Circulez, y’a tout à voir et rien à vendre

Avec ses pièces ironiques, l’artiste française Albertine Meunier nous oblige à décaler le regard, en introduisant un grain de sable dans les rouages numériques les plus huilés, Google en tête. Elle a ainsi transformé les ready-mades de Duchamp en œuvres de la période Net-Art sur le moteur de recherche hégémonique (Les Dessous de L.H.O., 2013-2014). Une actualisation très dadaïste qu’elle détaille ici.

Les Dessous de L.H.O., Albertine Meunier. Livre édité en 404 exemplaires.
Tirages certifiés L.H.O.O.Q c’est du Net Art!, édition en 3 exemplaires. Photo: D.R.

Depuis le 27 juillet 2013, Albertine Meunier détourne Google avec un « Ready Made Hack », Les Dessous de L.H.O. : l’internaute qui lance une recherche sur une œuvre de Marcel Duchamp découvre que cette pièce est affiliée à la période « net-art ». Duchamp a beau être le père de l’art contemporain, il n’a pas vécu l’arrivée d’Internet ! Grâce à ce détournement sémantique du Knowledge Graph de Google, sont ainsi estampillés « net-art » la Fontaine (l’urinoir renversé), la Roue de bicyclette, Nu descendant l’escalier ou encore le Porte-bouteille… sans que le géant américain y trouve à redire.

Comment expliquer que Google n’ait rien fait pour empêcher le Ready Made Hack de Duchamp depuis plus d’un an maintenant ?
J’apparais très ouvertement dans la liste historique des changements, ils ne peuvent pas ne pas savoir ! D’autant qu’il y a eu médiatisation : j’avais communiqué sur Les Dessous de L.H.O. pendant la FIAC, la foire d’art contemporain de Paris à l’automne 2013, et j’ai fait un appel au financement participatif avant l’été pour réaliser un livre documentant cette intervention, lequel livre vient de sortir et s’expose un peu partout. Peut-être que Google le laisse comme une transformation duchampienne ? (rires) Un grand nombre de personnes m’ont dit : pourquoi tu fais ça sur Duchamp, qui n’intéresse personne, si tu le faisais sur un politique, tout le monde en parlerait. Ça souligne parfaitement ce que je voulais pointer, que Google s’intéresse plus à la culture LOL qu’à l’art, en tout cas à ce symbole de l’art du XXème siècle qu’est Duchamp.

Confronter l’art duchampien à Google, c’est montrer que le géant surpuissant ne l’est pas tant que ça ?
Google revendique de porter toute la connaissance humaine, mais il n’est pas vigilant ! Il ouvre un institut culturel en France pour sa bonne conscience, mais il ne connaît pas les fondamentaux en art ! Mon petit hack montre son ignorance patente, tout en soulignant les visées prétentieuses de Google. Mais quand on est prétentieux, il faut être à la hauteur de la situation ! Et je voulais aussi montrer que les choses dans l’univers numérique ne sont pas forcément telles qu’elles sont, a priori acceptables, impossibles à critiquer. On peut penser le Knowledge Graph de façon critique et renverser la figure d’autorité du moteur de recherche.

Encore plus si la figure d’autorité « dévalue » l’importance de Duchamp. Peut-on y voir aussi une critique du marché de l’art ?
En 2009, je m’étais intéressée au marché de l’art, avec Mona LHO, un ready-made Internet connecté par excellence. J’avais trouvé un beau cendrier porte-cigarettes, avec la figure de la Joconde dessus, je l’ai connecté à l’indice Artprice, en l’occurrence l’index AMCI (Art Market Confidence Index), qui ne donne pas la cote de tel ou tel artiste, mais l’indice de confiance du marché de l’art (de – 40 à + 40). Je récupère cette valeur et je l’affiche au socle de Mona LHO, pour montrer qu’on peut prendre n’importe quel objet et le connecter dans l’absolu (comme Duchamp), en faire un ready-made connecté. C’est aussi un clin d’œil sur cette valeur qui fait office de bonne santé du marché, placée dans le cendrier.

Est-ce une critique de la place de la spéculation dans l’art ?
Je l’ai toujours vu positif, cet index, jamais négatif. N’est-ce pas étrange que cet indice n’aille jamais en dessous de zéro ?

Les Dessous de L.H.O., Albertine Meunier. Livre édité en 404 exemplaires.
Tirages certifiés L.H.O.O.Q c’est du Net Art!, édition en 3 exemplaires. Photo: D.R.

Le message caché, ce serait soyez détachés de ces contingences mercantiles ?
C’est bien d’acheter des œuvres, mais acheter de l’art sur le marché, ça n’a plus de sens ! J’en achète en tant que collectionneuse parce que j’aime l’art, mais le marché spéculatif tue l’art : la cote n’a plus de sens, c’est même contre-productif pour les gens qui veulent collectionner dans la mesure où ça vous met à distance de l’art. Un grand nombre de pièces deviennent inaccessibles, notamment parmi les artistes contemporains. Personnellement, je n’achète pas pour placer mon argent…

C’est une critique de l’argent ?
Oui de l’argent dans son aspect spéculatif ! Parce que cet objet que j’ai trouvé dans une brocante à Montrouge, c’est Mona Lisa, c’est un objet tout prêt, je n’ai rien fait sur l’objet lui-même. Alors, est-ce que c’est de l’art ? C’est pour moi bien plus une poupée gigogne, un objet à rebonds. C’est un des objets que je n’ai pas envie de vendre !

Pourquoi ?
Pour moi, il n’a pas de valeur, ou plutôt il a trop de valeur ! La valeur que j’y mets est tellement forte que je le garderai bien jusqu’au bout de ma vie. Comme je n’ai pas besoin de l’argent de la vente de mes pièces pour vivre [Albertine est ingénieure en R&D chez un grand opérateur, NDLR], je ne suis pas obligée de les vendre. Du coup, j’ai imaginé un autre système, en les confiant à des personnes, comme un viager. Je les laisse en viager, à charge pour la personne de s’engager à les soigner.

Tu t’exclues du marché ?
D’une certaine forme spéculative, oui. La vraie liberté de l’artiste, c’est de ne pas subir la dépendance marchande pour ne pas avoir à produire les seules choses qui se vendent. Le modèle actuel des galeries est obsolète. Avant, une galerie prenait un artiste sous son aile, prenait en charge sa production, ce qui permettait à l’artiste d’avoir une sorte de revenu universel. Ce n’est pas évident aujourd’hui de garder une marge de liberté, car il faut quand même que les pièces soient quelque part, pas dans des cartons !

Et le choix des personnes à qui tu vas confier tes pièces en viager, c’est selon ton bon plaisir ?
Oui, c’est le luxe non ? (rires) Le but c’est que ça circule. Vendu ou pas, peu importe !

propos recueillis par Annick Rivoire
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

une chronologie personnelle

Pour expliquer l’évolution des rapports entre l’Internet et l’argent, le théoricien des médias néerlandais part de sa propre trajectoire intellectuelle. Le partage des ressources étant devenu une nécessité, explique Geert Lovink, les devises utilisées à ces fins sont à présent surveillées de près par un nombre croissant de spécialistes, d’artistes et d’activistes. Ainsi, nous nous devons d’examiner l’esthétique de l’argent post-crédit.

« Le personnel est politique ». Cet adage du mouvement féministe des années 1970 s’applique rarement à notre situation financière. L’argent est un destin privé. Que vous en ayez ou non, vous êtes perdants. Faire de l’argent (Ole Bjerg, 2014) est une compétence que seuls les jeunes loups de Wall Street possèdent en spéculant avec les économies des autres — le reste d’entre nous peine à amasser quelques pièces (1). Avec la récente stagnation des revenus de la classe moyenne, les finances quotidiennes se politisent de plus en plus. La dette est devenue une affaire publique. Depuis 2008, nous ne pouvons plus aisément déclarer : Wir haben es nicht gewusst.

Pouvons-nous enfin parler d’une conscience émergente de la « classe virtuelle » (2) ? Le partage des ressources étant devenu une nécessité, les devises utilisées à ces fins sont à présent surveillées de près par un nombre croissant de spécialistes, d’artistes et d’activistes. Comment gagner sa vie ? Qu’en est-il de l’esthétique de l’argent post-crédit. Auparavant, cependant, je souhaiterais examiner la manière dont la culture d’Internet et la financiarisation se sont unies au cours des dernières décennies et pourquoi, jusqu’ici, la Silicon Valley nous a empêchés d’utiliser des outils de redistribution des ressources.

La crise des années 1980
Au cœur du malaise économique sans fin des années 1980, je suis passé par une sorte de crise existentielle. Comme d’autres personnes de ma génération, je vivais d’allocations sociales, établissait domicile dans des squats et faisait de l’auto-stop entre Amsterdam et Berlin-Ouest, tout en étant confronté au retour de bâton néo-libéral de Reagan et Thatcher. Assistant au triste déclin des mouvements autonomes et ayant dit adieu au monde universitaire après un premier cycle, il y avait peu d’opportunités professionnelles pour nous autres post-hippies et pré-yuppies. Je me voyais trop comme un intellectuel indépendant pour m’identifier à un journaliste et en 1987, j’ai décidé d’adopter l’étiquette de « théoricien des médias », quelles qu’en soient les conséquences. J’avais récemment rejoint le mouvement des radios libres d’Amsterdam et m’intéressais à la théorie des médias suite à un diplôme en « psychologie des masses » à l’Université d’Amsterdam. Mais comment un « théoricien des médias » pouvait-il gagner sa vie?

Cinq bonnes années plus tard, ma situation professionnelle ne s’était toujours pas améliorée, mais je décidais, quoi qu’il en soit, de laisser tomber les allocations sociales pour vendre des papiers spécialisés en art des médias, donner des conférences, participer à la scène culturelle d’Amsterdam (dominée par les baby-boomers) et travailler à temps partiel à la VPRO, la compagnie de diffusion audiovisuelle néerlandaise, ce qui me rapportait à peine 700$ par mois et un chèque de la sécurité sociale. Le monde venait de plonger dans une nouvelle récession. Quoi qu’il en soit, les « nouveaux médias » ont commencé à prospérer sous des étiquettes spéculatives comme « le multimédia », « la réalité virtuelle » et le « cyberespace ».

Peu de temps après, début 1993, je me suis connecté à Internet. Avec l’aide d’amis pirates, j’ai mis en ligne mes archives de textes numériques, qui étaient déjà considérables puisque j’avais commencé à utiliser un ordinateur en 1987. C’est dans ce contexte que j’ai mené ma première discussion sur l’absence d’une « économie de l’Internet ». On m’a dit que le contenu allait être « libre ». Les utilisateurs devaient pourtant payer un fournisseur d’accès à Internet et continuer à acheter et mettre à jour leur matériel comme les ordinateurs, les écrans, les imprimantes et les modems. Pour ce qui est des logiciels, la situation est plus complexe. Dès le début, le shareware et le logiciel libre s’opposaient aux logiciels détenus par les corporations. Quant aux jeux, ils opéraient dans une autre zone floue.

Les années 1990 : le « texte » première victime
Mes amis geeks m’ont dit : si tu ne t’intéresses ni aux médias traditionnels, ni au milieu universitaire, essaie de trouver une subvention artistique, mais ne compte pas sur Internet pour t’assurer un revenu. Trouve un emploi ennuyeux pour la journée et exprime-toi comme tu le souhaites la nuit. Mets le feu au cyberespace. C’est la vocation de l’écriture et de toutes les formes d’art. Deviens un entrepreneur et démarre ta propre entreprise, apprends un peu de code et rejoins nos rangs. En 1993, on pouvait gagner beaucoup d’argent en faisant des sites Internet, mais là encore, il n’y avait pas de contenu et ça avait tout l’air d’une opportunité éphémère montée en épingle. L’écriture, qu’il s’agisse de journalisme, de fiction, de poésie ou de critique, allait devoir être financée par des fonds culturels ou des éditeurs traditionnels et se dé-professionnaliser ou se « démocratiser », pour employer des termes plus respectueux. Internet était sur le point de bouleverser tous les secteurs d’activité et le « texte » a été sa première victime — comme un Napster avant la lettre (3).

Le début des années 1990 est une période cruciale dans la saga du « dotcom ». Son esprit libertaire a été très bien décrit par Richard Barbrook et Andy Cameron dans leur article de référence The Californian Ideology (l’idéologie californienne), paru en 1995 (4), mais ce texte fait l’impasse sur quelques aspects essentiels comme l’économie du « free » et le rôle du capital-risque et de l’introduction en bourse dans un business plan. Les start-ups Internet ont toutes suivi la même stratégie : attirer en premier lieu une masse critique d’utilisateurs sur un court laps de temps. La part de marché importait davantage qu’un flux de revenus durables. Dans ce modèle cynique, il été entendu que la plupart des start-ups échoueraient et que leurs pertes seraient compensées par une ou deux réussites exemplaires d’entreprises revendues tôt ou placées sur le marché boursier.

Il m’a fallu des années pour déchiffrer Wired (vendu et « mis à l’écart » en 1998), Red Herring et Fast Company, pour arriver à comprendre vraiment ce que signifiaient les principes économiques de l’engouement de la bulle Internet. Les livres et la littérature critique sur le sujet étaient quasi-inexistants et avant même que nous ayons eu le temps de nous retourner, le marché s’était effondré. À l’époque, une multitude d’activistes opérait dans les mouvements opposés à la mondialisation et centrés sur le FMI et l’Amérique latine ; des combats d’une autre époque. Cyberselfish de Pauline Borsook, parue en 2000 (5), est une étude de référence (et qui vaut encore la peine d’être lue) sur la façon dont Internet a ruiné San Francisco.

On a ensuite pu lire des histoires drôles quotidiennes d’ascension et de chute de dotcoms sur le site Fucked Company. Dans ce brouillard, notre seule référence universitaire était Saskia Sassen. Elle avait établi un lien entre la finance mondiale et les réseaux informatiques. Son image macro complexe ainsi que La société en réseau, une analyse sociologique de Manuel Castells, procuraient des vues d’ensemble cohérentes. Cependant, personne n’abordait directement la fièvre de la culture dotcom suite à l’introduction en bourse de Netscape, en 1995. De 1997 à 2000, des milliards de dollars issus des fonds de pension, des fonds communs de placement, etc. se sont déversés dans les entreprises d’Internet.

Une partie seulement de ces investissements, comme pets.com et boo.com, a fini façon système de Ponzi, comme entreprises fictives de commerce électronique. La majeure partie des investissements institutionnels a disparu dans l’infrastructure de la fibre optique. Aucun n’a généré de revenus ; tout reposait sur les futurs programmes d’hyper croissance, alimentés par des capitaux extérieurs. Des dizaines de milliers de designers, de musiciens, d’ingénieurs et de chercheurs en sciences sociales se sont rapidement formés pour devenir des codeurs HTML, des agents de relations publiques et de communication ou des consultants informatiques, tout cela pour se retrouver à nouveau au chômage quelques années plus tard, quand la bulle a éclaté.

Un moyen de compenser les vagues impitoyables de la privatisation et de folie boursière était de désigner l’Internet comme une infrastructure publique. L’Internet, avec son passé militaire et universitaire, devrait garantir « l’accès pour tous ». Nous voulons de la bande passante était le slogan de notre semaine de campagne à la Documenta X, celle de Catherine David, dans le cadre du projet Hybrid Workspace (espace de travail hybride). Le même groupe, coordonné par Waag Society Amsterdam (où je travaillais alors comme stagiaire à temps partiel) avait mené une campagne similaire, Free for What? (libre pour quoi ?), devant le musée Kiasma à Helsinki, fin 1999.

Les retards de perception m’inquiétaient tout autant dans les « folles » années 1990 qu’elles m’inquiètent aujourd’hui. Qui profite du fait que nous ne comprenions pas le modèle économique de Facebook ? Quels sont les facteurs qui nous font passer d’héroïques sujets à consommateurs grincheux se contentant de cliquer ? Malgré nos efforts individuels et collectifs dans les réseaux et les groupes de recherche, pourquoi parvenons-nous seulement à comprendre la dynamique du capitalisme contemporain a posteriori ? Est-ce la vraie raison qui fait que nous manquons d’avant-gardes ?

À présent, nous ne pouvons que lutter contre les causes de la dernière récession. Des années plus tard, rien n’a changé et nous devons faire face aux retombées de la crise de 2007-2008 ; la compréhension des dérives fondamentales et du trading haute fréquence commence à se généraliser (grâce à Scott Patterson et au professeur Michael Lewis), tandis que le chômage provoqué par la crise de l’euro reste à des niveaux incroyablement élevés, que la stagnation devient permanente et que les coupes budgétaires qui ravagent les soins de santé, la culture et l’économie dans son ensemble sont maintenues, en attendant le prochain krach.

2000 : éclatement de la bulle
Depuis le lancement d’initiatives telles que la liste de diffusion nettime (en 1995), des efforts collectifs ont été menés pour développer une « économie politique d’Internet », puisant dans les perspectives culturelles, politiques et économiques au sein et en dehors du milieu universitaire. En février 2000, juste après la victoire sur le bogue du millénaire et l’annonce de la fusion entre AOL et Time Warner, la bulle a éclaté. L’événement de tulipomania.com (Amsterdam/Francfort, juin 2000), qui s’est tenu juste après l’effondrement du Nasdaq (mi-avril 2000) était une tentative sérieuse d’analyser la « nouvelle économie » et de rassembler les voix critiques des deux côtés de l’Atlantique. L’histoire des premières fièvres du marché boursier au début du XVIIème siècle, la bulle des mers du Sud et la crise de 1929 sont bien connues. Cela vient pourtant de se reproduire et de causer une vaste destruction sous nos yeux et dans notre propre secteur.

2000-2010 : ceci n’est pas une économie
Des projets comme tulipomania.com nous ont appris à observer l’image d’ensemble de la finance mondiale : Wall Street, les fonds (spéculatifs) souverains et le trading à grande vitesse. Pourquoi était-il impossible d’imaginer des sources de revenus durables pour des travailleurs non-techniciens si directement impliqués ? Pourquoi les nouveaux médias ont-ils exclu les artistes et les producteurs de contenu pour ne rétribuer qu’une poignée d’entrepreneurs et de techniciens ? À l’exception, peut-être, de quelques années fastes, rien n’a vraiment changé depuis plus d’une décennie. Ceci n’est pas une économie. En fait, peu de temps après l’explosion des « dotbombs », des armées de webdesigners et de chefs de projet Internet ont perdu leur emploi et sont retournées dans leurs villes d’origine pour exercer leurs anciens métiers. En fait, la pauvreté du « précariat » n’allait que s’aggraver.

En attendant, je devais me réorienter vers le monde universitaire, après avoir œuvré comme théoricien indépendant deux décennies durant, et passer un doctorat à Melbourne sur la base de mon travail sur la culture critique d’Internet. Ce dont les critiques des nouveaux médias, comme moi, avaient fait l’expérience dans les années 1990 se propagea bientôt aux professions voisines comme le théâtre, l’édition et la critique de film, le journalisme d’investigation, la photo et la radio indépendante, tous rejoignant la « classe créative » paupérisée : cool, mais pauvre. Avec le retrait des subventions de l’État, les emplois rémunérés restants se sont réorientés vers la publicité et les relations publiques.

De retour à Amsterdam, après avoir trouvé un emploi dans la recherche, j’ai pu lancer l’Institute of network cultures (l’Institut des cultures de réseau), en 2004 — un choix de carrière que beaucoup de mes collègues artistes et critiques ont été contraints de faire. Le premier événement d’envergure organisé en janvier 2005 par mon unité de recherche — qui venait de voir le jour à l’école Hogeschool van Amsterdam (HvA) — s’appelait « Decade of Webdesign » (une décennie de webdesign). Cet événement explorait les aspects économiques mouvants de cette jeune profession. Vint ensuite « MyCreativity » (ma créativité, en novembre 2006), un débat sur la misère des politiques des « industries créatives » venues du Royaume-Uni et d’Australie qui était en train d’atteindre l’Europe.

Avec l’essor des blogs et de la « culture des templates » (les thèmes graphiques) au lendemain de l’éclatement de la bulle Internet, il n’était plus nécessaire de construire un site web de A à Z. Les prix du design de sites web se sont effondrés. Les geeks qui ont inventé les logiciels de blog ont, encore une fois, omis d’intégrer un plan monétaire à leurs systèmes et bientôt les praticiens amateurs de la « culture participative » sont devenus la proie de la même vieille logique de la « culture libre », cette fois-ci menée par des visionnaires comme Henry Jenkins, qui était opposé à la professionnalisation de l’écriture sur Internet et qui a salué le caractère démocratique du « Web 2.0 » alors que celui-ci a si aisément été exploité par des intermédiaires émergents comme Google, Amazon, Apple et e-Bay.

Une poignée de blogueurs ont finalement réussi à vivre de la syndication de contenus associée à des bannières de publicité et des micro-revenus issus du nombre de clics vers Amazon, Google AdSense et AdWords. Au final, un nombre encore plus restreint de blogueurs a été embauché par les anciennes industries des médias, dont le Huffington Post, qui reste l’un des cas les plus intéressants : ses contributeurs blogueurs ont traîné sa fondatrice en justice, car elle avait encaissé des centaines de millions de dollars grâce à la vente de son métablog à AOL, refusant de partager les bénéfices avec les coproducteurs de contenus qui avaient contribué à forger sa réputation.

La période qui suivit, dans laquelle le « Web 2.0 » s’est consolidé en « réseaux sociaux », s’est caractérisé par la victoire de la logique du « meilleur l’emporte » des start-ups financées par le capital-risque. L’économie d’Internet ne s’est pas révélée un « marché libre », mais un lieu de reproduction des monopoles, les cartels libertaires régulant le consensus de la Silicon Valley. L’immobilier et les services financiers qui ont mené au krach de 2007-2008 n’ont pas affecté l’économie Internet. La croissance rapide a continué sur sa lancée, cette fois alimentée par de nouveaux utilisateurs en Asie, en Afrique et la montée des téléphones et tablettes tactiles.

L’économie d’Internet, qui reposait initialement sur l’informatique et les industries des médias, a commencé à s’immiscer dans d’autres secteurs économiques, du commerce de détail et des services aux soins de santé jusqu’à la logistique et l’agriculture. Le processus de socialisation, parfaitement défini en allemand par le terme Vergesellschaftlichung, a transformé Internet en une machine de traitement général, basée sur des protocoles largement inconnus (gardés par des organismes industriels dominés par les États-Unis) qui reproduisent l’idéologie du libre. Aucun individu, aucune profession, pas même la plus traditionnelle, ne peuvent échapper à son influence, essentiellement du fait de la miniaturisation et de la quasi-invisibilité des technologies de l’information (un autre obstacle à l’amélioration de la visibilité et des débats autour des aspects monétaires des flux de données).

En réponse à ce développement « totalisant » (de type orwellien ou hégélien), nous avons assisté à l’essor de la « critique d’Internet » dominée par des auteurs américains (l’accomplissement d’un vieux projet de nettime datant de 1995) et à une prise de conscience croissante des aspects liés à Internet dans les débats généraux (de la baisse de la faculté d’attention à ce qu’on a appelé le printemps arabe, en passant par l’utopie technologique de Morozov). Cette critique englobe les stratégies « parasites » de protection de la vie privée sur Facebook, Twitter ou Google. En réaction à cela, le public est devenu de plus en plus conscient que si vous ne payez pas, vous êtes le produit. Cependant, cette connaissance cynique, répandue parmi la masse des internautes, n’a pas conduit à des pratiques alternatives. Du moins, jusqu’à ce que le bitcoin et d’autres cyber-monnaies entrent en jeu…

Au début des années 1990, j’avais imaginé des lecteurs connectés à Internet qui auraient pu lire en ligne ou télécharger mes essais pour une somme modique, à l’aide d’un système intégré de micro-paiement en P2P adapté à la nature distribuée du réseau informatique. Si les données pouvaient circuler de manière décentralisée, alors pourquoi ne pas attribuer de micro-paiements numériques à celles-ci ? Une variante de la méthode de paiement direct aurait pu être un modèle d’abonnement ou une carte de micro-paiement.

Un groupe de pirates informatiques et de crypto-experts basés à Amsterdam ont travaillé sur cette même idée. J’ai également assisté à des conférences de l’Américain David Chaum, fondateur de Digi-Cash, qui était à l’époque basé à UvA Computer Science (CWI) à l’est d’Amsterdam, l’un des tout premiers centres névralgiques d’Internet en Europe. En 1993, j’ai réalisé une émission de radio d’une heure avec Chaum, dans laquelle il expliquait sa lutte contre les sociétés de cartes de crédit et les banques aux États-Unis, les brevets y afférant et l’importance de garantir l’anonymat et de crypter les données pour les futurs systèmes de paiement en ligne.

2013 : le MoneyLab et l’ère de l’expérimentation monétaire
C’est précisément toutes ces idées qui ont commencé à réapparaître quand le bitcoin a émergé au lendemain de la crise financière mondiale, début 2009, bien qu’il ne s’agisse pas ici de parler du bitcoin. En 2013, l’Institute of Network Cultures a initié un réseau de recherche appelé MoneyLab (5). L’idée était d’instaurer des dialogues pluridisciplinaires entre activistes, artistes, chercheurs, geeks et designers, de créer des modèles P2P de revenus Internet pour les arts qui déjouent l’exploitation et œuvrent à une (re)distribution plus égalitaire de la richesse créée en ligne. Un système qui permet à ceux qui accomplissent le vrai travail de générer un revenu décent et que ce dernier ne soit plus concentré dans les poches des fondateurs et des participants du début.

Une chose est claire : le moment est venu d’arrêter de se plaindre de sa précarité. Nous sommes maintenant à l’ère de l’expérimentation monétaire. Le principe fondateur du MoneyLab, ce numéro de MCD et maintes autres initiatives se penchent sur la multiplicité des modèles complémentaires de revenus qui ne sont pas tenus de fonctionner comme des alternatives soudaines aux systèmes de paiement hégémoniques.

Si nous commençons par des systèmes d’échanges locaux, nous pourrons ensuite passer aux possibilités et aux écueils du financement participatif (avant que l’œuvre ne soit produite) puis au bitcoin et autres crypto-devises (des systèmes de paiement de l’œuvre produite) jusqu’aux paiements en direct en monnaies spécialement conçues pour les jeux en ligne. S’il vous plaît, participez aux débats concernant leurs architectures et ne laissez pas les geeks tous seuls ! Lançons des collectifs, des coopératives et autres formes d’organisation autonomes pour lutter contre le modèle néo-libéral de l' »entrepreneur ».

L’éventail de solutions alternatives ne peut se déployer que dans un contexte plus large luttant pour une redistribution globale des ressources. « Résister à la vie virtuelle » ne suffit pas. L’objectif devrait être de dissocier la Silicon Valley de la logique capitaliste. Une première étape pourrait être l’interdiction du capital risque et son obsession fatale d' »hyper croissance ». Jusqu’à présent, les Google de ce monde n’ont fait qu’enrichir les riches. La prochaine étape, après les manifestations encourageantes à San Francisco contre les bus urbains privés de Google, est Occupy Mountain View. Rendez le cyberespace aux 99%.

Geert Lovink
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) Making Money, The Philosophy of Crisis Capitalism, Ole Bjerg, Verso, London, 2014.
(2) Cf. le texte de référence d’Arthur Kroker et Michael Weinstein, Data Trash, Theory of the Virtual Class (New York, St. Martins Press, 1994) qui a souffert, comme beaucoup d’études de la période, d’une surestimation spéculative d’une « politique du corps » liée à la « réalité virtuelle » et de la négligence relative des capacités réseaux de l’Internet et des téléphones portables parce que l’Internet n’entrait pas dans les catégories de la théorie française de l’époque.
(3) NdT : en français dans le texte.
(4) Cyberselfish: A Critical Romp through the the World of High-tech, Paulina Borsook, Little, Brown & Company, 2000.
(5) Cf www.imaginaryfutures.net/2007/04/17/the-californian-ideology-2/
(6) Le lecteur MoneyLab dont la sortie est prévue en mars 2015 peut être téléchargé ici : www.networkcultures.org/moneylab.

À mon arrivée aux États-Unis, j’ai vécu sans compte bancaire afin d’éviter les procédures bureaucratiques et les frais de transaction élevés imposés par les banques. C’est ainsi que j’ai adopté le bitcoin — une devise cryptée et décentralisée qui a fini par prendre une place capitale dans ma vie.

C’était la veille du Nouvel an 2014 et je me suis lancée un nouveau défi : je voulais essayer de survivre uniquement grâce au bitcoin en boycottant le dollar et toute autre monnaie fiduciaire durant l’intégralité de l’année qui s’annonçait. Je devais trouver un moyen d’obtenir tout ce que l’économie du bitcoin n’était pas (encore) en mesure de me procurer, soit en empruntant une voie alternative (qui évitait complètement l’argent), soit en tentant de mettre en œuvre toutes les mesures nécessaires et imaginables pour obtenir ce que je voulais — préparant ainsi le terrain pour que d’autres passionnés de bitcoin puissent survivre dans un monde où le dollar est roi. Voici ce que j’ai retenu de cette expérience.

# 1 Je n’ai pas besoin de téléphone portable
Il n’existait alors aux États-Unis aucun opérateur de téléphonie mobile qui accepte les bitcoins. J’ai donc dû abandonner mon abonnement T-Mobile et compter uniquement sur les communications wi-fi par le biais du numéro Google Voice que je venais de configurer. Ce problème s’est avéré mineur dans une ville comme Boston où la couverture wifi est quasi-totale.

#2 Le bitcoin vous maintient en forme
Les transports en commun représentent un autre problème. Étant donné que ni le bus, ni le réseau de métro ne m’auraient permis de régler mes tickets en bitcoin, la seule façon pour moi de contourner cet obstacle était soit de marcher, soit de tricher — plus facile à dire qu’à faire au vu du nombre contrôleurs qui patrouillent le système de transports. Heureusement, mon colocataire avait quelques vélos à disposition qu’il m’a laissé emprunter gratuitement. Bien qu’à contrecœur au début (la température de Boston peut baisser jusqu’à –30 degrés en hiver), je m’y suis vite habituée et me suis finalement transformée en véritable passionnée de vélo.

# 3 Je déteste faire les courses
Il serait difficile de me décrire comme une fan du shoping : je déteste tout simplement cette activité, qu’il s’agisse d’acheter des provisions, des vêtements ou toute autre marchandise. En ce sens, vivre en bitcoin m’a effectivement facilité la vie en me faisant comprendre qu’aux États-Unis, au moins, il est possible d’acheter à peu près n’importe quoi en ligne. En termes de besoins de survie élémentaires, mon sauveur était Foodler, un service de livraison de repas qui accepte le bitcoin. Pour d’autres nécessités, je pouvais compter sur Overstock pour les vêtements ou les accessoires et sur TigerDirect pour l’électronique. Il m’était ainsi difficile de trouver quelque chose (que je veuille vraiment) qui soit impossible à acheter grâce au bitcoin.

# 4 Le loyer est moins cher en bitcoin
Le loyer est dû la dernière semaine de chaque mois. Bien sûr, je devais payer mon loyer sans recourir au dollar, ou toute autre monnaie fiduciaire. Ce défi s’est avéré assez facile, car mon propriétaire était lui-même un passionné de bitcoin, qui préférait être payé en bitcoin plutôt qu’en dollars. En fin de compte, nous avons tous deux bénéficié de cette offre : grâce à la haute déflation que traversait le bitcoin, je devais en fait payer moins pour que mon propriétaire gagne plus.

# 5 La vie sociale est surestimée
Il est vite devenu évident que le fait de vivre exclusivement en bitcoin allait considérablement dégrader ma vie sociale. L’essentiel de ce que je pouvais manger ou boire était limité à ce que l’on trouvait chez Foodler. Si je n’étais pas parvenue à convaincre mes amis de manger dans les rares restaurants qui acceptaient le bitcoin (on n’en comptait malheureusement que deux à l’époque), j’aurais toujours mangé seule.

# 6 J’ai besoin d’amis
J’aime à penser que je suis une personne totalement indépendante, mais le bitcoin m’a fait prendre conscience de l’importance des amis. Comme je souffrais de l’impossibilité de dépenser de l’argent, au-delà de ce que je pouvais acheter sur le net par le biais de Foodler et quelques autres sites de vente en ligne de matériel électronique, j’ai élaboré une nouvelle règle — qui aurait pu ressembler, au premier abord, à de la tricherie, mais qui s’est avérée un outil extrêmement utile pour élargir la portée de l’écosystème bitcoin.

Alors que je n’avais pas le droit de me reposer sur des « portefeuilles humains » (c’est-à-dire de demander aux gens de payer pour moi puis les rembourser en bitcoins), j’ai décidé que je pouvais tout de même me servir une seule fois des gens qui n’avaient pas (encore) de portefeuille bitcoin. Cela me permettrait de maintenir un niveau de vie décent, tout en contribuant à l’augmentation du nombre de personnes possédant des bitcoins et qui chercheraient à leur tour des façons de les dépenser. Finalement, je suis devenue une sorte de missionnaire du bitcoin, faisant l’apologie du bitcoin auprès de mes amis pour obtenir ce que je voulais. Une tâche aisée étant donné que mon cercle social aux États-Unis était essentiellement constitué d’un petit groupe de chercheurs de la faculté de droit de Harvard spécialistes d’Internet et d’un groupe de techniciens du MIT.

# 7 L’Europe ne comprend rien au bitcoin
Avec CheapAir, une agence de voyages en ligne qui accepte le bitcoin, je pouvais facilement effectuer des vols aller-retour entre l’Europe et les États-Unis pour assister à des conférences, ateliers et autres évènements de ce genre. Pourtant, vivre du bitcoin en Europe s’est avéré beaucoup plus difficile que prévu. Il m’était, en effet, impossible d’y survivre sans enfreindre mon serment. Même avec le système du portefeuille humain, je parvenais rarement à convaincre mes amis de participer. La plupart d’entre eux n’avaient jamais entendu parler du bitcoin et ceux qui en avaient entendu parler le voyaient principalement comme une tentative menée par quelques technocrates pour instaurer une société capitaliste crypto-libertaire à travers un système monétaire de Ponzi. J’étais en difficulté.

# 8 Le milieu universitaire peut aider
Le milieu universitaire est notoire pour ses bas salaires. Pourtant, ce que les universités ne donnent pas sous forme de revenu direct est fourni — indirectement — sous forme de voyages, d’hébergement et autres dépenses quotidiennes dont on pourrait avoir besoin dans le cadre d’un événement universitaire. Heureusement, la plupart (voire la totalité) de mes voyages en Europe s’inscrivaient dans le cadre d’une conférence ou d’un atelier où ma présence était requise et où j’étais toujours nourrie — aux sens littéral et figuré — par de la bonne nourriture et une stimulation intellectuelle. Paris, Milan, Barcelone, Amsterdam, San Francisco, Dakar, Rio de Janeiro, Buenos Aires, etc. — plus je prenais l’avion, moins je sentais la nécessité de dépendre d’un type de monnaie fiduciaire ni même, à vrai dire, d’une devise cryptée.

# 9 L’argent est inutile
Tandis que les limites d’une vie reposant sur le bitcoin devenaient de plus en plus évidentes, je me suis rendue compte que l’argent n’est en réalité pas très utile. Je pouvais, en effet, obtenir gratuitement la plupart de ce que j’avais l’habitude de payer (en faisant juste preuve d’un peu de créativité). C’est ainsi que j’ai commencé à développer une nouvelle compétence : trouver de la nourriture gratuite dans divers événements de Harvard, obtenir des boissons gratuites dans les nombreuses soirées du MIT; me faire héberger gratuitement par des amis et par le biais du couchsurfing, me déplacer gratuitement grâce au vélo et à l’auto-stop; participer à des projections gratuites de films dans un parc, des lectures secrètes de poésie dans des maisons abandonnées; des conférences et des colloques gratuits, jusqu’aux séances d’essai pour la gym, le yoga ou la piscine — j’en étais venue à accomplir plus de choses sans argent que je ne l’avais fait auparavant. Mais alors que je m’amusais vraiment, j’ai été hantée par l’idée qu’en vivant du bitcoin, j’étais en train de me transformer progressivement en véritable magouilleuse.

# 10 Plus vous donnez, plus vous recevrez
Si la société me donnait, il me fallait donner en retour à la société. J’ai donc décidé que tout ce que je recevais gratuitement, je devais finir par le passer à quelqu’un d’autre — en espérant qu’il le transmette aussi finalement à un tiers. Plus vous donnez, plus vous recevrez, m’a dit une fois un ami. C’est peut-être la leçon majeure que j’ai retenue de cette expérience. L’argent n’a de fonction que dans une société où les gens ne partagent pas, ni se soucient les uns des autres. En essayant de vivre du bitcoin, j’ai arrêté de me soucier de l’argent, et — par conséquent — j’ai commencé à m’occuper davantage des gens et de ce qui les intéressait. Malgré l’échec technique du défi (car il est pratiquement impossible de vivre exclusivement du bitcoin), l’expérience a été une franche réussite dans la mesure où j’ai découvert les mérites d’une vie sans argent.

Primavera De Filippi
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

L’équation De La Monnaie Du Monde

Cette œuvre représente la Monnaie du monde à travers la formulation créative d’une équation et d’un algorithme d’échange de devises. La création visionnaire d’échanges boursiers algorithmiques associe l’art à la substance qui dirige la société contemporaine. Par cette action, elle vise à introduire de nouvelles pratiques artistiques.

Paolo Cirio, World Currency Equation. Équation. © Paolo Cirio.

Cette œuvre vise à encourager une transformation sociale par la visualisation d’un outil économique positif et innovant. Elle aborde l’instabilité inhérente aux différentes devises, tout comme le besoin d’une nouvelle réserve de change mondiale indépendante, susceptible de conférer pouvoir et unité à la population mondiale. En tant qu’instrument financier pérenne, l’Équation de la monnaie du monde (World Currency Equation) fera office de tampon entre les populations et la volatilité croissante des monnaies individuelles due aux manipulations spéculatives et aux fluctuations économiques, préservant par la même occasion l’accès de différents domaines géopolitiques et sociaux au marché.

L’équation algébrique proposée offre à cette nouvelle monnaie, le (W), de la valorisation et de la liquidité reposant sur la moyenne d’un index de devises individuelles. La formule sécurise et associe des devises nationales dominantes aux devises complémentaires numériques et locales, maintenant ainsi l’autonomie et la diversification dans des cadres conventionnels. L’œuvre est illustrée par la représentation artistique d’une équation mathématique et du diagramme d’un algorithme. Ces deux éléments indiquent la manière dont la valeur de la monnaie est calculée et comment sa liquidité est créée et maintenue.

Comment ça marche
La Monnaie du monde est une réserve de change globale garantie par les devises dominantes. Elle repose sur un index d’estimation de valeur, au sein duquel chaque devise dans un panier boursier influence l’index proportionnellement à son taux de change et à sa marge pour chaque combinaison de paires de devises échangées. La moyenne générale des taux de change détermine le (W). Dans ce système, la stabilité de la valeur du (W) est maintenue par l’échange quotidien de chaque monnaie du panier boursier dans un réseau interconnecté de dépôts.

Paolo Cirio, World Currency Equation. Installation. © Paolo Cirio.

Dans chaque nœud du réseau, le montant de chaque devise stockée correspond uniquement à la moyenne de l’ensemble du réseau. Les gains et les pertes sont eux aussi nivelés pour chaque dépôt. Cette distribution nivelée de multiples réserves de change assure la stabilité de la liquidité et de la valeur du (W). L’équation et l’algorithme utilisent les conventions du marché Forex et contiennent exclusivement de monnaies que l’on peut échanger de manière électronique.

L’équation et l’algorithme
L’équation illustre la manière dont le (W) est calculé à travers un agrégat de valeurs de taux de change d’un panier boursier de devises dominantes compris entre les gains et les pertes que leurs fluctuations génèrent sur la durée. La moyenne mathématique des valeurs de devise dans le panier (A) assure la stabilité du (W). Les gains compensent les pertes dans la moyenne générale (G). Le diagramme illustre la manière dont un algorithme peut agréger automatiquement le (W) en associant les devises à partir des multiples dépôts de réserves et se basant sur le calcul récursif de l’équation (W).

Paolo Cirio
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

L’intégralité de ce texte d’introduction et d’explication a été préalablement publiée le 5 mars 2014 à New York et Zagreb.

Glossaire
W: Valeur de la Monnaie du monde. Symbole (W).
º : Tout symbole de devise dans le panier.
A: Moyenne des taux de change entre chaque paire de devises dans le panier.
G: Moyenne des marges entre chaque paire de devises dans le panier sur la durée.
N: Nombre de devises dans le panier.
Cx: Taux de change actuel de la devise de l’index.
V: Valeur actuelle de la devise de l’index.
T: Sur une période de temps passé et futur.

Infos:
Monnaie du monde (en anglais): wikipedia.org/wiki/World_currency
Réserve de change (en anglais): wikipedia.org/wiki/Reserve_currency
Forex (en anglais): wikipedia.org/wiki/Foreign_exchange_market
Change algorithmique (en anglais) : wikipedia.org/wiki/Algorithmic_trading
La chute du dollar : (en anglais) latimes.com/business/la-fi-shutdown-china-20131015,0,260996.story
La chute du pesos (en anglais) : theguardian.com/2014/argentinian-peso-freefall-economic-crisis-deepens

La base d’un vaste changement sociétal dans une Grèce minée par la crise

Ces dernières années, des espaces alternatifs se sont développés en Grèce, conséquence des effets négatifs des Mémorandums qui, depuis 2010, ont entraîné la montée du chômage (autour de 27% en 2013) et réduit les revenus (d’environ 30%). De nouvelles formes d’action collective ont émergé à l’instar des « mouvements des places » qui ont apporté d’importantes transformations à la culture politique et l’identité collective. Le « mouvement de la place Syntagma » a ainsi donné naissance à la première Banque du Temps, rebaptisée Banque du Temps d’Athènes (Athens Time Bank) et devenue un modèle.

Photo: D.R. / www.time-exchange.gr

Les « mouvements des places » ont été de véritables catalyseurs pour faire comprendre aux gens leur pouvoir de création « ici et maintenant » d’un monde dans lequel il est possible de vivre mieux sans l’intervention d’un parti politique ou de l’État. Au moment où nous écrivons ces lignes, de nombreux efforts sont faits pour mettre en place des Banques du Temps un peu partout en Grèce. Plusieurs municipalités les ont adoptées comme une forme de prestation sociale « bon marché », utilisant les financements mis à disposition par le Fonds structurel européen. Le présent article passe en revue les quatre principales Banques du Temps ancrées dans des communautés existant depuis déjà plusieurs années en Grèce (et plus précisément à Athènes) : les Banques du Temps d’Athènes, de Mésopotamie, d’Exárcheia et de Papagos-Cholargos.

2011, naissance de la Banque du Temps d’Athènes
La Banque du Temps d’Athènes (1) a été fondée en mai 2011 et compte environ 3000 adhérents. La Banque du Temps de Mésopotamie (2) a été fondée en 2011 par le mouvement social urbain du même nom mis en place en 2003, principalement pour aborder les problèmes liés aux espaces publics, à l’environnement et à la culture. Avec environ 120 membres à ce jour, elle permet 90 échanges par mois. La Banque du Temps d’Exárcheia (3), qui compte à ce jour environ 150 membres, a été fondée en 2012 à l’initiative de résidents locaux et traite de plusieurs problématiques sociales et culturelles (dont la xénophobie, la criminalité, etc.) Enfin, la Banque du Temps de Papagos-Cholargos (4) a été fondée en décembre 2012 à l’initiative de réseaux locaux de citoyens et compte environ 40 adhérents.

Mode opératoire
Le mode opératoire des Banques du Temps repose sur l’échange de services dont la valeur équivaut au temps passé à les accomplir, indépendamment du type de service rendu. La Banque du Temps de Mésopotamie est une exception dans la mesure où tout type de service équivaut à tout autre, indépendamment du temps nécessaire à sa réalisation, dans la mesure où les parties qui offrent et demandent lesdits services tombent d’accord.

D’ordinaire, les Banques du Temps imposent un plafond du nombre de crédits de temps qu’un individu peut facturer ou recevoir. Il s’agit ainsi de créer une sorte d’équilibre dans les services qu’un individu reçoit et ceux qu’il rend et d’encourager les participants à demander autant d’assistance qu’ils en apportent. Toutefois, la Banque du Temps de Mésopotamie est, là encore, une exception, car ses fondateurs croient que la liberté des échanges mène à davantage de transactions. Cette méthode a par la suite été adoptée à la Banque du Temps d’Athènes.

Les processus de prise de décision
Les processus de prise de décision se caractérisent par les principes de démocratie directe, d’ouverture et de transparence. Les principales décisions sont prises dans les assemblées générales. La prise de décision peut reposer sur un vote majoritaire (à la Banque du Temps d’Athènes, il faut 60% des votes), un consensus total (aux Banques du Temps de Mésopotamie et d’Exárcheia) ou bien un mélange des deux, selon la difficulté à trouver un consensus (c’est le cas pour la Banque du Temps de Papagos-Cholargos).

Photo: D.R. / www.time-exchange.gr

Les décisions et exécutions des taches quotidiennes relèvent de la responsabilité d’une équipe de direction ou d’équipes de coordination qui se rencontrent en général une fois par semaine ou par mois et sont ouvertes à toute personne potentiellement intéressée. L’on veille à ce que l’appartenance à l’équipe de direction soit régulièrement renouvelée de façon à ce que tous les adhérents aient une chance d’y participer si cela les intéresse.

Services rendus
Quelques Banques du Temps ont développé des « spécialités ». Dans la Banque du Temps d’Athènes, par exemple, la priorité est donnée aux cours de langues étrangères et aux traductions ainsi qu’aux soins para-médicaux comme le massage ou la psychothérapie, mais aussi aux services informatiques dont le graphisme. Pour la Banque du Temps de Mésopotamie, 40% des services offerts sont liés à l’éducation et à la formation et couvrent 23 matières différentes, dont beaucoup correspondent aux programmes du lycée.

À la Banque du Temps d’Exárcheia, parmi divers services, des enseignants au chômage proposent des cours couvrant un grand choix de matières. Des membres de la Banque du Temps organisent aussi des bazars où des produits peuvent être échangés directement. La Banque collabore également avec deux cuisines collectives qui officient dans le quartier, où les membres peuvent prendre leurs repas et payer avec des crédits de temps que les cuisines peuvent ensuite encaisser à la Banque sous forme de services variés.

Participation
Bien qu’il n’existe pas de données précises sur les caractéristiques des adhérents, on remarque que les femmes sont plus nombreuses que les hommes et que les instigateurs sont des individus ayant fait des études. On y trouve très peu de jeunes de moins de 25 ans, car ces derniers vivent encore souvent chez leurs parents qui surviennent à leurs besoins. Un problème majeur au regard de la participation est la proportion des membres actifs par rapport aux adhérents.

Dans les Banques du Temps, seule une petite proportion d’adhérents est active à travers des échanges et/ou la participation aux réunions et assemblées. Ceci s’explique par le fait que bon nombre de personnes pensent qu’elles n’ont rien à offrir ou ne se sentent pas à l’aise avec les transactions sans argent. D’autres n’ont pas suffisamment d’expérience en termes de procédures de démocratie directe et peuvent ainsi hésiter à participer ou peuvent tout simplement manquer de… temps.

Objectifs
L’émergence de Banques du Temps en Grèce est née avant tout du besoin de contrecarrer les conséquences négatives des Mémorandums et des mesures d’austérité qui ont suivi. Dans ce contexte, l’objectif premier de la Banque du Temps d’Athènes est de s’assurer que le travail de chaque individu profite à ses congénères humains et non au marché ou à un particulier. Le but de la Banque du Temps de Mésopotamie est de subvenir aux besoins locaux à partir des ressources locales, de motiver et d’éduquer les citoyens pour qu’ils participent et agissent de manière collective.

Photo: D.R.

De même, l’objectif premier de la Banque du Temps d’Exárcheia est d’aider des groupes défavorisés en facilitant l’assistance et le soutien réciproque au niveau local. Au vu de la difficulté des conditions de vie dans le quartier (dues à la délinquance et au trafic de drogues), les objectifs de cette Banque du Temps incluent également l’amélioration de la qualité de vie qui passe par la baisse de la criminalité et de la violence. La Banque du Temps de Papagos-Cholargos cherche, quant à elle, à répondre aux besoins locaux en offrant des services sans argent et en renforçant la créativité et la capacité à œuvrer pour le bénéfice de tous par le biais de la réciprocité, de l’égalité et de l’absence de discrimination.

Résultats et aspirations
Les effets des Banques du Temps se font davantage sentir dans les sphères sociales et politiques que dans l’économie au sens large, car le volume des transactions reste trop faible pour créer une nette différence. Dans l’ensemble, les effets portent sur la construction d’un capital social qui augmente l’estime de soi des adhérents susceptibles, par ailleurs, de souffrir de solitude ou d’appartenir à des populations défavorisées. Il s’agit également d’éduquer et de former les gens pour qu’ils agissent de manière collective en se basant sur des principes de démocratie directe, de solidarité, de réciprocité et d’égalité en sachant appliquer ces principes au quotidien. Sur le long terme, la modification des pratiques quotidiennes par ces valeurs sous-jacentes pourrait mener à un changement social plus vaste.

Toutes les Banques du Temps souhaitent continuer à exister et devenir des points de référence majeurs pour ceux qui n’ont pas d’autres moyens de subvenir à leurs besoins, mais aussi contribuer, de manière plus générale, à faire comprendre aux gens qu’ils peuvent pallier leurs besoins grâce à des alternatives à l’économie de marché. Un mode de fonctionnement collectif et solidaire est nécessaire pour renforcer la confiance en soi et en autrui et construire des fondations libérées de la peur et sur lesquelles pourra s’ériger un vaste changement sociétal.

Épilogue
Les Banques du Temps Grecques prouvent l’existence de solutions alternatives pour les transactions socio-économiques, qui reposent sur les valeurs telles que la démocratie directe, la confiance, l’égalité et la réciprocité, établissant ainsi un nouveau sentiment de communauté locale et encourageant une vision et une pratique alternatives de la valorisation du travail. Les adhérents des Banques du Temps grecques ont une vision réaliste du rapport entre les Banques du Temps et l’économie de marché. Ils se rendent compte qu’à leur échelle et leur taille actuelles ces initiatives ne sont pas les mieux placées pour entraîner un changement radical. Cependant, leurs aspirations qui visent à passer à l’échelle supérieure et changer la manière dont les gens pensent et vivent, témoignent d’un désir d’entraîner une transformation sociale plus large.

Karolos Losif Kavoulakos, Giorgos Gritzas & Effie Amanatidou
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) www.time-exchange.gr/ (dernière visite 31 mai 2014).
(2) http://trapezaxronoumesopotamia.blogspot.gr/ (dernière visite 31 mai 2014).
(3) http://exarchia.pblogs.gr/ (dernière visite 31 mai 2014).
(4) http://trapezaxronou.weebly.com/ (dernière visite 31 mai 2014).

Né en 2012 en Autriche, le gibling est une monnaie communautaire distribuée par Punkaustria. Le gibling, qui appartient à tous ceux qui investissent ou aux entreprises individuelles, aux artistes, à tous les acteurs culturels et aux partenaires qui s’intéressent aux structures autonomes, s’utilise dans une cinquantaine d’institutions partenaires, implantées dans un contexte culturel et urbain à Vienne, Linz et Graz. En marge de son existence réelle en tant que monnaie d’échange, le gibling se transforme de plus en plus en œuvre d’art.

Monnaie communautaire
Le gibling en tant que tel est plus qu’une monnaie communautaire — il est à la fois une expérience et un système ouvert. Il se réfère d’un point de vue historique et idéologique aux monnaies régionales qui, en temps de crise, relient la valeur de l’argent à une valeur des marchandises et des services indépendante de la spéculation et ont pour rôle de renforcer l’économie locale. Comme on peut le lire sur Internet au sujet du gibling : les partenaires bénéficient d’une petite communauté, car en général de nombreux giblings sont en circulation. En opérant ce raccordement, le gibling n’a pas seulement pour but d’agir sur un plan régional, mais de s’adresser à une communauté suprarégionale, de renforcer les milieux artistiques et culturels dans un contexte plus large.

Le gibling table sur un flux réel de marchandises et de services à la base, mais il est cependant, d’après Franz Xaver, son inventeur et l’un des gérants de Punkaustria, une expérience sociale et pas une vision économique. En tant que monnaie communautaire, le gibling est en tout cas une invitation à un processus dynamique de la participation. Se servir du gibling comme moyen de paiement fonctionne — et cela a aujourd’hui du sens, en particulier en ce qui concerne les petits montants. Concrètement, cela se présente ainsi : sur la base d’un taux de change de 1:1 vis-à-vis de l’euro, la monnaie communautaire peut être changée chez Punkaustria et mise en circulation dans les différentes institutions partenaires, où elle est associée à diverses réductions.

De la même façon, le gibling peut être rééchangé, ou plus exactement doit l’être aussi de temps en temps, soit en euros soit en giblings du moment d’échange — car les billets sont entièrement reconçus chaque année et les anciennes coupures détruites par Punkaustria. Autrement dit : lors de leur rééchange, qui est permis durant encore quelques années, les giblings subissent de manière graduelle une perte de valeur exprimée en pourcentage, qui tombe à zéro au bout de cinq ans. Il n’y a donc pas de limitation en matière de quantité d’argent, mais de durée de la valeur dans le temps. Cette actualisation doit permettre à l’argent de rester en circulation, de faire en sorte qu’il ne soit pas stocké ou s’accumule ailleurs, bref qu’il ne soit pas possible de le faire fructifier mais qu’il reste principalement une unité d’échange. Pour garder les giblings en circulation, Punkaustria et ses utilisateurs doivent cependant rester relativement actifs, changer et rééchanger leurs devises sur place ou par la poste à plusieurs reprises — ce qui reflète d’une jolie façon le chemin emprunté par l’argent et ses raccordements universels au système.

Objets monétaires
Je suis moi-même une utilisatrice du gibling à mes heures. Dans les magasins qui apposent le slogan We accept gibling sur leur porte, j’accepte depuis peu avec plaisir qu’on me rende la monnaie en gibling (ce qui, en raison des efforts que cela représente en matière de comptabilité, n’est pas possible partout), que je dépense ensuite ailleurs à mon tour. En dehors de cela, la plupart du temps j’ai quelques billets dans mon portefeuille, et j’en conserverai certains comme objets de collection, presque comme objets monétaires réinventés chaque année. Comme j’ai pu le constater, d’autres personnes les collectionnent également, ce qui laisse à penser que le gibling a une valeur en tant qu’objet en soi.

En effet, le système du gibling ne peut pas être uniquement envisagé comme une expérience sociale et/ou de circulation monétaire. Il est ici question d’affirmer que l’art lui-même est transformé en monnaie, car des artistes se voient confier la conception des billets. Le premier tirage du gibling a été conçu par la Linzoise Oona Valarie. C’est Leo Schatzl qui a dessiné la seconde série de giblings, qui, à y regarder de plus près, évoque magnifiquement l’informe. Pour la troisième édition, 2014/2015, qui est donc la plus récente, c’est l’artiste viennoise Deborah Sengl qui a été engagée — tout compte fait, ce processus esthétique signifie que le gibling est en train de se muer en œuvre d’art.

Expérience du marché de l’art
Je retrouve également cette affirmation en épluchant la page d’accueil du site Internet dédié au gibling. On y parle là aussi d' »œuvres » d’artistes ou de « travaux à échanger ». Je trouve que c’est une qualité charmante et caractéristique du gibling qu’il ne puisse pas être acheté et vendu uniquement contre des euros en tant qu’œuvre d’art, mais que, pour ainsi dire, il s’insère au quotidien dans la circulation de marchandises et de services : la monnaie se transforme en œuvre d’art, l’œuvre d’art se transforme en monnaie et peut de cette façon redevenir liquide à tout moment. De plus, les billets de 500 giblings des deux dernières éditions sont également proposés sous forme de tirages artistiques. De la même manière que les coupures de 1, 2 et 5 giblings, ils sont pourvus de tous les insignes optiques propres à l’argent.

Le gibling n’est ainsi pas uniquement une œuvre d’art, il est aussi en soi une déclaration symbolico-esthétique, ambiguë et complexe vis-à-vis du monde de l’art : le gibling est-il aussi une déclaration subversive vis-à-vis de l’aspect spéculatif qu’ont en commun l’art et l’argent ? Punkaustria sait en tout cas, une fois passé le dernier délai d’échange des billets périmés, combien de giblings de l’édition concernée existent encore et peut ainsi après coup définir un nouveau nombre de tirages. Le gibling serait aussi une expérience du marché de l’art, du moins semble-t-il copier certains mécanismes du marché de l’art. La quantité de giblings aujourd’hui en circulation, d’après les chiffres disponibles en août 2014, et qui comprend les deux premières éditions ainsi que les tirages artistiques de billets de 500, s’élève à 16 000 giblings.

Revenons au point sensible de la spéculation. Ce que le marché de l’art fait, en doublant ou quadruplant des valeurs quasiment à partir de rien, le système capitaliste le fait habituellement de la même façon avec des sommes d’argent : c’est ainsi que les banques et les bourses parviennent avec des crédits et des actions à créer des sommes d’argent à partir de rien, de la confiance, en leur donnant une valeur qui, dirons-nous, se base une croyance plus ou moins fondée en la productivité économique existante.

Givecoin : Yes, let’s fuck the money
Fait remarquable, Punkaustria s’est lancé au début de l’année dans les monnaies cryptées et a créé le givecoin, en dépit de son intention de départ de s’inscrire dans l’économie réelle. À l’instar du célèbre bitcoin, les monnaies cryptées constituent une monnaie communautaire digitale ainsi qu’un système monétaire parallèle, qui ne se base plus seulement sur la puissance de calcul, la participation et la spéculation — elles ne font plus commerce avec rien, ou plutôt, avec le point le plus sensible du système capitaliste, la pure croyance quasi-religieuse, détachée de l’économie réelle, en l’argent ou en son abstraction.

Avec pour slogan Yes, let’s fuck the money, Punkaustria a désormais sa propre monnaie cryptée, le givecoin, qui se positionne au moins de façon systémique vis-à-vis du bitcoin : il s’agit là encore d’une approche expérimentale et l’on souhaite aussi, en ce qui concerne les monnaies cryptées, miser sur un système ouvert de l’élargissement discursif. Certes, les monnaies cryptées sont également un système parallèle, mais de par leur pensée spéculative, elles vont totalement à l’encontre d’une monnaie régionale, qui dans son utilisation concrète en tant que système de bons d’achat ne veut ou ne doit pas réaliser d’opérations commerciales lors desquelles l’argent commence à travailler lui-même.

Entre expérience sociale et abstraction du « coin »
Qu’est-ce donc que le gibling ? C’est pour moi tout compte fait un cadre de référence monétaire ouvert, qui renvoie certes à certaines références historiques, mais qui navigue singulièrement entre système de bons d’achat, argent, expérience sociale, art et abstraction du « coin ». Le gibling est une offre à plusieurs niveaux, un dispositif expérimental et en tant que tel une prise de position critique en soi. Dans l’esprit du croisement classique du travail d’initiative et artistique, il est à la fois une offre et une contestation. Avec son initiative pratique de l’agir, de la participation et de la production de canaux de pensée, il s’insère également dans une posture dont se réclament de nombreux artistes, celle de la protestation en tant que première nouvelle forme d’art du XXIème siècle (1), toutefois sans tomber dans des mécanismes de contestation sans portée critique.

On pourrait faire remarquer qu’il ne parvient pas vraiment à choisir ce qu’il désire être. Cependant sa force réside dans cette indéfinition. Afin de souligner cette affirmation, j’emprunte quelques notions et idées fondamentales à Bruno Latour (2) : selon sa pensée, les choses sont aujourd’hui des constructions mélangées — plus les affaires ont été séparées de manière rationnelle en surface, plus elles forment sous la surface des hybrides, des collectifs à partir de faits en mouvement et de matters of concern largement laissés de côté. En tant qu’entité à la fois matérielle et immatérielle, l’argent se prête bien à une refonte de la conception d’une histoire hybride des idées, des valeurs pratiques, factuelles, et d’un propre « récit d’importance ». Vu sous cet angle, le gibling peut effectivement agréger ces nombreux aspects et s’améliorer grâce à un collectif disparate d’idées et de faits qui n’a pas d’utilité première.

Il est à la fois concret et symbolique, il constitue une matérialité qui lui est propre, émane du système monétaire régional de Silvio Gesell cité plus haut, mais non pas pour suivre cette idée et ses applications tout à fait critiquables, mais pour s’approcher d’une accumulation de choses supplémentaires, d’un deuxième système de participation socio-alternative, d’une posture d’autonomie, d’un troisième système artistique, qui exprime une résistance esthético-symbolique, et d’un quatrième système de monnaie cryptée qui est presque aussi éloigné des monnaies régionales que le sont les petites coupures de giblings de l’édition artistique du billet de 500. Dans cette optique, l’argent se transforme en quelque chose d’autre, peut-être en un récit en mouvement qui lui est propre, peut-être en un quasi-objet d’art (3), c’est-à-dire un collectif de contestation et d’art au sens latourien, peut-être même en une nouvelle histoire des idées du don ou de la dépense (4).

Il semble qu’une forte intention soit à la base du gibling, il ne définit pourtant rien comme achevé mais s’oppose, ajoute, reste ouvert, est en évolution. Une telle initiative est en vogue en temps de crise, offre un nouveau regard, met à jour des mécanismes et porte aussi parfois d’étranges bourgeons médiatiques : c’est ainsi que le gibling a été médiatisé à l’occasion de la crise chypriote par la chaîne de télévision nationale ORF. Lorsque les Chypriotes n’ont soudain plus pu retirer d’argent dans les distributeurs de billets en 2013, la filiale de Punkaustria est soudain devenue un interlocuteur prisé, au côté de la banque nationale autrichienne, pour les questions liées aux alternatives à la monnaie. Assez absurde. En attendant, on pouvait investir avec le gibling dans une boisson au Café Strom du Linzer Stattwerkstatt, lieu de naissance du gibling et lieu de résidence de Punkaustria. Cela reste évidemment toujours possible. Les choses et les urgences changent parfois très vite.

Tanja Brandmayr
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

Visuels: Gibling 2014. Design : Deborah Sengl. Photo: D.R.

(1) Citation de Peter Weibel.
(2) Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (La Découverte, 1991)
(3) Le terme de « quasi-objet d’art » est une réaction sémantique inspirée par le concept latourien de « quasi-objet ».
(4) NDT : le mot gibling est formé à partir de la racine Gib, qui évoque à la fois les verbes geben (donner) et ausgeben (dépenser).

L’ombre de la mort du capitalisme durera plus longtemps que son histoire même, et l’argent s’accumulera encore. Pour échapper à la dialectique de la domination et de la résistance, du gain et de la perte, l’artiste Grégory Chatonsky propose de réfléchir à une Économie 0 qui ne s’oppose ni ne s’associe au libéralisme.

Paolo Cirio, Google Will Eat Itself. Installation, 2005. Photo: D.R.

La crise que nous traversons n’est pas une crise. C’est une extinction. Pourtant nous savons qu’il est possible que tout continue comme avant, en pire. L’ombre de la mort du capitalisme durera plus longtemps que son histoire même, l’argent s’accumulera encore jusqu’à mettre en cause les conditions de la domination. On veut proposer des alternatives, des utopies et des non-lieux, l’autogestion et le partage, l’open source, la contribution, la solidarité ou le blockchain, que sais-je encore, on cherche éperdument. On veut en sortir, c’est encore une façon de continuer.

En 1972, Jean-François Lyotard avait désigné le caractère Énergumène du capitalisme et l’impossibilité de développer une résistance externe, parce qu’on continuerait alors à se soumettre aux valeurs de + et -, de profits et de pertes, c’est-à-dire de joie et de peine, un espoir menacé, la machinerie des affects dominés. La révolution est encore affaire de profit et de bilan, son messianisme est aussi un pari sur un gain à venir. La critique se fait l’objet de son objet, s’installe dans le champ de l’autre, accepte les dimensions, les directions, l’espace de l’autre au moment même où elle les conteste (1).

Exploitation ad lib.
Il n’y a pas de limite séparant l’intérieur et l’extérieur du système, mais un voyage aléatoire, une capacité à tout intégrer d’avance, résistance comprise, à faire n’importe quoi pourvu que ça dure à la limite du précipice. Cette intégrativité déréglée du capitalisme est fondée sur le développement d’une société industrielle qui considère toutes choses comme une source potentielle d’energeia.

En transformant la matière première on peut l’utiliser, de sorte que l’exploitation est sans limites, elle concerne la terre, le cosmos, tout ce qui est. Marx avait défini l’argent comme équivalence générale (2). L’argent est quelque chose qui vaut pour toute chose, comme toute matière peut être convertie en énergie : La monnaie n’est pas valeur en soi, mais l’opérateur de la valeur. Elle est surtout fondamentalement l’effet d’une croyance collective en l’efficacité de son pouvoir libératoire puisque chacun, pour accepter le signe monétaire, tire argument de ce que les autres l’acceptent également et réciproquement (3).

Paolo Cirio, Google Will Eat Itself. Installation, 2005. Photo: D.R.

Le neutre économique
Certains phénomènes contemporains semblent pourtant échapper à la dialectique de la domination et de la résistance, du gain et de la perte. Les dépenses et les gains y sont équilibrés et annulent l’attente affective. C’est une économie 0 qui ne s’oppose ni ne s’associe au libéralisme. Elle y est indifférente parce qu’elle sait combien toutes les contre-propositions au pouvoir sont un reflet de son emprise. Le neutre économique désigne un espace apathique ni extérieur ni intérieur au système des échanges. Cette logique du « ni ni » n’est pas une manière de suspendre l’économie, encore moins de la dénoncer, il ne s’agit pas d’une attitude passive, mais de mettre en place des stratégies qui défient les clivages identitaires.

Il y a de l’inappropriable. Car les pertes et les profits construisent des affects, craintes et satisfactions, attente ou précipitation, défense ou prédation. Ces affects diminuent la puissance des flux en retenant, en délivrant et en identifiant. Ils cherchent à les stabiliser dans des formes substantielles. Avec l’économie 0, il s’agit de laisser les flux couler, beaucoup ou peu, de manière contingente. Extraction, coupure, décodage et encodage des flux sont des fonctions de production, non de bilan. Le bilan arrête l’écoulement conçu comme une hémorragie à soigner. La production exprime la contingence : tout est possible. L’économie 0 n’est pas une économie a minima de subsistance. Les flux dépensés peuvent être importants, peu importe puisqu’il n’y aura ni perte, ni gain, ni déception, ni satisfaction, nulle espérance en un avenir meilleur ou pire, simplement la factualité de ce qui est effectivement produit.

Contingence des affects
En 2001, un informaticien allemand rencontre à son domicile un ingénieur après plusieurs échanges sur Internet. Au cours de la soirée, avec son consentement, il le dévore. Toute offre peut trouver sa demande sur Internet, l’anthropophagie est autophagie. Le réseau n’est pas l’espace d’une nouvelle liberté permettant de filer le long de rhizomes, remplaçant la verticalité du pouvoir par l’horizontalité des multitudes. Il est aussi affaire de protocoles (4), de fluidification contrôlée. Il est le lieu du possible : tout peut être parce que tout est.

Partout des images qui ne représentent rien, elles se produisent d’elles-mêmes, imprévisibles et turbulentes, tourbillonnaires. Il n’y a plus perte ni gain, plus de convertibilité, mais simplement la contingence des affects. L’économie 0 est à l’œuvre dans des dispositifs autoréférentiels qui se nourrissent d’eux-mêmes. Ils adoptent la rétroaction cybernétique comme un principe de production matérialiste. Ainsi, lorsque Viola branche, dans Information (1973), la sortie d’une machine sur l’entrée d’une autre machine, il produit non seulement un signal qui ne représente rien, mais il met en boucle cette production qui devient un processus continu et variable : chaque fois que je poussais le bouton, cela donnait quelque chose de différent (5).

Stefan Tiefengraber, User Generated Server Destruction. 2014. Photo: D.R.

Art autodestructif
Google Will Eat Itself (2005) de Paolo Cirio, Alessandro Ludovico et ubermorgen (6), génère des revenus par des publicités Google permettant d’acquérir des actions de la même entreprise. Tout se passe comme si Google s’achetait lui-même. A Tool to Deceive and Slaughter (2012) de Caleb Larsen (7) est un cube en vente sur Ebay qui, toutes les 10 minutes, vérifie si son enchère est terminée, auquel cas il se remet automatiquement en vente. Si quelqu’un l’a acheté, alors l’ancien propriétaire doit envoyer au nouvel acquéreur l’objet afin que le cycle recommence. Avec User Generated Server Destruction (2014) de Stefan Tiefengraber, il est possible de se connecter à www.ugsd.net et de piloter des marteaux qui détruisent un ordinateur sur lequel est hébergé le site.

Gustav Metzger a développé depuis 1959 un art autodestructif (8) intégrant l’ordinateur et l’ensemble des activités humaines à des processus de dislocation ne produisant aucun reste ou ruine. L’entropie est renversée par une autodestruction qui témoigne du caractère compulsif de la consommation et de l’obsolescence programmée des objets. Elle devient une autoproduction et accélère (9) par là même jusqu’à un point 0 qui n’est plus dans l’espace du capital, parce qu’elle ne le reconnaît plus.

Gregory Chatonsky
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Ce texte reprend un fragment du texte original, publié sur Internet le 4 juin 2007 : http://chatonsky.net/fragments/economie-0/

(1) Lyotard, J.-F., 1994, Des dispositifs pulsionnels, Galilée, p. 24.
(2) Marx (1872), Le Capital, Lachâtre, p. 26.
(3) Lordon F., 2010, Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, pp. 27-28.
(4) Galloway, A. R., & Thacker, E., 2007, The Exploit: A Theory of Networks, Minneapolis, University Of Minnesota Press.
(5) Interview donnée à Paris, aux Cahiers du Cinéma, en février 1984.
(6) www.paolocirio.net/work/gwei/
(7) http://caleblarsen.com/projects/a-tool-to-deceive-and-slaughter/
(8) http://oldsite.english.ucsb.edu/faculty/ayliu/unlocked/metzger/selections.html
(9) http://criticallegalthinking.com/2013/05/14/accelerate-manifesto-for-an-accelerationist-politics/

une monnaie doit être affectée par l’environnement dans lequel elle circule

Bureau d’études est un duo d’artistes français formé à la fin des années 1990 par Léonore Bonaccini et Xavier Fourt, connu pour son travail cartographique sur la gouvernance mondiale. Le duo se définit comme un groupe conceptuel qui collabore avec de nombreuses personnes ou groupes artistiques, militants, résilients. Depuis 2009, ils ont intégré un projet complet de friche rurale en Allier avec épicerie bio, terres agricoles cultivées en biodynamie, école, salle de spectacle, association de production culturelle et gîte rural. Ils y développent une réflexion sur l’argent.

© Bureau d’Études

Quand avez-vous commencé à travailler sur la question des échanges de biens ?
Notre première approche de la question fut un temps de réflexion sur le statut de l’artiste organisé en 1998 avec le Syndicat Potentiel, un regroupement d’artistes et/ou chômeurs de Strasbourg. L’idée de zone de gratuité est alors venue en réponse à la question du travail gratuit des artistes, qui interviennent dans le champ de l’économie symbolique, subventionnée, sans être eux-mêmes rémunérés. Les artistes agissent dans une économie de la gratuité et à la différence des chômeurs, par exemple, ils n’ont pas d’allocations.

Quelle forme artistique cela a-t-il pris ensuite ?
Il y a eu deux moments. Le premier fut la création d’une zone de gratuité en 1999 dans un centre d’art en Alsace, puis dans une galerie d’art, rue des Taillandiers à Paris. À cette occasion, nous avions mis en place un questionnaire pour savoir comment la gratuité était perçue et comment elle pouvait se développer dans l’espace urbain. Nous avons organisé des collectes de biens redistribués dans le magasin, des requalifications et confections d’objets donnés, un système de prêt gratuit de vêtements de valeur. Le projet a reçu une bonne couverture médiatique et cela a suscité un afflux de monde et par la suite, il y a eu des petites zones de gratuité temporaires installées ici et là.

Le deuxième moment a été un commissariat d’exposition en 2000 au Cneai, le Centre national de l’art imprimé à Chatou, avec l’exposition Pertes et profits. L’idée générale était de demander à des artistes de proposer des formes d’échange qui puissent prendre la forme d’un don, d’un prêt, d’un troc, d’un vol… Un protocole invitait les artistes à proposer des procédures de transaction. Ces procédures ont été mises en œuvre dans quatre zones : zone de vente, zone de gratuité, zone de troc, zone d’emprunt. Le public devait apporter des biens, des expressions, pour entrer dans les propositions des artistes.

© Bureau d’Études

Vous avez pris un nouveau tournant en 2009 en vous installant en Allier dans une friche rurale. Quelles sont vos motivations ? Le projet a-t-il à voir avec une volonté de résilience ?
Le musée d’art moderne ou sa forme marchande, la galerie, sont les doublures du laboratoire et du grand magasin, le fétichisme des œuvres d’art imite le fétichisme de la marchandise et les expérimentations culturelles dans le « white cube » imitent les expérimentations scientifiques in vitro. Il existe pourtant d’autres pratiques artistiques que celles qui s’inscrivent dans ce triangle musée-grand magasin-laboratoire. Ces pratiques contribuent à la formation d’une autre spatialité que celle, abstraite, du capitalisme tardif.

Elles sculptent des localités en partant des relations de réciprocité qui lient les uns aux autres les lieux et les êtres qui s’y trouvent, en sélectionnant les relations qu‘ils veulent cultiver avec d’autres localités autour du globe, et ce faisant, contribuent à définir ce que pourrait être une résilience culturelle. C’est à la cartographie en acte de cette spatialité et de cette résilience culturelle que nous nous sommes attelés en Allier depuis cinq ans. L’expérimentation locale permet ici l’articulation des expériences fondamentales de l’existence humaine (vie, mort, sommeil…) aux structures sociales fondamentales (propriété, monnaie, communs…) qui en sont l’expression.

Comment approchez-vous la question de l’argent ?
Nous travaillons à la mise en place d’un réseau monétaire non plus abstrait et inconscient, comme l’euro ou le dollar, mais émergeant à même les réseaux sociaux, productifs et commerciaux d’un territoire. Un tel réseau — qui est une cartographie en acte — doit permettre de rendre conscientes les relations qui se tissent et forment la vie sociale d’un territoire, de le renforcer et lui donner du crédit.

La monnaie euro ne garde pas, en effet, les traces du territoire dans lequel elle circule et reste aussi abstraite que les éléments du tableau chimique de Mendeleïev. Nous pensons qu’une monnaie doit être affectée par l’environnement dans lequel elle circule comme les minerais le sont en réalité. De même, une comptabilité locale ne peut être enfermée dans une comptabilité en partie double, mais doit être imprégnée de la localité qu’elle reflète. Et nous aimerions que cette autre monnaie, cette autre relation à la propriété ou aux objets, puisse être considérée comme autant d’actions plastiques se substituant aux ready-mades, aux formes mortes reçues abondamment par les canaux de distribution du capitalisme mondial intégré, cette Zone qu’en Stalker nous parcourons.

propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Le 0EURO est à la fois un nouveau billet de banque et une œuvre d’art illimitée, numérotée et signée, dont la valeur nominale est 0 (zéro). Elle promet de payer… absolument rien à son porteur s’il en fait la demande. D’un côté, l’échange de devises et le marché financier et, de l’autre, le marché de l’art, opèrent selon leurs propres mécanismes de marché, qui ne sont pas forcément logiques. Quelle est la vraie valeur du « rien » sur le marché ?

Zéro Euro. © Michael Aschauer

Zéro
Durant des millénaires, la notion de zéro n’existait absolument pas en Europe. Ni les Grecs ni les Romains ne lui avaient attribué de symbole, encore moins de nom. Le concept du zéro en tant que nombre mathématique trouverait son origine en Inde au septième siècle. Il a fallu six siècles de plus pour qu’il soit importé en Europe par les Arabes à travers le système numérique indo-arabe que nous utilisons encore aujourd’hui. Une longue période de débats philosophiques et théologiques a été nécessaire pour que le zéro soit enfin accepté dans une Europe dominée par le christianisme, car il remettait sérieusement en question les preuves de l’existence de Dieu et la doctrine d’Aristote établissant sa vision du monde. Mais les mathématiques sophistiquées avaient besoin d’un zéro. Et pourquoi a-t-on besoin d’un système mathématique sophistiqué ? Pour l’économie bien entendu ! (1)

Euro
Le 0EURO est l’ajout parfait à la série de billets déjà existants en euros. Il mesure 113 x 55 mm. Soit une taille inférieure proportionnellement à celle du billet de 5 euros et qui correspond exactement à ce que serait (s’il existait) le billet de 1 euro. Avec le lancement des billets en euro le 1er janvier 2002, l’Union européenne a non seulement créé une zone de monnaie commune (suite à l’instauration d’une zone économique commune), les billets en euro sont aussi devenus les vecteurs d’une identité et d’une solidarité européennes communes. La devise politique a elle aussi acquis ses billets : pour éviter toute discorde entre États membres, les dessins de la première série de billets d’euros signés Robert Kalina, un illustrateur autrichien spécialisé dans la monnaie, ne représentent aucun bâtiment ou personnage réel, mais des édifices fictifs prototypiques d’ères et de styles architecturaux de l’histoire européenne.

Zéro Euro. © Michael Aschauer

Les fenêtres, arches et portes au recto doivent symboliser l’innovation et l’ouverture au sein de l’Europe, tandis que les ponts au verso sont censés représenter les connexions entre l’Europe et le reste du monde. Par conséquent, le recto du billet 0EURO est laissé vide, un vide sur lequel figure le croissant de lune de la Turquie. Le pont s’inspire d’un modèle original existant : le Most Slobode ou pont de la Liberté à Novi Sad, en Serbie, tel qu’on pouvait le voir en 1999 après son bombardement par l’OTAN (jusqu’à ce qu’il soit finalement reconstruit et réouvert en 2005, grâce à des travaux financés en grande partie par l’UE, source de discordances politiques) (2).

Art
De « Art = Capital » (Beuys) à l’ »Art Capital ».
De la Rareté à la reproduction mécanique.
De la reproduction mécanique aux copies numériques illimitées :
L’Œuvre d’Art à l’Ère d’une Société à Coût Marginal de Zéro ? (3)

Michael Auschauer
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) Comme le souligne John D. Barrow, le zéro est absolument essentiel et indispensable au développement d’un système mathématique progressif et commercial : Plus vous devez laisser d’espace, plus il devient difficile de juger. C’est pourquoi, au final, les systèmes de notation positionnelle doivent inventer un symbole lui correspondant pour marquer une tranche vide dans leur représentation positionnelle d’un nombre. Plus leur système commercial est sophistiqué, plus grande est la pression de mettre en place cet élément. John D. Barrow, The Book of Nothing, 2001.

(2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Pont_de_la_libert%C3%A9_(Novi_Sad)

(3) Jeremy Rifkin, La nouvelle société du coût marginal zéro : l’Internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme (Les Liens Qui Libèrent, 2014)

Les devises alternatives répondent dans l’urgence à une crise économique, au manque de devises « officielles » et sont généralement le fruit d’initiatives volontaristes favorisant des économies locales parfois mal desservies. Mais elles peuvent tout autant être créées en tant qu’œuvres d’art, pour susciter la réflexion et apporter de la beauté à l’argent, d’ordinaire considéré comme uniquement pratique… voire sale.

Time Bank Currency. Design Lawrence Weiner. Photo: © Julieta Aranda

Valeur artistique intrinsèque

Devin Balkind, spécialiste en technologies pour l’ONG Sarapis.org, propose que les musées créent leur propre monnaie, qui s’appuierait sur leurs inestimables collections d’œuvres d’art. Pour lui, les musées sont parmi les institutions démocratiques les plus riches de nos villes, en contraste souvent frappant avec la pauvreté des citoyens, et devraient en tant que telles se voir accorder le même privilège qu’une banque pour attribuer des prêts et pratiquer le système de réserves fractionnaires.

Même si aucun musée n’a encore tenté l’expérience, certains artistes ont lancé leur banque et sorti leur propre monnaie. L’Art Reserve Bank (banque de réserve de l’art) est l’une d’entre elles, fondée aux Pays-Bas en 2012, un pays s’inscrivant dans une longue tradition de marchés et d’échanges. Créé par Ron Peperkamp, l’Art Reserve Bank frappe sa propre monnaie : les pièces sont en elles-mêmes des œuvres d’art. De taille suffisamment grande, elles servent de canevas pour des créations d’artistes sur commande. Leurs créations font l’objet chaque semaine d’éditions spéciales d’environ cent pièces de monnaie qui peuvent être achetées par le public.

Outre le fait d’investir dans une œuvre d’art, chaque personne qui achète une pièce de cette monnaie devient également membre associé de la banque coopérative et peut voter et discuter de ses futurs projets financiers et artistiques lors des réunions annuelles du conseil d’administration. En outre, les pièces sont un investissement monétaire dont le rendement annuel est de 10%. La banque investit les fonds provenant de la vente de pièces de monnaie dans le projet d’art lui-même, mais garde une réserve dans son coffre-fort pour payer les dividendes aux membres qui choisissent de rendre leurs pièces et d’encaisser l’argent de leur investissement.

Il existe bien sûr toujours le risque d’une « panique bancaire », auquel cas, l’expérience tournerait court car Il est peu probable que le gouvernement néerlandais soit prêt à renflouer la banque avec des fonds publics. Heureusement, selon Peperkamp, la grande majorité des propriétaires de pièces sont très heureux de conserver leurs œuvres d’art et, jusqu’à présent, très peu les ont échangées contre de l’argent. Dans tous les cas, à l’heure actuelle, les réserves de la banque de l’art sont plus élevées que celles des banques « normales ». De plus, la monnaie électronique émise par ces dernières n’a aucune valeur artistique intrinsèque.

Kunst Reserve Bank. Pièces conçues par Ted Noten. Photo: D.R.

Un investissement plaisant à regarder

L’Art Reserve Bank publie cet avertissement aux acheteurs de ses pièces : cette pièce n’est pas une monnaie légale et ne peut donc, à ce titre, être utilisée pour payer vos impôts. Officiellement, elle ne peut être utilisée pour payer quoi que ce soit. Par ailleurs, cette pièce ne fonctionne pas comme un coupon pour des activités culturelles ou l’achat d’art ou de toute autre chose. En fait, vous ne pouvez rien en faire. Cependant avec cette pièce, vous possédez bien entendu quelque chose susceptible de vous plaire : en tant qu’œuvre d’art unique, histoire intéressante, preuve de votre participation à une expérience hors du commun ou tout simplement investissement plaisant à regarder. Mais plus important encore, la pièce a une valeur stable et peut littéralement servir de monnaie de réserve au cas où les choses tourneraient mal avec l’euro ou le dollar ou quelque autre devise dans le système monétaire actuel.

 En outre, en tant que propriétaire de la pièce, vous êtes aussi co-propriétaire de la banque et vous pouvez participer à l’élaboration du parcours artistique et financier du projet. Si tout cela ne suffit pas, vous pourrez toujours rendre votre pièce et récupérer sa valeur en euros. Pour ceux que cela intéresse, les pièces peuvent être achetées en ligne sur www.kunstreservebank.nl ou dans l’une de leurs succursales. Pour l’instant il en existe aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suède et en Autriche, mais en fait, n’importe quel membre peut choisir d’ouvrir une succursale locale et on lui fournira sur simple demande avec un kit comprenant tous les éléments nécessaires à cette opération.

Kunst Reserve Bank. Pièces conçues par Ted Noten. Photo: D.R.

Un billet à la valeur « amour »

Un autre artiste des Pays-Bas a lui aussi créé sa propre banque où il produit des billets sur du beau papier. Dadara est à l’origine du projet Exchangibition Bank (1). La banque possède une cabine de change itinérante où les gens peuvent échanger des euros ou des dollars contre les devises spéciales de la banque. Les dessins sont tous peints à la main par Dadara lui-même, puis reproduits sur les billets de papier, qui viennent en coupures aux dénominations uniques, comme « infini » ou « zéro ». Il existe aussi un billet dont la valeur nominale est « amour » ou encore un billet qui vaut « un j’aime », inspiré par les réseaux sociaux et leur système de valeur où la popularité devient une monnaie.

Le projet va plus loin qui invite les gens à prendre leurs euros, dollars ou autres devises nationales pour les transformer en les ornant de dessins et autres améliorations. Leurs œuvres sont ensuite accrochées sur l’ »Arbre transformargent » qui est exposé à différents endroits, dont le festival Burning Man, la communauté expérimentale qui s’installe de façon éphémère et sans argent chaque année dans le désert du Nevada. Selon la marque sur le billet dont la valeur est de 2.0 (une référence au jargon informatique), même longtemps après que l’argent aura disparu, la nature sera toujours là et nous pourrons encore cueillir des objets de valeur réelle sur les arbres.

Art Reserve Bank

Le temps c’est de l’argent

Troisième exemple de banque de l’art : Time/Bank, un projet de Julieta Aranda et d’Anton Vidokle. Bien qu’ils aient sorti de très beaux billets sur papier, l’essentiel de leur monnaie est électronique et les transactions se font en ligne en utilisant un logiciel en open source. Le projet a commencé comme un moyen pour les artistes d’échanger entre eux du temps et des compétences jusqu’à ce qu’il devienne un projet artistique à part entière, exposé dans différents évènements comme la Documenta de Kassel ou l’exposition Creative Accounting à la Galerie UTS de Sydney.

Dans une Time/Bank, l’argent est créé par crédit mutuel entre participants. N’importe qui peut ouvrir un compte, offrir des services en échange d' »heures » temps/banque ou acheter un service dont ils ont besoin grâce à leur crédit d’heures temps/banque. Dans ce cas, leur compte indiquera une valeur négative (tous les comptes commencent avec un solde à zéro). Mais inutile de paniquer, car cela n’engendre aucun intérêt, frais ou autre pénalité.

À travers la Time/Bank, déclarent les artistes, nous espérons créer une monnaie immatérielle et une micro-économie parallèle pour la communauté culturelle, qui ne soit pas liée à une situation géographique et qui permette de créer un sentiment de valeur pour la plupart des échanges qui existent déjà au sein de notre domaine — en particulier ceux qui ne produisent pas de marchandises et échappent souvent aux structures qui ne valident que certaines formes d’échanges comme significatifs et profitables. Parmi les compétences actuellement proposées, on trouve la composition musicale, l’aide en général, la promenade pour animaux de compagnie, l’écoute et la réflexion comme la préparation d’un gâteau. Si vous désirez en savoir plus, le projet se trouve à l’adresse : www.e-flux.com/timebank

Lenara Verle
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Chercheuse en arts des médias, en collaboration et en monnaies alternatives, Lenara Verle est chargée de cours à l’Université d’Unisinos, au Brésil. www.lenara.com

(1) Les projets de Dadara, y compris son nouveau Hourtopia — One Hour of Infinity sur le temps, l’argent et l’art, se trouvent sur www.artasmoney.com.