L’Art Réécrit L’Histoire De L’argent

La « monnaie d’artiste » se moque des systèmes monétaires archaïques, des dérèglements financiers ou de la construction déformée de la valeur. Une manière de subversion politique nouvelle, comme le prouvent en Amérique du Sud des initiatives qui réinventent des règles pour la circulation de la culture.

Photo: © Gustavo Romano

Fatigués de se plaindre de la crise économique et du manque de moyens, des activistes créent des monnaies et des systèmes financiers alternatifs capables de proposer une nouvelle approche du capital. Le bitcoin, cette monnaie virtuelle sans banque centrale et qui n’existe que sous forme d’archive numérique sur Internet, en est l’un des exemples les plus célèbres. On pourrait penser à un jeu de société, comme le Monopoly, mais toujours est-il que le bitcoin est aujourd’hui coté à plus de 400 € selon le taux de change officiel (1). Néanmoins le bitcoin n’est pas la seule alternative à l’argent dans la contemporanéité, et son domaine d’action n’est pas restreint aux pirates ni aux experts de la finance.

Sans se soucier de cryptographie ni des oscillations du marché, des artistes créent des monnaies imaginaires, des banques et des systèmes qui proposent des modèles alternatifs au réseau macro-économique officiel. Ces créateurs essaient de formuler de nouvelles règles pour la diffusion de la culture par le biais d’actions relevant de la critique et qui priment par leur diversité. L’une de ces formules propose l’utilisation de cet argent comme devise virtuelle pour se moquer du processus de création de valeur des objets et comme dispositif de subversion politique.

Une monnaie alternative et collaborative
Une des premières tentatives de monnaie interactive est née au Brésil en 2005. Il s’agit des célèbres et controversées Cubo Cards du Circuito Fora do Eixo. Initiative courageuse, les Cubo Cards sont une monnaie parallèle, créée par des producteurs culturels et des artistes brésiliens, destinée au financement de leur production artistique et culturelle. En quête de ressources pour financer les groupes de musique à Cuiabá, la capitale de l’État du Mato Grosso do Sul, dans le centre-ouest du Brésil, le collectif Cubo a décidé de créer sa propre monnaie. La Cubo Card permet de payer les artistes en échange d’autres services, communiqués de presse, réalisation de site web, heures de répétition en studio, etc.

De façon très optimiste, nous avons distribué les Cubo Cards en contrepartie de prestations artistiques, car tous ceux qui étaient témoins de l’expérience que nous mettions en place ont voulu la partager et en faire partie. Cette reconnaissance de la puissance des Cards a abouti à une espèce de crise des subprimes : en fin d’année, beaucoup trop de monde a demandé des contreparties au même moment !, ironise l’un des créateurs de la nouvelle monnaie, Pablo Capilé.

Photo: © Gustavo Romano

Indépendamment de sa réussite, ce type d’action est particulièrement important du point de vue méthodologique, en déplaçant la discussion sur le marché de la culture vers une réflexion sur la culture du marché. Cependant, les tentatives des artistes de réinventer la logique et les standards du marché — au lieu de celles qui essaient simplement de créer de nouveaux formats —, ont été peut-être plus prometteuses dans leur potentialité à étendre les frontières de la pensée et de la pratique économique. En confrontant les valeurs du marché et en ironisant sur les symboles de leur efficacité, ces artistes remettent en question l’autorité des paramètres d’organisation, comme l’artiste et curateur argentin Gustavo Romano l’a prouvé avec Time Notes, projet en cours depuis 2010.

Une monnaie imaginaire comme dispositif critique
L’adage populaire « le temps, c’est de l’argent » prend une autre tournure dans ce projet où le cliché est porté à son paroxysme. L’artiste et commissaire d’exposition argentin a créé une banque avec laquelle il est possible de récupérer le « temps perdu », en demandant des « prêts de temps » et en consultant une base de données sur les actifs de « temps perdu ». Depuis un an, Romano a implanté des bureaux basés sur ce système bancaire à Singapour, Berlin, Buenos Aires, São Paulo, Madrid et dans plusieurs autres villes.

Le projet est la forme dépliée d’une recherche de l’artiste, le laboratoire nomade de discussion de problèmes globaux intitulé Psychoeconomy. Ce travail a permis à Romano d’exposer à la Banque mondiale, à Washington, où il a présenté ses théories. Le rapport de l’expérience, Mis 10 Días como Consultor del Banco Mundia (Mes 10 jours comme consultant de la Banque mondiale), est publié dans un e-book disponible sur le site Timenoteshouse.org (2). La subtile ironie de Romano par rapport au marché de la finance a son équivalent dans le petit circuit du marché de l’art. Après tout, il n’y a guère de secteurs de la société où les gens semblent aimer payer pour être critiqués, comme c’est le cas des collectionneurs d’art.

C’est ce que souligne le travail de l’artiste brésilien Lourival Cuquinha. Il met en évidence les processus de construction de valeurs monétaires dans le domaine de l’art dans plusieurs de ses projets. Cuquinha se consacre à ce qu’il appelle l’art financier. Lourival Cuquinha explicite cette relation dans deux de ses récentes installations. Zeitgeist, un astérisque gigantesque formé de tiges construites avec des pièces de cinq centimes de real (la plus petite pièce en circulation au Brésil), devait atteindre des cotations proches du million de reals à la fin d’ArtRio, la foire d’art de Rio de Janeiro en septembre 2014. Zeitgeist a été montré pour la première fois au Musée d’art de Rio de Janeiro en juin de cette année dans une exposition personnelle de l’artiste.

Photo: © Lourival Cuquinha

Toujours pour ArtRio, cette fois en 2013, Cuquinha avait présenté Conversion X Machina Bolha Bank (2013), une pièce ironique sur les procédures accordant un statut d’investissement aux objets d’art, en créant une analogie directe entre le marché de la finance et celui de l’art. Pour ce faire, il a mis au point une sorte d’aspirateur à monnaie destiné à récolter les investissements. Chaque « investissement » donne à l’acheteur le droit d’acheter des actions sur l’œuvre avec une garantie de valorisation multipliée par dix dans le cas où le travail est commercialisé. Chaque « investisseur » reçoit une plaque en bois signée Cuquinha, qui fonctionne comme une attestation pour récupérer son placement. Plus les actions sont vendues, plus le travail prend de la valeur spéculative.

Inaugurée durant ArtRio en septembre 2013, l’installation avait pour prix initial 15.000 €, valeur obtenue à partir de ses coûts de production (1.500 €) multipliés par dix. À partir de là, deux possibilités étaient ouvertes : soit l’installation pouvait être acquise dans sa totalité à son prix initial, soit ceux que le profit de la vente intéressaient pouvaient acheter des actions correspondant aux monnaies de la Banque virtuelle ou pariaient sur leur commercialisation future. La valeur des actions oscillait de 17 à 1000 euros, cette variation constituant la métaphore ou plutôt la reproduction raffinée des bulles du marché de la finance. Plus les actions étaient achetées, plus le prix du travail augmentait. Chaque montant aspiré par la machine de l’artiste était automatiquement multiplié par dix, augmentant ainsi la valeur monétaire du travail. À la fin d’ArtRio, le travail, qui valait désormais 80.000 €, a été vendu.

La circulation de l’argent comme dispositif de subversion politique
Mais les artistes qui traitent d’argent dans leurs œuvres n’ont pas toujours un effet direct sur le marché. C’est le cas de l’une des plus importantes œuvres de l’histoire de l’art brésilienne, les Inserções em Circuitos Ideológicos de Cildo Meireles. Dans ce travail initié en 1970, aux heures les plus cruelles de la dictature militaire brésilienne (1964-1985), Meireles s’approprie des objets quotidiens comme les bouteilles de Coca Cola pour les modifier symboliquement en leur portant l’inscription Yankees go home avant de les remettre sur le marché.

Parmi tous les Inserções, le plus pertinent est celui qui portait la phrase Qui a tué Herzog ?, tamponnée sur les billets d’un cruzeiro, la plus petite espèce en circulation dans le Brésil des années 1970. Meireles a repris un rituel brésilien particulièrement répandu au sein de la population la plus pauvre : écrire ses désirs, messages, prières ou promesses sur les billets à l’infinie circulation. Il l’a fait pour remettre en question la mort d’un journaliste politique, figure de l’époque, Vladimir Herzog, assassiné sous la torture par la police militaire de la dictature. Son décès a été publiquement annoncé comme un suicide, avec une photo forgée comme preuve mensongère à l’appui de cette stratégie.

La série a été récemment réactualisée avec la question Onde está o Amarildo? (Où est Amarildo ?) imprimée sur le plus petit billet brésilien actuel, le billet de deux reais. Amarildo, maçon, est « porté disparu » depuis le 14 juillet, au cours d’une intervention de la police pacificatrice carioca (les UPAs) dans la favela de la Rocinha, à Rio de Janeiro. Cette dernière série réactive totalement les questions soulevées par l’œuvre Inserções em Circuitos Ideológicos, en appuyant sur une problématique très contemporaine : où se situe la sphère publique au Brésil ? Quels droits a-t-elle ? La liberté de circulation, autrement dit, le droit d’aller et venir instauré par la Révolution française, est-il réservé à une certaine classe sociale dans l’espace brésilien ?

Giselle Beiguelman
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Cet article reprend et met à jour des idées présentées dans les articles A arte de fabricar dinheiro et Daquilo que não se vende, publiés dans le magazine seLecT (numéros 1 et 14)

(1) Au 8 août 2014.
(2) www.timenoteshouse.org

La Monnaie Qui Fait Circuler L’espoir De L’Afrique

Depuis 2002, le Sénégalais Mansour Ciss Kanakassy et le Canadien Baruch Gottlieb portent une utopie artistique concrète, l’Afro, monnaie unique du continent africain. Matérialisée par des billets à l’effigie de Léopold Sédar Senghor et mettant en avant un panafricanisme économique, elle s’appuie sur le laboratoire Déberlinisation qui critique les frontières africaines dessinées à Berlin à la fin du XIXème. Depuis Berlin justement, les deux artistes répondent (par mail) à nos questions.

Afro 2ème série (verso), 2004. Baruch Gottlieb / Mansour Ciss. Photo: D.R.

Vous avez créé le laboratoire Déberlinisation. Pouvez-vous nous en expliquer le contexte ?
Les frontières largement arbitraires qui ont été dessinées à la Conférence de Berlin, dite Conférence du Congo, en 1884-1885 sont pour la plupart toujours en vigueur. Elles empêchent à ce jour les échanges entre les Africains, qu’ils soient intellectuels, financiers, ou créatifs. Nous, laboratoire, voulons problématiser cette situation, alors : Déberlinisation !

Dans le cadre de Déberlinisation, vous avez conçu et développé une monnaie « imaginaire », symbole d’une forme de panafricanisme, appelée l’Afro. Pourquoi imaginaire ?
Elle est imaginaire dans la mesure où les conditions ne sont pas propices aux Africains pour parvenir à leur souveraineté économique. Les économies africaines sont toujours sous contrôle des banques européennes et notamment des établissements français côté anciennes colonies françaises. L’Afro est donc un rêve impossible, impossible pour l’instant du moins. Pourtant, dans sa forme concrète, il donne un sentiment palpable et immédiat d’un autre monde possible. L’espoir qu’il apporte persiste néanmoins, malgré les dures réalités auxquelles est confrontée l’Afrique.

La création d’une monnaie pour toute l’Afrique a-t-elle été bien perçue en Afrique ?
Les Africains trouvent en général que l’Afro serait une bonne idée. La majorité d’entre eux ont l’espoir que les Africains pourront un jour gérer leurs potentiels et leurs propres ressources naturelles.

En quoi les artistes sont-ils acteurs d’une forme nouvelle de développement économique ?
En inventant de nouveaux territoires de pensée. Comme le dit Achille Mbembe, au fond, une telle pensée devrait être un mélange d’utopie et de pragmatisme. Elle devrait être, de nécessité, une pensée de ce qui vient, de l’émergence et du soulèvement. Mais ce soulèvement devrait aller bien au-delà de l’héritage des combats anticolonialistes et anti-impérialistes dont les limites, dans le contexte de la mondialisation et au regard de ce qui s’est passé depuis les indépendances, sont désormais flagrantes.

Quels sont les développements récents autour de l’Afro ? J’ai lu en ligne qu’un distributeur d’Afros avait été installé à Berlin ?
Nous avons créé un M-AFRO électronique, monnaie qui pourrait être échangée par téléphone mobile, mais n’avons pas eu l’occasion de le lancer jusqu’ici. Faute de financements, les distributeurs automatiques de billets n’ont pas encore été réalisés.

Afro 2ème édition, 2006. Baruch Gottlieb / Mansour Ciss. Photo: D.R.

Avez-vous pris contact avec certaines banques centrales africaines pour sortir de l’utopie et concrétiser le projet d’une monnaie pan-africaine ?
Les banques centrales africaines sont sous l’autorité absolue du Trésor français. Cela ne permet pas la naissance d’une véritable autonomie économique africaine.

Dans une interview à Afrik.com (1), vous évoquiez un projet de village en Afrique où l’Afro a été mis en circulation via la « Banque centrale des États-Unis d’Afrique ». Pourriez-vous nous raconter l’expérience ?  
C’était un village africain construit en 2003 en Autriche, à Vienne, par un architecte soudanais, avec le curateur nigérien David Nejo. Nous y avons expérimenté le système de paiements Afro.

Comment rapprochez-vous l’Afro de l’émergence des monnaies virtuelles de type bitcoin sur Internet, qui remettent en cause le fonctionnement classique des banques centrales et plus largement d’une forme de domination de la finance internationale ?
Sans un mouvement social, les nouveaux instruments d’échange de valeur n’auraient pas d’effets bénéfiques.

Pensez-vous que l’Afro préfigurait une forme d’émancipation plus générale (au-delà de l’Afrique) des artistes vis-à-vis de la mondialisation, de l’économie, de la finance ?
L’Afro représente une chimère, la chimère apparue partout en Afrique pendant les indépendances des années 1960, et qui représentait un souffle d’espoir pour beaucoup au nord du Globe. Il est évident que le monde ne sera jamais en paix sans une Afrique en paix. Et, d’une certaine manière, on pourrait imaginer qu’une participation plus égalitaire de l’Afrique dans les affaires du monde pourrait nous aider tous. L’Afro, en tant qu’imaginaire d’une monnaie unique africaine implémentée et administrée sagement, pourrait avoir une chance d’aider simplement à la prospérité et au potentiel de l’Africaine et l’Africain moyens, et permettre aux peuples des pays du Nord d’avoir des relations plus matures avec ces peuples-là.

propos recueillis par Annick Rivoire
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) www.afrik.com/article7317.html

Activisme culturel en Espagne face à la crise

Si la crise en Espagne a fait chambouler une économie centrée sur l’endettement et la spéculation immobilière, elle a aussi ouvert un temps politique nouveau que l’on identifie déjà, plus de 30 ans après la mort de Franco, comme une deuxième transition démocratique. Dans ce climat d’urgence et spontanéité, mouvements sociaux et activisme artistique s’allient et se confondent.

Las Agencias, Dinero Gratis. Photo: D.R.

Barcelone, été 2004. Un groupe d’artistes de la compagnie de théâtre Conservas monte sur des pateras — embarcations très précaires utilisées par les migrants africains pour traverser la mer en direction des côtes européennes — pour prendre d’assaut le site du Forum Universel des Cultures, au nord de la ville. Leur but : dénoncer les zones d’ombre de ce gigantesque évènement culturel censé concentrer pendant plusieurs mois des manifestations artistiques inspirées par le développement durable, la paix et la diversité. Avec ses infrastructures géantes et son budget mégalomaniaque — dont le financement, soutenu par les banques et le secteur immobilier, se trouve actuellement sous contrôle judiciaire — le Forum est un des premiers symboles du désastre à venir. Mais il signale aussi un moment fort de mobilisation citoyenne autour duquel s’agitent quelques collectifs d’artistes qui commencent à mettre en question la dérive spéculative de l’économie espagnole.

Un de ces groupes est Las Agencias, né en 2001 lors d’une rencontre organisée par le Musée d’Art Contemporain de Barcelone MACBA. Leonidas Martin, membre du collectif, s’en souvient : Après la vague anti-globalisation de Seattle, l’art politique est à la mode. Le MACBA contacte la Fiambrera Obrera [groupe activiste de Madrid] qui à son tour invite d’autres groupes et on met en place une semaine de travail entre mouvements sociaux, artistes, graphistes qu’on intitule De l’Action Directe comme un des Beaux Arts. C’est un grand succès. On reçoit le soutien du Musée pour mettre en place des projets, que nous n’appelons pas projets, mais outils parce qu’ils n’en sont pas faits pour être exposés, mais pour articuler des luttes concrètes.

Parmi ces outils se trouve la série d’affiches et auto-collants Dinero Gratis (Argent Gratuit), une action de guérilla de la communication qui, en pleine effervescence financière, présidée par la facilité d’accès au crédit, annonce la gratuité des moyens de paiement, menant juste un peu plus loin le discours dominant en Espagne à ce moment-là, à savoir : endettez-vous, c’est gratuit. Mais à la même époque, poursuit Martin, la Banque Mondiale et le FMI, qui avaient prévu de se réunir à Barcelone, doivent annuler leur visite à cause des protestations populaires, dans lesquelles nos interventions avaient été très visibles. Et le Musée, pressé par les forces politiques, supprime son soutien.

Ganemos Madrid, La democracia empieza en lo cercano. Photo: D.R.

Peu importe. Dénués de ressources, mais forts de leur succès, Las Agencias continue de développer ses très inventifs outils d’intervention. Parmi eux, les soustractions artistico-tactiques YoMango (littéralement : je pique, en hommage à la chaîne espagnole de prêt-à-porter Mango) dans des magasins et des supermarchés. Quand la crise éclate, le travail du groupe prend un nouvel essor. À l’époque nous avons commencé nos interventions, il fallait expliquer ce qu’était la spéculation financière ou la dette publique ou ce que faisait la Banque Mondiale. Mais aujourd’hui en Espagne tout le monde est au courant. Donc, nos actions se sont transformées aussi. Désormais sous le nom de Colectivo Enmedio, le groupe intervient directement dans les lieux où se font sentir les conséquences de la crise au quotidien : les bureaux de l’INEM (le Pôle Emploi espagnol) ou les agences de Bankia, banque ruinée par la corruption politique et renflouée en 2012 avec plus de 22.000 millions € du budget de l’État.

Mais leur outil le plus visible est sans doute la campagne de communication de la PAH (Plataforma de Afectados por la Hipoteca), la plateforme d’aide aux victimes de prêts hypothécaires devenue symbole d’espoir et solidarité pour l’ensemble de la société espagnole, et ayant reçu le Prix Citoyen Européen du Parlement Européen en 2013. Articulée en assemblées locales, la PAH arrête des expulsions (depuis le début de son activité, elle en a arrêté plus de mille), reloge les familles et organise les polémiques escraches, formule de protestation née en Argentine qui consiste à manifester de façon ciblée à la porte des résidences des responsables politiques. Les escraches de la PAH sont présidées par le slogan Sí se puede. Pero no quieren (Oui, ça peut se faire. Mais ils ne veulent pas) en réponse au discours qui accompagne les mesures d’austérité du Gouvernement, selon lequel on ne peut pas cesser de privatiser les services de santé, on ne peut pas cesser de réduire les droits sociaux, on ne peut pas cesser de soutenir les banques avec de l’argent public.

Identifiée avec les actions de la PAH, la devise vient cependant du mouvement 15M (nom générique donné à toutes les initiatives liées à l’esprit populaire du 15 mai 2011, quand a commencé l’occupation de Plaza del Sol à Madrid qui a duré plus d’un mois) signalant un des traits caractéristiques de toutes ces protestations : la circulation et ré-appropriation permanente des gestes et des formules, sans se soucier de l’auteur ou avec de diffuses paternités collectives. Comme pour Las Agencias, l’histoire de la PAH remonte aussi à l’Espagne pré-crise. En particulier, au mouvement pour le droit au logement V de Vivienda qui, dès 2006, alertait sur la hausse délirante des prix de l’immobilier et la croissante précarisation de toute une génération exclue du droit à un logement digne. Sa leader Ada Colau a présenté récemment la liste électorale Guanyem Barcelona (Gagnons Barcelone), coalition citoyenne créée pour les élections municipales de 2015 (la même formule existe à Madrid sous le nom Ganemos Madrid).

Panneaux contre la crise. Photo: © V de Vivienda

Conservas, la compagnie théâtrale qui assaillait le Forum des Cultures en 2004, a elle aussi traversé l’évolution du paysage politique et se concentre depuis une dizaine d’années sur les droits et libertés liés à Internet. Autour du réseau X.net, ses membres organisent le festival de culture libre Les Oxcars ainsi que la rencontre internationale FCF (Free Culture Forum). En 2014 le Partido X, né du réseau, a concouru aux élections européennes avec en tête de liste Hervé Falciani, l’ingénieur de systèmes qui a présenté aux tribunaux les noms de nombreux titulaires de comptes en Suisse, dont beaucoup de chefs d’entreprise espagnols, extraits des données de la banque HSBC pour laquelle il travaillait. Simona Levi, fondatrice de X.net, rappelle que le groupe possède un corpus de pensée et une expérience tactique qui vient de la culture numérique et de la guérilla de la communication, ce qui leur permet de jongler avec plusieurs identités de façon tout à fait naturelle.

Dans le domaine musical aussi se font sentir ces nouvelles formes d’organisation. Ainsi Fundación Robo (du verbe robar qui veut dire voler, comme voleur), un « projet musical collectif » qui rassemble musiciens, chanteurs et écrivains, dont certains assez renommés, intéressés par la chanson populaire et les formes anonymes de transmission culturelle. Ils reprennent de vieilles chansons ouvrières, des morceaux anarchistes ou des tubes protestataires et en écrivent d’autres avec des paroles qui racontent, à la première personne, les batailles et les espoirs d’aujourd’hui. Nous sommes beaucoup, dit une d’entre elles, nous sommes des milliers, sur chaque place, dans chaque quartier. Mais maintenant que nous sommes debout, il ne faudrait pas oublier ce que l’on risque cette fois-ci. Une allusion aux expectatives soulevées par cette deuxième transition que l’on voudrait plus représentative que celle de la fin des années 70; ou du moins, plus adaptée à l’actualité des défis politiques et économiques.

La conscience de vivre un moment historique exceptionnel est, en effet, au cœur de ces manifestations artistiques, confondues avec les projets sociaux qu’elles accompagnent. Renforcées par le soutien populaire, elles mettent en question les accords institutionnels et même le langage politique héritée des grands pactes nationaux, bousculent les rapports de force dans le domaine culturel, en posant tout haut la question de la relève générationnelle, et surtout donnent forme à de nouveaux imaginaires sociaux, ceux qui expriment et capturent dans leur complexité les récits du temps présent.

Maria Ptqk
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Curatrice et chercheuse, Maria Ptqk travaille sur les croisements entre les pratiques artistiques et scientifiques, la communication sociale, les études de genre et les politiques culturelles. www.mariaptqk.net

Au début de l’été 2014, des artistes français ont lancé sur Facebook un groupe de réflexion sur « l’économie solidaire de l’art », visant à améliorer la situation économique des artistes plasticiens en France. En septembre, la page réunissait plus de 2200 personnes (artistes, critiques et journalistes, commissaires, professionnels, associations…). Depuis, un site web a pris le relais qui structure et présente les propositions. Nous publions le manifeste du projet.

Zones, © Pierre Beloüin.

À l’origine et au centre d’une économie de l’art qui donne lieu à une intense activité, les artistes plasticiens et certaines professions artistiques indépendantes travaillent paradoxalement, pour la plupart d’entre eux, dans une grande précarité. Les logiques d’excellence qui régissent légitimement le monde de l’art ne justifient ni le travail gratuit de ses acteurs, ni les décalages exponentiels entre la production des œuvres et la distribution de la valeur qui en résulte.

Le groupe Économie solidaire de l’art (1) vise à discuter et proposer des dispositifs permettant d’améliorer significativement cette situation, à destination des artistes et des professionnels indépendants du secteur, en impliquant l’ensemble des acteurs concernés, privés et publics.

En parallèle des réflexions et mouvements menés autour du régime des intermittents du spectacle, qui questionnent plus généralement les conditions de l’emploi partiel et notamment dans la culture, les artistes plasticiens n’ont pour leur part jamais ouvert à grande échelle un débat sur les conditions de leur rémunération et de leur exercice.

Nous pensons aujourd’hui possible de dépasser l’individualisme et l’isolement qui prévalent souvent dans ces professions, pour inventer de nouveaux dispositifs solidaires de soutien de l’art contemporain. Le débat est ouvert. Ce groupe invite le plus largement possible les artistes et professionnels de l’art à y participer, en vue de premières rencontres de travail à venir.

Objectifs et inspirations
L’objectif de ces propositions est à la fois éthique et économique. Elles visent à soutenir les artistes plasticiens professionnels (tous médiums, hors spectacle vivant) et les professionnels indépendants de l’art (commissaires, critiques, graphistes indépendants), soit les deux types d’acteurs les plus fragilisés par le système actuel.

Le projet s’inspire aussi d’exemples existants. Au Canada, la charte CARFAC-RAAV garantit les rémunérations minimales des artistes pour toute intervention depuis 1968 (2). Le label britannique Paying Artists (3) et le projet américain Wage For Work (4) militent dans ce sens.

En France, on se réfèrera à l’étude Observation participative et partagée des arts visuels en Pays de la Loire (5), publiée dans le cadre de la Conférence régionale consultative de la culture en 2013, qui aborde les mêmes problématiques. Les réflexions déjà menées par les organisations telles que le Cipac ou la Fraap pourraient contribuer à ce projet. Enfin (dans des contextes différents), les logiques de soutien mises en œuvre par le CNC et le CNL ont contribué de manière décisive au développement économique des filières du cinéma et du livre.

Photo: D.R.

Un projet en trois volets
> 1. Création d’une charte de rémunération minimale pour toute intervention artistique en France et garantissant le respect du droit de représentation, lorsque le bénévolat n’est pas initié par les artistes eux-mêmes. On visera également à instaurer un pourcentage pour l’artiste à chaque vente et revente en galeries, ainsi qu’une majoration du pourcentage de droit de suite pour les artistes vivants.

> 2. Instauration d’une représentation des artistes dans toutes les commissions de bourse, à parts égales avec les financeurs et des professionnels de l’art (critiques, galeristes, curateurs) lorsque ce n’est pas déjà le cas.

>2. Création d’un fonds de soutien. Un pourcentage obligatoire, réduit, mais constant, de toutes les opérations et productions artistiques en France serait consacré au développement de l’art contemporain : productions, ateliers d’artistes, soutien des artistes et professionnels les plus précaires, renforcement des retraites.
On entend par opérations : les créations, productions, ventes privées en galeries et salles de ventes, foires, productions, billetteries, musées, vente d’images, reproduction d’œuvres auprès des banques d’images privées et publiques, etc.

Le revenu des artistes eux-mêmes y contribuerait, dans l’esprit d’un dispositif de solidarité.
 On considèrerait que seraient éligibles à ce dispositif tous ceux qui ont la création artistique pour activité principale (affiliés et assujettis à la Maison des artistes, Sécurité sociale et à l’Agessa) et qui ne sont pas salariés, ainsi que les artistes enseignants, préférentiellement s’ils sont vacataires.

Moyens
La conception économique de ces dispositifs doit intégrer une notion de variabilité qui permettrait une mise en application progressive.
Le fonds de soutien accompagnerait notamment les artistes et professionnels indépendants dont le ratio revenus / charges serait inférieur à un certain seuil, l’aide étant dégressive. Les aides seraient proportionnelles aux recettes du fonds afin que le dispositif ne soit jamais déficitaire. Un pourcentage serait attribué à la caisse de retraite complémentaire afin de revaloriser le point.

La mise en œuvre d’un tel dispositif nécessiterait la création d’une instance professionnelle représentative (ou son adossement à une structure existante), chargée de diffuser, convaincre et négocier auprès des différents acteurs privés et publics de l’économie de l’art en France. L’incitation à participer au fonds de soutien pourrait éventuellement s’effectuer par le biais d’une défiscalisation et d’une fondation, exactement comme le mécénat.

Perspectives
Nous proposons l’organisation d’une rencontre publique qui permettra de donner la parole à des acteurs concernés et/ou spécialistes de ces questions (artistes, structures, associations, économistes, chercheurs, journalistes, etc.), invités à contribuer au projet.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, le projet d’une rencontre publique du groupe Économie solidaire de l’art à la Gaîté lyrique, pour le lancement de ce numéro de MCD, est bien avancé… Les actes de cette rencontre seraient publiés. On visera ensuite la création d’une association, ou l’adossement à une structure existante.

Économie solidaire de l’art
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

> http://www.economiesolidairedelart.net/

(1) Fondé par Pierre Beloüin, Carole Douillard, Thierry Fournier et Nicolas Ledoux.
(2) La charte canadienne CARCC : www.carcc.ca/documents/PDFfre.pdf
(3) Paying Artists (UK) : www.payingartists.org.uk
(4) Wage For Work (USA) : www.wageforwork.com
(5) Étude CRCC Pays de la Loire : http://bit.ly/1rT0OHR

L’argent conditionne et caractérise nos vies quotidiennes, mais quels usages en faisons-nous ? Ou plus exactement, quels autres usages de l’argent sont possibles ? Y a-t-il des usages autres ?

Cildo Meireles, Cedule, « Quem matou Herzog ? », 1970-1975. Photo: D.R.

La théorie économique définit la monnaie — symbole premier de l’argent — comme une convention sans valeur intrinsèque qui sert d’unité de compte, de réserve de valeur et d’intermédiaire dans les échanges. La circulation de l’argent devient la caractéristique la plus évidente de cette dernière fonction, constituant ainsi un circuit singulier qui établit des liens fluides et flottants, parfois pervers, au sein de nos sociétés.

L’utilisation de ce circuit est une vieille tradition populaire en Amérique Latine. La convention veut que toute sorte de dégradation de la monnaie soit considérée comme illégale. Il est néanmoins courant de trouver des billets contenant des inscriptions, des vœux individuels ou collectifs, des déclarations d’amour ou de haine, sans oublier les chaînes bien connues, porteuses de guérison ou de chance — où il est demandé de ne pas ébranler la chaîne sous peine d’encourir les plus terribles châtiments délivrés par la justice divine.

Récemment et à la suite d’une prolifération de billets marqués de consignes politiques, la Banque Centrale du Mexique a publié un communiqué notifiant que tout billet marqué de consignes perdait automatiquement sa valeur : La Banque Centrale estime sans valeur tous les billets contenant des mots, des phrases, aussi bien manuscrits qu’imprimés, ou inscrits par le biais de tout autre moyen indélébile, conçus pour diffuser des messages au public, à caractère politique, religieux ou commercial.

Étrangement, le communiqué officiel fait une exception : les dessins, gribouillages ou altérations ne perturbent en rien la valeur du billet. Au-delà de ce paradoxe, peut-on penser que ce qui se cache derrière le communiqué de la Banque mexicaine, c’est la peur d’une circulation trop efficace des idées ? Ce qui reviendrait à rendre explicite une dimension politique absente dans la définition aseptisée de la théorie économique concernant la fonction d’intermédiaire d’échanges; celle des réseaux, des circuits, des territoires inattendus que l’argent peut créer de façon diffuse et difficilement repérable.

Cildo Meireles, Cedule, « Quem matou Herzog ? », 1970-1975. Photo: D.R.

À partir de 1970, l’artiste brésilien Cildo Meireles soulève cette question avec un travail qui va devenir exemplaire. Il l’énonce ainsi : Les Insertions dans des Circuits Idéologiques émergent de la nécessité de créer un système pour la circulation et l’échange d’informations qui ne dépend d’aucun type de contrôle centralisé.

Dans le cadre de ses Insertions dans des Circuits Idéologiques, qui s’étendent de 1970 à 1975, Meireles développe son projet Cédule. Ce travail commence à la suite du décès dans des circonstances douteuses du journaliste Vladimir Herzog (1). En s’inspirant des traditions populaires, il tamponne des billets en cours de validité avec la question : quem matou Herzog ? (Qui a tué Herzog ?). Les billets continuent donc à circuler avec cette inscription. D’autres suivront, telles que Yankees go home ou Which is the place of the work of art ? (quelle est la place du travail de l’art ?), placées au dos d’un billet de dollar.

Un deuxième projet fait aussi partie des Insertions, le Coca-Cola project où, en suivant le même principe d’intervention dans un circuit existant, l’artiste va inscrire différents « slogans », ou même des instructions pour fabriquer des cocktails Molotov artisanaux dans des bouteilles de Coca-Cola (bouteilles en verre qui sont recyclées et remises en circulation).

Dans les deux cas, il s’agit moins de détourner un circuit que de s’en servir. S’introduire dans des circuits établis pour mettre en évidence leurs dimensions politiques et en faire usage. Dans un contexte de dictature où les voix sont muselées, l’argent et les bouteilles deviennent des supports qui garantissent, étrangement, la « libre » circulation de la parole. Parole anonyme sans destinataire particulier, mais qui s’adresse à tous et peut être relevée par chacun. Plus de trente ans après les Insertions de Meireles, l’artiste guatémaltèque Stefan Benchoam va réaliser, pendant deux ans, un travail qu’il nomme : Ré-insertions dans des circuits idéologiques.

Stefan Benchoam, Ré-insertions dans des circuits idéologiques, « ¿ Quién mató a Rosenberg ? » . Photo: D.R.

Le 10 mai 2009, l’avocat Rodrigo Rosenberg est assassiné dans la ville de Guatemala pendant une promenade à vélo. Peu de temps après, l’apparition d’une vidéo enregistrée par lui-même avant sa mort déclenche un scandale politique dans le pays. Rosenberg y accuse le président en exercice à l’époque de sa mort éventuelle. C’est pourquoi, entre 2009 et 2011, Stefan Benchoam tamponne des quetzals (2) avec la question : ¿ Quién mató a Rosenberg ? (Qui a tué Rosenberg ?). Le jeune artiste affirme l’appropriation qu’il fait du travail de Meireles, non seulement dans l’opération, mais aussi dans le choix même du titre de l’œuvre. Benchoam va, à la fois, construire une filiation artistique et volontairement inscrire son travail dans le monde de l’art.

Des activistes argentins vont, eux aussi, s’approprier l’opération de Meireles, mais, contrairement à Stefan Benchoam, sans la ré-inscrire pour autant dans le monde de l’art. Julio Jorge Lopez, ancien détenu disparu de la dernière dictature militaire en Argentine (1976-1983), et ayant survécu à cette détention, est l’un des témoins-clés convoqués lors de la réouverture (3) des procès contre des militaires et des tortionnaires responsables de la dictature en question.

Le 18 septembre 2006, la sentence concernant le premier accusé (4) va être lue. Ce jour-là, Julio Lopez, qui avait témoigné lors du procès, disparaît. L’appareil répressif ne se révèle donc pas totalement neutralisé, malgré plus de 10 ans d’état démocratique. Après une première détention clandestine entre octobre 1977 et juin 1979, ce maçon devient, à 77 ans, le premier disparu en démocratie. Depuis ce jour-là, aucune information, aucune trace, aucun changement qui puisse donner le moindre indice sur sa deuxième disparition.

Dans un premier temps, celle-ci provoqua une réaction considérable dans la société argentine avec de fortes répercussions médiatiques; mais au fil du temps, l’affaire perdit de sa présence dans les médias. Des artistes et des activistes vont réagir de différentes façons contre ce qu’ils appellent la troisième disparition de Julio Lopez, sa disparition médiatique. En 2008, un groupe d’activistes d’une association de quartier à Buenos Aires, prend connaissance du travail de Cildo Meireles et s’en inspire en confectionnant des tampons avec la question : ¿ Dónde está Julio Lopez ? (Où est Julio Lopez ?).

Christian Vitery, Sin aire, sin tierra, sin agua, sin patria. Photo: D.R.

Outre le fait de tamponner des billets et de les remettre en circulation, ils vont élargir l’action avec une double opération. D’une part ils vont socialiser le tampon, c’est-à-dire le distribuer à des personnes ou des organisations qui veulent l’utiliser; de l’autre, ils organisent des séances publiques ou semi-publiques de tamponnage. Ce qui intéresse le collectif c’est d’avoir un outil simple et bon marché qui peut être facile à partager et utilisable aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère publique.

Cet outil simple, bon marché, est aussi transportable et permet la multiplication anonyme des messages. C’est ce qui intéresse particulièrement l’artiste Christian Vitery. En Équateur, la monnaie en cours de validité depuis l’année 2000 est le dollar états-unien. Le dollar est venu remplacer le sucre, qui était la monnaie nationale depuis 1884. Vitery commence à tamponner, en 2009, des bulles de dialogue reliées aux visages apparaissant sur les billets, comme celui de Washington, laissant à celui qui reçoit le billet la place d’inscrire ce qu’il veut.

L’année suivante, au moment de la célébration du bicentenaire de l’indépendance, pour souligner ce paradoxe qui consiste à toujours utiliser cette devise, Vitery tamponne des billets avec l’inscription Recuerdo del Bicentenario (Souvenir du bicentenaire) ou Implacable. À partir de ce moment-là, il va multiplier les messages. Certains sont en relation avec l’histoire récente de l’Équateur, comme c’est le cas de Sin aire, sin tierra, sin agua, sin patria (Sans air, sans terre, sans eau et sans patrie), se référant au problème de l’extraction pétrolière dans la région amazonienne. D’autres inscriptions indiquent des dates : Hoy es 4 de marzo 1945 (Aujourd’hui on est le 4 mars 1945) ou Hoy es 2 de Agosto 1990.

Ces dates renvoient à des attaques des États-Unis contre différents pays du monde. En 2013, Christian Vitery a lancé une nouvelle inscription Made in China, tamponnée sur des billets de dollar pour évoquer les accords économiques et politiques qui lient le gouvernement de l’Équateur à la Chine. Vitery multiplie les messages. Il a pour habitude d’avoir sur lui divers tampons qu’il sort et utilise selon l’occasion. D’une certaine manière, l’ensemble des inscriptions pourrait constituer une éphéméride profane de l’histoire politique de son temps, que l’artiste relève pour la restituer à l’espace public.

Christian Vitery, Sin aire, sin tierra, sin agua, sin patria. Photo: D.R.

Curieux usage de l’argent dans ces différentes insertions : il est support d’une mémoire collective et le circuit que celle-ci emprunte pour rester vivante. Toutefois, l’insertion peut être aussi comprise en termes de contamination. Au Canada, Mathieu Beauséjour, appelé « artiste numismate », a lui aussi recours aux billets et exploite leur système de circulation. Lors de son premier travail, l’artiste retire momentanément de la circulation les billets qu’il reçoit, des dollars canadiens, pour inscrire les numéros de série de chaque billet dans un registre, puis les remet en circulation avec l’expression virus de survie tamponnée au dos du billet.

Pour Beauséjour, le dos du billet, est l’espace dédié à l’art, là où d’autres artistes ont réalisé leurs travaux en dessinant des icônes de la culture et de l’histoire du pays. Les billets synthétisent, pour lui, les symboles du pouvoir, et l’art en fait partie. Au cours des années, Beauséjour va multiplier et complexifier les interventions sur des billets jusqu’à en détruire. Avec ses premières actions qu’il nomme terrorisme sémiotique, l’artiste explore les possibilités de contamination d’un circuit donné.

Pour l’artiste Ral Veroni, l’argent est la représentation du quotidien. Il est à la fois plus éphémère et plus stable que nos actes et passions. Veroni va tenter d’exploiter cette double caractéristique paradoxale, qui est d’être à la fois éphémère et stable. En 1994, l’artiste commence à dessiner sur des billets. Marqué par une période d’hyperinflation en Argentine — à la fin des années 80 — et des changements successifs de monnaie, il dessine sur des billets hors circulation. Ce travail, qui a le titre pour le moins évocateur de Lucha por la Vida (Lutte pour la vie), rappelle l’expérience de la dévaluation de la monnaie.

Plus tard, lors de son séjour en Europe, Ral Veroni réalise son travail Teatrillo Europeo de Entidades (Théâtre Européen d’Entités). Il dessine sur les billets qui passent entre ses mains à un rythme d’un par jour. Pour ce faire, il établit un protocole bien défini : il commence par dessiner sur un billet de 50 qu’il dépense. Avec la monnaie qu’il reçoit, il intervient sur un billet de 20 qu’il dépense pour avoir un billet de 10 sur lequel dessiner, il le dépense et dessine ensuite sur le billet de 5, qu’il va aussi dépenser pour recommencer le cycle avec un billet de 50. Plus de 300 billets-œuvres ont été mis en circulation.

Ces morceaux de papier rectangulaires, qu’on a dans nos poches ou porte-monnaie, ne restent pas longtemps avec nous et, apparemment, moins ils restent mieux c’est. Dans un monde capitaliste, la circulation de l’argent est le signe d’une société prospère. C’est ce qu’on appelle la liquidité. Paradoxalement, plus l’argent circule, plus il y a de transactions, plus le circuit qu’il institue s’élargit. Comme on l’a vu avec les différentes pratiques, le circuit que l’argent institue peut être pensé comme un réseau mobile, sans identité fixe, qui se configure et se reconfigure continuellement. Un réseau où les usages mineurs de l’argent peuvent se multiplier… du moins jusqu’à ce que l’omniprésence de la monnaie informatique finisse par accomplir le rêve de dématérialisation totale de l’économie.

Mabel Tapia
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Ce texte est tiré d’Optical Sound n°1, septembre 2013, revue papier et tablette : www.optical-sound.com
Version imprimée disponible auprès de www.r-diffusion.org
Version numérique sur iPad : www.artbookmagazine.com

(1) Vladimir Herzog (journaliste et écrivain) a été assassiné en 1975 par la dictature militaire brésilienne (1964-1985). Néanmoins, c’est seulement en 2012 que l’acte de décès de Herzog a été changé par ordre de la justice brésilienne à la demande de la Commission Nationale de la Vérité, qui enquête sur les crimes commis par l’État brésilien entre 1946 et 1988. Jusqu’à ce moment‑là, sa mort était officiellement un suicide.
(2) Monnaie en cours de validité au Guatemala.
(3) Trente ans après le dernier coup d’État, les deux lois d’amnistie, dites lois de Point Final (1986) et de Devoir d’obéissance (1987), ont été annulées et déclarées inconstitutionnelles en 2005.
(4) Il s’agit de Miguel Etchecolatz, chef de la Police de la province de Buenos Aires sous la dictature, chef d’opérations et responsable de 21 centres clandestins de détention.

la fin du tabou de l’argent

La longue thèse de Jaromil sur le bitcoin est une enquête dans la mouvance « technoetic » qui prend en compte la dynamique bio-politique qui régit la communauté du bitcoin et les caractéristiques propres à la réalisation technique, dans l’optique de donner un aperçu du futur de cette technologie et une interprétation post-humaniste de son émergence. Avec la permission de son auteur, nous publions ici un extrait de l’article original (1).

Photo: D.R.

Lorsque nous parlons du bitcoin et de ses attributs spécifiques qui consistent à créer de la valeur en réseau, on ne peut ignorer que cette technologie repose sur une dynamique de communauté. On pourrait même affirmer que le bitcoin permet à l’argent de devenir une convention communautaire et de s’affranchir de la convention ascendante imposée par un souverain et sa liturgie du pouvoir. Comment, alors, répondre aux questions cruciales que pose le bitcoin : quel est son but ? Qui en tire profit ? Ou, en d’autres termes, si l’aspect communautaire du bitcoin est vital (notamment en ce qui concerne la distribution du calcul nécessaire à son authentification, le partage d’une devise commune, une histoire collective des transactions ou la manière collective de quantifier la richesse), quel usage les communautés en font-elles ?

Les premières communautés à avoir adopté le bitcoin, en dehors de celle des hackers (qui ne l’a jamais réellement utilisé comme monnaie d’échange de marchandises) sont des têtes de turcs toutes choisies pour ceux qui souhaitent éradiquer cette devise. En réalité, toute personne désireuse d’adopter une approche moraliste et bannir l’innovation en question n’a même pas à aborder des concepts brûlants comme la souveraineté. Il est, en effet, très facile pour les chasseurs de sorcières de mettre en exergue le fait que des drogues ont été achetées et vendues avec des bitcoins, que les joueurs d’argent adorent les bitcoins et que certains sites Internet déclarent accepter des paiements en bitcoin pour des assassinats sur gage. […]

Un rôle dans l’histoire
En tant que membre de la communauté qui a grandi autour du bitcoin, je me rends compte que celle-ci est principalement constituée de jeunes idéalistes qui se rebellent contre le statu quo, particulièrement lorsque celui-ci est constitué d’une administration centralisée et encline à la corruption. Pour un grand nombre de personnes, il est clair que ces monopoles sont souvent injustes et dominent différents contextes, jugulant les possibilités d’innovation pour les jeunes générations. L’acte auquel nous faisons référence lorsqu’il s’agit de « briser le tabou de l’argent » est la libération du moyen d’échange de valeur.

Le bitcoin a un rôle historique : ses épopées se fondent dans celles des communautés, des nouvelles réflexions éthiques, des nouveaux récits de passion, dans la gloire et tout le mystère qui entoure ses origines. Le désir de libération, de décentralisation et de « désintermédiation » est au cœur du bitcoin — c’est une question éthique qui n’est pas plus problématique que le besoin concret de supprimer l’intermédiation de nombreuses fonctions systémiques qui gouvernent notre société moderne. Que la finance moderne s’occupe plutôt de ses problèmes de « longue traîne » ! […]

Chaque forme de monnaie, depuis les plus primitives, a dû composer avec la grammaire du pouvoir. L’avènement d’un souverain et de sa gloire justifie la confiance collective en une forme symbolique de circulation de valeur. L’investissement du pouvoir dans la monnaie, surtout lorsqu’elle n’est pas garantie par des valeurs minérales, est codifié à travers le mystère et la gloire. Le bitcoin n’est pas exempt d’une telle dynamique : il innove la manière dont le numérique devient tangible, un rôle qui peut s’avérer très dérangeant. De fait, même lorsqu’il s’agit de choisir l’iconographie de sa propre monnaie, la communauté bitcoin fait état d’une rupture politique.

Pas de hiérarchie
L’intrigant mystère autour de l’identité de son auteur, Satoshi Nakamoto, pourrait sembler insignifiant, mais il revêt une importance centrale dans les mythes du bitcoin et des cryptomonnaies du futur. Le bitcoin ne bénéficie d’absolument aucune autorité monétaire, mais repose sur un pacte commun et la rationalité sous-jacente d’un algorithme mathématique (le rêve impalpable de neutralité). De par leur nature déflationniste, les bitcoins évoluent dans un champ limité de possibles, une quantité de valeur de plus en plus difficile à extraire (par le minage).

Personne ne peut créer des bitcoins au-delà de la quantité déterminée au tout début de leur existence, et ce, au grand désarroi des économistes modernes qui considèrent la monnaie fiduciaire comme un outil crucial pour se mouvoir dans les eaux troubles de la contemporanéité. Ils ont raison, c’est indéniable, mais il n’existe pas de hiérarchie dans le bitcoin : ce qui veut dire précisément qu’il n’y a pas d’origine sacrée, pas de destin écrit, pas de dirigeant unique, pas d’hésitation quant à son essence.

Photo: D.R.

Le bitcoin promet d’être le support neutre d’une économie basée sur la participation et non pas l’édit d’un roi, pas plus que d’une banque centrale, ni leur intermédiaire autorisé (néanmoins, soyons clairs, le bitcoin a vraiment engendré de nouveaux riches, ceux qui ont cru plus tôt que les autres à la promesse de cet algorithme). La rupture offerte par cette nouvelle perspective sur l’argent n’aborde pas l’égalité ni la couverture sociale, et ne pourrait en rien bénéficier à la société ni nous aider à sortir de la crise : il s’agit simplement d’un phénomène de protestation en faveur de la neutralité du réseau. […]

À ce stade, il devrait être évident qu’un processus d’assujettissement tel que celui que nous décrivons ici n’est pas la simple émergence d’une nouvelle technologie innovante, cela va au-delà. L’énorme succès du bitcoin prouve que les dimensions de ce processus sont multiples et ne peuvent être appréhendées par l’adoption d’une simple narration ou, encore moins, par l’utilisation de catégories propres à l’analyse économique.

La popularité actuelle du bitcoin est immense et ne cesse de croître : elle ne résulte pas seulement de la qualité du bitcoin, mais aussi de l’évolution de la bio-politique et du fait qu’il s’inscrit dans un contexte particulier. Le bitcoin est ancré dans les mouvements de protestation qui ont accompagné la crise financière de 2009 à nos jours, c’est-à-dire le mouvement Occupy. Même si ceux qui saluent le succès inconditionné et instrumental du bitcoin peuvent avoir des raisons de dissimuler cet aspect, il est important de le replacer dans son contexte historique pour comprendre ce que l’avenir pourrait réserver. […]

Le forking du bitcoin
Le succès signifie aussi que le bitcoin peut être sujet à du « forking » (bifurcation de code), des ramifications, être reproduit, cloné, réagencé et finalement récupéré par tout un chacun : une icône populaire alimentera l’esprit de la culture populaire sans se consumer, mais son authenticité se fondra dans l’émergence de nouvelles instances populaires. C’est ce qui est déjà en train de se produire pour le bitcoin, avec des conséquences très intéressantes. Si l’on considère qu’il a surtout du succès dans la communauté des hackers (que nous devrions peut-être qualifier de jeunes cyborgs…), les ramifications du bitcoin donnent naissance à de nombreuses réalisations techniques pertinentes, à la fois capables de fonctionner à grande échelle et d’explorer de nouvelles approches de la monnaie et du réseautage. […]

À travers Freecoin15, projet qui me tient particulièrement à cœur dans la galaxie bitcoin, j’ai commencé à documenter ce phénomène de forking depuis ses débuts et j’ai prêché au cœur de la communauté du bitcoin en faveur de la possibilité de configurer le code d’origine et, de manière générale, pour exploiter les possibilités de customisation de la technologie sous-jacente à cette devise. Je suis convaincu cependant que, même si le bitcoin représente une rupture politique unique avec l’ancien pouvoir qui tient les rênes de l’argent, il ne s’agit pas de la solution miracle en la matière.

Le besoin de devises numériques basées sur une comptabilité à triple entrée ne peut se satisfaire uniquement du bitcoin. Néanmoins, fort de son succès, dont nous venons d’examiner les conséquences, le bitcoin pourrait s’établir à plus long terme comme valeur stable de référence pour des réalisations futures : on peut prédire, en toute objectivité, qu’à l’avenir sa valeur ne cessera d’augmenter. […] Alors que l’argent semble mort ou mourant, c’est le moment propice pour oser cette analyse. Il se pourrait bien qu’en brisant ce tabou, nous trouvions des manières de changer les choses à grande échelle, en particulier si l’on considère la longue série d’innovations qu’il reste à mettre en œuvre dans le domaine de la comptabilité.

En fin de compte, il existe des preuves de la rupture que je présente ici, dans le sillage des multiples devises nées suite à la création du bitcoin : avec toute l’ironie et l’irrévérence délibérée. Les portes ont été laissées ouvertes par l’homme mystérieux. Satoshi le fou, Satoshi le saint a franchi la ligne avant tout le monde. Le tabou de l’argent a été brisé. La fonction du bitcoin ne concerne pas vraiment la perte de pouvoir de quelques gouvernements, mais la possibilité pour un nombre exponentiel d’individus de mener leurs propres expériences en matière de construction de nouvelles entités.

Denis Roio alias Jaromil
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) L’intégralité de l’article (en anglais) peut être téléchargée au format PDF sur: https://files.dyne.org/readers/Bitcoin_end_of_taboo_on_money.pdf

reflet de la communauté matérielle humaine d’Internet

À y regarder de plus près, le bitcoin pose toutes les bonnes questions révolutionnaires, la première étant : quel est le lien entre monnaie et valeur, entre monnaie et technologie ?

Bitcoins. Photo: D.R.

Le bitcoin est la monnaie réelle d’une communauté imaginaire, la communauté d’Internet. Bien que le bitcoin ait vu le jour des années plus tôt, son acmé historique coïncide avec le moment où Wikileaks s’est rendu compte que les donations qui lui étaient destinées depuis Paypal et Visa étaient bloquées par les États-Unis pour des raisons juridiques douteuses. Au regard de l’hégémonie impériale des États-Unis, seule une monnaie sans État pouvait alors sauver Wikileaks. Malheureusement, jusque-là, toutes les monnaies étaient imprimées sur des presses contrôlées par l’État.

Le bitcoin offrait donc une véritable alternative : une devise pour laquelle la production de monnaie était décentralisée à travers un réseau P2P partagé sur Internet. L’inflation est maîtrisée à travers le « block chain », une base de données partagée entre tous les nœuds participant au protocole bitcoin. Le bitcoin en tant que monnaie sans frontières est apparu aux yeux des activistes d’Internet comme une manne issue d’Internet — une monnaie adaptée à la nouvelle génération révolutionnaire.

Existe-t-il une communauté bitcoin ?
Toutefois, si le pouvoir du bitcoin dérive de la communauté, qu’est donc cette communauté ? S’agit-il uniquement des utilisateurs effectifs du bitcoin ? De tous les internautes ? Si l’on considère que 40% de la population mondiale seulement a accès à l’Internet, la communauté du bitcoin est-elle la communauté hypothétique de tous ceux qui pourraient avoir accès à Internet — la communauté humaine elle-même ? Un mouvement de boucle historique ramène à l’expression depuis longtemps oubliée de Gemeinwesen, la communauté humaine matérielle : Puisque l’essence de l’homme constitue la véritable communauté de l’homme, en activant leur propre essence, les hommes créent cette communauté humaine (Gemeinwesen), écrit Karl Marx (1).

Ce même imaginaire révolutionnaire est partagé par quelques partisans du bitcoin ; à travers nos libres associations et activités, nous, humains, pouvons atteindre notre potentiel maximum — notre être-espèce — dégagés des entraves de l’État-Nation et du capitalisme moderne. Cependant, il existe un différend irréductible entre Marx et le bitcoin, au sens où le bitcoin — comme la plupart des activistes d’Internet — exige que l’État soit aboli sans pour autant exiger la fin du capitalisme.

Selon Marx, au sein du capitalisme, les humains n’existent qu’en étant réifiés l’un pour l’autre, ce qui, au fond, se développe uniquement dans la relation à l’argent, où la communauté (Gemeinwesen) apparaît comme un élément externe, donc accidentel face à eux (2). Dans le cadre du capitalisme, la communauté humaine universelle constitue le marché global au sein duquel nous ne nous connaissons les uns les autres qu’à travers un échange reposant sur des devises — ce qui, pour Marx, contrairement à Hayek, constitue une perversion.

Photo: (CC) CoinTelegraph

Le bitcoin n’est-il qu’une monnaie ?
Le bitcoin est-il simplement la manifestation de la communauté universelle d’Internet, représentée sous la forme aliénée d’une simple monnaie ? Tandis que le concept d’une devise nationale produite par une banque centrale est affaibli par le bitcoin, le concept d’une valeur abstraite représentée par n’importe quelle monnaie n’est jamais remis en question. C’est précisément ce manque de questionnement relatif à la valeur abstraite qui confère au bitcoin son statut de paradis pour les zélés du libre marché et de leur tentative idéaliste et physiocratique de réattribuer à la valeur quelque origine mythique comme celle de l’étalon or.

Le bitcoin endosse la fonction du nouvel or du Net, produit de manière acceptable par un nouveau type d’acte appelé le « minage » (mining) du bitcoin. Alors que l’or est limité par sa rareté et sa disponibilité tarissable, la valeur du bitcoin se définit par rapport à la quantité d’énergie informatique disponible dans le monde à tout moment. La transformation magique cruciale de la puissance des processeurs en valeur abstraite est produite par l’activation sans relâche de la fonction cryptographique du hachage, afin de créer de nouveaux blocs dans le block chain.

Cette fonction de hachage est le grand mystère non révélé du bitcoin et une réfutation de la théorie de la valeur de Marx, car aucune valeur d’usage réelle ne se cache sous la valeur d’échange du bitcoin, en raison de l’étonnante « preuve-de-travail » cryptographique qui définit le block chain. La nature fétichiste du bitcoin se révèle dans tous les nombres arbitraires intégrés à sa conception, comme la mystérieuse formule utilisée pour calculer les frais de transaction — sans parler du montant total de bitcoins en circulation, limité à 21 millions, ni du curieux langage adopté par ses utilisateurs, ATH (All-time-high : plus haut niveau historique), To the Moon! (jusqu’à la lune !). La seule différence entre la théologie médiévale et le bitcoin est qu’aujourd’hui un algorithme déconcertant règne à la place de Dieu.

Bien que la capacité du bitcoin à être utilisé comme devise pour échanger des marchandises ne soit qu’un simple effet secondaire de sa production de monnaie vérifiable par cryptographie — le capitalisme global s’affaire déjà à récupérer le bitcoin ; l’usage premier du bitcoin n’est pas d’acheter des articles illicites par le biais de sites tels que Silk Road, mais d’éviter les contrôles monétaires et les marchés spéculatifs de fonds d’investissement. Le bitcoin étant entièrement déconnecté du monde tangible hormis la taille de sa communauté d’utilisateurs et sa puissance de calcul informatique, il représente le produit idéal pour le capitalisme spéculatif, car sa valeur, détachée de toute valeur d’usage, ne peut être prévue d’avance.

C’est aussi la planche de salut du bitcoin, car le bitcoin est également un projet d’ingénierie qui peut être reproduit en un million de devises numériques pour un million de communautés : depuis les sérieuses tentatives (ratées) de remplacer les noms de domaines (comme www.example.org/) avec NameCoin jusqu’à l’absurde Dogecoin de la communauté des fans du mème Shiba. Un examen plus approfondi révèle que le bitcoin pose les bonnes questions révolutionnaires en se demandant notamment : quel est le lien entre monnaie et valeur ? Entre monnaie et technologie ? En vertu des transformations ontologiques engendrées par l’essor d’Internet, les catégories ontologiques soulevées — pire, naturalisées — par l’économie doivent être extraites du prisme d’Internet et repensées depuis le départ.

Photo: (CC) CoinTelegraph

Comment la décentralisation peut-elle fonctionner ?
Le bitcoin répond également à une question fort utile pour des révolutionnaires en puissance, de la place Tahrir à #Occupy : comment la décentralisation peut-elle fonctionner dans une communauté où les gens ont la possibilité de tricher ? L’ingénieuse solution technique qui empêche de simplement « inventer du bitcoin » pourrait être appliquée à bien d’autres problématiques plus sérieuses que celle de la pure spéculation fiscale. Dans le détail, le bitcoin comprend un registre comptable distribué (le block chain) à travers lequel chaque utilisateur devient la banque, tout comme, à l’aube du nouveau millénaire, Indymedia avait demandé à une génération de personnes d’incarner les médias.

Le block chain est décentralisé, car chaque utilisateur de bitcoins possède un exemplaire du registre dans son intégralité. Indépendamment d’une autorité centrale de type banque, un algorithme de vote à l’échelle de la communauté détermine alors à la majorité par consensus à qui sont assignés tels bitcoins. Ce vote permanent empêche les membres de mentir sur les transferts de bitcoins — tout comme sont tenus à la vérité les propriétaires de nouveaux bitcoins produits par le minage !

La « preuve-de-travail » du hachage cryptographique pourrait être remplacée par quasiment n’importe quoi, par n’importe quelle mesure d’élément vérifiable de manière décentralisée. Il y aurait beaucoup à dire quant à l’utilité d’une forme de comptabilité décentralisée qui ne repose sur aucune autorité centrale. C’est précisément ce type d’ingénierie pratique qui doit être opposé aux postures foncièrement inutiles déguisées en pensée révolutionnaire contemporaine, de crainte que les révolutions futures ne se soldent par un échec.

Dans l’un de ses derniers ouvrages, Amadeo Bordiga nous rappelle avec véhémence que le but du parti révolutionnaire n’a jamais été l’expansion d’un État centralisé dans tous les aspects de la vie comme l’a fait Staline en Union soviétique, que Bordiga fut le dernier à critiquer tout en survivant (3). La tache historique du parti est de transmettre l’idée invariable que le communisme est la réalisation d’une communauté matérielle humaine : Le camarade militant […] révolutionnaire est celui […] qui se voit et se reconnaît dans tout l’arc millénaire qui unit l’ancien homme tribal en lutte contre les bêtes féroces au membre de la future communauté fraternelle, dans l’harmonie joyeuse de l’homme social (Bordiga, 1965).

Internet peut-il être une communauté humaine matérielle ?
Aujourd’hui, il nous semble que la vision d’un monde libéré de la domination et de l’exploitation parle toujours aux jeunes révolutionnaires, même si le communisme en tant qu’idée est totalement discrédité. La vision d’un monde dans lequel chacun peut réaliser son plein potentiel à travers des réseaux d’association décentralisés ne parle plus à travers la voix du parti, mais à travers la myriade de jeunes qui se rencontrent sur Internet. Héritiers d’un capitalisme brisé, ils se retrouvent à parler la même langue étrange qui mélange dignité et révolution, mais aussi lolcats et bitcoin. L’Internet peut-il être une communauté humaine matérielle ? Tout programmeur connaît la réponse. La communauté humaine matérielle n’existe pas. Elle est à construite.

Harry Halpin
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) Marx, Karl (1992). Early Writings. New York: Penguin. pp. 265-6.
(2) Marx, Karl (1980). 1980. Ökonomische Manuskripte und Schriften, 1858–1861. Vol. 2 of Gesam-tausgabe 2. Berlin: Akademie Verlag, p. 53.
(3) Considerations on the party’s organic activity when the general situation is historically unfavourable, Bordiga, Amadeo (1965). www.marxists.org/archive/bordiga/works/1965/consider.htm

leçons de désobéissance fiscale

Nuría Güell est une artiste qui nous pousse à désobéir aux règles, nous apprend comment « confisquer » l’argent des banques et prodigue des conseils sur la façon d’éviter de payer des impôts qui heurtent notre conscience. Le sentiment qui se dégage de tout cela n’est pourtant ni artificiel ni simpliste.

Arte Político Degenrado. Protocolo Etico. Débat au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia. Madrid, novembre 2014. Affiche (détail). Photo: D.R.

Ce qui donne particulièrement matière à réflexion dans son travail et s’avère pertinent dans notre époque teintée de crise et d’incertitude, c’est que malgré une recrudescence d’artistes militants, voire engagés au niveau social, ces derniers ne s’aventurent jamais réellement hors des cercles confortables des institutions d’art. Güell ne s’arrête pas à une simple dénonciation de l’injustice sociale et des pratiques contraires à l’éthique. Au contraire, elle va jusqu’à appliquer la rétro-ingénierie aux mécanismes qui en sont responsables, pour développer des stratégies et des modèles alternatifs visant à encourager la compréhension critique et l’action indépendante de la part du public.

En 2009, l’artiste a cherché à comprendre la récession en cours et a commencé à étudier la politique monétaire. Elle a publié le résultat de ses recherches dans le manuel How to Expropriate Money from the Banks (comment confisquer l’argent des banques) (1). Ce guide contient des instructions, des informations juridiques et des textes analytiques que tout le monde peut télécharger gratuitement et mettre en pratique dans sa propre vie. Plus tard, elle a fait équipe avec Enric Duran (2) pour enseigner le système financier actuel à des élèves du secondaire. C’est le genre de connaissances que nous devrions tous acquérir sans tarder. Pourtant, le concept de l’argent et de ce qui en découle ne fait pas partie des programmes scolaires (du moins à ma connaissance).

Plus récemment, Güell a lancé l’Inverted Rescue Office (bureau de sauvetage inversé), un bureau de renseignement dont le but est de donner des conseils gratuits à des citoyens qui ont fait les frais des mesures d’austérité mises en place par l’État espagnol dans le cadre de son plan de sauvetage. Nuría Güell a obtenu un diplôme des beaux-arts de l’Université de Barcelona et a poursuivi ses études avec Tania Bruguera au Centre d’étude de l’art du comportement (Catedra Arte de Conducta) de La Havane, à Cuba. Elle a reçu plusieurs prix en Espagne et son travail a été exposé dans des biennales, des musées et des galeries à travers le monde. Alors qu’elle séjournait à Cuba, je l’ai forcée à interrompre sa déconnexion totale pour aborder avec elle le sujet de la désobéissance fiscale.

Je suis impressionnée par la somme d’informations présentées pour le projet Displaced Legal Application #1: Fractional Reserve (application juridique déplacée #1: la réserve fractionnaire) (3) : des vidéos, une conférence, un document PDF détaillé sur la manière dont on peut confisquer l’argent des banques, etc. Les enseignements de ce projet sont-ils faciles à mettre en œuvre pour un citoyen dans sa vie de tous les jours ?

Nuría Güell: Bien sûr ! C’était l’objectif de cet ouvrage qui, outre sa fonction d’entraînement potentiel à la pensée critique, présente aussi une ressource à l’usage des citoyens. Je souhaite que tous mes projets proposent une stratégie susceptible d’être reproduite. Parfois, c’est implicite à travers le processus de l’œuvre mais dans ce cas, étant donné qu’il s’agit d’un manuel, la notion de ressource destinée aux citoyens est plus explicite. L’un des chapitres, intitulé Step by Step (pas à pas), détaille toutes les étapes par lesquelles tout citoyen désireux de dépouiller les banques doit passer. Par ailleurs, si des gens ont des questions, ils peuvent nous écrire, ils ne seront pas les premiers à le faire et nous serons toujours heureux de les conseiller (4).

J’ai vraiment beaucoup appris en visionnant les vidéos sur la page du projet. J’ai appris des choses élémentaires que l’on devrait tous connaître : ce qu’est l’argent, comment une banque fabrique de l’argent, etc. Ainsi, votre travail a eu un effet direct sur ma vie. Cependant, d’un point de vue plus général, quel doit être selon vous le rôle d’un artiste qui œuvre sur des projets engagés au socialement ? Peuvent-ils avoir une réelle influence sur les problèmes qu’ils dénoncent ?

Je crois, sans faire preuve de condescendance, que nous sommes à un moment historique et socio-politique clé et que les rôles de l’artiste et de l’art devraient être à la mesure de cette situation. C’est pourquoi je souhaite que mes projets fonctionnent à deux niveaux : dans le contexte de l’art mais aussi en dehors de lui, car une transformation en un élément tangible par le biais des projets artistiques m’intéresse beaucoup plus qu’une simple représentation. Mon but est que ces projets fonctionnent non seulement comme des ressources pour les citoyens, mais aussi comme des dispositifs permettant de réfléchir en profondeur à la densité conceptuelle.

Arte Político Degenrado. Photo: © Eva Carasol

Ce qui m’intéresse n’est pas tant la représentation d’idées politiques que la création d’opportunités de réflexion et de ressources pour l’action réellement capables de contrer les systèmes politiques (ne serait-ce qu’à un niveau microscopique) ou générer un contre-pouvoir. Les rôles de l’art et de l’artiste peuvent être multiples, mais pour moi, en ces temps d’urgence, l’art politique est celui qui comporte une lutte discursive et parvient à renverser le discours hégémonique qui nous assujettit et nous opprime.

Ceci explique mon intérêt pour les projets qui ont une vie en dehors du contexte de l’art, car je veux toucher la population dans sa pluralité et pas seulement l’élite qui fréquente les institutions d’art. Lorsque je travaille sur des projets à dimension sociale, j’attache une grande importance au concept d’opérativité. Par ce terme je n’entends pas l’opérativité dans le projet artistique lui-même, mais une opérativité qui transcende l’art et le projet et qui a un effet sur les gens qui interagissent avec l’œuvre.

Oui, je pense que l’on peut exercer une vraie influence ou une transformation à travers l’art. Je connais des gens qui dépossèdent des banques en suivant le manuel, mon mari cubain a obtenu sa nationalité en m’épousant dans le cadre d’un projet artistique (5) (nous sommes en train de divorcer) et Maria (6), une réfugiée politique du Kosovo qui vit en situation illégale en Suède depuis 9 ans, parce que le gouvernement lui a refusé deux fois le droit d’asile, recevra un permis de travail dans un mois grâce à un contrat signé par un musée qui l’a embauchée pour jouer à cache-cache avec les visiteurs de la biennale de Göteborg.

L’une de vos dernières œuvres, Inverted Rescue Office (bureau du sauvetage inversé), propose des consultations gratuites à des citoyens espagnols qui voudraient retrouver un peu de l’argent que les banques et les administrations leur ont dérobé à travers les mesures politiques de sauvetage du gouvernement en 2012. Pouvez-vous donner quelques exemples de la manière dont cet argent pourrait être restitué aux individus ?

La plupart des stratégies que nous avons proposées reposaient sur la désobéissance fiscale comme mécanisme destiné à encourager la prise de pouvoir des citoyens, leur permettant de récupérer par eux-mêmes l’argent que le gouvernement avait dérobé au peuple en usant de la soi-disant « crise ». Comme on dit en Espagne : ce n’est pas une crise, c’est du racket, et le discours d’austérité a été utilisé pour privatiser les services, spoliant ainsi les ressources qui autrefois étaient publiques.

C’est évident au regard du budget général de l’État qui réduit fortement les enveloppes de la santé, de l’éducation et de la culture (une stratégie idéale pour justifier ensuite la privatisation) et augmente les mesures budgétaires favorables à l’oligarchie, comme le paiement de la dette, par exemple. L’une des ressources que nous avons proposées était la désobéissance fiscale envers l’État espagnol au moment de remplir sa déclaration de revenus. Cela consiste à ne pas payer à l’État les dépenses que vous n’estimez pas légitimes et dont vous ne souhaitez pas qu’elles soient financées par vos impôts.

Par exemple, les 24,73% employés à payer cette affreuse dette (comprenant la défense militaire, la monarchie, l’achat d’outils de répression, l’église, etc.). La procédure consiste à remplir votre feuille d’impôts mais ne payer que les dépenses de l’État que vous estimez légitimes. Vous pouvez ensuite reverser l’argent restant (les 24,73%) à des initiatives publiques qui contribuent réellement au bien commun comme les écoles gratuites, les coopératives de logement, la santé autogérée, etc. Vous joignez alors à votre feuille de déclaration la preuve des dépenses correspondant à l’argent que vous étiez supposé régler à l’État, mais sans trahir votre conscience.

D’autres stratégies comprenaient des mécanismes d’insubordination à la TVA, la location croisée de manière à ce que la banque ne puisse pas expulser les familles incapables de rembourser leurs dettes bancaires. J’ai également ajouté des ressources que j’avais créées pour des projets antérieurs telles que le manuel How To Expropriate Money From The Banks.

Alegaciones Desplazadas. ADN Galeria, Barcelona, 2012. Photo: © Roberto Ruiz

Je m’intéresse beaucoup, également, au concept de désobéissance civique qui sous-tend bon nombre de vos projets et celui-ci en particulier. Pourquoi les citoyens devraient-ils apprendre à être plus désobéissants de nos jours ? Est-ce que cela mène à enfreindre la loi de quelque manière que ce soit ?

Comme le dit la philosophe Marina Garcés, nous vivons dans la communauté du monde, que cela nous plaise ou pas, nous sommes impliqués en permanence. Cela étant, je crois que nous sommes responsables de la réalité que nous partageons, il s’agit même d’un engagement pour les sujets sociaux que nous sommes. La loi, en Espagne, a été instrumentalisée au point de dérober à la société son pouvoir fondateur, en accord avec un contrat social imposé et clairement transformé en un exercice de soumission où l’on s’endette vis-à-vis d’un souverain.

Mais ce qui nous rend humain c’est le sens de la responsabilité. Malgré les conséquences que cela entraîne, nous avons tous la possibilité (sans besoin de demander la permission à quiconque) de refuser d’obéir aux lois qui heurtent nos consciences, nos corps et notre dignité. Là est le cœur du problème, il s’agit de responsabilité, de nous rendre responsables. Pour moi, cette désobéissance civique est une action d’auto-responsabilité, de refus de déléguer.

Nous savons tous que seuls les esclaves obéissent, les autres consentent. Bien entendu, nous ne pouvons pas demander à nos oppresseurs de nous accorder la liberté ce qui, au-delà d’être naïf, est antithétique. Ainsi quand la justice est détournée par des tyrans, il faut réagir par la désobéissance. Désobéir signifie ne pas être complice et c’est pourquoi je pense qu’il est important d’aborder la désobéissance civique comme l’un des rares mécanismes informels de participation civique dans un contexte de prise de décision privé de canaux participatifs.

Bien que les pouvoirs en place le nient, nous savons que la désobéissance civique est une condition sine qua non de la démocratie. Comme le déclare le philosophe Habermas, cette forme de dissidence est un signe que la démocratie est en passe d’atteindre sa maturité. Il n’y a pas d’obligations suprêmes. Le citoyen, en transcendant sa condition silencieuse et soumise, reprend son rôle d’examinateur de réglementations et questionne en permanence les décisions politiques, légales et juridiques. En résumé, je crois que de nos jours désobéir est un devoir, car lorsque nous obéissons à la loi, nous désobéissons à la justice. Le problème de notre société n’est pas la désobéissance, c’est l’obéissance civique.

Le fait d’être artiste est-il un atout pour vos projets ? Car d’un côté, être artiste accorde quelques libertés et permet d’atteindre un certain type de public. D’un autre côté, « l’étiquette » d’artiste peut donner une image moins sérieuse, certaines personnes pourraient écarter vos pièces comme de « simples » projets d’art.

Il s’agit là d’un autre élément artistique que j’utilise dans mes projets : l’autonomie. Comme nous le savons tous, à travers l’histoire, l’art a essayé de s’émanciper des entités de pouvoir — comme la religion, la monarchie ou la politique — qui essayaient de l’utiliser à leurs propres fins. Mais comme vous le soulignez, cette autonomie acquise fait de l’art un espace plus permissif, ce qui implique que certaines personnes, dès qu’elles savent qu’il s’agit d’un projet artistique, refusent de le considérer comme une force capable de transformer la réalité.

Ce qui m’intéresse c’est d’instrumentaliser cette autonomie pour atteindre les objectifs des projets. C’est ce que j’appelle utiliser l’art comme un abri, un « espace de protection ». Ainsi, je l’utilise de manière stratégique pour réaliser certaines a-légalités qui fonctionnent pour moi en tant que ressource significatives. Quelque part, il y a aussi un désir moins conscient de tester les limites de l’art, pour peu qu’elles existent. Pour l’instant, hormis une menace de mort, je n’ai jamais eu de problèmes mais je suis consciente que tous mes projets comportent un risque légal dans et peut-être qu’il arrivera un moment où la protection qui nous est conférée par l’art ne suffira plus.

Percevez-vous de nombreux parallèles entre l’activité financière et le commerce de l’art ?
Oui, je perçois des parallèles avec le commerce de l’art. Dans les deux cas ce qui importe est la rentabilité, et par cela je veux dire la création de valeur à partir d’une valeur potentielle, une stratégie clé dans l’inflation sur lesquelles reposent à la fois les services bancaires et la spéculation dans le commerce de l’art. L’objectif dans ces deux cas est de générer un maximum de profit, souvent sans prendre en compte les valeurs culturelles, sociales et/ou humaines.

Régine Debatty
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) How to expropriate money from the banks http://mon3y.us/nuria_guell.html
(2) Enric Duran est un activiste qui, en 2008, a subtilisé 498 000 euros aux banques, suite à quoi il a utilisé cet argent pour financer des projets dotés d’une conscience sociale et qui offrent des alternatives au capitalisme : http://en.wikipedia.org/wiki/Enric_Duran
(3) www.nuriaguell.net/projects/12.html
(4) Aide Humanitaire www.nuriaguell.net/projects/10.html
(5) Aide Humanitaire www.nuriaguell.net/projects/10.html
(6) Trop de Mélanine www.nuriaguell.net/projects/31.html

En 1993, dans l’ex Berlin-Est fraîchement réunifié, est née la Knochen Bank et sa devise, le knochengeld (« l’argent en os »). L’expérience artistique, fortement médiatisée, a été de très courte durée (sept semaines), mais a été l’une des premières à introduire une monnaie ultra-locale et alternative pour réfléchir socialement au rôle de l’argent.

Knochen. Nils Chlupka. Photo: D.R. / Courtesy : Nils Chlupkas (collection/archive).

Nils Chlupka traverse sa cour aux pavés irréguliers, dans un village situé à l’extrémité orientale du Brandebourg (la région qui entoure Berlin, NDLR). Des granges et une vieille ferme l’entourent, de vieilles motos sont entreposées çà et là, des pieds de tomates poussent allègrement. Les cheveux de Chlupka sont gris et courts, les manches de sa chemise retroussées, il porte un jean délavé, il a un fort accent berlinois. Est-ce ainsi qu’on se représente un banquier ? Non, pas vraiment. À vrai dire, on ne parvient pas non plus à se l’imaginer en costume-cravate. Pourtant cet homme a été banquier par le passé, et même directeur de banque. C’était il y a 21 ans. Nils Chlupka était le chef de la Knochenbank (la banque des os). Celle-ci a existé durant exactement sept semaines.

Directeur de la Knochenbank, il administra entre le 10 novembre et le 29 décembre 1993 le moyen de paiement alternatif knochengeld (« l’argent en os »), qui circulait dans le district berlinois de Prenzlauer Berg. 5.400 knochen, des billets conçus par 54 artistes, tournaient entre une trentaine de bars, galeries et magasins dans le quartier compris entre les rues Oderberger Straße et Marienburger Straße. C’était un véritable moyen de paiement, qui s’échangeait contre des deutsche marks (DM).

Cette action artistique extraordinaire rencontra un immense succès. La monnaie fut accueillie à bras ouverts, presque la totalité des billets s’arrachèrent auprès de la banque. Les dépenses liées à la fabrication des billets furent remboursées, tous les artistes gagnèrent de « vrais » marks, toute la presse en parla, même le monde « réel » de la finance et les musées s’intéressèrent à cette action, qui sous cette forme ne pouvait avoir lieu que dans cet endroit très spécial.

Knochen. W.A. Scheffler. Photo: D.R. / Courtesy : Nils Chlupkas (collection/archive).

Au bon endroit et au bon moment
Berlin-Prenzlauer Berg dans les années 1990. C’était l’époque du charme déglingué des immeubles locatifs non rénovés de Berlin-Est, idéalement situés au centre-ville, avec des appartements spectaculaires qui ne coûtaient presque rien. Le terreau idéal pour les jeunes créatifs. Certains étaient déjà là, d’autres venaient du monde entier. On se donnait rendez-vous dans des bars illégaux et légaux, on ouvrait des cafés et des bars, des petits magasins, et on expérimentait dans les galeries. Il régnait une atmosphère de renouveau au sein d’un environnement qui portait toujours la marque du système qui avait sombré. Les milieux culturels qui y fleurissaient y puisaient leur inspiration.

Nils Chlupka est le fondateur et propriétaire de la « Kommandantur ». C’est l’un des tout premiers bars qui ont ouvert leurs portes en 1991 au pied du château d’eau situé à l’angle de la Knaackstraße et de la Rykestraße. Chlupka a grandi en ex-RDA et vient alors de vivre son premier changement de monnaie, en passant de l’ost mark au deutsche mark. Il s’intéresse à la valeur et à l’importance de l’argent, fabrique ses propres billets pour son propre bar.

Wolfgang Krause, un artiste de Dresde, fonde en 1991 la galerie O zwei dans la Oderberger Straße. Il y exposait des photos et des peintures et était prêt, comme presque tout le monde alors dans le quartier, à faire des rencontres non conventionnelles. C’est ainsi que le poète Bert Papenfuß, qui s’intéressait à la valeur sociale de l’argent, fut invité par la galerie. La quatrième personne à rejoindre cette alliance fut C.H. Adam, un Suisse qui avait déjà utilisé l’argent dans un but artistique dans son pays natal, d’après Chlupka. Ce qui les réunissait tous les quatre était l’argent, mais pas en tant que « vil Mammon » (1). Ils s’intéressaient au rôle que joue l’argent dans la société. Ils se regroupèrent au sein de l’association Ioë Bsaffot. C’est de l’argot qui signifie faux papiers, explique Chlupka, et ils développèrent le concept de knochengeld.

Le terme de knochengeld renvoie à une idée de Diogène, qui pensait que l’argent devait sentir mauvais et ne pas pouvoir être conservé, car cela l’aurait empêché d’être stocké. Les artistes se référèrent également au théoricien de la finance Silvio Gesell (1862-1930), l’inventeur de la monnaie fondante. Lui aussi voulait que les gens utilisent la monnaie comme un moyen d’échange et ne puissent pas la thésauriser. Il préconisait que l’argent soit périssable, c’est-à-dire que sa valeur fonde au fil du temps. Ce type d’argent liquide au taux d’intérêt négatif serait dépensé plus vite, ce qui boosterait l’économie.

Knochen. Klaus Steak. Photo: D.R. / Courtesy : Nils Chlupkas (collection/archive).

5.400 billets numérotés à la main et signés
Les fondateurs de l’association basée à Prenzlauer Berg disposaient d’un bon réseau. Ils parvinrent rapidement à convaincre 30 commerçants et galeristes du quartier de participer à l’introduction de la monnaie alternative en gestation. En l’espace d’une semaine, ils trouvèrent 54 artistes pour concevoir les knochen. Les knochen étaient fabriqués avec divers matériaux, transmettaient toutes sortes de messages et leur conception graphique était différente. Leur seul point commun était leur taille et leur valeur. Chaque création fit l’objet d’un tirage de 100 exemplaires. Chacun des 5.400 billets fut numéroté à la main et signé. Afin de certifier leur validité, tous reçurent un coup de tampon de l’association Ioë Bsaffot.

Un billet valait 20 knochen, ce qui correspondait à 20 marks. Comme il était conçu pour être dépensé, il perdait chaque semaine un knochen de sa valeur totale, c’est-à-dire un mark. Les Knochen qui n’avaient pas été dépensés finissaient donc par ne plus avoir aucune valeur. Dans les points de collecte, c’est-à-dire dans les bars et galeries participants, chaque billet était tamponné afin de certifier qu’il avait été en circulation. Ceux qui n’avaient pas dépensé leurs knochen pouvaient acquérir des tickets qu’il fallait coller sur le billet afin de le réévaluer. Nous avons même demandé à la banque centrale du Land si ce que nous faisions était autorisé, explique Chlupka. Nous avons appris qu’en fait ce n’était pas légal, mais que nous pouvions tout de même le faire, étant donné que les knochen se référaient au mark. Et il s’agissait de toute manière d’une action artistique limitée dans le temps.

Knochen. Dietmar Kirves. Photo: D.R. / Courtesy : Nils Chlupkas (collection/archive).

Une galerie transformée en banque
La galerie O zwei devint la banque. Les billets pouvaient y être retirés contre des deustche marks ou bien être échangés contre des DM par les propriétaires des bars et des galeries. Dès le début, l’action artistique rencontra un succès total. Les collectionneurs d’art, les bons bourgeois venaient et nous arrachaient presque les liasses des mains, raconte Nils Chlupka. Dans chaque liasse se trouvait un exemplaire de chaque billet de 20 knochen.

Une liasse coûtait 1.050 marks. Ceux qui ne pouvaient pas se l’offrir, mais étaient à la « poursuite » d’un Knochen en particulier, dépensaient leurs billets acquis à l’unité et en achetaient de nouveaux jusqu’à ce qu’ils tombent — peut-être — enfin sur le billet souhaité. Il n’y avait aucune garantie. Mais cela ne faisait rien puisque les gens dépensaient de toute façon leur argent dans le quartier, où ils pouvaient aussi payer leur bière avec des knochen au lieu des marks, on ne payait rien en plus, explique le directeur de la banque.

C’est ainsi que débuta la circulation effective de l’argent. La monnaie alternative boosta et stimula les affaires. Au bout de sept semaines, c’était terminé. Lors de la vente aux enchères organisée pour la clôture, le Musée historique allemand et des institutions financières telles que la Deutsche Bank se portèrent acquéreurs, se souvient Nils Chlupka : Les knochen devinrent de plus en plus chers en tant qu’objets d’art.

Dans sa ferme à la campagne, il contemple 21 ans plus tard quelques billets de knochengeld. À Prenzlauer Berg, il ne peut plus rien payer avec, cet argent n’a aucune valeur là-bas. Ce n’est pas le cas dans le milieu artistique. Là, leur valeur négative a été remplacée par une valeur positive déterminée par le marché de l’art. Une liasse dont Chlupka a suivi les enchères sur Ebay a atteint la somme de 5.000 euros — c’était il y a deux ans. Heureux celui qui a amassé des knochen. Car le knochengeld, lui non plus, n’a pas d’odeur.

Stephanie Reisinger
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

 

(1) La divinité qui symbolise la richesse matérielle dans la Bible (NDLR).

… cherchant désespérément à saisir les racines du bug

En tant que symptôme annonciateur des phénomènes d’obsolescence, le bug est un concept important dans le cadre d’une archéologie des média, aussi bien que dans les champs scientifiques et technologiques. De par son lien étroit avec les questions du fonctionnalisme et de l’échec, il intéresse également l’art contemporain. Les artistes numériques se sont emparés de cette question au travers du glitch, forme qui connaît une expansion importante depuis la fin de la dernière décennie (1).

À la recherche de Damien Hirst, The Physical Impossibilitity od Death in the Mind of Someone Living. Photo: Creative Commons (CC BY-NC-SA 4.0)

Auparavant, des artistes du Web comme JODI ou Jimpunk avaient largement exploré les défaillances des codes informatiques et des navigateurs. Le terme glitch, en tant qu’il dénote un genre, provient en fait de la musique électronique du milieu des années 1990 et caractérise une esthétique de l’échec — aesthetics of failure (2). Il est également utilisé dans le monde du jeu vidéo pour désigner un bug sur le comportement d’un objet 3D animé. On trouve des précédents à ces usages dans l’art vidéo, comme par exemple dans l’œuvre I’m not the girl who misses much de Pipilotti Rist (1986) ou dans les machines auto-destructrices de Jean Tinguely des années 1960, voire dans l’héritage moderne du début du XXe siècle. On perçoit ici toute l’ambiguïté qui réside dans le concept de bug, phénomène dysfonctionnel, inattendu et involontaire dont l’aspect paradoxal apparaît dès lors qu’il acquiert lui-même une fonction, celle, par exemple, de produire du sens, ou des œuvres d’art.

Archéologie des média et glitch
Intitulée The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing (3), l’installation dont il est ici question se compose d’un caisson de verre de 100x50x50 cm scindé en deux parties égales, séparées par une paroi. Dans l’un des blocs est disposée une tour d’ordinateur démontée, laissant apparaître les différents composants nécessaires à son fonctionnement comme le disque dur, la carte mère, la carte graphique, les barrettes de mémoire, ainsi que de nombreux câbles enchevêtrés. Le tout repose sur du terreau et divers éléments végétaux qui évoquent un écosystème animalier sommaire. Avant de sceller le compartiment, une cinquantaine de grillons sont introduits à l’intérieur. En évoluant à la surface des cartes électroniques, les grillons provoquent des courts-circuits. Ils servent de connecteurs/interrupteurs aléatoires entre les différents composants de l’ordinateur.

Ces courts-circuits créent un dialogue entre ce premier bloc, représentant la part physique du dispositif, et le deuxième, représentant la part virtuelle. Celui-ci contient en effet un moniteur connecté à l’ordinateur démonté du premier bloc. La connexion se fait grâce à un câble qui passe derrière le caisson de verre. Le spectateur peut y voir une vidéo qui tourne en boucle : tantôt une émission télévisée du chanteur Dave, tantôt des fourmillements d’insectes filmés en gros plan, et d’autres séquences difficilement identifiables. Mais la lecture de cette vidéo est perturbée par des défaillances de l’affichage de l’écran — les glitches. Le spectateur comprend rapidement que ce sont les grillons, qui, en passant sur les circuits imprimés, provoquent les aberrations visuelles sur l’écran du caisson adjacent.

Dans son principe, l’installation s’articule autour de deux axes principaux. Le premier est en lien avec l’archéologie des média. Il concerne ce qui est considéré comme le premier bug informatique de l’histoire identifié en 1947 par Grace Hopper (5). Inventorié par l’informaticienne américaine dans le journal d’entretien du Harvard Mark II et signalé par la phrase First actual case of bug being found, il consiste en un dysfonctionnement au niveau des composants physiques de la machine : un insecte (bug en anglais) — plus précisément un papillon de nuit — se retrouve piégé dans l’un des relais du gigantesque ordinateur électromécanique et provoque une panne dans son fonctionnement. The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing vise à réactiver ce bug originel.

The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing, Christophe Bruno, Laura Garrassin et Sylvain Goutailler, 2014. Photo: © PAMAL / ESAA.

Le deuxième axe concerne la pratique du glitch, actuellement en vogue dans la création numérique. Le glitch est une forme de bug, une défaillance dans la lecture d’un fichier digital, dans l’affichage d’une image par exemple, ou bien dans l’exécution d’un son ou d’une vidéo. On distingue en général les glitches d’origine logicielle de ceux d’origine matérielle. Les premiers appartiennent à la pratique du data bending, qui consiste à modifier des données numériques d’un fichier informatique de manière à provoquer des dysfonctionnements incontrôlés lors de leur lecture. Par exemple, on ouvre un fichier image avec un éditeur de texte afin de visualiser son code source hexadécimal, incompréhensible pour un humain, puis on le modifie à loisir. La nouvelle image qui résulte de cette opération hasardeuse apparaît alors couverte de pixels intempestifs et de caviardages digitaux improbables.

De manière plus générale, la pratique du data bending consiste à modifier un fichier d’un format numérique donné avec un logiciel conçu pour d’autres formats : on glitche une vidéo avec un logiciel de traitement sonore, on glitche un son avec Photoshop… La pratique du circuit bending se rapporte en revanche au cas des glitches d’origine matérielle (c’est le cas de l’installation décrite ici). Si le résultat apparent est similaire, la cause se situe non plus au niveau du software, mais du hardware : il s’agit dans ce cas de court-circuiter de façon volontaire les éléments électroniques de faible tension que sont les composants de l’ordinateur afin de provoquer des perturbations dans la lecture des fichiers numériques.

De l’impossibilité de préserver le bug
L’esthétique « post-digitale » (4) qui s’est développée autour de ces deux pratiques, celle du data bending et celle du circuit bending, joue sur la perte de contrôle, l’aspect aléatoire, voire magique, de l’intervention de celui qui manipule les fichiers informatiques. Elle se base aussi sur la démocratisation des outils numériques, et la facilité avec laquelle il est possible de détourner leurs fonctionnalités, avec très peu de connaissances techniques.

Si The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing interroge la notion de post-digital en introduisant l’icône vintage des années 1970 qu’est le chanteur Dave à l’intérieur d’un dispositif informatique, elle évoque également la question paradoxale qu’est celle de la conservation d’un dispositif qui dysfonctionne. La référence à l’installation créée en 1991 par Damien Hirst, The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living, dans laquelle on peut voir un requin conservé dans un aquarium rempli de formol, est d’ailleurs là pour nous le rappeler.

Au-delà de l’installation elle-même, le paradoxe est en effet criant dès lors que l’on se pose la question de la préservation du bug. Comme les créateurs de logiciels le savent bien, pour corriger un bug, et donc le faire disparaître, il faut impérativement pouvoir le reproduire. Réciproquement, un bug perdurera d’autant plus qu’il est non-reproductible. Comment alors envisager la question de la conservation d’une œuvre d’art qui joue sur la dysfonction, dans la mesure où, à l’instar du bug, l’œuvre perdurerait d’autant plus qu’elle est non-reproductible ?

Christophe Bruno
artiste et professeur à l’École Supérieure d’Art d’Avignon
Laura Garrassin & Sylvain Goutailler
diplômés du D.N.A.P., mention conservation-restauration
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) À l’origine, un glitch est une défaillance électronique qui entraîne un dysfonctionnement du matériel informatique (hardware), qui provoque des répercussions sur les logiciels (software).

(2) Cascone (K.), The aesthetics of failure: « post-digital » tendencies in contemporary computer music, 2000, http://subsol.c3.hu/subsol_2/contributors3/casconetext.html

(3) L’installation The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing (2014) a été conçue et réalisée par Christophe Bruno, Laura Garrassin et Sylvain Goutailler, lors du projet collaboratif D.A.V.E. conduit par Christophe Bruno, dans le cadre du programme P.A.M.A.L. de l’E.S.A.A. Ont participé à la phase de recherche préliminaire, Frédéric Boutié, Mathilde Chassagneux, Juliette Dirat, Laura Garrassin et Sylvain Goutailler. Remerciements pour leur aide à Julien Baylac, Stéphane Bizet et Jean-Louis Praët. L’installation a été montrée pour la première fois lors des journées portes ouvertes de l’E.S.A.A. en mars 2014, puis sera exposée à Avignon en octobre 2014.

(4) Parmi les définitions possibles du terme « post-digital » : le digital a quitté sa phase de Hype et est entré dans son plateau d’implémentation. Dès lors, l’anti-fonctionnalisme porté par le Glitch se développe naturellement, à la mesure de la démocratisation des outils.

(5) Le terme de bug était cependant déjà utilisé depuis plusieurs décennies dans le jargon des ingénieurs.