culture numérique où la majorité des artefacts interagissent avec un large éventail de systèmes. La profondeur réside alors souvent dans son ampleur.

Vous mettez l’accent sur l’accès, pouvez-vous nous en dire plus ?
Il est nécessaire d’établir une distinction entre stockage et accès. Lorsque l’on sauvegarde une œuvre numérique, le processus devrait viser à prélever autant d’éléments que possible, sans faire toute une histoire autour des soi-disant « caractéristiques importantes ». On devrait plutôt s’efforcer de restituer tout « original » dans son intégralité. Maintenant, le fait que la culture numérique porte davantage sur les pratiques que les artefacts peut compliquer les choses et de nouvelles méthodes doivent être développées pour nous aider sur ce point. Le téléchargement d’un site Internet n’est pas adapté à la plupart des œuvres contemporaines. Rhizome se préoccupe tout autant de cet aspect. L’accès consiste à réactiver la pertinence des originaux conservés. Par exemple, la création d’une série de simulations de captures d’écran à partir du torrent de GeoCities a rétabli ce projet dans le circuit actuel des médias sociaux, comme autant de dérivés de l' »original ».

Pensez-vous que la théorie de l’archéologie des média (et de manière générale son approche qui accorde une importance prépondérante au matériel informatique) soit pertinente pour la conservation de l’art numérique ?
Dans un monde idéal, en effet, ce serait pertinent, mais en pratique je pense que pour les organisations concernées c’est quasi-impossible. Les valeurs de la culture numérique ont de multiples points d’accès et si quelque part dans une salle de lecture verrouillée, on trouvait un vieil ordinateur ce ne serait pas très utile pour écrire l’histoire du numérique. La majorité des organisations clés de la culture numérique sont petites et mobiles. Ce type de maintenance ne parait pas tenable en ce qui les concerne et se focaliser sur le maintien du matériel est un luxe que seuls quelques-uns peuvent se permettre. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’une part importante de cette culture est générée par des communautés qui ne bénéficient d’aucune forme de soutien institutionnel. Dans ces conditions, comment pourraient-elles préserver leur culture ?

Je crois fermement à l’émulation et à la conservation du système en tant que technique pour maintenir les originaux en vie, ainsi qu’à la migration et la réinterprétation comme stratégies de communication à court terme. Dans le projet bwFLA, nous avons réactivé environ 300 CD-ROMs de la fin du siècle dernier issus des archives de la Transmediale (4). Tous ne fonctionnaient pas, certains fonctionnaient mal et la performance des autres encore restait douteuse. Mais cet effort a permis de faire resurgir quelque chose qui était devenu inaccessible. Cela dit, la restauration de masse ne doit pas forcément être un point final. Elle doit aussi servir à sélectionner les artefacts qui méritent une étude encore plus poussée.

Pensez-vous que l’intégration de l’art numérique, en particulier de l’art Internet (et plus particulièrement encore du net.art), dans l’art contemporain dépende de pratiques de conservation efficaces ?
C’est le moteur principal de mon travail dans ce domaine. Je souhaite que les artistes puissent construire un corpus suffisant sans avoir à imprimer leurs sites internet pour les vendre à des galeries ou des musées. Je suis sûr que cela permettra aussi à l’art Internet de toucher des terrains beaucoup plus radicaux. Les outils développés pour la conservation de l’art numérique auront des effets positifs en dehors des institutions, pour des communautés et des individus sans soutien institutionnel.

Quel est le problème majeur de la conservation de l’art numérique ?
Trop de travail et pas assez de temps ! Je pense que les métaphores mal choisies et mal comprises de la bibliothèque, l’archéologie, l’archivage et du catalogage de l’art empêchent ce domaine de progresser. Nous semblons nous battre sur la façon d’attribuer une valeur culturelle aux artefacts numériques à l’intérieur de systèmes de mémoire établis, alors que cela fait déjà longtemps que la culture numérique a créé ses propres valeurs.

Pourriez-vous me donner un exemple de cas limite de conservation d’art numérique ?
Ha ! Ce problème concerne avant tout ce que l’on accepte comme étant suffisamment authentique. Jusqu’à présent, j’ai réussi à trouver des solutions pour conserver à peu près tout. Le vrai problème réside dans la quantité de ressources technologiques et de la main d’œuvre. On peut aussi incriminer une certaine incapacité à percevoir des abstractions ou trop de proximité avec des pratiques standard inadaptées. L’impossibilité véritable survient quand il n’y a rien à conserver, quand une pièce a totalement disparu ou a été détruite et qu’aucune copie ou documentation ne demeurent hormis les souvenirs de son existence. Elle ne peut alors subsister qu’en tant que légende.

propos recueillis par Emmanuel Guez

Captures d’écran de pages d’accueil de sites hébergés sur GeoCities choisies par E.G. Source : http://oneterabyteofkilobyteage.tumblr.com/ Photo: © Olia Lialina & Dragan Espenschied

(1) Rhizome, site fondé en 1998 par Mark Tribe, possède une base de données (appelée ArtBase). Cf. http://rhizome.org/

(2) bwFLA – Emulation as a Service (EaaS), un projet porté par Klaus Rechert, professeur en systèmes de communication à l’Université de Freiburg. Le projet consiste à faciliter et à universaliser l’émulation comme stratégie de préservation des œuvres numériques. Cf. http://bw-fla.uni-freiburg.de/

(3) GeoCities est un service d’hébergement Web qui a existé de 1994 à 2009. En 1999, il était le troisième site le plus visité dans le monde (source : http://en.wikipedia.org/wiki/GeoCities). L’idée de départ consistait à associer une page personnelle ou un site à une « cité » et non à un nom d’utilisateur. Cette idée, caractéristique du Web 1.0, a beaucoup influencé une certaine vision du Web, conçu comme espace et comme lieu. Avec le projet One Terabyte of Kilobyte Age, Dragan Espenschied et Olia Lialina ont archivé des centaines de pages d’accueil des sites de GeoCities. Cf. http://contemporary-home-computing.org/1tb/ et http://oneterabyteofkilobyteage.tumblr.com/

(4) Originellement festival d’art vidéo en marge du festival de cinéma Berlinale, la Transmediale est depuis 1998 un festival des arts et cultures numériques qui se déroulent tous les ans à Berlin.

Pour répondre à la question « qu’est-ce que l’archéologie des média » nous devons quelque peu l’adapter et penser en termes pluriels. L’archéologie des média est un domaine aux origines et contextes multiples : il serait difficile de la réduire à un seul format.

Paul Demarinis, Installation, Rome to Tripoli (2006). Photo: D.R.

La plupart du temps l’archéologie des média est perçue comme une recherche historique qui s’intéresse aux narrations alternatives, aux idées et aux technologies oubliées ainsi qu’aux corollaires et autres bizarreries de l’histoire des média (1). En tant que telle, elle s’est déployée en un riche corpus de travaux historiques et théoriques portant sur la culture pré-cinématographique et les inventions audiovisuelles alternatives qui interpellent notre compréhension de la culture des média dominants. Elle pose des questions à la fois empiriques et spéculatives  recourant au « et si ? », ce qui suppose d’envisager non seulement le développement technologique réel, mais aussi l’imaginaire des média : la manière dont les technologies des média, de la médiation et de la communication sont constamment intégrées à un vaste imaginaire culturel. En effet, l’archéologie des média porte sur la matérialité de la culture contemporaine définie par la science et la technologie sans que ses méthodes négligent pour autant l’imaginaire.

Aucun médium ne meurt jamais vraiment
L’archéologie des média découle notamment des travaux de Michel Foucault sur l’archéologie du pouvoir et de la connaissance, des excavations anciennes de Walter Benjamin dans les ruines de la modernité, de la nouvelle histoire du cinéma et du nouvel historicisme des années 1980 ainsi que, dès les années 1960, de l’idée émise par Marshall McLuhan que nous abordons l’avenir à travers un rétroviseur : avançant dans le futur technologique tout en regardant en arrière avec une version déformée des mythes du progrès promus par l’industrie de la technologie, dont la Silicon Valley. Elle englobe également les différentes études qui depuis les années 1990 ont cherché à comprendre les cultures numériques et des logiciels à travers le prisme du passé, les couches de l' »inconscient » de la culture des média techniques qui revient sans cesse nous hanter. En termes de culture populaire, nous pourrions parler de l’aspect hantologique (au lieu d’ontologique) dans la culture audiovisuelle, si bien défini par Mark Fisher (2) et, naturellement, d’un élément issu de l’influence de Derrida. Le propos de Fisher renvoie aux étranges disjonctions temporelles qui amalgament constamment une pulsion apparemment nostalgique à la persistance des choses disparues (mais toujours présentes de manière virtuelle) et ce qui est sur-le-point-de-se-produire. Cela fait déjà plusieurs années que dans les contextes technologiques, l’archéologie des média défriche un terrain similaire, par intérêt pour cette disjonction temporelle constante qui fait bouger, amalgame et brouille les catégories bien trop simplistes du nouveau et de l’ancien.

Nous vivons dans un contexte culturel qui s’enthousiasme pour le vieillot et le rétro. Du style des années 1980 remanié aux clubs d’écoute de vinyles en passant par les cassettes, les zines et autres discussions esthétiques sur des sujets tels que « le post-digital » tout cela signale que la résurgence de l’analogique est caractéristique de la culture contemporaine. En outre, l’archéologie des média fait écho au concept des « média morts » (dead media) forgé et développé par Bruce Sterling depuis la fin des années 1990 selon une cartographie paléontologique des fossiles des média culturels à laquelle s’ajoute une touche de « média mort-vivant », de « média zombies ». Cela permet d’arriver à la conclusion que les média ne meurent pas purement et simplement. Ils peuvent tomber en désuétude, être mis à l’écart et considéré comme obsolète — comme la disquette en tant que support de sauvegarde ou encore le théâtrophone en tant que système de communication —, mais ils ne disparaissent pas complètement. Par exemple, les montagnes de déchets électroniques agissent comme autant de rappels de la culture électronique, mais esquissent aussi des possibilités de réutilisation et de transformation des vieilles technologies des média à des fins artistiques (3).

Une anti-discipline
L’archéologie des média se positionne comme une discipline critique dans le champ de la production culturelle, mais il s’agit également d’une anti-discipline en ce qu’elle ne s’instaure pas dans un contexte spécifique : elle se meut et oscille entre les études sur le cinéma, les arts médiatiques, l’histoire culturelle de la technologie et la critique esthétique de la culture d’une manière qui en fait un outil dynamique pour comprendre les complexités du « nouveau » et de l’ »ancien ». En effet, on pourrait soutenir que l’archéologie des média nous permet de comprendre que nous ne vivons pas dans une culture des « nouveaux » médias, mais que des solutions resurgissent du passé et sont réinventées au cœur d’une culture aux temporalités multiples où l’obsolescence est en passe de devenir un facteur clé des technologies que nous utilisons — ou que nous avons cessé d’utiliser. De plus en plus, le vieux et l’usé forment le point de départ de nos réflexions sur la technologie et la culture à l’ère des média technique, mais aussi d’autres formes de réflexions comme, par exemple, ce qui touche aux imaginaires culturels tels que l’Afrofuturisme qui utilise l’idée de média imaginaires comme média de délivrance (4).

L’archéologie des média s’est développée grâce à de nombreux théoriciens, dont Erkki Huhtamo, Siegfried Zielinski, Wolfgang Ernst, Thomas Elsaesser et bien d’autres qui ne revendiquent pas forcément cette terminologie, mais dont la recherche a eu un impact significatif dans ce domaine. Ces chercheurs des média incluent par exemple Anne Friedberg, Lisa Gitelman et même Carolyn Marvin (5) qui, à travers sa recherche historique visionnaire sur la communication électrique, rappelle que les technologies anciennes ont elles aussi un jour été nouvelles. Ce renversement de la temporalité habituelle de la culture des média — traditionnellement obsédée par la nouveau avec une focalisation constante sur l’émergent — est devenu une caractéristique de l’archéologie des média. Wanda Strauven (6), théoricienne du cinéma basée à Amsterdam, a démontré que l’archéologie des média avait permis une critique de la temporalité en cartographiant différents ordres temporels à travers lesquels l’analyse des média peut s’opérer : 1) le vieux dans le nouveau; 2) le nouveau dans le vieux; 3) les topoï récurrents; ou 4) les ruptures et les discontinuités. Cette classification reflète les différentes « écoles » de l’archéologie des média d’Huhtamo à Zielinski, en passant par l’héritage de la Nouvelle Histoire du Cinéma d’Elsaesser.

Repenser la temporalité des média
Pour Huhtamo, par exemple, la notion de topoï récurrents — une expression qu’il emprunte à l’historien et archéologue E.R. Curtius — devient une manière d’interpréter les développements de la culture des média numériques à travers leurs formations antérieures. Même s’il reste un historien de la culture, Huhtamo tient à mobiliser les méthodologies propres à l’histoire pour comprendre le nouveau et l’émergent. L’existence des cultures de jeux interactifs est lue à la lumière d’innovations proto-interactives du 19ème siècle telle que le mutoscope; les discours relatifs à l’immersion sont réduits à leurs expressions premières au cœur de la stéréographie; le panorama mobile (7) est au centre de ses préoccupations en ce qu’il illustre une forme oubliée d’un médium dominant du passé. L’analyse de la culture des média ne devrait pas commencer par des évidences. On peut découvrir des éléments bien plus intéressants si l’on commence par un aspect étonnant et oublié qui, en tout état de cause, offre une nouvelle ouverture vers la situation culturelle de la modernité et les nouvelles technologies.

Au-delà d’Huhtamo ou, par exemple, des études historiques de Zielinski sur le « temps profond » (deep time) où les lieux de l’art rencontre la science et la technologie dans d’autres cultures non-occidentales, nous pouvons apprécier l’angle singulier adopté par la théorie allemande des média. Friedrich Kittler est souvent désigné comme le précurseur du concept des archéologies des média simplement pour une courte référence à la fin de son livre majeur Aufschreibesysteme 1800/1900 : toutes les bibliothèques sont des réseaux de discours, mais tous les réseaux de discours ne sont pas des livres (8). Ce que Kittler cherche à mettre en avant, c’est qu’une méthode archéologique à l’ère des média techniques doit absolument, si elle veut être crédible, concevoir les systèmes et dispositifs technologiques comme l’archive même qui conditionne les énoncés culturels. Ainsi, on ne « lit » pas simplement des conditions culturelles a priori, mais ces dernières sont comptées et calculées, ce qui renvoie à l’importance de l’ordinateur à l’ère de Turing. Kittler partage beaucoup avec Foucault, mais il ajoute une quantité considérable de détails techniques à l’analyse des épistémès de 1800 et 1900. L’archéologie peut même devenir une forme de piratage. La descente dans les profondeurs archéologiques qui définissent la culture contemporaine ne se fait plus seulement à travers l’archive historique, mais à travers l’archive technologique : en ouvrant le boîtier, en examinant les circuits imprimés, en recâblant, piratant et transformant.

Gebhard Sengmüller, VinylVideo-project (1998). Photo: © VinylVideo Inc.

De manière connexe, autre écrivain basé à Berlin, Wolfgang Ernst affirme que cet aspect relatif au nombre et au calcul distingue l’archéologie des média de la « simple » histoire des média. Il s’agit en effet de l’intervention de la machine en tant que support des aspects non-sémantiques de la réalité culturelle traités par les média techniques. Ernst met l’accent sur le fait que l’archéologie des média devient un non-récit, une méthodologie non-linéaire qui perçoit la préservation des média technologiques comme s’inscrivant dans la durée de vie de la machine (9). En d’autres termes, au lieu du temps historique des média et des récits de l’action humaine parcourant les événements sur une échelle macroscopique, il s’intéresse à la micro-temporalité ainsi qu’à la nature critico-temporelle des média techniques. C’est ce qu’il appelle l’Eigenzeit de la machine : les machines ne s’inscrivent pas seulement dans le temps, mais elles produisent du temps. Les révolutions du disque dur, les pings de réseaux, les propres temporalités de la machine pourraient échapper à la perception humaine, mais elles n’en sont pas moins réelles. Une caractéristique qui s’impose dans l’archéologie des média de Wolfgang Ernst est la manière dont elle préconise la nécessité de comprendre les racines scientifiques des technologies des média. Il peut s’agir du tube électronique (pour la radio, les ordinateurs, etc) ou de tout autre élément essentiel, qui soutient son idée qu’au cœur de leur histoire, les technologies des média sont aussi des instruments de mesure.

L’archéologie des média mobilise des artistes, des collectionneurs, des chercheurs…
Il est clair, même à partir des brefs exemples exposés ci-dessus, que la question « qu’est-ce que l’archéologie des média » doit être posée ainsi : combien y a-t-il d’archéologies des média ? Nous devons être conscients des multiples étapes et des origines de l’archéologie des média en tant que champ étendu plutôt que méthodologie unique. Outre le travail textuel, historique et théorique une particularité s’ajoute à la prise de conscience du riche ensemble que constitue la pratique de l’archéologie des média. En un sens, on peut dire que l’archéologie des média est menée par des collectionneurs (souvent d’instruments pré-cinématographiques et autres collections allant de plaques de lanternes magiques à des appareils, mais aussi des informations contextuelles) qui comprend aussi des théoriciens comme Huhtamo ou, dans un autre genre, Wolfgang Ernst, dont l’institut berlinois accueille la collection des « fonds archéologique des média ».

Par ailleurs, l’archéologie des média est mobilisée par les praticiens : les artistes et autres adeptes de l’ »ingénierie inversée » (reverse engineers) qui s’intéressent à la reconstruction de vieux outils technologiques pour explorer le passé des média dans le cadre d’une enquête a-temporelle : l’ancien et le nouveau perdent du sens lorsqu’ils sont dans des catégories distinctes. Parmi ces praticiens, on trouve Paul Demarinis, Jeffrey Shaw, Michael Naimark et Luc Courchesne qui ont exploré des outils anciens et des mondes imaginaires à travers leur travail artistique sur les média (10). De même, de récents projets réalisés par Gebhard Sengmüller, Garnet Hertz, Rosa Menkman et bien d’autres puisent explicitement leur inspiration dans l’archéologie des média pour explorer l’obsolescence, l’esthétique glitch des accidents technologiques, les remédiations de la perception technologique des média et d’autres formes de mondes temporellement désarticulés dans lesquels les arts médiatiques rencontrent les archives, qui elles-mêmes croisent la théorie culturelle. En effet, l’archéologie des média étudie aussi les redistributions pratiques du temps, comme cela se fait dans les arts médiatiques et la pratique créative, dans les archives traditionnelles et numériques, dans le DIY et le circuit bending qui recyclent, et remixent la technologie obsolète, tout comme ils étudient les conditions esthétiques, économiques et politiques des média techniques.

L’archéologie des média s’opère dans les laboratoires artistiques où le matériel et les logiciels sont piratés et en accès libre, mais aussi dans dans les laboratoires théoriques dédiés à l’expérimentation de concepts et d’idées. C’est l’une des richesses de l’approche qui ne se cantonne pas seulement à l’histoire des média ou du cinéma, à la théorie des média et aux arts médiatiques. En parallèle à d’autres discussions récentes portant par exemple sur l’écologie des média, le post-digital, l’accelérationnisme et le nouveau matérialisme, l’archéologie des média constitue l’un des domaines clés des média contemporains et des études culturelles. Ce qui la différencie d’une quelconque théorie polémique à la mode, c’est qu’elle produit également de la recherche historique tangible qui aura des conséquences durables : des fouilles dans le passé, mais aussi un héritage qui lie entre eux différents passés et futurs. Je crois qu’un excellent moyen de comprendre les complexités archéologiques des média de notre temps est donné, à partir d’un contexte différent, chez Michel Serres et sa discussion avec Bruno Latour.

Au-delà de l’axe « plus tôt, plus tard » du temps linéaire
Ce qui ressort de l’une des parties les plus intéressantes du débat, c’est que nous devons être outillés pour appréhender une vision complexe et poreuse du temps qui ne s’écoule pas dans une seule direction. Serres parle de la « variété multiplement pliable » comme d’une caractéristique de cette façon non-linéaire de comprendre la temporalité. C’est ce qui caractérise des technologies comme les voitures, par exemple, qui ne sont que contemporaines ou « nouvelles » en tant qu’agrégats de diverses idées scientifiques et technologiques temporellement disparates. De l’invention de la roue au Néolithique à l’électronique numérique récente, la voiture est en soi un assemblage. Nous imaginons que nos cultures technologiques sont modernes, contemporaines voire évoluées, mais ces approches ne sont que des simplifications. Au lieu de cela, Serres apporte un soutien philosophique important aux projets qui cherchent à complexifier les notions de temporalité : nous faisons sans cesse en même temps des gestes archaïques, modernes et futuristes. […] Cet objet, cette circonstance sont donc polychroniques, multitemporels, font voir un temps gaufré, multiplement plissé (11).

Serres n’est pas un archéologue des média, mais son enseignement reste crucial pour comprendre le potentiel de l’archéologie des média. Ce qu’il y a de positif dans les pratiques média-archéologiques, c’est qu’elles nous obligent à penser le temps comme étant plissé. Au-delà de l’axe « plus tôt, plus tard » du temps linéaire, le temps se propage dans toutes les directions. Ceci alors que la plupart des grands débats de société au sujet des machines et de la technologie consistent à dicter aux gens ce qui est nouveau et ce qui est obsolète et à trouver des moyens subtils pour imposer de telles catégories — à travers le marketing, la législation et la politique. Ainsi, pour résumer, l’archéologie des média a une mission plurielle qui consiste à  démêler les nouveaux contextes des découvertes et des technologies des média passés afin de déjouer les vues trop simplistes du progrès technologique. C’est pourquoi des outils de communication issus des collections des jésuites ou les multiples inventions du XIXe siècle (comme les phénakistiscopes, les mutoscopes ou les zootropes) permettent de comprendre l’histoire des média autrement que comme la simple histoire des média de masse. De même, sa fonction philosophique réside dans le dépliage de nouveaux moments de temporalité complexe, comme exposé ci-dessus. C’est pourquoi encore l’archéologie des média oscille entre la recherche historique des média et la théorie culturelle de la vie technologique. Au cœur de ses multiples théories qu’elle produit en tant que moteur théorique des média, l’archéologie des média engendre une multiplicité d’archéologies qui circulent dans les contextes contemporains de la théorie et de l’art.

Jussi Parikka
professeur des cultures et esthétiques technologiques à l’Université de Southampton (École d’art de Winchester)
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014
(traduit de l’anglais par Valérie Vivancos, relecture par Emmanuel Guez)

(1) Cf. Huhtamo (E.) et Parikka (J.) (ed.), Media Archaeology. Approaches, Applications, Implications. Berkeley, University of California Press, 2011. Voir aussi Parikka, What is Media Archaeology ?, Cambridge, Polity, 2012.

(2) Cf. Fisher (M.), « What is Hauntology?” in Film Quarterly, vol. 66, No. 1, p. 16-24, 2012.

(3) Cf. Hertz (G.) et Parikka (J.), “Zombie Media: Circuit Bending Media Archaeology into an Art Method” in Leonardo vol. 45 (5), p. 424-430, 2012.

(4) Kluitenberg (E.), “On the Archaeology of Imaginary Media” in Media Archaeology, eds. Huhtamo and Parikka. Berkeley, University of California Press, p. 65.

(5) Cf. Marvin, (C.) When Old Technologies Were New. Thinking about Electric Communication in the Late Nineteenth Century. Oxford, Oxford University Press, 1988.

(6) Cf. Strauven (W.) “Media Archaeology: Where Film History, Media Art and New Media (Can) Meet” in Preserving and Exhibiting Media Art: Challenges and Perspectives, ed. Noordegraaf (J.), Saba (C.), Le Maître (B.) & Hediger (V.). Amsterdam, Amsterdam University Press, p.59-79, 2013.

(7) Cf. Huhtamo (E.), Illusions in Motion : Media Archaeology of the moving Panorama, Cambridge, The MIT Press, 2013.

(8) Kittler (F.), Aufschreibesysteme 1800/1900, Wilhelm Fink Verlag 1987, p. 429.

 

(9) Cf. Ernst (W.), Digital Memory and the Archive. Ed. With an introduction Jussi Parikka. Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013.

(10) Cf. Huhtamo (E.), « Art in the Rear-View Mirror: The Media Archaeological Tradition in Art” (à paraître en 2014).

(11) Cf. Serres, (M.) Éclaircissements : cinq entretiens avec Bruno Latour, François Bourin, 1992, p. 92.