MQM-107E, U.S. Air Force. Photo: © Master Sgt. Michael Ammons.

mobilité ubiquité rapidité
le regard se fait vertical
légèreté invisibilité furtivité
le regard se fait panoramique
plus ce qu’il y a devant est invisible,
plus nous développons des machines de vision
le regard se fait mosaïque
J’étais dans mon jardin en train de ramasser des branches et des feuilles quand tout à coup j’ai entendu un bruit derrière moi
une technologie de vision qui remporte un succès grandissant
c’est parce que les hommes ne voient pas au-delà de leur corps
car l’horizon est toujours trop lointain
car leur vision est parcellaire
define, measure, analyse, improve, control
moins nous y voyons,
plus notre regard se fera précis
c’est parce que les hommes ne voient pas au-delà de leur corps
qu’ils ont inventé des machines de vision
qu’ils ont inventé les caméras
qu’ils ont inventé des satellites
qu’ils ont inventé des drones
des engins volants téléguidés ont été repérés à plusieurs reprises à divers endroits de la capitale la semaine dernière
extension maximale de la vision
extension maximale du périmètre de la visée
les drones ont été inventés pour élargir la vision qui se transforme en visée
Comme chez la mouche, nous mesurons la vitesse de passage d’un élément du décor d’un pixel à l’autre
define, measure, analyse, improve, control
l’espace du regard crée de larges panoramas des mosaïques variables des verticalités
le regard traverse l’espace synchronise le temps de l’action et de la vision
l’espace est traversé de toute part
par ces regards
mobiles, rapides et invisibles
et j’ai vu cet objet étrange tomber sur la pelouse, à quelques centimètres de moi
Est-ce un jeu ?
Des repérages pour une action future ?

un champ un territoire une zone
un champ de vision
le lointain ne nous attend plus, nous le faisons apparaître
nous le faisons se dérouler et s’actualiser
un vol en immersion
le champ de vision est un champ de bataille
Les autorités doivent à présent déterminer si tous les signalements correspondent à de réels vols de drones
une zone d’intervention
un champ de bataille activé par les mouvements de la caméra
notre champ de vision se déroule indéfiniment à l’horizon
un territoire en vue
Au départ de notre entreprise, une passion : celle de l’image… de la belle image cadrée et précise.
le volume du ciel sa vitesse
le défilement du paysage
la mesure du flux optique
l’étendue et sa vitesse
un nouvel agencement de l’horizon
des accéléromètres souvent placés avec d’autres capteurs dans une centrale inertielle, explique le scientifique
les variations de contraste
le volume du ciel
l’avancement l’altitude le tangage
la dérive latérale le lacet le roulis
Attention il s’agit de ne pas confondre le territoire avec la carte, dit le général
point of interest
la suppression de l’angle mort par la multiplication des focales
Le jour où on pourra trouver, et on trouvera, ceux qui s’amusent à ça, il y aura des sanctions, déclare le porte-parole du gouvernement
le panorama sans fin du ciel ouvert
Est-ce un jeu ?
Des repérages pour une action future ?

une cible est une cible
une cible est une silhouette, une tête,
deux bras, deux jambes
une cible peut être debout, peut être allongée, peut être cachée
sur les forums de dronistes, les échanges vont bon train. On cherche qui a pu faire ça, presque plus que la police
une cible n’a pas de visage
une cible doit être débusquée
une cible doit être visible
point of interest
qu’est-ce qui rend visible une cible ?
une cible n’est pas une femme, n’est pas un homme, n’est pas un enfant
nous sommes les coordonnées sans visage
une cible est une cible
c’est un point dans la multitude, un point qui bouge, qu’il faut suivre et tracer
qu’est-ce que la cible rend visible ?
J’ai eu très peur sur le coup et j’ai appelé le voisin pour qu’il vienne voir. Lui non plus ne savait pas ce dont il s’agissait
c’est un point au loin, dont il faut se rapprocher
faire de la cible un point, précis,
dans l’espace
faire le point sur la cible
l’identifier la désigner la pointer
un nouvel agencement de l’horizon
une cible est une cible
une cible est une identité sans profondeur une donnée
c’est un point mobile, qu’il faut fixer
et éliminer
nous sommes les coordonnées sans visage
nous voulons tout voir tout survoler
nous voulons ouvrir des fenêtres dans la surface du ciel transpercer l’espace de notre regard embrassant l’horizon et ouvrir ouvrir
nous voulons être en plein ciel vraiment en plein dedans planant mobile perdre notre regard en plein ciel
dissoudre notre vision jusqu’à l’horizon courbe du globe s’étalant sous le ciel immense à parcourir de notre regard en mouvement à parcourir de notre pupille ailée et électronique
nous voulons tout voir
nous voulons planer
nous avons des yeux multiples mobiles et perçants
nous voulons embrasser tout le ciel tout l’horizon de notre œil panoramique nous voulons de vastes panoramas mobiles dans le ciel tout le ciel nous voulons planer mobile vers l’horizon étendu nous voulons un vaste ciel élargi un horizon extra-large et ultra-étendu
plonger notre vision dans l’étendu panoramique du ciel nous voulons élargir l’horizon de notre visée étendre le ciel de notre vision vaste et mouvement
nous voulons tout voir
nous voulons planer
nous voulons de grands mouvements de caméra, de larges plans dynamiques à 360 degrés nous voulons de belles visions précises et éclatantes nous voulons voir la Terre à 150km/heure nous voulons des plongées soudaines dans des canyons des zooms vers les falaises au-dessus de la mer nous voulons balayer le champ d’un désert remonter à flanc de montagne dévaler les pentes des fleuves frôler les immenses tours… nous avons des yeux multiples mobiles et perçants
tout regarder, tout voir et planer
il nous faut un plus large ciel un ciel encore plus large plus vaste à notre regard un ciel à embrasser totalement de notre pupille un ciel à remplir de notre œil renversant
notre œil totalement dans ce ciel ne cessant d’emplir nos yeux écarquillés et nos yeux totalement écarquillés dans le ciel totalement ouvert dans l’horizon étendu et le paysage s’étalant se déroulant totalement sous nos yeux et le ciel emplissant nos vastes yeux ouverts
nous voulons tout voir tout survoler
nous voulons ouvrir des fenêtres dans la surface du ciel ouvrir de nos yeux survolant et planer
et nous avons tant d’images dans nos yeux tant d’images mobiles de plongées vertigineuses de travellings volants de panoramiques fluides
tant d’images en mouvement dans le ciel de nos crânes
des images téléguidables
des prises de vues programmables
des optiques furtives et infaillibles
tant d’images dans nos yeux
nous avons des yeux perçants
des yeux multiples mobiles et perçants

Hortense Gauthier
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Hortense Gauthier est écrivaine et performeuse. Certains artistes font voler leurs machines et filment ainsi, d’autres les combattent de jets de pierre, d’autres encore les dessinent à terre. Hortense Gauthier choisit de s’infiltrer furtivement dans l’information, les forums de discussion et ce flux de nouvelles images visées du ciel de nos machines. Sa réponse est une première performance poétique créée le 5 mars 2015 lors d’une résidence artistique à VIDÉOFORMES (Clermont-Ferrand).

Messager de l’homme depuis l’Antiquité, grâce à sa surprenante faculté à retrouver son nid, le pigeon-voyageur, l’un des plus anciens moyens de communication, est aussi considéré comme le prédécesseur des drones. Bref survol du siècle, des pigeons-photographes de Neubronner aux pigeons-caméras de Léa Le Bricomte.

DRONE de Léa Le Bricomte. Les pigeons de surveillance, équipés de minicaméras fixées à un harnais, filment l’agglomération de Calais. Photo : © Léa Le Bricomte, 2014.

« Going home ». Le message s’affiche sur l’écran de contrôle du drone DJI Phantom. Il apparaît lorsque la communication est rompue entre la machine et l’émetteur. Le drone est alors censé retourner automatiquement à son point d’envol. Alors qu’on scrute inquiet le ciel pour localiser l’engin perdu de vue, on se remémore la mésaventure en 2008 de ce drone irlandais en mission de surveillance au-dessus du Tchad, qui a perdu son lien avec le pilote et aurait automatiquement enclenché son parcours vers sa « maison » (1). Au lieu de rejoindre sa base africaine, il se serait dirigé — faute d’avoir été reprogrammé — vers sa base militaire d’origine en Irlande avant de se crasher dans le désert du Sahara après avoir brûlé tout son carburant.

On songe au pigeon voyageur et à son aptitude naturelle à retrouver le chemin de son gîte même lâché à des kilomètres de là, d’un endroit inconnu. Ce n’est pas là son seul lien avec les véhicules aériens sans pilote. Des scientifiques de Harvard (2) s’intéressent de près aux volatiles et à leur capacité à manœuvrer dans des espaces étroits pour améliorer leurs robots volants en milieu urbain. Les militaires eux aussi font la connexion, nommant leurs oiseaux électroniques Global Hawk (faucon), Raven (corbeau), Heron (héron) ScanEagle (aigle), Skylark (alouette) ou Hummingbird (colibri), selon leur taille et capacité (3).

Mais le rapport entre pigeon et drone dépasse la simple métaphore, comme le suggère l’artiste espagnole Alicia Framis qui fait du pigeon l’ancêtre de l’UAV dans son œuvre History of drones (2014). Dans le cadre de l’exposition A screaming comes across the sky: drones, mass surveillance and invisible wars au centre d’art Laboral à Gijon (Espagne), elle présentait un pigeon naturalisé affublé d’un curieux attirail photographique (4). La sculpture fait référence à l’invention de l’apothicaire allemand Julius Neubronner qui lui valut au début du XXe siècle une célébrité mondiale.

Aigles à poison
Dans cette famille colombophile, le volatile, capable de voler à 110km/h, était employé comme précieux auxiliaire depuis 1840. Wilhelm Neubronner, le père de l’inventeur, pharmacien de Kronberg en Bavière, avait eu l’ingénieuse idée de distribuer aux médecins de la campagne environnante des pigeons voyageurs, destinés à lui faire parvenir rapidement une copie de toute ordonnance urgente. Ainsi les potions étaient prêtes lorsqu’arrivait la personne chargée de les récupérer. Le fils de l’apothicaire reprit ses méthodes et utilisa des pigeons entre son officine et le sanatorium de Falkenstein pour véhiculer ses ordres et même pour transporter de faibles doses de médicaments fixées sur le dos de l’animal. Une fois, il arriva que l’un des messagers ailés, surnommés « Giftadler » (aigles à poison) par ses patients, s’égarât dans un brouillard épais pour ne réapparaître qu’un mois plus tard.

Le Dr Julius Neubronner, qui était aussi photographe amateur, s’avisa alors de pourvoir certains de ses pigeons de caméras miniatures pour tracer leurs trajets. Comme il l’admet, ce n’était pas simple de construire un appareil qui ne doit pas peser plus de 75 grammes et dont la distance focale ne peut excéder 5 cm. […] Afin d’obtenir à chaque position du pigeon une image, l’appareil a été dès le départ construit avec deux objectifs, l’un positionné vers l’avant, l’autre vers l’arrière. […] (5). Le minuscule appareil fixé sur la poitrine du pigeon et fixé par des lanières prenait plusieurs vues sur du film de 5 cm de côté à intervalles réguliers, à l’aide d’un système de déclenchement automatique à retardement. Restait à habituer l’animal à cet équipement un peu encombrant et à trouver une technique pour l’obliger à passer au-dessus d’un site choisi.

Le pigeon ainsi lesté optait généralement pour le chemin le plus court, pressé de se libérer de ce poids. Il suffisait alors de faire en sorte que la zone à photographier soit située sur la ligne directe vers le pigeonnier. Au moyen de ce dispositif, huit vues successives ont été prises, mais l’augmentation ultérieure de la capacité de la chambre avec trente pellicules permettra vraisemblablement d’enregistrer d’une façon presque continue à des intervalles d’une demi-minute environ les points d’un parcours de 15 kilomètres, anticipe l’hebdomadaire français L’Illustration du 14 novembre 1908. Déposé en juin 1907, le brevet fut finalement émis en décembre 1908 après avoir été refusé dans un premier temps, car jugé inconcevable.

Caméra de pigeon avec deux objectifs. Esquisses de brevet. Photo: D.R.

L’opérateur granivore
Cinquante ans après Nadar qui prit la première photographie aérienne depuis un ballon et vingt ans après Arthur Batut qui installa son appareil photographique sur un cerf volant, le pigeon-photographe de Neubronner prenait une image en plein vol du Schlosshotel de Kronberg (1907), où apparaissent aux deux extrémités les rémiges de l’opérateur granivore. Pour la première fois, il était possible de se projeter dans cette sensation de vol, et d’imaginer ce que vous voyiez d’après la perspective d’un oiseau.

Selon Jayne Wilkinson dans Animalizing the apparatus: pigeons, drones, and the aerial view (6), le pigeon photographe représente l’une des manières les plus anciennes et uniques de capturer des images indépendamment d’un opérateur humain. Ce qui signifie que c’est l’animal, et non le photographe, qui contrôle le dispositif et détermine l’image finale, la technologie du drone représentant l’extension la plus aboutie de cette impulsion consistant à faire voler des outils créant des images pour nous. Le pharmacien présenta son invention au public international en 1909 à l’exposition internationale de photographie de Dresde puis à la première exposition aéronautique internationale de Francfort. Des pigeons photographes volaient au-dessus de la région de l’exposition. Leurs prises étaient développées dans la hâte et transformées en cartes postales.

Une esthétique de la surveillance est déjà à l’œuvre dans ces clichés aériens aux vues rasantes. L’inventeur envisageait de nombreuses applications, notamment dans la stratégie militaire et les missions de reconnaissance. Le pigeon modèle qui a, sous son étrange cuirasse, une allure vraiment martiale est-il appelé à remplir ce rôle nouveau dans les opérations militaires ?, s’interroge le reporter de l’Illustration. L’avenir nous l’apprendra. Mais quoi qu’il advienne, il est assez naturel de voir les oiseaux devenir photographes au moment où les hommes commencent à se transformer en oiseaux, conclut-il. Ce que l’auteur n’avait peut-être pas imaginé était le développement rapide et concomitant de la photographie aérienne par avion.

La première image prise par Wilbur Wright date de 1909 et dès 1914 apparaissent les premières unités de photographie aérienne militaire. À l’époque, le ministère de la guerre allemand s’est intéressé de très près au système de Neubronner. Pour amener les oiseaux sur les zones à photographier, l’inventeur a conçu un colombier mobile équipé d’une chambre noire dès 1909 et entraîné ses jeunes pigeons afin qu’ils soient capables de retourner au colombier même lorsque celui-ci était déplacé. Bien que ces pigeons photographes qui volent à basse altitude (entre 50 et 100 mètres) semblaient une technique prometteuse pour photographier en détail les positions ennemies, leur usage s’avèrera peu adapté aux nécessités militaires.

Ces pigeons-caméras (dont Neubronner créera une douzaine de modèles différents) avaient déjà à l’époque un côté anachronique. L’un des phénomènes les plus étranges de la guerre était la renaissance de méthodes utilisées durant les guerres médiévales, voire antiques […]. C’est un étrange pot-pourri, le dirigeable, la dernière et plus audacieuse invention de l’esprit humain, s’élevant à l’aube pour photographier les mouvements de l’ennemi et le gracieux pigeon, […] qui s’envole peut-être au même moment agissant tel un scout aérien, lit-on dans le Popular Science Monthly de 1916 (7).

Pigeon blogueur
L’usage de pigeons comme outils de surveillance aérienne restera anecdotique, contrairement à leur rôle crucial dans le domaine des transmissions durant les deux conflits mondiaux (8). Des documents exposés au musée de la colombophilie — installé au sein du 8e régiment de transmissions à Suresnes, qui héberge aussi le dernier colombier militaire d’Europe, avec ses 120 et 150 résidents ailés — attestent cependant de leur utilisation à petite échelle, tant du côté français qu’allemand. Dans les années 30, l’horloger suisse Adrian Michel construisit une petite série d’appareils photo pour pigeons au profit de l’armée suisse (9), sans plus de succès.

Mais l’ombre de ces espions furtifs resurgit régulièrement, çà et là. Ils auraient repris du service auprès des services secrets américains, dans les années 70, pendant la Guerre froide; le musée de la CIA près de Washington expose un appareil de technologie plus récente avec pile. En 2008, la presse rapporte que deux pigeons-espions auraient été interceptés au-dessus d’une centrale nucléaire iranienne (10). Le fantasme d’une technologie autonome de prise de vue s’est lui poursuivi dans l’imaginaire militaire et fait écho au déploiement contemporain du drone. Quant au pigeon-photographe de Neubronner, il continue d’inspirer les artistes contemporains, comme alternative « incarnée » aux drones et à leur œil omniscient.

Les drones ne prêtent pas attention à ces « rats volants » comme l’a démontré l’artiste new-yorkais et colombophile, Duke Riley. Pendant des mois, il a dressé 23 pigeons pirates pour transporter en douce des cigares depuis Cuba où il les a acheminés secrètement en 2013, jusqu’en Floride (11). Ni vus, ni connus, les contrebandiers furtifs ont défié à la fois l’embargo interdisant aux Américains tout commerce avec l’île communiste et les dirigeables sophistiqués qui quadrillent les eaux de Key West, chargés de repérer tout ce qui provient de l’île. Je voulais subvertir ce système high-tech coûtant des milliards de dollars avec des choses utilisées au temps des Sumériens (12). Certains des pigeons équipés de caméras chinoises customisées, fixées à des bretelles de soutien-gorge, ont documenté leur vol clandestin dans des vidéos agitées emplies du bruissement saccadé des ailes, dont on aperçoit parfois le bout des plumes.

Avec PigeonBlog (2006), l’artiste ingénieure Beatriz Da Costa imagine un nouveau type d’usage civil et activiste pour le messager ailé : la collecte de données, non pas militaires, mais atmosphériques (13). La miniaturisation des appareils aidant, elle équipe ses pigeons de petits sacs à dos contenant capteurs de pollution, GPS, et « téléphone cellulaire » bricolé, d’un poids inférieur à 40 grammes, considéré alors comme la charge maximale. Les données sont envoyées sous forme de SMS toutes les 30 secondes à un blog et les niveaux de pollution, visualisés et géolocalisés. 20 pigeons ainsi harnachés ont été lâchés dans le ciel de San José, la grande ville de la Silicon Valley. Les pigeons qui volent à 100 mètres au-dessus du sol sont les candidats idéals pour aider à mesurer la pollution automobile, estime l’artiste qui présente également son projet de pigeons blogueurs comme une expérimentation sociale entre humains et animaux.

Pigeon Blog de Beatriz Da Costa. Cartographie des niveaux de pollution atmosphérique via des pigeons équipés de capteurs. Photo: D.R.

Drone imprévisible
C’est aussi ce rapport à l’animal qui a motivé le projet Drone (2014) de Léa Le Bricomte, présenté au Musée des Beaux Arts de Calais, dans le cadre de l’exposition Monument, liée aux commémorations des deux conflits mondiaux. S’immergeant dans le milieu des « coulonneux » très actif, elle les associe à son projet de fixer une micro-caméra sur les pigeons. C’était très compliqué de trouver une caméra avec une certaine autonomie sans batterie qui ne pèse pas plus de 15 grammes, dit l’artiste, qui s’est intéressé aux équipements des tout petits drones. Les pigeons sont entraînés à décoller avec des charges de plus en plus lourdes, puis lâchés aux quatre coins de la ville. Lea Le Bricomte récupère la caméra une fois qu’ils ont rejoint leur colombier à Coulogne. Elle récolte près de douze heures de vidéos, fruit d’une soixantaine de vols avec cinq pigeons.

Dans l’installation vidéo, le spectateur peut accompagner sur trois écrans le vol de chaque pigeon, du décollage à son arrivée. On est loin des travellings et panoramiques stables et fluides vanté dans les pubs pour drones. C’est l’idée d’une sorte de vidéosurveillance absurde et organique, mais aussi une critique de cette folie de l’image parfaite, cinématographique. Ces films des « opérateurs oiseaux » expriment l’effort physique, transmettant une joie cinétique du vol qui contraste avec les images irréelles et in-animées, captées par l’œil mécanique des machines volantes. Car si l’on vole ici avec le pigeon, on vole aussi comme lui, d’un vol qui n’a rien des habitudes humaines du vol : d’une façon heurtée, nerveuse, jamais reposée, rarement portée à planer, sans que l’on comprenne en vérité la raison d’être de la mobilité de l’animal et le mobile de ses incessants changements de cap, observe le critique d’art Paul Ardenne à propos de l’œuvre (14).

Le pigeon, on ne le contrôle pas, c’est un drone imprévisible, qui a sa propre logique, et c’est à nous d’adopter cette logique animale, note l’artiste qui ne s’intéresse pas tant à l’image vue d’en-haut qu’au monde selon l’oiseau. L’artiste souhaitait dresser une cartographie sauvage de Calais et de son agglomération, proposer une vision expérimentale, alternative à la mise en grille de la surface de la Terre opérée par les satellites. Les pigeons caméra survolent des endroits interdits d’accès, s’immiscent derrière les grilles des usines, des zones portuaires, lorgnent les jardins des particuliers, se font parfois divertir. Les chemins prévus se dissolvent dans les géométries indéchiffrables du vol instinctif. Il leur arrive de tourner longtemps autour de la ville, ce qui donne de très belles vues. Souvent, ils repèrent une route, un fleuve, une voie de chemin de fer et la suivent… Et puis, il y a ce pigeon contemplatif qui regarde fixement le soleil jusqu’à ce que la caméra s’épuise.

Marie Lechner
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

(1) www.independent.ie/irish-news/missing-chad-drone-may-have-tried-to-fly-home-26497563.html

(2) Ruben Pater, Twenty-first century bird watching (2013). http://untold-stories.net/?p=Drone-Survival-Guide

(3) www.researchgate.net/profile/Ivo_Ros/publications

(4) www.laboralcentrodearte.org/en/recursos/obras/history-of-drones

(5) Franz Maria Feldhaus, Ruhmesblätter der technik von den urerfindungen bis zur gegenwart, TaubenPost, p 544.

(6) http://shiftjournal.org/wp-content/uploads/2014/11/wilkinson.pdf

(7) « The pigeon spy and his work in war », Popular Science Monthly (1916).

(8) Depuis 2011, l’armée chinoise s’est remise à entraîner 10 000 pigeons voyageurs, en cas d’interférence électromagnétique ou de chute du réseau. Cf. Florence Calvet, Jean-Paul Demonchaux, Régis Lamand et Gilles Bornert, « Une brève histoire de la colombophilie », Revue historique des armées (2007) http://rha.revues.org/1403

(9) Des pigeons photographes, Musée suisse de l’appareil photographique Vevey (10) www.telegraph.co.uk/news/worldnews/middleeast/iran/3229526/Iran-arrests-pigeons-spying-on-nuclear-site.html

(11) www.dukeriley.info

(12) www.nytimes.com/2013/10/17/arts/design/avian-artistry-with-smuggled-cigars.html

(13) http://pigeonblog.mapyourcity.net

(14) Léa Le Bricomte, War Room. http://fr.calameo.com/books/0040756930bf71804c582

art, innovation et cultures numériques

Retour sur la troisième édition du Mirage Festival qui s’est déroulée du 25 février au 1er mars dernier à Lyon. Avec une fréquentation en hausse (7000 visiteurs contre 4500 pour la précédente), la manifestation a prouvé que l’union de propositions innovantes autour d’une volonté fédératrice des acteurs des arts numériques — mais aussi d’une ouverture au grand public — était le bon choix. Une édition réussie donc, subrepticement tournée cette année vers cette « archéologie des médias » dont nous vous parlions dans le numéro 75 de MCD, et qui mixait durant cinq jours technologies high-tech et inspirations low-tech dans un même élan créatif.

Ann-Katrin Krenz & Michael Burk, Kepler’s Dream. Photo: © Maxence Grugier.

Où en sont les arts numériques aujourd’hui ? Vaste question, à laquelle répondait en partie la troisième édition du festival Mirage de Lyon. Les arts numériques en question, prit dans la globalité de leur histoire désormais pérenne prétendent incarner un champ de transgression, d’unification, d’échange et d’hybridation aux propositions quasi infinies, rendues possibles par l’élan technique (voir « techniciste ») de nos sociétés, transformant l’artiste en ingénieur, le créateur en technicien (et inversement !). Bref, ils représentent un bouleversement de tous les codes communément acceptés comme étant ceux du monde de l’art. Ou bien, tout simplement, n’est-ce pas l’aboutissement de l’acte artistique d’aujourd’hui ? En phase avec les évolutions techniques et cognitives de notre temps. Des questions qui étaient justement au cœur de cette édition du festival Mirage, avec ses constants croisements de techniques et d’époques, ses pôles de réflexions aussi (*), dans une ville marquée d’histoire et concentrant de nombreuses volontés, de non moins nombreux acteurs et de multiples lieux aptes à accueillir le fruit de ces recherches.

Mirage en mode nomade
Initié depuis trois ans maintenant par l’Association Dolus et Dolus (Simon Parlange, Jean-Emmanuel Rosnet), le festival Mirage vivait cette année son baptême du feu. Une troisième édition charnière donc, qui installe l’évènement dans la cartographie des propositions culturelles lyonnaises et marque le passage d’un festival « d’initiés » à celui de rendez-vous incontournable des amateurs d’art, d’innovation et de cultures numériques, puisque tel est son intitulé. Un festival qui s’inscrit également dans une mosaïque de lieux, plus par nécessité que par réel choix, mais qui se fait aussi l’écho de la diversité des lieux impliqués dans ses démarches novatrices. Ainsi, nous pouvions découvrir et participer aux œuvres présentées cette année un peu partout sur les pentes de la Croix-Rousse dans le premier arrondissement, dans différentes galeries ou lieux d’exposition.

Le tissu lyonnais en la matière étant exceptionnellement étendu, des performances, Think-Tank et Tech-Tank, mais aussi concerts et installations étaient présentées aux Subsistances (Lyon 1), à Pôle Pixel et au Club du Transbordeur (Villeurbanne), ainsi qu’au Sucre (Lyon 2). Des lieux que les Lyonnais connaissent déjà comme étant les places fortes de la diffusion culturelle. Un symbole pour commencer : le vernissage de la manifestation investissait le Réfectoire Baroque du Musée des Beaux-Arts de Lyon, dont les hauts-reliefs stuqués de Guillaume Simon (1671-1708) se virent ranimés par Folds et Stain, les installations vidéo-morphiques et troublantes de l’artiste Berlinois Robert Seidel !

Arnaud Potier, Golem. Photo: © Arnaud Potier.

To the future…
Il est toujours difficile de témoigner de l’effervescence d’un festival et de donner une vue d’ensemble d’un évènement par essence hétérogène. S’il fallait un thème unificateur, nous pourrions parler de l’omniprésence du croisement des démarches et des époques faisant se percuter ancien et moderne. Qu’il s’agisse de Kepler’s Dream, l’installation des Allemands Ann-Katrin Krenz et Michael Burk à la galerie Sunset (QG du festival) : un savant mélange de haute-technologie (le cœur de cette pièce étant réalisé en impression 3D) et d’esthétique steampunk, ou bien du Timée de Guillaume Marmin et Philippe Gordiani présentée à la Galerie Terremer, et de Golem (Arnaud Pottier – BK / Digital art company) à l’Espace Altnet, tous se réfèrent au passé, à l’histoire (du monde, des idées, de l’art). Quand Kepler’s Dream s’inspire des théories de l’astrophysicien du même nom, Timée, œuvre immersive faites d’images et sons, puise son essence dans l’harmonie de Platon, tandis que Golem, sculpture augmentée, évoque le concept de « l’inquiétante étrangeté ».

… and back
De leur côté, Marcelo Valentes et Julien Grosjean proposaient deux œuvres complémentaires utilisant d’anciennes technologies audios (platines vinyles pour l’un, magnétophone pour l’autre). Stroboscopia était le prétexte d’une histoire du Brésil revisitée à base de disques « customisés », de collages et brisures sur des platines équipées de microscopiques caméras numériques. Tandis La Chambre Rouge, installation participative visuellement attractive, mêlait machines archaïques (micro, Revox) pour un commentaire sur l’évanescence du son et l’histoire des archives sonores. Histoire toujours, grande et petite, celle du cinéma et celle de l’univers, avec Big Bang Remanence de Joris Guibert et Projectors de Martin Messier, deux artistes/bricoleurs passés maîtres de la manipulation analogico-numérique. Le Français a raconté la naissance du monde, trafiquant en direct l’énergie pure du bruit blanc généré par d’antiques téléviseurs, tandis que le Canadien se livra à une performance physique et technique époustouflante, mêlant installation, vidéo et musique électroacoustique à partir de vieux projecteurs Super 8 augmentés.

Julien Grosjean, La Chambre rouge. Photo: © Maxence Grugier.

Du côté de l’innovation…
L’innovation et la réflexion prospective (ou introspective) avaient, bien évidemment, également sa place dans le cadre de cette manifestation lyonnaise. Avec l’installation participative Screencatcher de Justine Emard, plasticienne férue de nouvelles technologies, nous avons pu tester les possibilités de la réalité augmentée, technique appelée à être largement utilisée dans le champ de la création numérique du futur. Idem pour LPT1 de Hugo Passaquin qui offrait au public la possibilité de participer activement à l’élaboration d’une œuvre numérique en temps réel grâce à ses smartphones. Au Lavoir Public, les curieux ont pu également découvrir Hyperlight de Thomas Pachoud. Une œuvre immersive et performative en constante évolution qui unit danse (interprétée par Thalia Ziliotis), musique (David Guerra) et technologies lasers.

De la musique, il y eut aussi durant tout le festival. Tout d’abord avec les performances Live AV du Franco-Américain Pierce Warnecke, et celle du Français Franck Vigroux à la Salle Garcin. Deux moments forts, mettant à mal le corps et l’esprit, sous l’effet d’une peur panique de la désorientation visuelle et sonore tout d’abord (Warnecke), puis sous le choc de la noise industrielle corrosive et puissante (Vigroux). Ensuite, ce furent les prestations du duo Sidekick (transfuge du trio lyonnais Palma Sound System) au Lavoir, et celles des labels 50 Weapons et Creme Organisation au Sucre. Pour conclure, le Mirage se déplaçait au Transbordeur en invitant Fulgent, producteur lyonnais dont la techno à la fois mélodique et abrasive a ravi les fans, et Kangding Ray, artiste français signé sur le label Raster Noton (Alva Noto, Frank Bretschneider) désormais installé à Berlin. Parfait mélange d’énergie et de (retro)futurisme noir à la Blade Runner, leur musique était le point d’orgue (électronique) d’une semaine riche en propositions.

Maxence Grugier
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Site: www.miragefestival.com

(*) À noter l’élaboration cette année du Mirage Open Creative Forum, co-organisée avec AADN, journée de réflexion et temps d’échange créatifs autour de l’avenir des arts numériques.

Inferno, l’enfer mécanique

Les deux artistes canadiens, spécialistes de la robotique et inventeurs d’un incroyable bestiaire mécanique, collaborent de nouveau sur un projet ambitieux. Présenté pour la première fois, en mars dernier, au festival Exit, Inferno est une performance unique et participative. Dans une ambiance sombre et oppressante, une vingtaine de cobayes humains s’équipe d’exosquelettes mécaniques. Pendant près d’une heure, ces créatures hommes-robots, physiquement soumis aux machines qui les contrôlent, vivent un véritable enfer. Ce monde de limbes, déployé à grande échelle par Bill Vorn et Louis-Philippe Demers, questionne nos représentations usuelles, le rôle et l’impact de la technologie dans notre environnement. Inferno, programmé à Stereolux à Nantes en avril dernier, a été l’occasion de rencontrer ces deux artistes hors-normes et de vérifier si l’enfer est pavé de bonnes intentions…

Bill Vorn & Louis-Philippe Demers, Inferno. Photo: D.R.

Quelques mots sur votre parcours et vos collaborations…
Bill Vorn : Nous travaillons ensemble depuis 1992, en parallèle à nos projets solos. Nous venions alors de milieux différents. J’exerçais dans la musique électronique dès les années 80. Des études en communication m’ont amené au multimédia et à ce que l’on appelait les arts media. Louis-Philippe est issu de l’informatique et de l’univers théâtral. C’est lui qui maîtrise la lumière dans nos installations et performances. Nous travaillons autour des formes robotiques. Elles nous permettent d’intégrer des notions relatives au son, à la lumière afin de créer des systèmes interactifs.

En 1992, vous parliez de robotique ?
B.V. : Pour moi la robotique d’hier et aujourd’hui est identique. Il s’agit d’un système mécanique avec un feed-back et un environnement.
Louis-Philippe Demers : Nous avons expérimenté plusieurs systèmes. Ce que nous appelions à l’époque, « vie artificielle sur des systèmes quasi vivants », était des métabolismes aux comportements biologiques qui s’éloignent de la mécanique. Il s’agissait déjà de robotique. D’ailleurs notre premier projet, Espace Vectoriel, était techniquement plus complexe à réaliser qu’Inferno.

À chaque projet vous enrichissez votre bestiaire mécanique…
L-P.D. : Notre travail porte sur les comportements déviants des robots. Il est intéressant de créer des machines qui fonctionnent de manière inattendue. Nous nous situons dans la répétition du mouvement et de l’automate. Le comportement animal est considéré comme imprévisible. Le but est d’amener les machines à agir de la sorte.
B.V. : Nous dévions nos créations des normes robotiques. Avec le temps nous avons créé un cabinet de curiosité. Si nous avions construit l’Éléphant des Machines de l’île à Nantes [l’interview se déroule à proximité de l’Éléphant, N.D.L.R.], nous aurions imaginé une créature folle, désarticulée, qui se traine par terre…

Avec Inferno, vous travaillez directement sur le corps humain…
L-P.D. : Nos premières créations jouaient avec des formes géométriques, puis nous avons complexifié ces formes en aboutissant à des constructions zoomorphiques. D’une certaine façon, dès qu’une partie d’un de nos robots ressemble à un membre anatomique, le public identifie un animal, un insecte, une créature. Cependant, il est certain qu’Inferno est la forme anthropomorphique la plus aboutie de notre travail.
B.V. : Nous avons toujours travaillé sur le comportement, comme avec lors du projet Hysterical Machines. D’une manière logique, nous avions envie d’amener l’expérimentation de plus en plus proche du public.

Justement, quelles sont les caractéristiques et implications d’Inferno ?
B.V. : Inferno, notre dernière création, est une performance participative où le public est équipé de bras robotisés fonctionnant grâce à des vérins pneumatiques. En totale immersion, les participants sont soumis aux mouvements préprogrammés des exosquelettes. Nous nous sommes inspirés de la description des niveaux de l’Enfer, notamment dans la Divine Comédie de Dante et dans les Dix Cours de l’Enfer du Singapourien Haw Par Villa [basé sur l’ancienne philosophie bouddhiste chinoise, N.D.L.R.].
L-P.D. : L’Enfer renvoie à l’éternité et sous-entend l’idée de répétition. Que faire lorsque l’on a l’éternité devant soi ? Les humains sont déjà dans des automatismes constants. Avec Inferno nous embarquons le public dans un système infini et c’est finalement la monotonie qui devient l’Enfer. C’est à partir de cette trame que se développe notre travail.

Bill Vorn & Louis-Philippe Demers, Inferno. Photo: D.R.

On vous sent ironique dans votre interprétation de l’Enfer…
L-P.D. : Bien sûr que c’est ironique. Les séries de gestes et d’automatismes des participants rappellent les danses techno des premières raves parties. On s’amuse de ces stéréotypes. Parfois, nous essayons de les briser en programmant un cha-cha de robot au cours de la performance.
B.V. : On peut également voir dans Inferno un deuxième niveau de lecture : l’enfer de la technologie venant se greffer à notre quotidien. Le plus frappant c’est la servitude volontaire du public qui s’engage dans cette performance et qui en demande toujours davantage.

Le châtiment est-il corporel ou psychologique ?
L-P.D. : En réalité il est plus psychologique que corporel. L’exosquelette est lourd, pas toujours à la taille idéale, il fait chaud. Il y a de l’inconfort, mais pas de supplices. L’expérience est quasi indolore. Tous les effets scéniques transportent le participant dans notre univers et l’assujettissent à la machine. C’est avant tout dans ce sens qu’on parle de châtiment.

De votre point de vue, comment se déroule la performance ?
B.V. : Nous travaillons en binôme, de la conception à la réalisation. Au moment du live, nous nous plaçons au centre de la pièce. L’un s’occupe de la lumière, l’autre du son et des mouvements. Nous contrôlons les bras, pas le reste du corps. Certains mouvements sont programmés, mais nous laissons une place importante à l’improvisation. Elle nous permet une liberté plus étendue pour interagir avec les participants. Nous voyons lorsque le public est en souffrance, lorsqu’il s’amuse et parfois lorsqu’il entre en transe.

Le son programme conditionne justement ces comportements…
B.V. : Les nappes ambiantes d’Inferno sont organiques. Nous ne cherchons pas à composer une musique particulièrement anxiogène. Nous donnons une intention industrielle à chaque sonorité, de sorte à ne pas reconnaître la source. Ce quelque chose d’inconnu donne une singularité à nos machines et aux comportements qui en découlent.
L-P.D. : L’imaginaire robotique puisée dans la culture hollywoodienne ne fait pas partie de la composition sonore. Même si la culture des années 70 nous inspire, il n’y a pas de bruits de moteur ou de sonorités pseudo électroniques dans Inferno. Pour inventer de nouveaux conditionnements, il faut être le moins connoté possible.

Vous êtes tous deux associés à de prestigieuses universités, vos créations participent-elles à vos recherches ?
L-P.D. : Nos universités [Singapour pour Louis-Philippe Demers et Montréal pour Bill Vorn, N.D.L.R.] considèrent nos créations comme des publications universitaires. On pourrait parler d’une démarche d’expérimentation pour certains projets. Nous effectuons finalement des allers-retours entre le monde scientifique et la création artistique. Nos œuvres contribuent à enrichir nos recherches, mais il s’agit d’abord de créer un observatoire de comportement. Le plus amusant avec Inferno ? Si chacun réagit à sa manière, tous sont punis d’une même façon !

propos recueillis par Adrien Cornelissen
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

portrait d’un collectionneur

Hampus Lindwall est un collectionneur d’art contemporain qui parcourt, comme il se doit, les foires à l’international. Mais sa particularité réside dans sa collection, car elle est essentiellement constituée d’œuvres engageant les pratiques ou cultures numériques.

Hampus Lindwall. Photo: © Glwadys Moulnier.

Vous avez des œuvres d’URL qui sont fort heureusement toujours accessibles au plus grand nombre, mais alors comment en revendiquer l’appartenance ?
Quand on achète une œuvre d’URL, c’est-à-dire en ligne, il y a un contrat qui lie le collectionneur à la pièce. Cela veut dire que l’on a une responsabilité en tant que collectionneur de cette même pièce. Que l’on a la responsabilité de la maintenir en ligne pour qu’elle reste accessible à tout le monde. Donc, il faut payer chaque année les frais d’hébergement pour qu’elle reste en ligne. De plus, j’ai un certificat qui dit que je possède la pièce, et c’est aussi mentionné sur l’onglet quand on accède à la page. On y lit : Collection de Hampus Lindwall, et le nom de l’œuvre. Je crois me souvenir que c’est Rafaël Rozendaal qui dit que c’est un peu comme posséder une sculpture dans un parc. Or le parc, dans ce cas, c’est l’Internet et il y a des frais annuels. C’est par conséquent à peu près l’équivalent d’aller chaque semaine la nettoyer. Or, si l’on achète une sculpture dans un parc, on a envie qu’elle soit dans un endroit où il y a le plus de monde possible, c’est-à-dire, aujourd’hui, évidemment sur l’Internet. D’ailleurs, la pièce fallingfalling.com qui est ma pièce la plus vue a 4,5 millions de visiteurs par an ! Quelles autres œuvres sont autant vues ?

Il me semble que le protocole que tu évoques est lié à un contrat créé par Rafaël Rozendaal lui-même qui l’a mis sur son site et le considère telle une œuvre, car, en ligne, le contrat apparaît dans la catégorie de ses travaux artistiques…
Une pièce, peut-être pas, mais c’est un document « Open Source », ce qui veut dire que tout le monde peut utiliser le même contrat pour vendre une pièce en ligne en ayant les mêmes conditions ou en les modifiant. D’ailleurs quand j’ai acheté un site à un autre artiste, nous avons utilisé ce même contrat en ne modifiant seulement que quelques détails.

Cela veut-il dire que ce contrat peut être utilisé, voire modifié, tant par des artistes que par des collectionneurs ?
Oui, absolument.

Avez-vous, dans votre collection, des pièces de médias variables qui ont cessé de « fonctionner » — si tant est qu’une œuvre puisse « fonctionner » — et qu’avez-vous fait si c’est le cas ?
Oui, cela arrive parfois. Il y a des problèmes qui sont liés aux systèmes d’exploitation. Un jour, par exemple, l’une de mes œuvres ne se lançait plus automatiquement comme prévu, suite à une mise à jour Apple. J’ai dû contacter l’artiste afin qu’il en modifie le code source. Cela m’est aussi arrivé avec l’émergence des téléphones portables concernant un autre site web qui était en Flash. Il nous a fallu en développer une autre version qui soit compatible avec les appareils ne permettant pas de lire de tels contenus.

Je remarque que vous dites parfois « nous », en mentionnant les artistes que vous accompagnez. Vous arrive-t-il, à ce propos, de produire l’œuvre ou la série d’un artiste ?
Oui, cela m’est arrivé à plusieurs reprises. Je pense que c’est un soutien important que l’on peut apporter en tant que collectionneur. C’est, bien entendu, sans aucune commune mesure avec ce qu’une institution peut faire. En revanche, cet investissement étant le vôtre, en comparaison à de l’argent public, vous pouvez soutenir le projet que vous voulez, aussi fou qu’il soit (rire).

AIDS-3D (Dan Keller/Nik Kosmas), Berserker, 2009. Photo: D.R. / Courtesy: AIDS-3D (Dan Keller/Nik Kosmas).

Quelles sont, selon vous, les différences les plus notables entre l’élaboration d’une collection personnelle et le commissariat d’une exposition de groupe ?
Une collection personnelle vous accompagne tout au long de votre vie, alors qu’une exposition temporaire est d’une durée résolument plus courte. J’ai initié ma collection en 2005 par l’acquisition d’œuvres très contemporaines, c’est-à-dire réalisées avec les médias ou technologies actuelles et portant une réflexion sur le monde d’aujourd’hui. En poursuivant, je constitue par conséquent une sorte de capsule temporelle représentative de notre époque. Mais cette collection personnelle est aussi à la mesure de mes voyages ou rencontres alors que le commissaire d’une exposition, dans une institution, doit, j’imagine, dépasser cet aspect personnel. Et lorsque je fais l’acquisition d’une pièce que personne, autre que moi, n’apprécie, cela ne regarde que moi. La capsule temporelle que nous évoquons est donc aussi relative à mes cultures, à mes goûts.

Vous avez vous-même été quelques fois commissaire d’exposition…
Oui, cela m’est arrivé à quelques reprises, mais jamais pour des expositions de groupe. Cela a toujours été à l’occasion d’expositions personnelles où mon rôle était davantage d’échanger avec des artistes me faisant confiance au point d’évoquer des propositions pour avoir des avis.

Où repérez-vous, généralement, les œuvres ou tendances qui vous intéressent le plus ? Sur Internet, en foire, en galerie ou en atelier ?
C’est surtout par d’autres artistes. Je suis musicien, et ce sont des artistes qui m’ont présenté à d’autres artistes en me disant, par exemple, il faudrait voir ce jeune, là-bas, il partage son studio avec un ami, ou alors, il faut regarder ça ou ça… Donc de bouche-à-oreille et surtout par les artistes eux-mêmes. Ensuite, je vais beaucoup dans les foires et les galeries, surtout dans des foires mineures. Parce que dans les grandes foires, on voit à peu près toujours les mêmes galeries, avec à peu près toujours les mêmes artistes, et en fin de compte, presque toujours les mêmes œuvres. C’est donc surtout dans les foires plus « locales » que l’on trouve des choses que l’on ne connaît pas du tout et qui, cependant, peuvent être très intéressantes.

Vous séparez-vous facilement de vos acquisitions, en les échangeant ou en les vendant ?
Il m’est arrivé seulement arrivé une fois de revendre une pièce. C’était une pièce que j’avais achetée sur un coup de cœur, mais qui ne correspondait pas véritablement à ce que je voulais en fin de compte.

Quelle est votre politique de prêt ?
Je prête autant que je peux, aussi bien à des institutions pour des expositions qu’à des amis. En fait, je n’ai pas assez d’espace pour accrocher l’intégralité des œuvres dont j’ai fait l’acquisition chez moi. Donc chez mes amis, il y a aussi des pièces de ma collection.

Quel devrait être, selon vous, le rôle d’un collectionneur dans le monde de l’art contemporain ?
Il faut acheter des œuvres, je crois (rire) et quand on achète, je pense qu’on y contribue de différentes manières. Parce que c’est une manière d’accompagner les artistes que l’on aime, ce qui leur permet de continuer à travailler dans la direction de leur choix. Mais on contribue aussi à valider certaines pratiques ou tendances, tout particulièrement lorsque les œuvres sont acquises par des collectionneurs respectés.

De quel ordre sont généralement vos rapports avec les artistes que vous collectionnez dans la durée ?
Il n’y a pas de règle. Il y en a avec qui j’ai des discussions sur l’art, le monde, l’économie ou l’environnement, alors que d’autres sont davantage soucieux quant au marché et veulent se « positionner ». Il y a des échanges plus strictement artistiques portant sur le moment de mettre fin à une série, afin d’éviter de se répéter, ou sur l’idée d’aller plus loin dans une recherche, ou enfin des questions très pratiques, pragmatiques, sur la production de certaines pièces. Parfois, ça peut être aussi simple que le choix d’un cadre et aller jusqu’à : Comment présenter une pièce numérique ?, ou bien, Peut-on l’exposer hors ligne ou faut-il l’accrocher en réseau ?, ou encore, Est-ce sous la forme d’une séquence vidéo qu’elle doit être présentée ?

propos recueillis par Dominique Moulon
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

> http://hampuslindwallcollection.com

post-audio

Retour sur la 16ème édition du festival Elektra marqué, cette année, par le lancement de la première Biennale Internationnale d’Art Sonore. Placée sous le signe du « post-audio », la programmation interroge l’influence du sonore sur notre psyché, explore les différents phénomènes d’écoute, propose de nouvelles modalités d’interrelation entre le son et l’image au travers de rencontres, expositions et performances.

Cod.Act, Nyloïd. Photo: © Gridspace.

Le festival Elektra, qui se déroule à Montréal à la mi-mai, s’est ouvert cette année avec une table ronde en compagnie de [The User] et des auteurs de la monographie qui leur est consacrée. Les installations sonores de Thomas McIntosh et Emmanuel Madan illustrent le questionnement multiple du « post-audio ». Un questionnement reconduit ensuite avec Resonant Architecture du collectif Art Of Failure, représenté par Nicolas Maigret. Une projection vidéo où se succèdent friches industrielles, jungles urbaines et paysages dévastés qui servent, au sens strict, de caisse de résonnance à des objets architecturaux atypiques.

Une « mise en vibration » qui atteint son paroxysme avec une installation monumentale qui se dresse au milieu de nulle part, tel un gigantesque totem chargé de piéger des sons. À la suite de cette présentation, place à l’inauguration de la Biennale Internationnale d’Art Sonore au Musée d’Art Contemporain de Montréal, avec la nouvelle installation performative de Cod.Act. Baptisée Nyloïd, impressionnante par sa taille, il s’agit d’une sorte de tripode constitué de tubulures souples en nylon. Soumis à des contraintes mécaniques, l’alien s’agite, se tord en émettant des borborygmes, comme pris de convulsions devant un public craintif.

Dans une ambiance plus feutrée et studieuse, le Marché International d’Art Numérique initié par Elektra rassemble des professionnels (artistes, festivals, revues, médialabs, commissaires…). L’occasion pendant 2 après-midis passés au Centre Phi de croiser des expériences. De mesurer également l’importance du contexte socio-culturel et économique dans lequel peuvent s’ancrer des initiatives; notamment pour les pays du Sud. Ainsi, par exemple, le SESC (Service Social du Commerce), une institution privée brésilienne qui œuvre dans le domaine des services, de l’éducation et de la santé, mais qui a également un Département consacré aux Arts visuels et numériques, et peut réunir un public bigarré dans un quartier qui se met à vibrer sur du mapping et de la drum-n-bass !

Alex Augier, oqpo_oooo. Photo: © Gridspace.

La rencontre avec les chercheurs, artistes et étudiants affiliés à l’Hexagram-UQAM (le centre de recherche en arts médiatiques de l’Université du Québec à Montréal) était également propice à l’échange d’impressions avec la découverte de works in progress dans le domaine des dispositifs scéniques, des vêtements connectés… Outre quelques présentations et expositions satellites, Elektra proposait aussi, de manière plus inattendue, un aperçu des ateliers créatifs-pédagogiques à destination des enfants avec la contribution d’Herman Kolgen dans une performance audio-visuelle aux allures de fête de fin d’école !

Plus adulte, si ce n’est cérébral, l’exercice d’écoute proposé par Nicolas Bernier avec un dispositif très simple (oscillateur, diapason, haut-parleur), qui repose sur le télescopage d’oscillations générées par deux sources, électronique et analogique (Frequencies (friction). Autre installation audiovisuelle et multicanal jalonnant un des lieux investis par Elektra, Topologies de Quayola qui opère une réinterprétation géométrique des peintures classiques de Velasquez et Tiepolo, les transformant ainsi en une sorte d’origami en mouvement qui semble conçu avec du papier froissé. Il y a aussi Temporeal, l’étrange installation cinétique de Maxime Damecour, qui nous force à observer de près un filament presque fluorescent qui réagit aux basses fréquences.

Concernant les lives, tout a démarré avec 2 sets immersifs sous le dôme de la SAT (Société des Arts Technologiques). C’est un peu comme la Géode : les images recouvrent complètement notre champ de vision. Allonger, le voyage astral commence avec des rectangles colorés que Paul Prudence enchaîne à des effets tunnel sur une bande-son à la fois planante et coupante (Lumophore II). À sa suite, le collectif turc Ouchhh exploite le même principe, mais avec des textures en noir et blanc plus travaillées, plus complexes, évoluant au gré de patterns électroniques sculptées au scalpel (Homeomorphism, suivi de Solenoid). Un moment fort du festival.

Alva Noto & Byetone + Atsuhiro Ito, Diamond Version. Photo: © Gridspace.

Les autres lives se sont déroulés à l’Usine-C. Sur l’ensemble de la programmation, nous retiendrons l’étonnant jonglage avec des projecteurs de Martin Messier (Projectors), la leçon de DJing avec des toupies lumineuses de Myriam Bleau (Soft Revolvers) produisant des sonorités ondulantes qu’il vaut mieux écouter sans avoir mangé gras avant… On retrouve Paul Prudence, en 2D cette fois (Cyclone II). Dans un registre plus « techno-tronique », Alex Augier s’est imposé avec ses compositions très « mathématiques » prolongées par des lignes de fuites projetées sur une structure cubique (oqpo_oooo). Hors de ce dispositif, on observe une proximité d’intention de sonorités avec le set « algorithmique » de Julien Bayle (ALPHA). Par contre, Franck Bretschneider, accompagné de Perce Warnecke pour les visuels, nous a laissés pantois : trop décousu, trop brut, trop improvisé, trop « free » par rapport à son album éponyme paru sur Raster Noton (Sinn+Form); en dehors d’un moment calme au milieu de ce fatras sonore, sous forme d’une boucle mélodique.

Nous avons préféré, de loin, ses acolytes Olaf Bender (Byetone) et Carsten Nicolai (Alva Noto) qui clôturaient les sessions le samedi soir. Ils ont livré un set cinglant, doté d’une force brute et d’un volume conséquent. Le tandem était épaulé par Atsuhiro Ito qui jouait de l’optron. Un instrument qu’il a inventé, qui ressemble à un néon perclus de capteurs avec lequel il se livre à des solos plein de luminescences et de stridences. Un peu plus tard dans la nuit, les derniers festivaliers encore valides après ces 4 jours intenses ont rejoint Alain Thibault, directeur d’Elektra, et son équipe pour un dernier set dans un bar-club (le Datcha, rue Laurier Ouest pour les connaisseurs). Rendez-vous est pris pour l’année prochaine…;)

Laurent Diouf
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

> http://elektrafestival.ca

art et capitalisme

Les politiques de l’art ont pour objectif d’inventer des points de passages entre les lieux de l’art et de la politique. Depuis une vingtaine d’années, les concepts et pratiques qui les ont structurés s’épuisent. Il faut désormais compter avec les machines. Dès lors, une approche archéomédiatique s’impose.

Le rapport entre art et politique peut, depuis Karl Marx, être pensé du point de vue de la hiérarchisation des activités humaines. Le penseur du communisme distingue les bases économiques de la société de ses superstructures, ou formes idéologiques, dont l’art fait partie, qui sont l’expression des bouleversements économiques (1). Que l’on fût pour ou contre le marxisme, que l’on critiquât les régimes totalitaires socialistes tout en conservant une approche critique du capitalisme, l’approche marxiste de la relation entre art et politique fut incontournable des années 1920 aux années 1980. Selon elle, il appartenait aux artistes de transformer la société par l’art, c’est-à-dire les rapports sociaux, contre le capitalisme.

En 1924, Trotski écrivit ceci : Les poètes, les peintres, les sculpteurs, les acteurs devraient donc cesser de réfléchir, de représenter, d’écrire des poèmes, de peindre des tableaux, de tailler des sculptures, de s’exprimer devant la rampe, et porter leur art directement dans la vie ? Mais comment, où et par quelles portes ? (2). Le fondateur de l’Armée Rouge pensait l’art en tacticien : la relation « entre » l’art et la politique relève de la science militaire. Entre art et politique, il fut question, dès ce moment là, et pour longtemps, des lieux de l’art et de la politique, de leurs frontières, de leurs passages et de leurs géographies.

Cette approche militaire de l’art concerne tout autant la place de l’artiste dans la société, l’espace de l’art (celui où il se fabrique et où il se montre) que le topos nouveau qu’il contribue à construire, qu’il soit utopique ou hétérotopique. Quels lieux pour et de l’art ? Pour quelles conquêtes ? Les politiques justement, en France du moins, parleront des publics, qui seront d’abord déterritorialisés puis reterritorialisés. Quelles places fortes — les espaces culturels, les galeries, les centres d’art, la rue ? Enfin, quel espace commun inventé par l’art, participant à forger, pour reprendre l’expression de Jacques Rancière, le « partage du sensible » (3) ?

Quentin Destieu, Gold Revolution, 2015.

Quentin Destieu, Gold Revolution, 2015. Photo : © Quentin Destieu

L’artiste moderne (et postmoderne) à la recherche des hétérotopies
Dans un contexte où l’organisation sociale, militaire, éducative et familiale participaient d’une même biopolitique (4), l’artiste devint un travailleur parmi d’autres, c’est-à-dire qu’il put être considéré du point de vue de son statut sociologique. Dans le même temps, sa destination fut d’être un travailleur émancipé, un être affranchi des contraintes de l’idéologie bourgeoise, de ses phénomènes de domination par la langue (conventionnelle), par l’éducation (le rapport maître-élève) et par l’ordre social, ses normes et ses règles, qui contraignent les corps et les pratiques. L’émancipation de l’artiste, supposant la transgression de l’art institutionnalisé, s’accompagnait alors d’une revendication d’émancipation collective, exprimée sous la forme d’un Manifeste et d’une réalisation (l’œuvre d’art), dirigée contre le mode de production et de consommation capitalistes (5).

Pendant de longues années, penser le rapport de l’art et de la politique impliqua de saisir l’espace d’émancipation où il se jouait. La science qui le prit comme objet fut l’histoire de l’art. Pour des raisons complètement étrangères à la politique de l’art, toute conquête (y compris militaire) doit être une conquête dans l’histoire, qui se traduit par l’exigence du nouveau (6). La critique et les institutions de l’art s’appuient en effet sur l’histoire de l’art, qui est l’instance de vérification de la nouveauté, agissant dans le même temps comme une autorité instituante. De ce point de vue, l’étalon moderne de la nouveauté, jusque dans son concept, ont été les avant-gardes artistiques.

Fort de cet héritage, l’enjeu de la relation de l’art et de la politique fut et demeure (s’il continue à la penser comme telle), pour l’artiste, la fabrication de lieux-autres, ou hétérotopies, impliquant la subversion de l’ordre social et moral capitaliste. À la fin du 20e et au début du 21e siècle, dans le contexte postmoderne de la fin des espoirs collectifs par lequel ce rapport devint désenchanté et cynique, l’art critique a poursuivi cette voie par une multitude de moyens. Jacques Rancière en distingue quatre : le jeu (à la suite de Fluxus, Maurizio Cattelan), l’inventaire (Christian Boltanski), la rencontre (Rirkrit Tiravanija) ou l’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud (7) et le mystère (Vanessa Beecroft) (8). L’époque, ajoute Jacques Rancière, appelle à davantage d’art, ou plutôt de politiques de l’art, par le déficit même de la politique proprement dite, exigeant des substitutions, une recomposition des espaces politiques, à moins qu’elles ne soient plus seulement capables que de les parodier (9).

L’école d’art française, lieu de transmission de l’art et l’une des instances de légitimation de l’artiste, est l’aboutissement de ce modèle de l’art, aujourd’hui épuisé. On y apprend à se penser « travailleur », à tenir un « discours » cohérent et singulier sur le « travail », à définir un « projet » — l’idéologie du projet, chère au management des années 1980, est passée par là (10) —, à savoir se positionner — comme lorsqu’on prend une position militaire — par rapport au « nouveau » par un savoir positif constitué de « références ».

Structuré par le statut de travailleur et par l’impératif du Manifeste, mais en l’absence de tout rêve collectif et d’emprise sur la politique et les autres activités (économiques, techniques, etc.), l’étudiant construit patiemment pendant les cinq années qui le conduisent au diplôme, un manifeste qui ne concerne désormais que lui (son statement). À défaut d’être armé pour collectivement affronter la politique et la société, il est alors paradoxalement livré en pâture à l’institution qui fait et défait l’artiste ainsi qu’au monde clos et autonome de l’art.

Le monde de l’art face au déplacement du lieu de la politique
Mais les processus de clôture de la politique et de la domination se sont déplacés à un autre niveau que ceux des avant-gardes du 20e siècle. Les stratégies et tactiques révolutionnaires du 18e siècle s’écrivaient avec l’imprimé. Celles du 19e, avec les presses industrielles. Au 20e, avec la radio, du cinéma et de la télévision. Au 21e elles s’écrivent avec les ordinateurs et le réseau. Il y a encore trente ans, un coup d’État ou une conquête militaire exigeait le contrôle de la télévision et de la radio.

Aujourd’hui, la redoutable armée de l’État Islamique est à l’image des réseaux, insaisissable. Rappelant les mises en scène des régimes totalitaires tout en en étant radicalement éloignée dans le format, elle s’adresse directement aux masses sans passer par les mass-médias traditionnels, faisant écho à l’univers des vidéos en ligne et jouant sur les ressorts d’une pornographie de l’horreur familière au Web. Intégrant tous les anciens médias, ce dernier produit, grâce à ses effets médiatiques infiniment plus puissants que toutes les productions artistiques contemporaines réunies, la sensibilité commune à la base de la politique. Parallèlement, la grande nouveauté de l’histoire est que désormais le lieu du capitalisme est en même temps son médium. Habitué à (se) montrer dans d’autres lieux, l’art institutionnalisé laisse vide le terrain où, aujourd’hui, le nouveau capitalisme (Google, Apple, Facebook, Amazon) produit et se produit.

Le Net art, cette avant-garde morte avant d’être connue
En réalité, lorsque le Web est né, des artistes se sont emparés du Net en tant qu’espace critique nouveau — interrogeant le sujet, l’identité, l’écriture, la communication et l’information — et en déjouant les mass-médias traditionnels. Ainsi, les Yesmen s’amusèrent de la BBC pour torpiller la Dow Chemical Company. L’usage politique des technologies électroniques fut également une cible de prédilection. Heath Bunting, par exemple, explora ironiquement, avec le Web et (presque) avant tout le monde, la caméra de surveillance. Pour ces artistes du Net, le Web était le non-lieu de l’art, où ils pouvaient aussi bien montrer leur « travail » directement sans la médiation de l’institution que recomposer un espace politique. À la différence de l’artiste émancipé et émancipateur du 20e siècle, qui (s’)exposait dans l’espace privé de la galerie ou dans l’espace public, réservant ainsi ses effets à une élite culturelle convaincue, l’artiste du réseau ouvrait des brèches dans le (nouveau) lieu de fabrication du capitalisme informationnel et du politique.

Nicolas Maigret, The Pirate Cinema (Installation), 2014.

Nicolas Maigret, The Pirate Cinema (Installation), 2014. Photo : © Nicolas Maigret

Dès lors que le capitalisme, tout aussi plastique que l’art, commença à s’emparer du réseau, la guerre fut inévitable. Ainsi débuta la Toywar, à la fin des années 1990, une guerre entre le collectif artistique et activiste, etoy.com et une entreprise de vente en ligne de jouets, etoys.com. L’objet du conflit : un nom de domaine. Malgré les dollars d’etoys, le premier vainquit le second à coup d’attaques informatiques, marquant ainsi une victoire de l’art sur le capitalisme. Le monde de l’art, qui se fondait de plus en plus dans les exigences de la publicité et de la communication, n’échappa pas davantage à la critique.

Quand Luther Blissett, un collectif anonyme européen postnéoiste d’une soixantaine d’artistes et théoriciens, réussit à se moquer du monde de l’art en le mobilisant grâce aux médias traditionnels après l’enfermement puis la mort d’un artiste fictif, Darko Maver, il avait réussi à montrer l’inféodation de l’art aux médias de communication. À la différence des théoriciens en esthétique, les tacticiens des médias, comme Geert Lovink, Florian Cramer ou plus récemment Dmytri Kleiner, se préoccupaient bien moins de ce qu’est l’art, de l’œuvre, de son authenticité, de son monde et de son marché que de savoir quels effets produisaient les médias techniques sur les activités humaines et la vie commune, proposant en conséquence des alternatives politiques au capitalisme du savoir et de la culture. Ainsi le manifeste télécommuniste propose-t-il un réseau fondé, non sur la structure client-serveur, contrôlée par le capitalisme du Web, mais sur le peer-to-peer et le logiciel libre (11).

Pendant ce temps, et jusqu’à aujourd’hui encore, l’art légitime chercha des formes nouvelles tout en s’attachant à habiter l’espace auquel il était habitué depuis plus d’un siècle. Le nom de l’artiste continuait à être une marque et la politique de l’art à être dévorée par l’art du politique. L’art Internet finit lui-même par être consommé par l’hypercapitalisme informationnel, lorsque ses artistes — les plus jeunes d’entre eux surtout — aspirèrent à intégrer le circuit traditionnel de l’art, produisant, dans le style ou suivant le Net (12), des produits dérivés durables et montrables dans les lieux de l’art autonome. La « nouveauté » ne porta pas sur une quelconque « rematérialisation » de l’art Internet (dès ses débuts, l’art du réseau a été matériel — son manifeste ayant même été en 1999 gravé dans la pierre), mais dans l’aspiration à revenir à un mode ancien de production de l’art. Malgré quelques résistances toujours actives, le Net art mourut ainsi avant d’avoir été transmis. L’art post-Internet naquit à sa suite, signant la victoire d’un art impuissant à construire une nouvelle politique de l’art.

Vers une archéopolitique des médias
Le Net art avait compris que la domination politique et économique s’opérait dorénavant à un autre niveau. Depuis l’Altair Basic produit par Microsoft, les yeux de la critique politique étaient braqués sur le logiciel et sur sa propriété — donnant alors naissance au genre de l’artiste-hacker. Mais la maîtrise des langages exige à un niveau plus profond la maîtrise des machines (13). C’est précisément en ce lieu — au cœur de la machine elle-même — qu’une politique de l’art est urgente. Urgence de l’appropriation par l’art non seulement des langages des machines, mais aussi de leurs structures matérielles auxquelles nous n’avons plus accès, alors qu’elles conditionnent l’écriture, la pensée et la fabrication d’une sensibilité commune.

Parallèlement à sa descente archéopolitique dans les couches technologiques qui forment la base concrète sur laquelle s’élève aujourd’hui la culture et les rapports sociaux, l’art archéomédiatique demande donc une nouvelle esthétique. En 1997, pour un concours d’art numérique à la Kunsthalle de Hambourg, Cornelia Sollfrank créait 288 artistes fictifs et autant d’œuvres, toutes générées par ordinateur. À la Maison Rouge, en 2014, Antoine de Galbert confia le commissariat et l’accrochage de son exposition à un algorithme.

Bientôt, des œuvres produites par des algorithmes seront choisies par d’autres algorithmes, eux-mêmes programmés par des machines, montrées en ligne ou de manière tangibles, tandis que la maintenance et l’accrochage seront assurés par des petites mains humaines (14). Ainsi, l’art ne peut plus seulement être raconté par l’histoire de l’art, mais aussi par les machines, par un traitement algorithmique des bases de données du monde de l’art lui-même. Les temporalités des machines, marquées par les continuités et les ruptures entre « anciens » et « nouveaux » médias, entre obsolescence et émergence, constituent des phénomènes qui ne peuvent, pour cette raison, être l’objet d’un discours historique, mais qui doivent, en revanche, être géographisés, atlasisés et cartographiés (15).

Passant outre le nuage symbolique des logiciels recouvrant le réel de la machine, cette descente archéologique dans les couches de ses matérialités appelle, à chaque niveau, un éclaircissement sur les stratégies industrielles de l’informatique et leur lien étroit avec le monde militaire et politique. L’art du réel ouvre les machines, en saisit la composition jusqu’aux éléments les plus simples, explore leur fonctionnement (par le hardware hacking), leur dysfonctionnement (par le glitch) et leur a-fonctionnement (par le bug), et mesure les présupposés ainsi que les conséquences écologiques, sociales et économiques de leurs matérialités. Il ne s’agit pas de hurler à la fin de la pensée ou à l’avènement prochain d’un fascisme technologique — de cela nous n’en savons rien —, mais d’inventer par un art archéo-machinique un espace partagé avec le monde des machines qui est venu bouleverser la torpeur dans laquelle s’était installée la relation de l’art et de la politique.

Emmanuel Guez
Artiste et philosophe, Emmanuel Guez est directeur du PAMAL (Preservation – Archaeology – Media Art Lab) à l’École Supérieure d’Art d’Avignon.

publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

(1) Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique [1859], trad. Maurice Husson et Gilbert Badia, Paris, Éditions Sociales, 1977.

(2) Léon Trotsky, Littérature et révolution, Paris, Union générale d’éditions / 10-18, 1964.

(3) Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.

(4) Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1994.

(5) Mikel Dufrenne, Art et politique, Paris, Union générale d’éditions, 1974.

(6) Boris Groys, Du Nouveau, essai d’économie culturelle, Paris, Jacqueline Chambon, 1995.

(7) Nicolas Bourriaud, L’esthétique relationnelle, Paris, Les Presses du Réel, 1998.

(8) Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.

(9) Ibidem, p.84.

(10) Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

(11) Dmytri Kleiner, The Telekommunist Manifesto, Amsterdam, Institute of Networks Cultures, 2010.

(12) Marisa Olson, Postinternet : Art after Internet (2011) in Art and the Internet, Black dog publishing, 2013.

(13) Cf. Friedrich Kittler, Le Logiciel n’existe pas, trad. Frédérique Vargoz, Paris, Les Presses du réel, 2015 (à paraître).

(14) Une idée imaginée et partagée à la suite d’un échange avec Marie Lechner.

(15) Je m’appuie ici sur les recherches menées par Christophe Bruno.

 

 

Freecoin, blockchain social pour se réapproprier le pouvoir de l’argent

L’argent est un logiciel destiné à programmer le comportement social. De fait, si l’on observe le système monétaire classique, quel genre de comportement induit-il chez les utilisateurs des monnaies officielles du profit personnel ? En substance : de la schizophrénie.

Bristol Pound, 2012-2015. Photo: D.R.

Parallèlement à la nécessité paradoxale d’une croissance perpétuelle de l’économie mondiale dans un contexte de ressources limitées et dont le seul objectif est de payer les intérêts d’une monnaie électronique non-existante, nous avons intégré, au détriment de la coopération, une concurrence à court terme et la fausse bataille politique bipolaire entre gauche et droite, démocrate et conservateurs, avec la conviction erronée que la Russie ou la Chine diffèrent de l’Union européenne ou des États-Unis. C’est faux, car ces deux systèmes appliquent la même programmatique sociale et intègrent tous deux une institution privée particulière : la banque centrale. Cette situation est loin d’être nouvelle, elle date de l’avènement des temps modernes (la banque centrale la plus ancienne — la Riksbank en Suède — a commencé à fonctionner en 1668) sous une forme dont tous les humains concernés par la finance ont fait l’expérience, consciente ou non, mais toujours de manière coercitive !

Une alternative consisterait à accepter l’extinction de l’économie, c’est-à-dire notre propre extinction, puisque la totalité de la dette mondiale ne peut être remboursée avec une dette encore plus importante. En effet, les institutions financières impliquées ne font que gagner du temps au lieu de construire l’avenir, tandis que se révèlent le lent effondrement des politiques monétaires exotiques comme le ZIRP (politique de taux d’intérêt zéro) et le NIRP (politique de taux d’intérêt négatif) ou les informations selon lesquelles l’Italie prévoit d’inclure la prostitution et les drogues illicites dans le calcul de son PIB pour se maintenir à flot dans cette version réelle du monde de Lemmings, ce jeu de plateforme emblématique du rétrogaming (1). Pendant ce temps, la grande majorité de la population reste là, à regarder — la télé — et semble hypnotisée, sous l’emprise d’un syndrome de Stockholm collectif.

La solution ? Soit prendre part à la prochaine grande guerre et reconstruire à partir de zéro, soit cesser de gaspiller son énergie à critiquer les problèmes du système monétaire actuel et se focaliser plutôt sur la création de nouveaux protocoles destinés au transfert de valeur qui permettraient au corps social d’aller de l’avant le jour où le système actuel rendra l’âme (cf le bitcoin). En effet, par une approche empathique du développement des TIC, nous pouvons produire de l’argent grâce à l’élaboration d’une diversité d’expériences favorisant la prise de pouvoir dans les transactions financières. Avec ces nouveaux protocoles, nous pourrions satisfaire les besoins élémentaires d’une vie décente. Toutefois, nous ne pourrons y parvenir que si nous surmontons les dynamiques inconsciente et subconsciente qui caractérisent notre engagement dans les interactions économiques avec l’argent.

La racine, le tronc et le feuillage de notre système monétaire
Le système monétaire classique — celui dans lequel circulent les monnaies nationales, comme l’euro — est un réseau de navigation complexe qui se soucie exclusivement d’un type d’argent : la dette bancaire porteuse d’intérêt positif. Bien que les monnaies nationales revêtent des noms différents, les systèmes dans lesquels elles se déversent se déploient selon une arborescence fractale similaire. En effet, ce que l’on pourrait définir comme « l’arbre monétaire » est représenté par le système monétaire traditionnel, moderne et centralisé. Au niveau international, ce sont des institutions comme la Banque des Règlements Internationaux, le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale qui opèrent et représentent le sommet de la hiérarchie du système bancaire mondial. Pour ces institutions qui fixent l’ordre du jour à l’échelle mondiale, la racine du pouvoir monétaire est tout à fait ancrée. Au deuxième niveau hiérarchique, le tronc est représenté par les banques centrales nationales. Enfin, au niveau du détail, on compte des banques commerciales avec des branches qui détiennent les comptes personnels, comme autant de feuilles d’un feuillage.

Bristol Pound, 2012-2015. Photo: D.R.

Vers le « rhizome monétaire »
Comme toute monoculture présente dans la nature, ici aussi, nous pouvons apprécier une configuration de l’écosystème qui favorise un rendement élevé, mais un niveau de résilience faible. En effet, les crises souveraines bancaires et monétaires récurrentes révèlent très clairement cette situation. Les défaillances systémiques cycliques qui mettent en jeu des exemples de prospérité de plus en plus élevés immanquablement suivis de faillites désastreuses exigent que l’on repense la relation entre efficacité et résilience commune à tout le réseau de circulation complexe capable de faciliter une transformation monétaire de l’organisation.

Par opposition à la métaphore fractale de l’arbre dans la nature, le changement structurel est « anti-fragile » et rhizomatique, c’est-à-dire qu’il tire sa force du chaos apparent que l’a-centralité, la diversité des monnaies et l’horizontalité dans l’élaboration des politiques et de la distribution pourrait initialement évoquer : d’un système monétaire centralisé fragile concernant un seul type de monnaie au « rhizome monétaire » des éco-systèmes multi-devises décentralisés qui se greffent (comme autant de modules complémentaires) sur le système conventionnel dans une écologie des monnaies. Au cours de l’effondrement actuel, ces dernières ont déjà octroyé à l’économie un nouveau mode de fonctionnement.

En fait, les (crypto) devises numériques peuvent être conçues, produites et prospérer de manière à permettre aux internautes de s’engager dans la vie économique en utilisant des moyens de paiement débarrassés des écueils inhérents à la monnaie nationale. Les acteurs du système conventionnel sont en train de créer des prototypes de blockchains privés, répliquant ainsi le protocole du bitcoin dans des systèmes arborescents : JP Morgan Chase (dans le secteur bancaire) (2) et Western Union (dans le secteur des virements) (3) ont tous deux récemment déposé des brevets crypto-monétaires.

Cependant, des expériences sont effectuées avec des alternatives qui favorisent de nouvelles structures de gouvernance pour la manifestation dans le monde réel du changement de paradigme rhizomatique de l’économie par le développement de systèmes de paiement numériques distribués, eux aussi souverains. On les trouve par exemple en Équateur (4) et dans le Nebraska grâce à MazaCoin, une monnaie cryptographique réservée aux citoyens de la Grande Nation Sioux de Lakota (5). De l’autre côté de l’Atlantique, financé par la Commission européenne, on trouve aussi l’exemple de Decentralized Citizens Engagement Technologies (Technologies décentralisées d’engagement des citoyens), une plateforme de sensibilisation collective appelée D-CENT (6), dont le lancement est prévu en 2016.

Bristol Pound, 2012-2015. Photo: D.R.

Outils de conception collaborative avec les « netizens »
D-CENT est une plateforme de réseau social interopérable pensée pour répondre aux besoins des communautés en matière de partage de données afin de relever les grands défis de la société, notamment à travers la conception de blockchains sociaux qui favorisent le modèle anthropo-génétique du développement humain : l’économie productive de biens et de services, la santé, l’éducation et la culture reposent ici sur la technologie du blockchain, à savoir le protocole freecoin (7).

Partant de l’hypothèse que la fonction principale de l’argent devrait permettre à chaque être humain de consommer tous les jours de la nourriture pour le corps et pour l’esprit, l’objectif est de concevoir, en collaboration avec les internautes, des outils numériques utiles et pertinents, en particulier dans les périodes critiques de transition et d’austérité. Par conséquent, les utilisateurs de D-CENT, qui font partie de communautés pilotes en Espagne, Islande et Finlande, signalent aux chercheurs et aux développeurs les caractéristiques et les résultats attendus de leurs propres outils de délibération monétaire collective (FLOSS, décentralisés, autogérés). Mais comment s’assurer de ne pas retomber dans les programmes sociaux monétaires conventionnels ?!

L’argent comme dernier tabou
Après la mort et le sexe, l’argent est le dernier Tabou ! que l’humanité dans son ensemble doit rendre explicite pour échapper à des crises comme celle que nous traversons aujourd’hui, une fois pour toutes : Memento ! — L’or est la matière fécale de l’enfer. Selon la psychiatre Paula B. Fuqua, au regard des analyses psychanalytiques du développement de l’enfance, les enfants manifestent un plaisir naturel à la fois dans la défécation et dans la rétention de leurs selles ; ainsi les matières fécales retenues sont leurs premières économies et leurs premiers jouets. Plus tard, ils commencent à collectionner des pierres avec volupté et sont heureux d’en faire le troc avec d’autres enfants. Les pierres deviennent des billes de verre, des boutons, et enfin des pièces. Lorsque le développement cognitif améliore la capacité d’abstraction de l’enfant, les pièces sont remplacées par des actions, des obligations et des chiffres (8)… et au XXIème siècle par des crypto-pièces.

Par conséquent, puisque l’argent est inconsciemment associé à la défécation, il est Tabou ! Impossible d’en discuter ouvertement et cela profite aux 1% de détenteurs, gestionnaires et bénéficiaires du système conventionnel. Il nous faut davantage parler d’argent ! C’est une chose souhaitable et qui a commencé à se produire dans le monde numérique où VISA, Mastercard et PayPal ont gelé les comptes de Wikileaks en 2010 et où les mineurs ont augmenté leurs efforts pour améliorer le réseau bitcoin de manière à donner plus de poids à l’opération Payback (« remboursez »).

Bristol Pound, 2012-2015. Photo: D.R.

Dans la plateforme D-CENT, l’application technique qui permet de surmonter le Tabou ! social de l’argent est le freecoin, un protocole en open source reposant sur du code et permettant des transferts de valeur quasi-instantanés au sein d’une base de données publique programmable, également appelé blockchain, qui fait office de grand livre comptable. Dans le cas du freecoin, le mécanisme de la preuve de travail revêt un nouveau sens, car sa nature devient sociale et analogique : à présent, ce sont les utilisateurs qui fournissent les informations permettant de créer une réserve d’argent en open source, laquelle est ensuite gérée par les administrateurs qui font office de vérificateurs et de mineurs du système, devenant les gardiens de facto du contrôle social, de l’octroi et du transfert de crédits.

Afin de gérer les échanges économiques, le montant du crédit précédemment généré découle de règles élaborées et adoptées par les utilisateurs du système eux-mêmes. Par conséquent, c’est en ajoutant la possibilité de délibérer collectivement par rapport au processus d’élaboration des politiques monétaires du système qu’il devient techniquement viable, pour aller dans le sens de systèmes d’argent beaucoup plus auto-gérables que le système actuel, c’est-à-dire un système de paiement en open source qui fonctionne structurellement pour les usagers, au lieu du contraire.

Grâce au passage à un système régulier d’échange de valeur économique conditionné et consensuel et parallèlement à une inter-connectivité croissante de la population familiarisée avec les médias sociaux, les outils de D-CENT peuvent aider à augmenter les pratiques collectives de gestion autonome au sein de communautés sectorielles et géographiques pour renforcer leur « effet multiplicateur local ». Tout cela, indépendamment du système bancaire classique et à un coût négligeable pour les autorités publiques locales, qui peuvent d’ailleurs, elles aussi, commencer à profiter de ces fonds alternatifs — voir le cas de la livre Bristol au Royaume-Uni (9). Le logiciel d’arrière-plan (backend) est un blockchain social qu’une communauté peut intégralement adapter à ses propres besoins. Ainsi, au lieu d’enfermer le freecoin dans la catégorie des crypto-monnaies, il est essentiel de le concevoir comme un protocole. Un design fluide de l’interface utilisateur se chargera de la dynamique frontale liée à la convivialité.

En conclusion (ouverte), on peut observer que c’est à travers ce processus de politique monétaire collective que les utilisateurs peuvent commencer à se réapproprier la capacité à émettre de la monnaie et donc le pouvoir d’agir sur le destin de leurs vies économiques : il s’agit d’opérer une déprogrammation grâce à l’alphabétisation monétaire, c’est-à-dire la dédollarisation des esprits.

Marco Radium Sachy
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) http://on.wsj.com/1pwbLdv et http://bit.ly/1weAauP
(2) http://econ.st/18FrLTF
(3) http://bit.ly/1tjf4Xh
(4) www.bloomberg.com/news/2014-08-11/ecuador-turning-to-virtual-currency-after-oil-loans-correct-.html
(5) www.mazacoin.org
(6) www.dcentproject.eu
(7) http://freecoin.ch
(8) Paula B. Fuqua, citée dans The Last Taboo : money as symbol and reality in psychotherapy and psychoanalysis, de David W. Krueger, 1986, ed. Brunner/Manzel, New York.
(9) http://bit.ly/1tu7vfO

much soul, very emotion…

L’auteur du « Guide hérétique de la finance globale » (The Heretic’s Guide to Global Finance: Hacking the Future of Money) utilise le Dogecoin, que certains ont fait passer pour un vaste canular. Au contraire, cet ancien trader explique pourquoi celle-ci constitue en fait l’une des meilleures « alt-coins », ces crypto-monnaies alternatives.

J’utilise le Dogecoin parce que le chien m’attire sur le plan affectif. Contrairement aux fossiles tels que la reine à l’air figé sur les billets de livre sterling, ce Shiba Inu est à la fois transcendant et abordable, autosuffisant, mais câlin. Il me regarde dans les yeux avec son regard en biais, comme s’il venait de remarquer ma présence et se demandait si je préfère jouer ou être laissé tranquille. Ce n’est pas un chien agressif ni, d’ailleurs, un chien surexcité qui tenterait à tout prix de me lécher. Son âme est autonome et atypique et il serait quasiment impossible d’imaginer que ce chien puisse être un connard.

Certains membres de la communauté des crypto-monnaies ont dénigré le Dogecoin, le traitant de canular, voire d’arnaque. Peut-être les deux à la fois, mais est-ce vraiment si important ? Toutes les devises, si on y regarde de plus près, sont des arnaques. Ce qu’il faut se demander, c’est laquelle d’entre elles nous sommes prêts à accepter. Pour ma part, je préfère prêter serment d’allégeance à un chien mystique qu’adorer l’image d’un monarque arrogant. En effet, le Dogecoin est pour moi la meilleure de toutes les alt-coins, ces crypto-monnaies alternatives qui ont vu le jour dans le sillage de l’invention du code source du bitcoin. Voilà pourquoi.

L’argent n’est pas « rationnel »

Réfléchissez à la question suivante : pourquoi les humains ont-ils inventé la poterie ? Pour beaucoup, parce qu’elle devait être utile pour stocker de la nourriture et de l’eau. Une réponse qui correspond parfaitement à notre vision dominante et rationaliste du monde. L’hypothèse selon laquelle la poterie a été « inventée » délibérément reste cependant problématique, d’autant qu’il semblerait qu’elle ait été utilisée, à l’origine, pour fabriquer des figurines religieuses abstraites.

Un problème similaire apparaît chez de nombreux économistes qui tentent de colporter des théories anhistoriques sur la raison pour laquelle les gens ont inventé l’argent. Leur histoire met souvent en scène des personnes concevant l’argent de manière « rationnelle » comme une alternative au « troc ». Or, il n’est pas très rationnel d’échanger spontanément des biens réels contre des morceaux de papier ou des bouts de métal brillant.

Bien entendu, une fois la convention sociale de l’échange monétaire mise en place, celle-ci s’avère utile, mais le processus imaginaire dans lequel les boulangers et les bouchers « inventent » l’argent pour faire face aux difficultés de l’échange de la viande contre des pains au levain est une tentative de refonte de l’histoire à l’envers, soumise à la vision du dogme actuel.

L’argent n’est pas un objet que l’on puisse inventer. C’est une convention sociale qui doit se structurer sur le plan culturel. L’utilisation de coupons monétaires apparaît uniquement rationnelle lorsqu’elle s’inscrit dans une convention (ou une illusion) collective qui attribue de la valeur à ces mêmes jetons, convention qui doit être constamment maintenue.

Pouvoir d’État, confiance locale, travail et mysticisme méta-national

Dans le cas de notre monnaie fiduciaire habituelle, la convention collective est renforcée par la force psychologique (et réelle) des autorités officielles. La majorité de notre monnaie fiduciaire est créée par les banques commerciales, mais sa « réalité » provient en grande partie de l’approbation par l’état de son statut légal.

En l’absence d’un État qui défende une monnaie, d’autres facteurs sont nécessaires pour induire l’acceptation collective. Par exemple, une toute petite communauté pourrait créer et maintenir une monnaie locale uniquement soutenue par le réseau de confiance communautaire préexistant, tissé d’amitiés réciproques, de liens d’honneur et de la crainte d’être exclu du groupe social.

En dehors d’une petite communauté, il est particulièrement difficile d’instaurer la confiance dans une monnaie non-nationale. Le bitcoin est un cas d’étude tout à fait fascinant de ce processus. À ses débuts, le bitcoin n’avait presque aucune valeur. Il possédait pourtant un élément crucial. À son centre se trouvait un personnage mystérieux, presque immatériel, nommé Satoshi Nakomoto qui, focalisant l’attention, permettait le ralliement d’une communauté autour de lui.

La mystique de Satoshi était vitale, dotant ce qui sans lui n’aurait été qu’un élément intelligent, mais froid, de cryptographie d’une âme en laquelle les gens ont pu croire. Satoshi était l’esprit sacré dans la machine et le minage ressemblait à une quête rituelle poursuivant la construction du blockchain (le registre des transactions en bitcoins) entamée par cet esprit. C’est par ce processus que la valeur imaginaire du bitcoin a pris vie et a commencé à se concrétiser.

En revanche, imaginez si une personne connue, comme Stephen Hawking, inventait le bitcoin. Ce dernier serait dépourvu de tout mystère. Au lieu d’un mouvement alternatif, il ressemblerait à un projet scientifique ou commercial. Les traits de caractère propres à Stephen remplaceraient le symbole énigmatique anciennement incarné par le personnage de Satoshi. Que resterait-il alors ? Un fragment intelligent de cryptographie et un acte peu banal consistant à utiliser de l’énergie pour faire fonctionner des ordinateurs.

Ceci dit, il y a quelque chose d’intéressant dans l’inutilité fondamentale de la triture des algorithmes par le biais d’un ordinateur psychologiquement puissant. Si vous vous plaisez à voir une chose essentiellement éphémère comme un produit utile, le fait d’accroître le travail dans le processus de création peut être avantageux, étant donné que le travail induit la rareté (seules les choses rares demandent du travail) et que la rareté signifie une valeur d’échange potentielle (on ne peut rien échanger contre une chose abondante).

La puissance (« le travail ») de calcul intégré au réseau du bitcoin ne crée pas de valeur en soi, mais elle représente un garant psychologique supplémentaire pour la valeur imaginée des jetons de bitcoin. S’ils n’avaient pas de valeur, nous ne produirions pas autant de travail, n’est-ce pas? Si nous effectuons ce travail, c’est qu’ils doivent avoir de la valeur, non ?

Le mythe émergent de la rationalité du bitcoin

Fait intéressant, le processus rituel de minage est devenu de plus en plus concurrentiel et la commercialisation du bitcoin a explosé, de nouvelles théories sont apparues pour expliquer la valeur des jetons de bitcoin d’un point de vue « rationnel ». Parmi ces théories, on trouve l’idée mise en avant par la Fondation bitcoin elle-même selon laquelle les bitcoins ont une valeur parce qu’ils sont utiles.

Tout cela s’inscrit dans une tendance générale de l’élite du bitcoin qui consiste à réécrire l’histoire et proclamer, avec le recul, que la valeur du bitcoin a toujours été évidente et que les adeptes du début se sont lancés dans l’aventure, car leurs espoirs de reconnaissance croissante de la valeur du bitcoin comme moyen sécurisé d’échange par la société étaient fondés.

Dans cette affirmation, les jetons de bitcoin tirent leur valeur de leur appartenance à un système potentiellement utile, la valeur de chaque bitcoin reflétant l’évaluation globale du marché qui vante l’utilité d’un moyen d’échange sécurisé. C’est un peu comme soutenir que les conteneurs placés sur des wagons de train tirent l’intégralité de leur valeur de l’utilité du réseau ferroviaire.

La théorie implicite est la suivante : hé, ces choses sont utiles, car elles véhiculent des valeurs d’échange, alors battons-nous pour elles et, ce faisant, nous créerons leur valeur de marché, qui pourra alors être utilisée à des fins d’échange. Circulaire, non ? Il se peut qu’il y ait là une lueur de vérité, mais c’est surtout une tentative de décrire le processus essentiellement affectif et social de la création de monnaie par le biais du langage d’une rationalité froide et individualiste.

Les monnaies du bûcheron en fer blanc n’ont pas de cœur

Cette façon de penser a par la suite influencé la façon dont beaucoup de crypto-pièces alternatives ont tenté de s’imposer sur le marché par leurs propres moyens. Plutôt que d’assumer leur propre absurdité, de nombreuses alt-monnaies ont vanté leur efficacité, leur sécurité ou leur usage adaptés à des cas spécifiques comme si l’utilité et la compétitivité du concept motivaient l’adoption d’une monnaie par un individu.

La crypto-conférence est ainsi devenue le royaume des « gens sérieux » discutant « d’affaires sérieuses ». Ici, pas de mysticisme, ni d’émotion mièvre. Ils s’adressent à la fonctionnalité rationnelle au lieu de donner vraiment envie aux gens de les utiliser. Ils sont techno-fétichistes. Un gars fait une présentation PowerPoint où il détaille froidement le cas commercial pour lequel sa crypto-monnaie est idéale, car elle utilise un système de hachage turbo dernier cri, mais putain, dis-moi pourquoi je devrais y CROIRE !

Il est vrai que, dans une certaine mesure, cette stratégie a fonctionné pour des alt-monnaies comme le lightcoin, le quarkcoin et le peercoin, qui ont acquis une certaine popularité à partir de leur concept, mais réfléchissez un instant à la question suivante : pourquoi utilisez-vous la livre sterling ou le yen ? La réponse n’est jamais, parce j’apprécie leur design, et ce n’est pas non plus, parce que je comprends, d’un point de vue rationnel, l’utilité que représente pour moi ce moyen d’échange, ni parce que je suis intimidé par l’État et qu’il me force à utiliser ces devises.

La plupart du temps, nous répondons simplement parce c’est ce que tout le monde semble utiliser et qu’on m’a appris à l’utiliser. Nous sommes nés avec les monnaies tout comme nous sommes nés avec les langues et avons appris à les utiliser dans un contexte social. Si vous voulez convaincre quelqu’un d’accepter des documents électroniques éphémères comme monnaie, vous aurez besoin d’une histoire à laquelle les gens pourront se raccrocher. Vous aurez besoin de cœur.

Le Dogecoin est un culte, et c’est très bien ainsi

Ce qui nous ramène au Dogecoin. Je peux croire au Dogecoin parce qu’il me donne matière à croire. Il fait directement appel à l’irrationnel, au dépassement du monde conventionnel du calcul de l’utilité individuelle pour se soumettre à une absurdité hilarante. Il s’agit, avant tout, d’un culte et c’est infiniment plus attirant que tout démarchage qui tenterait de nous faire adopter un concept solide.

Le regard calme et ludique du Doge est, en soi, le fondement mystique de la monnaie. Peu importe qui l’a inventé, parce que Dogecoin n’est pas perçu comme le projet narcissique d’un individu, c’est son symbole même qui en est le leader. Le Doge est un personnage sans ego, qui séduit tout le monde à travers les cultures, les identités sexuelles et même les espèces. Nous pouvons tous retirer quelque chose du regard du Shibu.

Cela se reflète dans la communauté qui s’est développée autour du Dogecoin, des personnes qui se présentent comme des « shibes » et s’offrent mutuellement des cadeaux en Doge. Alors que le forum dédié au bitcoin sur Reddit est devenu un véritable ring où se pratique le trolling agressif, dans les forums Dogecoin on se sent compris et accepté, en phase avec son univers surréaliste constitué de slogans ésotériques et d’actes de bonne volonté.

En conclusion, j’ajouterais un mot sur sa conception. Si l’on devait parler d’une seule chose intelligente dans la conception du Dogecoin, c’est la façon dont ses principaux membres ont mis l’accent sur la création d’une culture ascendante, au lieu de fétichiser la création de la monnaie en tant que solution technique destinée être commercialisée à partir du sommet.

La communauté Dogecoin a augmenté rapidement en réponse à des actes communautaires qui établissent une raison de croire en la monnaie, comme le parrainage de personnages atypiques comme l’équipe de bobsleigh de la Jamaïque et de cascades loufoques comme le soutien à une voiture de course Nascar. Ce sont des choses dont vous pouvez rire, assis dans un pub, en dehors des salles de conférence. Et c’est ce qui fait toute la différence.

Brett Scott
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

Brett Scott est journaliste, militant et auteur du Heretic’s Guide to Global Finance: Hacking the Future of Money (Pluto Press, 2013). http://suitpossum.blogspot.co.uk / @Suitpossum

la ville adoptive de Thomas Paine

Thomas Paine me brûle les doigts. À la place du visage de la Reine qui trône sur les billets de banque britanniques, j’ai en poche des livres Lewes à l’effigie de l’inspirateur des révolutions française et américaine. Son visage est omniprésent à Lewes, petite ville britannique où Thomas Paine vécut au XVIIIème siècle, au début de sa carrière politique radicale.

Livre lewes (recto). Conception graphique : Hudoq Digital Media, en partenariat avec Giant Arc Design. © Lewes Pound

Lewes a toujours été lieu de révolution. Les premières limites aux pouvoirs d’un roi anglais ont été imposées en 1264, suite à la bataille de Lewes, lorsque les barons ont forcé Henry III à accepter un parlement de nobles. C’est également ici qu’en 1557, la reine Marie 1ère d’Angleterre (Bloody Mary, Marie la Sanglante) martyrisa dix-sept protestants devenus ainsi, jusqu’à nos jours, un puissant symbole de contre-pouvoir. Chaque année, le 5 novembre, autour du feu de joie de Lewes, filles et garçons rendent hommage aux martyrs de 1557 (et fêtent l’échec du complot catholique de 1605 destiné à faire exploser le Parlement anglais) en brûlant des effigies du pape et du gouvernement de l’époque. Les célébrations du feu de joie de Lewes sont tellement ardentes qu’on peut les voir sur les images satellites de la Nasa !

Thomas Paine rédigea son premier ouvrage politique à Lewes (un traité sur la condition de ses collègues du service des accises). Il écrivit ensuite le Sens Commun, un pamphlet qui mit le feu aux poudres de la révolution américaine, suivi de son fameux Droits de l’Homme qui, en 1792, lui valut un siège au Parlement révolutionnaire français. À l’époque de Paine, il existait déjà une livre lewes. En effet, notre ville avait possédé sa propre monnaie entre 1789 et 1895, période où elle repoussait l’invasion du monde extérieur. Depuis 2008, l’actuelle livre lewes s’inscrit dans une révolution moderne qui tente de relocaliser l’économie et reprendre le contrôle de nos vies dominées par le capitalisme mondial.

Monnaie locale pour entreprises locales
Je me sers de la livre lewes pour la plupart de mes achats quotidiens (dans deux marchés d’alimentation, dans les trois magasins alternatifs de la ville, chez le fromager et les deux boulangers, dans une bonne moitié des cafés et des pubs, chez mon coiffeur et au magasin d’aliments pour animaux, à l’hôtel où séjournent mes parents, dans les deux boutiques où j’achète mes vêtements, chez le disquaire, dans mon restaurant préféré).
Curieusement, il est impossible de l’utiliser pour acheter des journaux, mais, si vous êtes motivé, elle fonctionne pour à peu près tout le reste. J’achète mes livres lewes avec des livres sterling, prélevées directement sur mon compte bancaire, suite à quoi je vais les retirer, une fois par mois, dans un magasin d’alimentation près de chez moi. Si j’ai besoin d’autres livres lewes, cinq magasins (environ) les distribuent à Lewes; ils font office de « distributeurs d’argent ». Il y a environ 15.000 livres Lewes dans la nature (plutôt qu’en circulation).

Livre lewes (verso). Conception graphique : Hudoq Digital Media, en partenariat avec Giant Arc Design. © Lewes Pound

Une monnaie locale a deux visées : rendre hommage à la communauté locale et améliorer les économies locales. Les supermarchés offrent moins d’emplois et à plus bas salaire que ceux des boutiques en ville, capitalisent 95% de l’argent que l’on y dépense. Cet argent va dans leurs caisses et sort instantanément de notre ville. La livre lewes, de son côté, ne peut être dépensée ailleurs qu’ici. Ainsi, elle doit circuler dans le périmètre local, ce qui facilite et améliore les échanges entre les entreprises du secteur.

Élément du folklore
La livre lewes fait désormais partie du folklore de Lewes (à l’instar de Thomas Paine et des célébrations annuelles autour des feux de joie). À mon avis cette focalisation sur l’aspect folklorique masque les arguments économiques selon lesquels les monnaies locales peuvent augmenter l’activité économique locale. Les entreprises qui refusent les livres lewes (et il y en a encore beaucoup), ne comprennent pas l’argument économique ou bien se plaignent de ne rien pouvoir acheter à Lewes avec cette monnaie. C’est un véritable problème (dans notre système économique globalisé, la plupart des magasins ne sont pas approvisionnés par des entreprises locales).
Je me dois également de préciser que j’appartiens à un très petit groupe qui utilise religieusement la livre lewes (la plupart des gens sont heureux de savoir qu’elle existe, mais préfèrent se cantonner aux livres sterling qui pourront être dépensées à Londres ou à Brighton). Dans certains magasins, je suis le seul client à utiliser cette devise ! Cependant, nous en sommes encore au stade de l’expérimentation. La priorité est de montrer comment une devise locale peut fonctionner. Dans l’éventualité où le système financier s’écroulerait sous le poids de ses propres contradictions, notre ville sera prête. Comme je l’ai expliqué plus haut, à Lewes nous sommes une véritable bande de révolutionnaires !

Alexis Rowell
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015