Ironiquement baptisés Yes Men (« béni-oui-oui ») à leur création au début des années 90, Andy Bichlbaum et Mike Bonanno (alias Jacques Servin et Igor Vamos) n’ont cessé depuis d’intervenir dans le champ de la communication, électronique ou non, afin de délivrer leur vision sarcastique du monde en dénonçant les excès du libéralisme et son impact sur la géopolitique, l’économie, la politique intérieure et les médias. Avec leur look de cadres corporate, Servin et Vamos forment un duo de spécialistes du canular politique dont les actions, fort nombreuses, continuent régulièrement de moquer les gouvernements et les multinationales.

The Yes Men, intervention lors de la conférence sur le pétrole du Canada le 14 juin 2007

The Yes Men, intervention lors de la conférence sur le pétrole du Canada le 14 juin 2007. Photo: D.R.

Costumes trois-pièces et lunettes d’économistes, nul de dirait à les voir pour la première fois qu’Andy Bichlbaum et Mike Bonanno sont de dangereux activistes comiques, poussant l’économie libérale dans ses retranchements les plus absurdes. L’establishment en effet, est la cible numéro un de ce duo. Une équipe qui a choisi l’humour comme mode opératoire, et qui vise depuis près de quinze ans les tenants du pouvoir, qu’il soit économique ou politique, local ou transnational. À eux deux, Bichlbaum et Bonanno (nommé ainsi parce que cela sonnait plus « hommes d’affaires et décideurs ») sont les auteurs de très nombreuses mises en scène visant les travers de notre société. Leur recette ? Reprendre les grandes idées du libéralisme économique, s’inspirer de la ligne du parti conservateur, ou appuyer les décisions des instances mondiales (OMC, BIRD – la Banque Mondiale, ou encore le FMI) de façon tellement jusque-boutiste et outré qu’elles en deviennent à la fois inapplicables et ridicules.

Le canular au rang d’œuvre d’art
Le canular, chez Bichlbaum/Servin et Bonanno/Vamos, est une arme de destruction massive des valeurs mortifères du capitalisme à outrance, du libéralisme excessif et en général, de l’égoïsme (et l’égotiste) des pays économiquement « dominants ». Symbole de ce libéralisme économique, l’OMC fut régulièrement la cible de ses blagueurs à visées politiques. En mai 2000, en Autriche, Andy Bichlbaum intervient par exemple sous le pseudonyme germanisé d’ »Andreas Bichlbauer », et fait une conférence alarmiste sur l’avenir économique des pays développés. Pendant quelques heures, des professionnels de l’économie assisteront médusés au discours complètement fou d’un spécialiste en réalité très heureux de rouler son public dans la farine.

On leur doit également des initiatives l’éradication de certaines coutumes en vue d’une meilleure rentabilité économique. Ils proposeront, par exemple en 2001, d’interdire les siestes coutumières en milieu de journée, comme il est courant de le pratiquer en Espagne… En 2001, lors d’une autre conférence, ils proposeront le recyclage des excréments de l’Occident pour les transformer en nourriture à destination du tiers-monde. Il est amusant de noter que, la plupart du temps, leurs interventions ne recueillent aucune réaction négative. Preuve que ces interventions sont des œuvres d’art pérennes pour les Yes Men, elles sont filmées, et vendues aux amateurs. Ce qui génère à la fois une source de revenus pour ces activistes aux multiples casquettes, mais est aussi un clin d’œil ironique aux engouements aléatoires du marché de l’art contemporain.

The Yes Men, Gilda. La mascotte dorée symbolisant par l'absurde la prise de risque calculée; présentée le 28 avril 2005 à Londres lors d'une conférence réunissant des banquiers.

The Yes Men, Gilda. La mascotte dorée symbolisant par l’absurde la prise de risque calculée; présentée le 28 avril 2005 à Londres lors d’une conférence réunissant des banquiers. Photo: D.R.

La chasse aux têtes de Turc
Parmi les figures publiques auxquels ils se sont régulièrement attaqués, on trouve George W. Bush Jr. durant ses deux mandats, mais aussi le Français Patrick Balkany, alors maire UMP de Levallois-Perret, qu’ils piègent en 2005 à la télévision (1), le laissant déclarer que les pauvres vivent très bien à Paris (2). Les activistes se frottent également aux multinationales et aux grands consortiums financiers, comme ExxonMobil, Halliburton ou Dow Chemicals; avec le fameux épisode de la mascotte Gilda, un squelette plaqué or, censé représenter les dévastations — acceptables et profitables, les os sont couverts d’or — du géant mondial de la chimie. Les institutions étatiques et les administrations sont également visées. C’est le cas de la chambre de commerce des USA, du gouvernement canadien (considéré par le duo comme le plus hypocrite de la terre) ou encore du gouvernement israélien. Concernant Israël, les Yes Men font campagne avec le slogan For Once The Yes Men Says No ! (Pour une fois les Yes Men disent non !) et boycottent le Festival International du film de 2009, une manifestation qui devait accueillir leur film documentaire récompensé, The Yes Men Fix the World (Les Yes Men refont le monde) (3).

The Yes Men Fix the World 
Actifs et réactifs, les Yes Men « réparent » le monde en effet. Ou tout du moins, essaient… Après l’Ouragan Katrina, l’un des deux Yes Men monte une opération de communication. Se faisant passer pour un membre du ministère du logement, il annonce la réouverture des logements sociaux, provoquant l’embarras du gouvernement qui devra démentir, et l’ire de la population. Spécialistes de la communication, les Yes Men excellent dans la production de faux documents. En 2008, ils font distribuer dans la rue un exemplaire factice du New York Times annonçant la fin de la guerre en Irak et l’inculpation de Georges Bush pour « haute trahison » (4). Une édition pirate éditée à un million d’exemplaires (5).

Les Yes Men dénoncent également régulièrement l’hypocrisie de mesures qui se veulent moralement justifiables, même si l’on sait qu’elles ne seront pas appliquées dans la réalité. C’est le cas du Pacte écologique de Nicolas Hulot. Une initiative qui aurait dû remporter leur suffrage, mais qui, au vu de la tiédeur des mesures, ne fera qu’inspirer ces deux comiques corporate. Pour l’occasion, ils endossent une fois de plus le costume de leurs ennemis et se font passer pour des journalistes ultraréactionnaires, piégeant successivement Claude Goasguen, Claude Bartolome et Jean-Marie Cavada. Seul ce dernier se doutera d’ailleurs de quelque chose, critiquant des mesures comme « le transport de glace par avion vers le Groenland » pour sauver la banquise. Les autres ne broncheront pas.

The Yes Men. "The Yes Men Fix the World". Capture d'écran.

The Yes Men. « The Yes Men Fix the World ». Capture d’écran. Photo: D.R.

Lancement du Yes Lab
Toujours très occupés, les Yes Men s’étoffent et lancent aujourd’hui le projet Yes Lab (6), ainsi que l’Action Switchboard, une plateforme en ligne où le duo met à profit l’imagination de leurs fans désormais nombreux, pour leur proposer des idées et des projets. Crée en 2010, le Yes Lab propose une série de brainstormig et de formations destiner à former, et aider, d’autres groupes d’activistes proches des méthodes de Bonano et Servin, dans la réalisation de projets qui leur sont propre. Plus militant que jamais, le duo sort également un nouveau film, The Yes Men Are Revolting, un titre à double sens (les Yes Men sont aussi révoltés qu’ils se révoltent) pour un film qui documente les cinq dernières années d’activisme de ce duo politique à sa manière, et qui prend bien évidemment encore une fois à contre-pied les codes de la communication entrepreneuriale et gouvernementale, les repoussant toujours plus loin dans l’absurde, dans une hystérie paroxystique typique de notre époque.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://theyesmen.org

(1) www.youtube.com/watch?v=YvprI1yghJU

(2) http://tempsreel.nouvelobs.com/medias/20051117.OBS5561/balkany-les-pauvres-vivent-tres-bien.html

(3) http://theyesmenfixtheworld.com/).

(4) www.lefigaro.fr/elections-americaines-2008/2008/11/12/01017-20081112ARTFIG00668-la-guerre-en-irak-est-finie-annonce-un-faux-ny-times-.php

(5) http://nytimes-se.com/todays-paper/NYTimes-SE.pdf

(6) www.yeslab.org

Réseau de surveillance des caméras urbaines, virage commercial de l’Internet, disparition de l’espace public : autant de constats qui poussent la net-artiste et cinéaste Manu Luksch à écrire les scénarios possibles de futurs alternatifs.

Manu Luksch, Faceless. Manifesto for CCTV filmmakers.

Manu Luksch, Faceless. Manifesto for CCTV filmmakers. Photo: D.R. / Luksch.

L’histoire se déroule dans une société sans passé, ni futur. Les humains y ont perdu jusqu’à leur visage, lorsqu’un matin, une femme retrouve le sien et cède à la panique de cette identité singulière nouvelle. D’origine autrichienne, mais basée à Londres, la net-artiste et cinéaste Manu Luksch s’est fait internationalement connaître en 2007 par cette étrange histoire médiatique qui sert de canevas au film Faceless, sorte de drame onirique de science-fiction, dont la particularité première est d’être entièrement nourri par les images capturées sur le réseau de caméra de surveillance CCTV de Londres; l‘un des plus imposants au monde par sa densité.

De cette matière première cinématographique bien réelle, Manu Luksch a tiré un terrain d’action militant, édifié selon les règles du Manifesto for CCTV filmmakers — édictées dès 2002 par AmbientTV.net, une plateforme de création audiovisuelle basée sur le web, ouverte à des projets interdisciplinaires et indépendants à l’intersection de l’art, de la technologie et de la critique sociale, et dont Manu Luksch est la fondatrice et directrice. Les modalités d’Ambienttv.net ont changé plusieurs fois dans le temps, précise Manu Luksch.

Cela a démarré comme un site Internet regroupant des salariés professionnels indépendants, puis comme un réseau d’artistes et de technologistes, puis comme une véritable entreprise, Ambient Information Systems. Cela n’a jamais été un collectif, mais plutôt une boîte à outils, ou un point d’intersection au cœur du réseau, dont le contexte est décrit par le théoricien des médias Armin Medosch dans son essai du même nom, Ambient Information Systems. Publié en 2009 chez AIS, ce livre permet en effet de mieux comprendre le travail de Manu Luksch et d’Ambienttv.net dans son sens artistique critique interrogeant les transformations politiques et sociales émergeant à travers l’avènement des nouveaux réseaux numériques, comme Internet.

Manu Luksch, Faceless. Copie d'écran.

Manu Luksch, Faceless. Copie d’écran. Photo: D.R. / Manu Luksch.

Faceless Project: la Traçabilité des individus
De ce processus d’acquisition d’images collectées sur le réseau de surveillance londonien, Manu Luksch — dont les précédents travaux abordaient déjà les questions d’identité et d’espace public, et portaient une attention particulière aux espaces en réseau — a conçu une série de projets, déclinés sous différentes formes multimédia, qui ont constitué la matrice du plus global Faceless project (2002-2008). Tentaculaire et nodal, celui-ci interrogeait de façon incisive la crispation du citoyen face à ce redéploiement d’images filmées authentiques, véritables « readymade » légalement réclamables par un tout un chacun, puisque la loi britannique sur la protection des données et la liberté d’information permet aux personnes filmées de réclamer une copie de ces enregistrements.

Selon Manu Luksch, cette omniprésence du phénomène de surveillance n’est pas circonscrite au seul réseau de caméra urbaine. Il perce également sur la toile, comme elle l’évoquait dans un entretien avec Marie Lechner de Libération en septembre 2007 où elle avouait son pressentiment qu’internet n’était pas seulement l’outil peer-to-peer longtemps attendu qui allait donner de l’autonomie aux individus et aux communautés, mais aussi une matrice dans laquelle nous sommes tous des points traçables à loisir. Aujourd’hui, nous ne sommes plus seulement un corps physique mais également un corps de données, expliquait-elle ainsi.

Nos mouvements, nos choix, nos communications sont consignés. Notre corps de données fait du shopping en utilisant des cartes de fidélité, fait des trajets quotidiens dans les transports publics enregistrés par les Oyster cards (carte de transport à Londres), passe des coups de fil permettant aux opérateurs mobiles de nous localiser, surfe sur le net et communique par e-mail… Il laisse des traces partout où il passe. Si les propriétaires de ces différents réseaux (espaces virtuels) compilent ces traces, ils réussissent à esquisser un portrait assez précis de la « personne réelle ». Cela m’inquiète. J’y vois aussi une forte connexion avec la disparition de l’espace public et la croissance de l’espace privé, commercial. Nos droits civiques sont tronqués par des implémentations sécuritaires.

Manu Luksch, Kayak Libre, installation. Latvian National Museum of the Arts, Riga

Manu Luksch, Kayak Libre, installation. Latvian National Museum of the Arts, Riga 2014. Photo: © Armin Medosch.

Kayak Libre
Comme une réponse à ce constat, l’un des projets les plus récents de Manu Luksch porte justement sur la définition d’un nouvel espace public qui permettrait de nouveaux échanges entre les individus, dans une nouvelle forme de réseau, plus conforme au respect de la nature humaine. Telle est l’idée de son projet Kayak Libre, un véhicule artistique prenant la forme d’un véritable taxi fluvial explorant les pistes de nouvelles formes de connectivité humaine, basé sur le désir naturel de l’homme pour l’autonomie, la mobilité et le sens communautaire, et qui agirait comme un parallèle symbolique au réseau Internet.

Dans ce projet, sorte d’infrastructure expérimentale temporaire, les conversations entre les participants s’avèrent être en quelque sorte le prix du trajet. Et les enregistrements géolocalisés de bribes de conversation permettent d’alimenter sur le site web dédié une carte interactive symbolisant cette faible proportion de liberté dans l’espace public, suivant le mince cours de la voie fluviale qui lui sert de support, mais traçant aussi l’axe d’un futur possible en tant que nouvel environnement durable basé sur l’échange.

En fait, Kayak Libre prend une autre forme de réseau comme source imaginaire pour la définition d’un nouvel espace d’ouverture, explique Manu Luksch. En l’occurrence, il s’agit ici d’un réseau de canaux industriels datant de la fin du XIXème siècle. Mais il y a une continuité avec les questions précédemment posées par les problématiques de communautés en réseau, de l’Internet, par la modification des espaces publics. Le projet part des mêmes critiques formulées pour chercher des scénarios possibles de futurs alternatifs basés sur un véritable échange partagé, et pour essayer d’être certain que les méthodes de conception de ces futurs alternatifs délivrent de véritables valeurs d’intégration et d’autonomie évitant de refaire les mêmes erreurs.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://www.manuluksch.com/

S’il est connu comme l’artiste à qui l’on doit, en coréalisation avec l’architecte américano-argentin Julian Bonder, la conception du fameux Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, Krzysztof Wodiczko reste avant tout un artiste politiquement engagé, dont la vision du monde influence profondément les travaux, et inversement. Car c’est en produisant des œuvres qui changent le regard du public sur la société que ce polonais de 71 ans considéré comme un activiste culturel, compte bien mettre en application la théorie selon laquelle l’art, dans certaines situations, met l’individu face à ses conditions réelles d’existence et lui donne la volonté de les changer.

Krzysztof Wodiczko, If you see something….

Krzysztof Wodiczko, If you see something…. Photo: D.R.

Krzysztof Wodiczko est un artiste polonais. Né à Varsovie en 1943, il est élevé dans un milieu intellectuellement très développé où l’art est considéré comme une forme de résistance contre les régimes totalitaires (1). Son père, Bohdan Wodiczko fut chef d’orchestre du Philharmonique de Varsovie, tandis que sa mère, pianiste et microbiologiste de formation, travaillait comme technicien son pour la télévision Polonaise. Étudiant des Beaux-arts de Varsovie, section design industriel, Krzysztof Wodiczko est très tôt sensibilisé aux théories artistiques de l’engagement social dans le design et les arts visuels. C’est sa découverte, dans les années 70, de The Circle of Constructivism du professeur d’histoire de l’art contemporain Andrzej Turowski, qui catalysa l’idée selon laquelle l’art peut, et doit, se concevoir comme une tentative de remettre en cause les relations imaginaires de l’individu face à ses propres conditions réelles d’existence (selon la définition de l’idéologie de Louis Althusser) comme une condition de l’action dans « le monde réel » vers le changement sociale (2).

Pour Wodiczko, qu’il s’agisse de Gustave Courbet, d’Édouard Manet, ou de la révolution constructiviste, chacun a tenté, à sa manière, de passer du monde de l’imagerie, de l’illusion, ou la représentation, au monde de l’action, de la production et de la transformation de la réalité. Le cinéaste Dziga Vertov, le peintre, sculpteur, photographe et designer Alexandre Rodchenko, ou le peintre Lazar Lissitsky étaient tous les marxistes. Les peintres réalistes du XIXe siècle n’étaient pas marxistes, mais Marx lui-même est né dans ce milieu; c’était un réaliste. Les philosophes et les politiciens ayant des tendances socialistes et anarchistes, y compris le socialiste utopique comme Saint-Simon et l’anarchiste Proudhon ont été affectés tous les deux par les artistes réalistes et constructivistes (3). C’est donc on le voit, un engagement social profond qui anime cet artiste dont on comprend mieux, à la lumière de ces influences politiques et philosophiques, la volonté d’intervenir dans l’espace public, afin de le détourner, d’en modifier la vision et d’en manipuler le message initial, bien souvent établi par les « vainqueurs » (4).

Krzysztof Wodiczko, Homeless vehicle. Schéma explicatif

Krzysztof Wodiczko, Homeless vehicle. Schéma explicatif. Photo: D.R.

L’extérieur et l’intérieur
Krzysztof Wodiczko est également connu pour ses projections sur les monuments des villes, ainsi que pour son utilisation de média communicants et d’équipements multimédia développés avec les résidents marginalisés des zones urbaines contemporaines. Il s’engage pour une création didactique et critique au sein de la production artistique. Subtilement subversif, son travail a valeur de dénonciation. Il vise à faire réagir l’opinion publique, la forçant à entrer dans l’action. Parfois même ce sont les plus défavorisés qui sont le cœur même de la création, bénéficiaires et participants.

C’est par exemple le cas avec la série de véhicules pratiques (dits « Critical Vehicles Project »); dont les « Homeless vehicles » qu’il crée en 1988. Destinés aux sans-abris, ses véhicules semi-transparents furent créés après avoir mené des entretiens avec les intéressés. Wodiczko menant ainsi deux combats de front : d’une part, répondre aux besoins réels d’une partie marginalisée de la société New Yorkaise — les fourgons roulants permettant aux sans-abris de la ville de dormir au sec, de se laver et d’entreposer leurs objets personnels, et d’autre part, sensibiliser l’opinion publique et la Ville de New York en rendant le problème des sans-abris plus « visible », obligeants les habitants de la cité à voir ce que d’habitude ils ignoraient, volontairement ou non.

On a reproché à Krzysztof Wodiczko une esthétisation des problèmes politiques. C’est oublier l’axe de recherche de l’artiste. Celui-ci se projette constamment de l’intérieur vers l’extérieur (et vice-versa). De fait, comme tout travail artistique, l’œuvre de Wodiczko est le fruit d’une réflexion. D’une projection intellectuelle (puis technique, puisqu’artistique), de l’intérieur (de l’artiste) vers l’extérieur (dans le réel). La réalité, quant à elle, accueille le résultat de ces travaux (à l’extérieur), et renvoie le fruit de son impact, les réflexions ainsi générées, vers la sphère intérieure, dans l’esprit du public. Celle-ci devant à son tour influencer celle du politique ou de la société (en extérieur), dans une boucle sans fin.

Krzysztof Wodiczko, Homeless vehicle.

Krzysztof Wodiczko, Homeless vehicle. Photo: D.R.

Les projections publiques monumentales
À travers l’élaboration de ces véhicules et autres dispositifs technologiques, Krzysztof Wodiczko pose la question de la place de l’humain, de ses droits dans nos sociétés, de la raison d’être des inégalités, interrogeant ainsi le politique comme le public, selon la théorie selon laquelle la réalité est fondamentalement influencée par la façon dont nous pensons et percevons le monde. Bien évidemment, cet axe de réflexion fondamental de la théorie critique prétend également que notre rapport au monde est intimement lié à notre environnement. C’est certainement pour cela aussi que l’artiste polonais a choisi de s’exprimer dans le domaine du monumental avec ses projections utilisant des monuments et des édifices publics comme des métaphores lisibles par tous, axées sur les contradictions de la vie politique et sociale.

Depuis le début des années 80, Wodiczko a réalisé plus de 70 projections ayant toutes des thèmes différents, comme l’histoire des pays concernés, la politique, ou les grands principes de l’humanité. On le voit par exemple dans If you see something…, une œuvre qui répond aux attentats du 11 Septembre. Il s’agit de projections de silhouettes sur des vitres opaques, accompagnées d’une bande sonore composée à partir de témoignage des victimes de l’attentat, ou encore de terroristes. Wodiczko questionne avant tout l’humain dans ses choix. Le choix de s’engager, ou de rester sur le bas côté de l’histoire, en tant qu’artiste, mais aussi en tant que spectateur.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://www.laboratoiredugeste.com/spip.php?article51

(1) Reiseman, David Richard, The social imagination: The Education Of Didactic Contemporary Artists, UMI, Michigan, 1991. p.69 à 73.

(2) Scapegoat: Realism as a Course of Life: A Conversation with Krzysztof Wodiczko, Issue 03 (2012) p. 1 à 5.

(3) Ibid

(4) Jekot, Barbara, Reinterpreting public places and spaces: a selection of Krzysztof Wodiczko’s public artwork, Department of architecture, Pretoria University, p.35.

 

Jeux de Guerre… Du « machinima » online au détournement de drone sur le terrain, Joseph Delappe entretient la flamme de l’artiste militant investissant autant le champ virtuel que réel.

Joseph Delappe, Cardboard Soldier - America's Army

Joseph Delappe, Cardboard Soldier – America’s Army, 2009. Photo: © Joseph Delappe

Travaillant depuis le début des années 80 sur des sculptures et installations électromécaniques, puis des performances de jeux online, par ailleurs professeur au Département art de l’université du Nevada, Joseph Delappe fait partie de ces artistes qui ont progressivement réinvesti le terrain physique et réel dans leur approche artistique particulièrement militante, sans pour autant sacrifier les contours du monde virtuel.

Spécialiste de pièces multimédias ou de créations d’images numériques au contraste symbolique souvent très fort — on pense bien évidemment à son fameux Walmart Terrorist, qui mettait en situation un terroriste (forcément) moyen-oriental dans le temple du consumérisme de la classe moyenne américaine — Joseph Delappe a, depuis 2006 et son projet Dead-In-Iraq, pris le champ de la guerre et du détournement des objets militaires comme axe de réflexion, créatif et artistique principal. Dead-In-Iraq s’avère être en fait une intrusion performative sur la durée dans le jeu vidéo online FPS (First-Person Shooter) officiel de recrutement de l’armée américaine, dans lequel l’artiste a intégré au cours de différentes sessions successives le nom de tous les soldats américains tués en Irak, les faisant donc mourir virtuellement une seconde fois avant de leur dédier une sculpture en carton, le Cardboard Soldier.

La Guerre en ligne
Il y a plusieurs facteurs qui m’ont conduit à m’intéresser à cette question du « jeu » autour des videogames de shooting en lien avec l’armée et la guerre — et par extension avec cette culture militarisée qui est celle des États-Unis, explique Joseph Delappe. Il y a d’abord une certaine continuité de mon travail précédent, avant Dead-in-Iraq donc, qui utilisait déjà cette approche FPS dans des interventions performatives qui se rapprochaient du théâtre de rue online ou de la critique culturelle, dans des pièces comme Howl : Elite Force Voyager et Quake/Friends par exemple. Il y a toute cette incidence de la culture américaine très militarisée, les conséquences de tous ces conflits menés depuis la guerre du Vietnam.

Mais, il y a tout de même une explication plus personnelle. Enfant, j’étais fasciné par l’histoire militaire et en particulier par celle de la Seconde Guerre mondiale. J’avais même dans l’idée de rejoindre l’armée après avoir terminé le lycée en 1981. J’ai même rencontré un soldat recruteur à l’école, puis chez moi — il ne me restait plus qu’à signer mon engagement ! Mais, curieusement, ce recruteur, un ancien du Vietnam, a dû déceler chez moi quelque chose qui ne correspondait pas au profil, puisqu’il m’a finalement dissuadé de franchir le pas. Et ça a changé ma vie ! D’une certaine façon, mes interventions sur les jeux enligne officiels de l’armée américaine sont une manière de lui rendre la monnaie de sa pièce. Si elles permettent à un jeune de 17 ans de reconsidérer son choix de s’engager dans l’armée américaine, ce sera une victoire pour moi.

Joseph Delappe, The Terrorist Other

Joseph Delappe, The Terrorist Other, 2013-2014. Photo: © Joseph Delappe

The Walmart Terrorist a été une sorte d’expérience visuelle : à quoi cela ressemblerait-il d’introduire l’image d’un terroriste extraite d’un jeu de FPS contemporain dans un cadre aussi normatif qu’un intérieur de supermarché Walmart ? L’image résulte d’ailleurs d’une série d’expérimentations que j’ai intitulée The Terrorist Other (Le Terroriste Autre) et qui relie différents travaux comme Taliban Hands ou Orange Taliban. Ce qui m’intéresse là c’est l’exploration créative de notre relation complexe avec le terrorisme. Le fait que 50% des joueurs de FPS endossent le personnage d’un terroriste « ennemi » me semble assez révélateur.

Joseph Delappe a explicité cette approche très « machinima » dans son article Playing Politics: Machinima as Live Performance and Document, paru dans le livre Understanding Machinima Essays on Filmmaking in Virtual Worlds (London, UK, Continuum 2012). Il l’a aussi exacerbé dans d’autres séries de travaux comme ses sauvegardes d’écrans mettant en avant ses avatars-soldats de jeux vidéos tués (Dead… Whats Your Point?), et surtout dans son projet Iraqimemorial.org, la constitution toujours en cours d’une base de données Internet égrenant les noms des milliers de victimes civils de la guerre en Irak.

Travail de terrain et plastique drone
Joseph Delappe mène également ses actions artistiques sur le terrain du réel. Avec parfois des considérations toutes aussi profondes, mais plus environnementales, même si la dimension militaire n’est jamais très loin. En mai 2013, il a ainsi porté le projet 929 Mapping The Solar, durant lequel il a parcouru 460 miles à bicyclette dans le sud-ouest désertique du Nevada, à proximité du camp militaire de Nellis Airforce Range, afin de tracer physiquement et symboliquement sur le sol une ligne de délimitation suffisamment large pour créer la plus grande ferme solaire du pays, capable de fournir l’intégralité du territoire national en énergie.

Si un système de fabrication solaire énergétique était réalisé à cette dimension, dans cette zone parmi les plus ensoleillées du pays, correspondant à 1% de la surface totale des États-Unis, nous serions énergétiquement auto-suffisants, revendique-t-il ainsi.
Pour documenter ce projet, Joseph Delappe a acheté un drone Quad Copter, histoire aussi de poursuivre un travail autour de ces objets volants (trop) bien identifiés qui lui tenait à cœur, notamment autour de son autre projet de mémorial en-ligne, 1,000 Drones Project — qui entend lister toutes les personnes civiles identifiées comme victimes des attaques par drones au Pakistan et en Afghanistan.

Ce qui m’intéresse avant tout, ce sont les drones armés, poursuit Joseph Delappe. Je les vois comme une confluence parfaite de notre intarissable amour, voire de notre vénération pour le high-tech, et de notre fascination inextinguible pour les jeux vidéos. Si on va plus loin, ces instruments sont aussi le système d’armement idéal pour un pays comme les États-Unis. Ici, nous sommes en guerre depuis 13 ans. Mais la grande majorité du public ne visualise la « guerre de la terreur » que nous menons qu’à travers un champ perceptif distancié. Il y a une forme de déconnection du terrain, vu à distance, et dont le drone est le relais le plus concret.

Joseph Delappe, In Drone We Trust

Joseph Delappe, In Drone We Trust, 2014. Photo: © Joseph Delappe

Du coup, Joseph Delappe multiplie les déclinaisons, essentiellement conceptuelles et plastiques, avec notamment son projet In Drone We Trust, pour lequel il fabrique des images de drones en édition limitée à tamponner sur des dollars en signe de protestation. Ou encore à travers des œuvres le mettant lui-même en situation comme Me and My Predator, objet performatif d’auto-surveillance composé d’un modèle de drone en plastique porté par une tige en fibre de carbone qu’il garde suspendu au-dessus de sa tête et qu’il affiche comme spécialement créée pour l’insécurité et le confort.

Au croisement des techniques online et plastiques, ludiques et mémorielles, Joseph Delappe reste donc avant tout un activiste dans l’âme, toujours prêt à repartir sur de nouveaux projets. J’ai récemment été commissionné par Turbulence.org, the Cutting Room et la société britannique Phoenix pour créer un serious game intitulé Drone Strike, explique-t-il. Je suis en pleine phase de recherche en ce moment, avec notamment de nombreux entretiens avec des personnes déplacées dans le Nord Waziristan au Pakistan. Je pense aller là-bas au printemps prochain, pour approfondir la question. Et donner plus de consistance encore à son méticuleux travail de documentation/restitution.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://www.delappe.net/

0100101110101101.org

De tous les artistes du net art des origines, Eva et Franco Mattes sont certainement restés les plus authentiquement subversifs. Pour ce couple d’Italiens, pionniers du net art, actifs depuis le milieu des années 90, Internet est le lieu idéal pour dénoncer l’utopie de la communication bâtit par et pour des médias favorisant surtout l’exhibitionniste, le voyeurisme et le consumérisme, tout en se moquant du monde de l’art contemporain. Pour cela, ils n’hésitent pas à utiliser dans leurs interventions artistiques, les mêmes médias qu’ils dénigrent dans le « réel ».

Eva & Franco Mattes, Nike Rez.

Eva & Franco Mattes, Nike Rez. Photo: © Eva & Franco Mattes / 0100101110101101.org

Résidents à Brooklyn depuis le milieu des années 90, Eva et Franco Mattes aka 0100101110101101.org, se sont spécialisés dans la subversion via les médias électroniques. C’est dans la sphère numérique, dont Internet est le point central, que le couple intervient le mieux. En détournant les clichés liés à certains comportements en ligne ou en intervenant au cours de performances souvent chocs sur les points chauds incontournables du réseau (Second Life, Chatroulette, etc.), ils questionnent, attaquent et remettent en cause l’idée naïve de « société de communication ». Objectivement militant, le couple pointe un doigt accusateur sur la paille que nous nous sommes nous-mêmes mis dans l’œil en accueillant passivement l’évolution du réseau Internet en une multitude de « réseaux », mi-marchands, mi-propagandistes, contribuant tous désormais plus souvent à l’exposition de nos plus graves défauts qu’à l’éducation, l’intelligence, le partage et enfin, l’édification intellectuelle ou morale du genre humain.

« La réalité est surévaluée »
Dès le début de leurs activités, le travail d’Eva et Marco Mattes vise à nier la réalité, ou, tout du moins, nous oblige fortement à nous questionner sur la validité de cette notion à une époque où tout devient flou; des identités en réseau aux intentions des multinationales, des gouvernements et des grands consortiums d’art contemporain. De la fin des années 1990 au début 2000, le couple opère au sein d’un collectif d’artistes sous le pseudonyme de Luther Blissett. Plus tard, ils créent la figure célèbre de Darko Maver, un artiste serbe imaginaire pourtant présenté à la Biennale de Venise de 2001, qu’ils assassineront peu de temps après, provoquant un choc au sein du monde de l’art contemporain. Poussant plus loin le questionnement autour du réel et de l’authentique, le couple va, en 1998, jusqu’à acheter le nom de domaine vaticano.org. Détournant ainsi les fidèles du monde entier du site officiel de l’autorité catholique. En 2003, ils lancent le projet Nike Rez avec lequel ils arrivent à convaincre une partie de l’opinion publique autrichienne que la fameuse Karlsplatz de Vienne va être renommée Nikeplatz, photos à l’appui sur Internet.

Vol d’œuvres d’arts et re-créations plastiques
Parmi les autres interventions du duo, on trouve bien évidemment Stolen Pieces. Le couple fut en effet un temps connu pour avoir volé des fragments d’œuvres célèbres dans les musées du monde entier. Parmi les pièces « subtilisées » durant deux ans au cours de leurs voyages, du Duchamp, du Jeff Koons, mais aussi des morceaux de Kandinsky, Claes Oldenburg, Rauschenberg, Joseph Beuys ou encore un fragment de voiture concassée du sculpteur français César. Les objets et morceaux d’œuvres volés sont présentés dans une boîte, en vrac, ne donnant plus à voir qu’une poignée de déchets sans intérêt. En plus de questionner la validité de l’authenticité d’une œuvre ou d’une idée, les Mattes proposent également un « hommage » (1) à des artistes utilisant eux-mêmes des fragments, de petites pièces, issue de la vie quotidienne (l’urinoir de Duchamp, les automobiles de César, les morceaux de journaux de Rauschenberg). Autre travail de détournement, dans le domaine du jeu vidéo cette fois : Freedom, une performance crée en 2010 qui détourne les codes du jeu de guerre en réseau Counter Strike. Au cours d’une « partie », Eva Mattes refuse de jouer son rôle et de tuer ses ennemis, préférant à la place essayer de convaincre les joueurs de la sauver car elle réalise une œuvre d’art live (2). Le résultat est éloquent : l’artiste est régulièrement tuée et abusée par la plupart des joueurs en ligne.

Eva & Franco Mattes. 13 Most Beautiful Avatars. Second Life.

Eva & Franco Mattes. 13 Most Beautiful Avatars. Second Life. Capture d’écran. Photo: © Eva & Franco Mattes / 0100101110101101.org

No Fun sur Internet
Internet est le terrain de jeu favori d’Eva et Marco Mattes. Ils y exposent leur talent de hackers en piratant, rendant public ou au contraire, en fermant, des sites célèbres. Ils interviennent également sur des plateformes connues, comme Chatroulette. À la fin des années 90, le couple vise des sites fameux comme Hell.com, qui atteint une certaine notoriété du simple fait de porter un nom évocateur. Ce site, créé en réalité par l’artiste Kenneth Aronson en 1995, et revendu en 2009 à l’investisseur Rick Latona pour la somme de 1.5 million de dollars, est typiquement le genre d’escroqueries artistiques qui attirent les Mattes (3). Sous le pseudonyme de Luther Blisset, ils ouvrent le site réputé inviolable aux non-initiés et abonnés. Eva et Marco Mattes dénoncent également la passivité des utilisateurs d’Internet dans une autre performance choc, No Fun, elle-même partie prenante d’une exposition justement titrée « la réalité est surévaluée ». Utilisant la célèbre plateforme de chat vidéo, Chatroulette.com, Marco met en scène son suicide par pendaison, seul, dans une chambre sordide. Les réactions des utilisateurs de Chatroulette, qui vont de la fascination morbide à l’indifférence, sont filmées et retransmises en vidéo (4). Plus hardcore, le couple monte une fausse vidéo snuff movie (film dans lequel on assassine en direct) et filme les réactions des spectateurs (5). Violence, pornographie, exhibitionnisme et voyeurisme, les failles morales présentes sur Internet, sont les cibles favorites du couple italien.

15 minutes de gloire sur Second Life
Impossible de conclure ce panorama sans aborder les travaux du couple sur la plateforme de réalité virtuelle Second Life. Entre 2006 et 2007, le couple crée 13 Most Beautiful Avatars, une série photographique d’avatars en forme d’hommage à Andy Warhol, puisqu’il s’agit des avatars les plus « célèbres », les « stars » donc, de Second Life. 13 Most Beautiful Avatars se veut en effet une référence aux 13 Most Beautiful Women et 13 Most Beautiful Boys de 1964, dans lequel Warhol célébrait son entourage composé des « stars » de la Factory. Exposée dans une galerie d’art contemporain, cette série de photos remet en cause le statut de star et le système qui permet cette intronisation de la banalité au rang d’exception, tout en questionnant une fois encore la part de réalité qui nous est accordée dans une société de plus en plus virtuelle. Plus important encore, 13 Most Beautiful Avatars pointe la banalité de la notoriété, dans une époque post-15 minutes de gloire où tout un chacun peut se créer un « personnage public » dans les univers fictifs et informatiques d’Internet.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> https://0100101110101101.org/

(1) Couple stole more than other artists’ ideas : www.washingtonpost.com/wpdyn/content/article/2010/05/16/AR2010051603391.html

(2) http://postmastersart.com/archive/01_10/01_10_pr.html

(3) Art.Hacktivism 0100101110101101.ORG, Luther Blissett http://subsol.c3.hu/subsol_2/contributors/01orgtext.html

(4) No Fun : http://vimeo.com/11467722

(5) Emily’s Video : http://animalnewyork.com/2012/watching-snuff-with-marco-and-eva-mattes

 

 

« Théâtre de guerre », jeux vidéo, soft power et retranscription plastique des enjeux théoriques de la géopolitique sont le terrain de prédilection de l’artiste Emeric Lhuisset. Qu’en est-il de la réalité des combats montrés dans les médias ? Qu’elle est la part de réalité et de fiction (virtuelle), entre les joueurs de jeux vidéos et les combattants, qui sont parfois les mêmes ? Comment nos sociétés perçoivent-elles la réalité de ces conflits lointains (et pourtant si proches) ? Toutes ces questions sont au cœur de la démarche de cet artiste.

Emeric Lhuisset. War game. Combattant de l'Armée Syrienne Libre jouant à Counter Strike.

Emeric Lhuisset. War game. Combattant de l’Armée Syrienne Libre jouant à Counter Strike. Vidéo 3’27 » en boucle. Syrie (province d’Idlib), août 2012. Photo: © Emeric Lhuisset.

J’ai un double cursus, artistique et géopolitique. Je travaille à la manière d’un chercheur. D’une part, je fais un travail d’investigation d’un point de vue théorique, en lisant des livres ou en surveillant les médias. Une fois que j’ai cerné mon sujet, je me rends dans la zone concernée où je commence un travail proche de l’anthropologie. Je peux passer trois semaines ou six mois sur place, et quand j’ai cerné les enjeux de ma problématique je produis une œuvre qui est une retranscription plastique de cette analyse. C’est donc en m’intéressant au départ à ces questions de géopolitique que je me suis retrouvé sur des zones de conflits, qui m’ont amené à poser, et à me poser, des questions sur leur représentation.

Le conflit dans nos sociétés sans guerre est extrêmement présent, et l’image qu’on en a est totalement fantasmée. Sur les zones de guerre, la réalité est tout autre. Dans les news, les images sont basées sur l’évènement, le spectaculaire : le tir, l’explosion, le corps sans vie. Quand on regarde un film, c’est la même chose. Il y a aussi les jeux vidéo où nous incarnons le combattant, et même les magasins de jouet où l’on trouve des armes factices. J’ai donc décidé de travailler sur cette démystification des conflits et ce qui entoure sa représentation. Sans agresser le spectateur, mais en essayant de le séduire, voire de le piéger dans l’image, pour l’amener à s’interroger sur ce qu’on lui présente. Mon but n’est pas d’imposer un jugement, mais plutôt de donner à voir. C’est de toute façon très difficile — une société avec d’un côté l’axe du bien et de l’autre celui du mal, comme certains essayent de nous le faire croire, n’existe pas — la réalité est bien plus complexe, surtout dans ce genre de problématique.

Emeric Lhuisset. Théâtre de guerre. Photographies avec un groupe de guérilla Kurde Iranien.

Emeric Lhuisset. Théâtre de guerre. Photographies avec un groupe de guérilla Kurde Iranien. Lambda Durst, Irak, 2011 – 2012. Photo: © Emeric Lhuisset.

Parmi mes différents travaux, j’ai entamé une réflexion sur les jeux vidéo. Lycéen, j’ai beaucoup joué à des jeux du type Counter Strike ou Doom, dans un environnement en mode FPS [First Person Shooter, où le joueur incarne le personnage principal en vue dite « subjective », NDR]. En voyageant, je retrouvais ces jeux un peu partout. En Russie, au Brésil, en Chine, aux États-Unis. Au départ, je voyais ça comme l’accès à un fantasme, celui d’un ailleurs où l’on incarne un combattant et quelque chose que l’on pourrait appeler « l’exotisme de la guerre ». Un jour, en Colombie, j’étais dans un village contrôlé par les FARC. À cinquante kilomètres de la zone de front. On y entendait des tirs, des explosions. Des combattants revenaient blessés. Là, j’ai vu des enfants d’une quinzaine d’années qui étaient en train de jouer à ces jeux. Ces adolescents n’étaient pas dans un fantasme de la guerre, ils vivaient le conflit tous les jours et pourtant ils jouaient à ces jeux. Des joueurs qui deviendront combattants dans quelques années…

Cela m’a poussé à travailler sur les liens qu’entretiennent jeux vidéo et zones de guerre. Les forces armées de nombreux pays développent des jeux vidéo par exemple. Les États-Unis avec America’s Army (téléchargeable gratuitement et dans lequel le lien vers le site de recrutement de l’armée américaine, goarmy(dot)com, apparaît régulièrement), mais aussi la Chine ou l’Iran. Des groupes de guérillas ont même développé leurs jeux. De plus simples, comme Juba le sniper. Un jeu basé sur la légende d’un sniper djihadiste qui aurait abattu une centaine de soldats américains, et qui marche bien en Irak malgré son interdiction, au plus complexe, comme celui du Hezbollah. Inspiré de la guerre contre Israël en 2006, le joueur peut visionner des images d’archives montrant la réalité du conflit tel qu’il s’est déroulé à la fin de chaque plateau.

La frontière entre fiction et réalité est mince ici. Ce genre de démarche pose la question de savoir à quel moment on sort de la fiction du jeu, pour entrer dans le réel, dans l’archive et dans le document historique. Un peu, comme pour ces unités spécialisées en combats urbains équipées de caméras sur le fusil, qui tirent sur l’adversaire en le visualisant sur un écran. C’est la même problématique pour les pilotes de drones qui font la guerre à distance, mais ne voient jamais leurs adversaires. Il faut aussi parler des soldats qui sont sur les zones de guerre, qui combattent, et qui rentrent à la base frustrés parce que les conflits actuels font que très souvent, ils ne voient pas l’ennemi. Ils se connectent alors sur leurs consoles et jouent à Counter Strike ou autre pour se défouler…

Emeric Lhuisset. Chebab. Plan séquence d'une journée de la vie d'un combattant de l'Armée Syrienne Libre.

Emeric Lhuisset. Chebab. Plan séquence d’une journée de la vie d’un combattant de l’Armée Syrienne Libre. Camera subjective, 24h en boucle diffusée en temps réel. Province d’Alep et d’Idlib, Syrie, août 2012. Photo: © Emeric Lhuisset.

En 2012, j’étais en Syrie après une bataille importante durant laquelle les rebelles ont pris une base de l’armée syrienne et sont venus à bout d’une colonne de chars. Le plus frappant fut, quand les combattants se reposaient, d’en voir un allumer son PC portable pour se mettre à jouer à Counter Strike. Cela a donné lieu à un projet que j’ai nommé War Game où l’on voit un combattant de dos, en train de jouer, qui utilise dans le jeu, à plusieurs reprises, la même arme que sur le terrain. On la voit d’ailleurs, posée à côté de lui. Une autre de mes pièces s’appelle Motherfucker burn ! (titre inspiré par le film de Michael Moore Fahrenheit 911).

C’est une vidéo réalisée en 2007 avec un téléphone portable pour accentuer la sensation de réel, tout en préfigurant la représentation des conflits actuels symbolisée par la production d’images par les combattants eux-mêmes via leurs téléphones. Fixé sur une mitraillette, le mobile film en mode subjectif mes déplacements dans des souterrains sombres, comme dans un jeu FPS. Le film est projeté dans un couloir qui accentue l’effet d’angoisse et fait référence au décor de ce type de jeux. Il y a une boucle assez fine de manière à rendre la progression du personnage infinie. Le spectateur attend le moment du shoot, puis se lasse, puisqu’il ne se passe finalement rien. Il y a la frustration, mais aussi la question : qu’attend-t-on finalement, si l’on attend le shoot ? Qu’est-ce que notre frustration révèle sur nous ?

Pour mon projet Théâtre de guerre, je travaille avec des vrais combattants, sur une vraie zone de guerre. Je les invite à rejouer leur réalité dans des mises en scène inspirées de peintures classiques. L’idée étant de reprendre l’aspect maniéré de la peinture, trahissant ainsi le dispositif de mise en scène. Et pourtant, lorsque le spectateur regarde le cartel, il voit qu’il s’agit de vrais combattants, sur une vraie zone de guerre. Quelle est la part du réel alors ? C’est ce trouble que je cherche à produire avec cette série, et les questions qu’elles vont susciter. Cette question sur réel et fiction est d’ailleurs une des problématiques clés de mon travail.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://www.emericlhuisset.com/

S’il fait partie des plus grands groupes de hackers mondiaux le Chaos Computer Club (ou CCC) est avant tout un espace de rencontre et d’échange (idéologique, technique) global, réunissant hackers, spécialistes du détournement des protocoles et activistes politiques, dont les activités concernent les différentes formes de sécurité informatique et de protection des données (privées ou gouvernementales). Désormais investi dans le combat pour protection des données personnelles et le respect de la vie privée (depuis l’Affaire Snowden), le Chaos Computer Club s’attache à la dénonciation politique, par l’action, du non-respect des droits fondamentaux des utilisateurs du réseau.

Chaos Computer Club Flag.

Chaos Computer Club Flag. Photo: D.R.

Collectif mouvant, intouchable et idéologiquement vaste fondé en 1981 à Berlin, le Chaos Computer Club forme la plus vaste association de hackers d’Europe. Entité insaisissable, puisque composée d’une multitude d’individualités, de sexes, origines géographiques et ethniques, voir idéologiques, variées, le CCC est un groupe d’activistes, ou une « communauté globale », principalement germanophone, à ne pas confondre donc, avec le « Chaos Computer Club France »; un faux groupe de hackers monté de toute pièce par Jean-Bernard Condat, alias Le concombre, pour le compte des services de renseignements français… Sa première apparition à Berlin est rapidement suivie par celle d’un autre groupe, à Hambourg cette fois (CCCH), qui deviendra le lieu de réunion annuelle du collectif. Actif dès le début des années 80, le Chaos Computer Club opère sur les premiers réseaux de communications existants (Minitel, Videotext ou Bildschirmtext).

Rapidement investit dans des opérations d’attaques informatiques de grandes envergures, le Chaos Computer Club s’est rendu célèbre en 1984 en hackant le Minitel allemand (le fameux système Videotext du BTX (abréviation de Bildschirmtext), cousin germanique du Minitel). Totalement inconnu du grand public, le CCC entre ainsi dans la légende des (h)activistes informatiques par le biais de Wau Holland et Steffen Wernéry, les deux hackers connus pour être à l’origine de cette attaque. Au début des années 90, le Chaos Computer Club fait également parler de lui dans les journaux internationaux. En 1989, le hacker Allemand Karl Roch connu dans les années 80 sous le pseudonyme de Hagbard, fut en effet arrêté et accusé d’avoir lancé des actions de cyber-espionnage en faveur du KGB. Roch connaît une fin tragique à fort retentissement médiatique puisqu’on retrouve son corps brûlé à l’essence, dans une forêt près de Celle en Allemagne. Pourtant, et au-delà de cette affaire, le Chaos Computer Club a toujours milité pour la sécurité des données et la mise en place d’un « net viable » (1).

29C3, 29ème congrès du Chaos Computer Club. 27 Décembre 2012, Hambourg, Allemagne.

29C3, 29ème congrès du Chaos Computer Club. 27 Décembre 2012, Hambourg, Allemagne. Photo: © Malte Christians

Protection des données, le crédo du CCC
Globalement, il est reconnu que chaque attaque du Chaos Computer Club depuis les origines, est réalisée dans un but clairement défini : mettre en évidence, dans un système informatique donné, les failles permettant des intrusions, soit par des services de renseignement étranger, soit par d’autres hackers mal intentionnés. Pour les membres du CCC, transparence, contournement de la censure, whistleblowing (ou Lanceur d’alerte), protection des données, participe à la politique de neutralité du Net. Une notion fondamentale qui fait partie des canons fondateurs de l’association. Pour la plupart des membres du Chaos Computer Club, ces principes font partie des conditions fondamentales favorisant l’expression de la vie politique et culturelle sur internet. Ainsi, quand les hackers du CCC attaquent une société, ou le réseau d’un gouvernement, c’est souvent — la plupart du temps — afin de mettre en évidence les défauts de ce système. A contrario, les attaques peuvent aussi viser à rappeler (« whistleblower », ou lancer une alerte mais aussi rappeler à l’ordre) les autorités compétentes en matière de télécommunication ou les gouvernements fautifs de non-respect de la sphère privée numérique de ses citoyens (2).

Du hacking « préventif » au respect de la vie privée
Principalement axé depuis ses origines, les années 80, sur le domaine de la sécurité informatique, le Chaos Computer Club s’intéresse aujourd’hui à la protection des données, affaire Snowden oblige. Le 03 février dernier, le Chaos Computer Club, soutenu par la Ligue internationale des droits de l’homme, a par exemple lancé une plainte contre Angela Merkel, ainsi que son ministre de l’Intérieur Thomas de Maizière, accusés entre autres d’avoir autorisé les services de renseignement et de contre-espionnage allemands mais aussi les services de renseignement américains (NSA) et britannique (CGHQ) à pratiquer des écoutes sur les communications des citoyens Allemands. En 2012, Le groupe de hackers allemands dévoile les fondations de ce qui pourrait devenir un nouveau système de communication en réseau, autrement dit, les bases d’un Internet totalement libre. Il s’agit de l’Hackerspace Global Grid, un réseau global de communication entièrement conduit par satellites et indépendant des relais habituels. Le but étant de rendre la communication par satellite disponible à toute la communauté HackerSpace et à l’ensemble de l’humanité (3), et de permettre ainsi de contourner la censure, et le traçage des données par les gouvernements.

Chaos Computer Club Logo

Chaos Computer Club Logo. Photo: D.R.

Militer pour un internet indépendant et souverain
La neutralité du Net est un acte de foi pour les principaux membres du CC pour qui l’accès à Internet est un droit fondamental. En 2010, ceux-ci ont d’ailleurs édité une charte à visée politique très claire, dont les principaux fondements exigent qu’aucun fournisseur d’accès n’ait le droit de modifier l’accessibilité, la priorisation ou le débit de son réseau en fonction du contenu. Il y est aussi demandé que les questions de politique pratique doivent être placées au premier plan. La conception et l’attribution de projets technologiques et numériques publics, par exemple, ne doivent plus être considérées uniquement comme des projets de financement de l’industrie informatique. Et aussi que les données publiques soient gérées de manière transparente ou encore d’empêcher le profilage des utilisateurs du réseau (4).

Au-delà de l’aspect purement technique, du hacking et de l’exploitation spectaculaire qu’en font les médias, il est bien évident, à la lecture de ces déclarations que le Chaos Computer Club est une entité politiquement consciente aux visées très précises. Concrètement, l’expérience d’un tel groupe d’activistes est un atout pour tout gouvernement ou entité privée prête à tendre l’oreille aux conseils que le CCC peut prodiguer. Il est dommage, à l’heure du cyber-espionnage et de la « cyberwarfare » (la guerre économique ou stratégique larvée entre États via les réseaux informatiques) que ces talents ne soient pas mis à profit de manière plus efficace, dans une optique politique, au profit du citoyen. L’ignorance d’un tel potentiel est un risque que les gouvernements et les « décideurs économiques » de devraient pas encourager.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> https://www.ccc.de/

(1) Déclaration du CCC à l’occasion du Chaos Computer Congress 27c3, congrès organisé à Berlin du 27 au 29 décembre 2010.

(2) Tourisme de catastrophe au congrès du Chaos Computer, sur fond d’affaire Snowden. Annabelle Georgen, Slate.fr 01.01.2014 : www.slate.fr/monde/81785/congres-chaos-computer-club-nsa

(3) Déclaration du CCC datée du 3 janvier 2012.

(4) Déclaration du CCC à l’occasion du Chaos Computer Congress 27c3, congrès organisé à Berlin du 27 au 29 décembre 2010.

Le lauréat 2014 du Prix Marcel Duchamp explore de manière malicieuse et insolente, sous la forme de vidéos, de sculptures, de machines, de reproductions, de maquettes ou de performances, des questions relatives au travail, à l’économie, au monde de l’entreprise, aux techniques, aux figures du savoir et de façon plus générale aux processus de contrôles et de quantification à l’œuvre au sein de notre société ordonnée par les sciences et les technologies.

De ses célèbres Lettres de non-motivation, dans lesquelles l’artiste répondaient par l’ironie et la négative aux offres d’emploi parues dans la presse, à Forget The Money (2011), une installation réalisée à partir de la bibliothèque située dans l’appartement de l’escroc Bernard Madoff, en passant par la pièce chorégraphique, What Shall We Do Next ? (2014), inspirée par les mouvements associés aux écrans tactiles, l’artiste n’a eu de cesse de déjouer, souvent avec humour, les forces qui régissent nos existences. Une démarche que le commissaire d’exposition Christophe Gallois désigne comme une stratégie de la contre-productivité et que le philosophie Elie During décrit comme une version ludique de la critique sociale, une pratique du contre-emploi. Entretien.

Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011.

Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011. Vidéo HD, image : Vincent Bidaux, Christophe Bourlier, Robin Kobrynski. Son : Super Sonic Productions, voix : Olivier Claverie. Production galerie Édouard Manet. Durée: 8 minutes. Photo: D.R. / Courtesy Galerie Jousse Entreprise, Paris

Votre travail ne semble pas pouvoir être identifié à un support particulier…
Plutôt que le médium, le fil rouge de mes œuvres, c’est un rapport au savoir, au travail, à la connaissance et à la manière dont elle peut être mise en forme. Cela peut s’incarner sous la forme d’un film, d’une installation ou d’une performance qui va jouer des codes de la conférence. Cela a pu aussi prendre une forme épistolaire, particulièrement avec les Lettres de non-motivation, un projet que j’ai mené pendant plusieurs années. Si j’avais débuté mon travail sous la forme de performances filmées, la série des Lettres a représenté un déclic dans mon parcours.

Au début des années 2000, je cherchais une sorte d’échappatoire à ces performances très physiques qui rejouaient un peu certaines pièces des années 1970 de Chris Burden, mon héros quand j’étais aux Beaux-Arts. Ces performances utilisaient le corps comme une manière de cristalliser une sorte de lutte, de lutte contre ce qui nous entoure. Avec les Lettres, j’ai réalisé que la performance pouvait devenir une performance de papier, que ce jeu avec le réel pouvait prendre plusieurs formes, que ce rapport physique pouvait être déporté par le biais de l’écriture, tout en gardant la force d’un prélèvement et d’un parasitage du réel. À partir de là, je me suis qu’il y avait une forme spécifique à trouver pour chaque projet, afin de créer un mouvement centripète autour d’un sujet.

La dimension de critique sociale de vos œuvres laisse imaginer que vous êtes passés par l’ingénierie, l’informatique, les statistiques ou le monde de l’entreprise…
J’ai étudié la médecine, j’ai une formation scientifique menée en parallèle avec des études aux Beaux-Arts. J’ai connu le monde de l’entreprise à travers un travail à France Telecom, ainsi qu’à travers mes recherches de stage, lorsque j’étais plus jeune. Les Lettres de non-motivation découlent directement de ces expériences de recherche d’emploi. J’ai donc d’abord connu ce monde de l’entreprise et de ses techniques de manière biographique, avant de m’y pencher à travers mon travail, mais aussi sous la forme de projets collectifs et interdisciplinaires. En 2014, j’ai par exemple participé avec les chercheurs Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, à l’ouvrage collectif Statactivisme, dans lequel sont réunis des artistes (Hans Haacke, Martin Le Chevallier), des sociologues (Luc Boltanski) et des activistes autour de la question des statistiques. Il s’agissait de se poser la question de savoir comment on se compte, quels sont les effets de ce comptage, comment les statistiques changent notre regard sur le monde et comment on pourrait indirectement les utiliser, les manipuler, pour éventuellement les renverser et en faire, non plus un outil de contrôle, mais de libération.

Votre pièce la plus politique et la plus proche du hacking, est certainement Mallette n°1 (2006), un réceptacle dans lequel sont disposés différents tampons encreurs reproduisant les empreintes digitales, subtilisées à son insu, de Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur…
J’ai baigné dans la culture des hackers, mais plutôt dans sa version des années 1990. C’était à l’origine, pour moi, une référence forte dans ma manière d’envisager l’art, cette position de David contre Goliath. Je lisais alors beaucoup de science-fiction, du cyberpunk, dans laquelle la figure du hacker est très romancée, héroïque. Le hacker se rapprochait alors de mon intérêt pour Chris Burden. Je revendique toutefois moins cette approche aujourd’hui. De manière générale, mon idée du hacking n’est pas vraiment celle du pirate. Cela désigne plutôt chez moi une démarche au sein de laquelle on essaye de comprendre comment quelque chose fonctionne et comment on peut arriver à faire modifier son fonctionnement, de façon moins frontale, plus perverse. Une sorte de hacking non technologique, réalisé à l’aide de petits dispositifs, qui font qu’une situation se révèle.

Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011.

Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011. Vidéo HD, image : Vincent Bidaux, Christophe Bourlier, Robin Kobrynski. Son : Super Sonic Productions, voix : Olivier Claverie. Production galerie Édouard Manet. Durée: 8 minutes. Photo: D.R. / Courtesy Galerie Jousse Entreprise, Paris

À mi-chemin entre la politique-fiction et l’univers houellebecquien, votre vidéo Anomalies Construites met en exergue une nouvelle forme de travail à distance, ainsi qu’une forme de travail dissimulé, dans lequel les internautes participent gratuitement et collectivement à l’élaboration de nouveaux univers virtuels.
L’idée de départ de ce projet était de décrire un certain rapport à la collaboration sur Internet, comment on est mis au travail sans le savoir, notamment à travers ce que l’on nomme human computation. Dans la vidéo, à l’image, défilent une série d’écrans d’ordinateur, sur lesquels figures des formes conçues par des logiciels 3D comme Catia, 3DS Max ou Autocad, des outils qui permettent de visualiser et de mettre en forme des objets, des éléments d’architecture. En voix off, on perçoit deux personnages, dont le premier est enthousiaste de pouvoir collaborer, grâce à ces outils, à des projets de human computation, et le deuxième qui se montre plus critique.

Le film évoque par exemple le cas des « Captcha », et la façon dont Google a pu se servir de ce test afin de numériser des pages de livres, ou plutôt de convertir des lignes de textes qui avaient été maladroitement scannées. Toute l’astuce de la technique du human computation, c’est de trouver des micro-tâches assez courtes ou assez intéressantes pour faire participer gratuitement les internautes à un projet collectif. Google, bien malin, a compris que l’on pouvait se servir de ce système. C’est sur ce sujet-là, que la seconde voix du film, beaucoup plus critique, focalise son attention. Ce personnage utilise par exemple le logiciel Google Sketchup qui permet de modéliser des monuments en 3D et de compléter au fur et à mesure Google Earth. Tout cela créé des activités à priori de l’ordre de jeu, mais qui servent au final à des entreprises afin d’améliorer la qualité de leurs produits et de leurs services.

On ne vous sent toutefois pas fasciné par l’univers des technologies…
Si j’ai une fascination, c’est une forme de fascination critique, qui est à la fois de l’ordre de l’attirance, de la méfiance et du dégoût. Nous vivons aujourd’hui dans un monde configuré par les technologies et les algorithmes. Le chercheur et game designer Ian Bogost en parle d’ailleurs très bien dans un texte qui révèle ce que cela peut avoir d’attirant et de fascinant, tout en possédant une inquiétante dimension de contrôle, d’un pouvoir un peu déporté. Un pouvoir qui nous échappe, qui se développe à des vitesses que nous humains, sommes parfois incapables de suivre ou de comprendre.

propos recueillis par Jean-Yves Leloup
retrouvez l’interview complète de l’auteur sur www.culturemobile.net/artek
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

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Théorie et pratique. Stratégie et action. Le collectif Critical Art Ensemble n’a de cesse de dénoncer, tant au travers de ses écrits que par le biais de ses interventions sous forme de performances et d’installations, la surveillance globale et les rapports d’aliénation générés par la modernité technologique.

Fondé en 1987, le Critical Art Ensemble est un collectif gravitant autour de 5 artistes (Steve Kurtz, Steve Barnes, Dorian Burr, Beverly Schlee et Hope Kurtz), fondateurs d’un nouveau genre d’engagement artistique à l’ère des médias électroniques de masse et des nouvelles technologies. La déclaration d’intention du Critical Art Ensemble s’intitule La Résistance Électronique, et autres idées impopulaires. Publié en même temps que TAZ, le fameux manifeste d’Hackim Bey — sur la même maison d’édition, Autonomedia —, ce texte fondateur a bénéficié depuis de « mises à jour » au fil de leurs autres essais (dont L’Invasion Moléculaire).

On y trouve des idées voisines à celle de Hackim Bey et, dans une autre mesure, au « primitiviste » John Zerzan (souvent présenté comme le théoricien des Black Blocs…). Les formules sont chocs. Critical Art Ensemble privilégie l’action directe et la guerre (sociale) de mouvement. Réactivez la stratégie de l’occupation en prenant en otage, non plus des biens, mais des données (p.39). Ainsi que le détournement généralisé contre le copyright, mettant ainsi à nu les ressorts mercantiles de la société du spectacle. Si l’industrie ne peut plus s’appuyer sur le spectacle de l’originalité et de l’unicité pour différencier ses produits, sa rentabilité s’écroule (p.116).

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002.

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002. Photo: D.R.

Le Critical Art Ensemble emprunte aussi, ne serait-ce que dans sa formulation, aux situationnistes. Il est temps d’élaborer de nouvelles stratégies qui portent atteinte à l’autorité virtuelle. Les acteurs sont trop enlisés dans le théâtre traditionnel et le théâtre de la vie quotidienne pour tout simplement comprendre que le monde virtuel a fonction de théâtre du jugement dernier (p.83). Et invite à entrer en résistance, à défaut de dynamiter les « bunkers » du pouvoir. Depuis que la révolution n’est plus une solution viable, la négation de la négation semble être la seule forme d’action réaliste. […] La structure autoritaire ne saurait être écrasée : on ne peut qu’y résister (p.152). Tout en désignant de nouveaux théâtres d’opérations. Le fondement de la stratégie de résistance reste identique : s’approprier les moyens de l’autorité et les retourner contre elle. […] Il nous faut prendre conscience que le cyberespace est un lieu et un dispositif de résistance (p. 154).

Concrètement cela donne des performances et installations qui s’imposent comme autant de coups de force, en jouant sur une certaine théâtralité et en reprenant la « stratégie des médias » : conférence, happening, vidéo, ateliers (Tactical Media Workshop, 2002), etc. On notera au passage que la rue n’est pas abandonnée… Ainsi, à Sheffield en 1998, The International Campaign for Free Alcohol and Tobacco for the Unemployed consistait, à imaginer un espace public non marchand. Une initiative à laquelle fait écho, une décennie plus tard, à Toronto, une autre revendication « citoyenne » : Keep Hope Alive Block Party (2013), un peu dans la lignée du mouvement Reclaim The Streets… En collaboration avec des artistes et activistes locaux, Critical Art Ensemble peut aussi investir une ville entière : Graz en Autriche avec des émissions radio nomades basées sur des détournements audios (Radio Bikes, 2000), Halifax au Canada autour des sites et monuments sujets à controverse (Halifax Begs Your Pardon!, 2002), Halle, en Allemagne, avec la simulation de l’explosion d’une « bombe sale » et du protocole sécuritaire qu’il s’en suit (Radiation Burn, 2010).

Critical Art Ensemble, Radiation Burn: a temporary monument to public safety. Performance menée à Halle (Saale, en Allemagne) en octobre 2010.

Critical Art Ensemble, Radiation Burn: a temporary monument to public safety. Performance menée à Halle (Saale, en Allemagne) en octobre 2010. Photo: D.R.

Le collectif Critical Art Ensemble a élargi ce cadre critique à la question environnementale ainsi qu’aux bio-technologies. Pour le problème de la pollution de l’eau, ils ont répertorié et testé les zones de baignades et de pêche aux abords des quartiers défavorisés et pollués par les géants de l’industrie chimique qui jalonnent les bords de l’Elbe, à Hambourg, « exposant » ensuite le résultat de leurs investigations dans lieux publics (Peep Under the Elbe, 2008). Ils ont aussi symbolisé les ravages liés à l’extraction du pétrole au travers d’une installation monumentale combinant projection vidéo et jeu d’eau (A Temporary Monument to North American Energy Security, présenté dans le Nathan Philips Square à Toronto, dans le cadre de la Nuit Blanche 2014).

Version soft de la « propagande par le fait », Critical Art Ensemble a aussi mis quiconque au défi de faire pousser des plantes sur un lopin de terre gorgé de pesticides (Sterile Field, 2013). Inversement, ils ont tenté une expérience de rétro-ingénierie en partant de plants de soja, de blé et de colza modifiés pour les re-soumettre à un environnement sans apports chimiques toxiques (RoundUp Ready soy, 2002). Présentée comme une forme de « sabotage biologique », cette installation alignait des semis baignants dans une lumière virant au bleu-violet… Dans le combat qui opposent les citoyens aux multinationales et, dans une moindre mesure, la législation européenne à celle des États-Unis, Critical Art Ensemble a entamé un procès public des aliments contenants des OGM lors de séances de testing aux allures de happening (Free Range Grain, 2003-2004).

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002.

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002. Photo: D.R.

Manipulations génétiques, séquençage du génome humain (ADN), bio-puces… Critical Art Ensemble s’attaque également à ce domaine avec une série de performances autour de la fécondation in vitro (Flesh Machine, 1997-1998) où les « visiteurs » sont invités à donner un échantillon de leur sang qui ira enrichir une base de données… À la suite de ce projet, le collectif monte une société baptisée Society for Reproductive Anachronisms pour attirer l’attention, toujours par le biais de rencontres / ateliers / performances, sur les dangers de ces techniques. Le fait d’avoir monté une société permet de jouer avec les codes et produits de l’industrie chimique et pharmaceutique. Et comme il n’y a pas de reproduction humaine sans « matière première », Critical Art Ensemble a aussi poussé jusqu’à l’absurde la logique mercantile des laboratoires avec une autre série de performances intitulées Intelligent Sperm On-line (1999). Pas séance de masturbation collective au programme, mais une dénonciation verbale de la marchandisation du corps et de ses « produits » lors d’une prise de parole publique…

Les manipulations chimiques, génétiques et bactériologiques ne laissent pas non plus indifférents les militaires, exposant ainsi l’humanité à des dangers au moins aussi grands que ceux du nucléaire… Se transformant en apprentis-sorciers, les membres du collectif Critical Art Ensemble se sont amusés à répandre « subtilement » quelques bacilles sur des volontaires… Menée en 2007, Target Deception rappelait les expériences menées par l’armée américaine, dans les années 50s, qui a répandu de l’anthrax à San Francisco à l’insu des citadins… Sur le même principe, la performance Marching Plague (2005-2007), en se proposant de pister des agents pathogènes et d’en retrouver la trace sur la population, opérait une dénonciation de ce type de programmes militaires. Avec une petite variable, il s’agissait là d’une référence à l’armée britannique et à la peste ! Deux « performances » qui se sont révélées parfaitement inoffensives, Critical Art Ensemble utilisant le Bacillus Subtilis, une bactérie utilisée comme modèle dans la recherche. Mais qui n’a pas empêché le FBI de poursuivre Steve Kurtz pour « bio-terrorisme »… Comme (presque) tout militant qui se respecte…

Laurent Diouf
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://critical-art.net/

Les tapis de guerre — war rugs — sont apparus en Afghanistan au moment de l’invasion soviétique. Les armes y remplacent les motifs bucoliques traditionnels. Récemment, les drones ont fait leur apparition dans ces espaces tissés. Ces tapis, qui ne représentent qu’une infime partie de la production globale, connaissent un véritable engouement sur le marché américain.

Tapis tissé à la main par des afghans turkmènes représentant le drone Predator, 2014. Photo : © Kevin Sudeith / courtesy of Warrug.com.

Au début des années 80, les moudjahidines combattent l’occupation soviétique. Les tapis se parent alors de chars, hélicoptères, lance-roquettes et Kalachnikov en place des fontaines et fleurs, renouvelant ainsi une tradition millénaire. Ces nouveaux motifs suscitent l’intérêt des Occidentaux et trouvent leur place sur le marché. Au centre de dispositifs d’artistes contemporains et dans une logique de dénonciation de la guerre, Michel Aubry les entasse au mur tels des trophées (Le grand jeu, 2000), Dominique Blain demande à des Pakistanais de réaliser un tapis illustré de mines anti-personnel (Rug, 2000).

Les motifs s’adaptent à l’évolution des conflits. L’iconographie de l’occupation soviétique fait place à l’attirail militaire des États-Unis à la suite des attentats contre le World Trade Center. Il existe par exemple une série 11 septembre. Les drones apparaissent sur ces tapis tissés par des réfugiés afghans au Pakistan, représentés avec précision : on distingue les modèles Reaper, Predator, ainsi que le Global Surveyor. En février 2015, le Bureau of Investigative Journalism (1) recense 413 frappes de drones au Pakistan depuis 2004 et évalue les pertes civiles entre 415 et 959, dont 200 enfants. Ces tapis traduisent un quotidien de terreur.

En 2004, Thomas Gouttiere, responsable du centre d’études afghanes de l’université du Nebraska, déclarait à la radio publique américaine que ces fabrications constituent pour les réfugiés afghans au Pakistan une industrie florissante… Kevin Sudeith, artiste et collectionneur, qui les vend via son site warrug.com, admet que la demande a probablement influencé la production. Les tapis les plus importants et/ou les plus chers sont reproduits dans un délai d’un an à dix-huit mois, mais chaque itération est différente de la précédente, assure-t-il.

Sudeith cite aussi le cas d’hybridations aux résultats fascinants : De la fin des années 70 au début des années 90, l’artiste italien Alighiero e Boetti a employé des Afghans pour réaliser des suzannis (broderies de soie) qui représentaient des pays ornés de leurs drapeaux. À partir des années 80, les tisserands ont créé eux-mêmes des tapis Atlas qui représentent des cartes du monde entourées d’une lisière de drapeaux. Je pense que ces tapis sont des œuvres d’art authentiques et que leur statut ne dépend pas de leur succès sur le marché.

Tandis que les motifs de drones s’incrustent sur les tapis de guerre afghans, l’artiste Moussa Sarr réalise Rising Carpet, un tapis de prière surmonté d’hélices, capable de décoller du sol. Dans ce « projet d’élévation spirituelle », selon ses mots, l’artiste convoque à la fois l’imaginaire du drone, machine militaire high tech et celle du légendaire objet volant. Quant à Samuel Rousseau, dans Jardins nomades, il utilise le tapis oriental comme surface de projection, où fourmillent des gens minuscules vus d’en haut, reproduisant la vision surplombante d’un drone.

Ce dialogue entre cultures d’Orient et d’Occident est précisément l’objet de l’exposition Le Paradis et l’Enfer, du tapis volant au drone, actuellement présentée à la Villa Empain à Bruxelles. Les tapis orientaux ont de tout temps bercé les imaginaires. Ils s’envolent dans les littératures persane, moyen-orientale, indienne, himalayenne et russe. En ces temps mythologiques, le tapis magique répond au rêve d’échapper à la pesanteur, de voler tel un oiseau. Il est un moyen symbolique de se libérer de l’adhérence du monde et de le parcourir, se déplacer dans l’imaginaire, dépasser les frontières du fini et de l’infini écrit le peintre Jean Boghossian (2).

Tapis tissé à la main par des afghans turkmènes au Pakistan représentant le drone Reaper, 2014. Photo : © Kevin Sudeith / courtesy of Warrug.com.

On le retrouve encore dans l’œuvre Tapis volant (3) du duo HeHe qui en fait un moyen de transport zen en 2003, ou dans la performance Zero Genie (4) dans laquelle Jem Finer & Ansuman Biswas le testent en gravité zéro, en 2001. Dans ces deux œuvres, l’artiste en tailleur se laisse mener par l’engin, calmement ou de façon chaotique. Il ne semble pas être aux commandes, il se soustrait aux contraintes de la technique et jouit du simple transport. Selon la romancière Marina Warner, Le tapis volant que l’on retrouve dans plusieurs contes fait office de véhicule pour les transports des personnages (au sens propre comme au figuré, pour le voyage comme pour l’extase) (5).

Depuis le VI siècle, le tapis persan représente le jardin, lui-même figure d’un monde harmonieux, paradis pour les uns, condensé de la connaissance pour les autres. Foucault le désigne comme l’une des premières hétérotopies : Le jardin, c’est un tapis où le monde tout entier vient accomplir sa perfection symbolique, et le tapis, c’est une sorte de jardin mobile à travers l’espace. Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante (6).

Lorsque les tapis se couvrent de drones, ils s’éloignent de cette définition pour devenir reflets d’un ciel menaçant, empli de dieux mécaniques et impitoyables. A contrario de cette ascension personnelle que permet le tapis volant, la figure du drone militaire représente le pilotage à distance qui déréalise la cible, la technique au service de la guerre. Le ciel n’est plus le lieu du paradis (imaginé, souhaité), mais celui de la mort brutale.

L’esthétique de ces war carpets évoque aussi de façon troublante les écrans pixelisés des premiers jeux vidéo, comme le remarque également l’artiste Michel Aubry dans le livre Symétrie de guerre. La symétrie, associée à l’usage d’une figuration plate, bi-dimensionnelle, sans recherche de relief illusionniste, associée aussi à une insouciance totale dans les rapports d’échelle, me fait penser aux plus anciens jeux vidéo, aux jeux « primitifs » parus avant les raffinements de l’ordinateur et la maîtrise de la 3D : comme si les points pixels étaient l’équivalent des nœuds du tapis (7). Dans Carpet Invaders, Janek Simon transformait le tapis en écran du jeu vidéo Space Invaders. Il préfigure la position du pilote qui ne distingue plus la réalité de la fiction, à l’abri de ses interfaces technologiques, comptant les points.

Au sol, le tapis s’enroule autour des corps anonymes, protection dérisoire et désormais inutile, comme dans cette photographie de l’artiste iranien Babak Kazemi, issue de la série Exit of Shirin & Farhad #4 (2012). Puis, à l’image de l’œuvre de Julien Leresteux, Tapis volant – hommage à Jan Rukr, il se fait à son tour trouer par l’ombre de la machine de guerre, ses restes exposés dans les salons et musées des vainqueurs (8).

Sarah Taurinya
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Sarah Taurinya écrit et réalise des reportages vidéos sur les arts numériques dans divers médias spécialisés. Elle est aussi vidéaste performeuse pour Hey ! La Cie et Lsd room sous le nom de Sarah Brown. > www.enreportagepermanent.com

(1) www.thebureauinvestigates.com

(2) Catalogue de l’exposition Le Paradis et l’Enfer. Des tapis volants aux drones, Fondation Boghossian, 2015.

(3) http://hehe.org.free.fr/hehe/tapisvolant

(4) www.artscatalyst.org/zero-genie

(5) « Communiqués intimes : la tortue volante de Melchior Lorck », Marina Warner dans Vues aériennes, seize études pour une histoire culturelle (sous la direction de Mark Dorrian / Frédéric Pousin, MetisPresses).

(6) Michel Foucault, Des espaces autres. Hétérotopies. « Architecture, Mouvement, Continuité » 5, pp. 46-49. 1984.

(7) Symétrie de guerre (Sainte Opportune Édition), coécrit avec Remo Guidieri, 1997.

(8) Ces deux œuvres sont exposées dans Le Paradis et l’Enfer. Des tapis volants aux drones.