ou comment tendre des lignes de son

Que l’on doive décrire la musique, en-dehors de ses aspects techniques, et l’on est rapidement amené à utiliser un vocabulaire physique, géographique, paysagiste. S’agit-il d’insuffisance, ou bien existe-t-il des rapports intimes entre le son et l’image qui rendent les comparaisons inévitables ? Voici un aperçu subjectif et forcément incomplet des réalisations musicales synesthésiques.

Jean-Michel Rolland, clavecin oculaire numérique conçu d’après les écrits du père Castel de 1735. Photo: D.R.

En février 1809, Ernst Florens Chladni est invité au palais des Tuileries par Napoléon Bonaparte. Le physicien et musicien allemand est venu lui présenter son extraordinaire invention, ou plutôt sa découverte, dont on parle dans toutes les cours d’Europe. Sa curiosité et son amour des sons avaient mené ce père de l’acoustique moderne à mener l’expérience suivante en 1787 : saupoudrer de sable une plaque métallique et frotter celle-ci à l’aide d’un archet. Suivant l’emplacement du jeu, sa longueur, sa fréquence, des figures géométriques apparaissent, disparaissent, se transforment, donnant à l’œil émerveillé le spectacle d’une musique qui se fait lignes.

Il n’est pas insignifiant de rappeler que cette découverte s’est rendue notoire en pleine époque de vigueur du romantisme allemand, dont le goût des analogies entre différentes résonances du monde préfigure, d’un bon siècle, un autre mouvement qui lui doit beaucoup, le surréalisme. Le romantisme, alors, visait idéalement à une synthèse des arts et une telle mise au clair des rapports intimes entre le son et l’image s’inscrit idéalement dans le Zeitgeist du 19ème siècle naissant.

Il faut attendre plus de cent cinquante ans pour qu’un autre scientifique, Hans Jenny, prolonge les expériences de Chladni en mettant en œuvre des oscillateurs sur du sable de quartz, mais également sur des fluides. Les cymatics – figures acoustiques – obtenus sont décrits par Jenny comme obéissant à des modèles ordonnés. D’étonnantes images, réagissant immédiatement au son, prennent forme dans les poudres, mais encore dans l’eau, dans l’alcool. On ne peut alors que parler, sans hyperbole, de véritable image sonore.

Voilà dès lors attestées, scientifiquement, physiquement, les corrélations entre l’harmonie des sons et celle des lignes. Car il n’a pas fallu attendre l’apparition de ces deux dispositifs géniaux pour que l’homme fasse naître des images de chaque émoi sonore. Toute description de la musique appelle tôt ou tard un vocabulaire paysagiste. Combien de ciels, de flots, de poudres, de ramures n’entendons-nous pas dans le bourdon des cordes, dans les chutes du piano, dans les vagues du synthétiseur, dans les frottements du métal…

D’autres encore éprouvent ce lien de manière intime, et la connivence image / son se produit au plus profond de leur être, à la racine même de leurs perceptions. Ce phénomène, que l’on nomme synesthésie, s’éprouve rarement, mais certains « voient » les sons en telle ou telle couleur, alors que d’autres « entendent » telle ou telle fréquence sonore à la vision du rouge, du bleu, du vert…

Poésie ou neurologie, les domaines s’accordent à intriquer la vue et l’ouïe, de Rimbaud (Voyelles) à Kandinsky, de Baudelaire (Correspondances) à Scriabine. Ce dernier, compositeur russe qui rêvait d’un grand projet associant couleurs et musique, reprenait à son compte les idées du Père Castel qui, au XVIIIème siècle, avait conçu un « clavecin oculaire », à l’intention des sourds, afin que la succession des couleurs pût agir sur l’œil de la même manière que celle des notes le fait sur l’oreille.

Tentatives audacieuses, pas toujours couronnées de succès, raillées par les uns, admirées par d’autres… Toujours est-il que le XXème siècle qui vit exploser la technologie fut ainsi le témoin de créations où la musique fuse d’autres mouvements que ceux du musicien sur son instrument.

C’est le temps du theremin, du nom de son inventeur, instrument pionnier de la musique électronique. Ce ne sont pas uniquement ses sons, ou sa technologie, qui le déterminent ainsi, c’est aussi et peut-être avant tout son mode d’exécution futuriste, « à distance », anticipant ces remote sensors qui nous environnent aujourd’hui. Le joueur de theremin manipule littéralement l’espace, il tient sa main à quelques décimètres de l’antenne qui capte ses mouvements et les transforme en son, contrôlant la hauteur de la note de la main droite, le volume avec la gauche.

L’instrument a traversé le siècle et, loin d’avoir été relégué au département des curiosités de l’histoire de la musique, il s’entend de loin en loin sur les disques de Squaremeter, The Damned, Radiohead, Cevin Key (Skinny Puppy)…

Certains griffent ainsi l’espace, alors que d’autres font chanter (enfin) la lumière ou les couleurs. C’est le cas de la harpe laser, inventée en 1980 par Bernard Szajner. Le faisceau de lumière interrompu détermine la hauteur du son. Là encore, d’autres musiciens, dont certains obtiennent ainsi un vif succès, reprennent à leur compte cette invention synesthésique que seule la technologie électronique pouvait permettre.

De senseurs en capteurs, les créations stupéfiantes augmentent le champ des possibles musicaux. Il faut voir les musiciens manipulateurs de la Biomuse, le Japonais Atau Tanaka en tête, actionner leurs bras à la manière d’un chef dont l’orchestre loge hors de toute vue, et obtenir de cet ensemble fantôme une texture domptée. La Biomuse, fruit des travaux de l’institut BioControl Systems, en particulier des deux chercheurs Hugh Lusted et Benjamin Knapp, est une interface « biomusicale » qui décèle l’énergie électrique de l’avant-bras et convertit les mouvements, les tensions de celui-ci en sons, en musique.

Le trio BioMuse, dans lequel B. Knapp revêt lui-même les biosensors, avec la violoniste Gascia Ouzounian et Eric Lyon au laptop, offre un exemple de la fantastique dynamique du dispositif, jouant littéralement des samples de violon capturés en temps à peine différé par l’informatique. L’imagination se projette dans le geste à la façon d’une gravure sur vide. Theremin, harpe laser, Biomuse : les avatars de ce geste du bras dans l’espace poursuivent en fait le même but, quel que soit le degré de sophistication du dispositif, la transgression d’une loi physique, le dépassement d’une évidence selon laquelle il faut toucher pour provoquer…

Bien plus aventureux sans doute, est le chemin qui prolonge celui que le Père Castel avait tracé avec son clavecin oculaire, que Scriabine avait défriché à son tour : trouver à relier positivement le son à l’image. L’ingénieur russe Evgeny Murzin, de 1937 à 1957, a mis au point un tel dispositif. Il ne l’a pas simplement imaginé, il l’a réalisé, et avec cet appareil, l’ANS (en hommage à Alexandre Nikolayevitch Scriabine), la réciproque des découvertes de Chladni et de Jenny : la transformation d’images en sons. D’apparence à la fois monumentale, rustique et ésotérique, ce synthétiseur (qu’Ivan Pavlov de CoH qualifie de « croisement entre une machine à explorer le temps venue du futur et un engin magique antique et mystérieux ») fonctionne sur un double principe : car l’ANS peut d’une part, lorsqu’on en joue, produire des dessins, des lignes, correspondants aux données sonores, des « paysages musicaux » peint par le musicien; mais également et surtout réagir musicalement en synthétisant un son à partir d’une représentation graphique.

Celle-ci, dessinée sur des plaques de verre enduites de résine noire, est glissée dans l’appareil qui réagit selon sa programmation dans un pur élan synesthésique. Il n’existe qu’un seul exemplaire de l’ANS, conservé à Moscou au Musée de la musique, et dont la présentation a longtemps été assurée par Stanislas Kreichi, ancien assistant de Murzin. Peu à peu, on fait balayer par la machine la plaque de verre gravée; elle convertit instantanément le tracé en musique, assimilant ainsi à une partition l’ensemble des dessins préparés.

Le synthétiseur ANS conçu par l’ingénieur russe Yevgeny Murzin. Photo: D.R.

Pour tout dire, grâce à l’ANS la forme « prend son » de la même manière que les découvertes de Chladni donnaient forme aux sons. Artemiev (pour la B.O. du Solaris de Tarkovski), A. Schnittke, Coil ou encore Cisfinitum ont utilisé les sons de l’ANS qui semblent surgis du cosmos sous les espèces d’un chant austère mais chargé de lumière. Le froid de l’espace, celui que l’on associe aux épopées soviétiques il faut bien l’avouer, nimbe les délicats bourdons de la machine, ses sifflements fragiles aussi, tout comme ses ondulations medium. Assurément, la musique de l’ANS est stupéfiante dans son procédé, elle est aussi inouïe (au propre comme au figuré) dans sa texture. Le coffret de Coil retraçant l’expérience du groupe en 2002 avec le synthétiseur russe, constitué de trois CD et d’un DVD, offre à cet égard un panorama assez large des possibilités de la machine.

Avec l’ANS, un rêve s’est accompli, conversion instantanée du dessin en vibration musicale. Une conquête de l’esprit romantique, de l’audace surréaliste sur la rigidité du vraisemblable. Chaque pas de cette importance repousse les bornes de l’impossible. Hier encore, un appareil synesthésique comme l’ANS semblait fou. Avant-hier, la conquête de l’espace se réservait le domaine de l’imagination. On sait le pas de géant que l’homme a franchi depuis… L’espace, et pourquoi pas le temps ? C’est peut-être la prochaine étape. Il n’est qu’à rêver en considérant ce que proposait le plus sérieusement du monde le prix Nobel de physique Georges Charpak, en se demandant si la vibration très ancienne du son environnant un potier de l’Antiquité pourrait avoir gravé le pot sur son tour, à la façon du sillon sur le disque de cire ou de vinyle (1). Si le futur n’est pas encore écrit, le passé regorge encore de trésors à décoder…

Denis Boyer
publié dans MCD #70, “Echo / System : musique et création sonore”, mars / mai 2013

Denis Boyer est rédacteur en chef de la revue Fear Drop > www.feardrop.net

(1) Cette « paléo-acoustique » (ou archéoacoustique) poursuit les recherches de Richard Woodbridge qui, en 1969, avait mené quatre expériences dans ce sens. La première aboutit à la transcription d’un bruit précisément produit par un tour de potier sur une poterie. Une pointe de bois et une cellule piézo-électrique permirent cette restitution sur un casque audio.

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À travers les questions de l’esthétique du bug et du rapport du bug à l’écriture et à la lecture, est-il possible de fonder l’archéologie des médias sur une archéologie du bug ?

À la recherche d’Eadweard Muybridge, Ascending Stairs, 2014. Photo: Creative Commons (CC BY-NC-SA 4.0)

Le bug comme métaphore de dysfonctionnement des phénomènes humains

En démontrant en 1936, à la suite des travaux du logicien Kurt Gödel, l’impossibilité de l’existence d’un programme qui pourrait diagnostiquer les failles d’un programme quelconque, Alan Turing ouvre la voie à la possibilité même de sa Machine de Turing, premier ordinateur jamais conceptualisé. Ainsi, c’est l’assomption de l’impossibilité de se débarrasser du bug, qui instaure le champ de l’informatique, et qui a permis à l’humanité de plonger dans l’ère du numérique un demi-siècle plus tard. Aujourd’hui, les spécialistes de l’informatique théorique et de la logique mathématique savent que l’univers des programmes qui fonctionnent est plongé dans un univers bien plus vaste et intéressant, celui des programmes qui errent, qui divaguent, bref, qui buguent (1).

Mais pour le commun des mortels, l’idée du bug oscille quelque part entre la soi-disant perfection de la machine et l’imperfection humaine. Cette distinction entre la machine et l’humain est également l’objet de la recherche de Turing. Dans son texte fondateur Computing machinery and intelligence (2), Turing décrit ce qui deviendra le fameux test de Turing, où un ordinateur tente de se faire passer pour un humain. Par la suite, on a notamment cherché à simuler les phénomènes humains par des comportements informatiques.

C’est l’attitude réciproque que nous adoptons ici, imaginer l’informatique comme simulée par les interactions humaines (pratiques sociales, technologiques, linguistiques, sémiotiques, artistiques…). Nous manipulons la notion de bug comme une métaphore à obsolescence programmée du dysfonctionnement de ces interactions humaines. Par « métaphore à obsolescence programmée », nous entendons que ce qui est ici comparaison métaphorique est éventuellement destiné à devenir du réel. Autrement dit, si nous introduisons une comparaison entre un programme informatique et un dispositif social, ou bien entre une typologie de bug informatique et le détournement d’un outil de communication, etc., alors cette comparaison, qui opère comme une métaphore dans l’état historique actuel, peut devenir analogie véritable dans le futur. Alors, la métaphore se dissoudra, car elle sera réalisée.

La manière dont cette obsolescence se produira (si elle se produit) ne nous concerne pas ici : évolution vers le post-humain, réunification de la logique mathématique avec les sciences sociales, révolution trans-genre, hyper-fascisme (sous l’effet une fois de plus d’une mutation technologique majeure)… Pas plus que les dates de péremption de telles métaphores, dates qui nous sont inaccessibles (elles sont donc « programmées », mais nous ne savons pas quand le programme se terminera).

Eadweard Muybridge, Walking Man. Photo: D.R. (domaine public)

Le bug, une lecture qui (se) passe mal

Le 22 juillet 1962, la sonde américaine Mariner 1 est détruite 294,5 secondes après son décollage, suite à une défaillance des commandes de guidage. La cause : une barre suscrite manquante dans une ligne de code en FORTRAN. Comme l’a écrit Arthur C. Clarke, confondant le trait d’union et la barre suscrite : ce fut le trait d’union le plus cher de l’histoire (3). Le bug est une affaire typographique, un arrêt dans le processus de la lecture machinique. Englobons donc le bug dans le concept d’écriture qui concerne aussi bien la pratique humaine que l’exécution d’un programme. L’exécution d’un programme informatique appartient en effet au registre de l’écriture : c’est l’interaction d’un texte, appelé programme, avec son contexte, les données d’entrée ou de sortie. Lorsque le programme fonctionne, un nouveau texte est produit, issu de l’ancien. Les bugs sont les dysfonctionnements lors de cette exécution.

Par exemple, dans une situation d’interblocage lors de l’exécution d’un programme, deux actions concurrentes sont chacune dans l’expectative que l’autre se termine, provoquant une attente indéfinie (4). D’autres types de bugs existent. Si par exemple la foudre vient frapper l’ordinateur en train d’effectuer un calcul, nous pouvons considérer cela comme un bug; ou bien la confusion entre un « billard » et un « pillard », pour reprendre un exemple célèbre dû à l’écrivain Raymond Roussel (5), chez qui les homophonies et les équivoques sont utilisées pour gripper les rouages de la machine langagière.

On pourrait ainsi remonter jusqu’aux pratiques alchimiques et à la « langue des oiseaux ». Les associations phoniques utilisées par les initiés constituent en effet un argot crypté qui révèle et accentue les sens cachés, tandis qu’elles les dissimulent aux profanes, pour qui cette « langue secrète » apparaît comme insensée. Dès lors qu’un bug se produit, quelque chose de l’écriture reste en suspens. Le bug, ici paradigme du dysfonctionnement des interactions humaines, s’institue précisément là où l’écrit est défaillant, où la lecture se heurte à un impossible. Le bug dessine en creux les frontières du champ de l’écriture et de la lecture.

En lieu et place de l’histoire, une archéologie du bug

L’historien se fonde sur des écrits, contrairement à l’archéologue de la protohistoire qui s’intéresse aux peuples qui n’ont pas de sources textuelles, mais qui, parfois, sont évoqués dans les écrits de civilisations plus récentes. En tant que point aveugle de l’écrit, le bug peut-il être l’objet d’une histoire ? Ne serait-ce pas en archéologue qu’il conviendrait plutôt d’aborder ce qui serait finalement non pas une histoire du bug, mais ce qui ne peut être à jamais qu’une protohistoire ?

Dans Finnegans Wake, Joyce rend le roman illisible. Non pour qu’il ne soit pas lu, mais parce qu’il est paradoxal de vouloir imprimer — d’écrire au sens de l’imprimerie — l’oralité protohistorique de la langue. Du point de vue du roman, il est illisible, mais du point de vue de l’oralité, il est parfaitement compréhensible (faites le test, demandez à un irlandais de Galway de vous le lire). De la même manière, du point de vue de l’histoire et de l’humanisme (numérique), i.e. de l’écriture et de la lecture, le bug est un dysfonctionnement tandis que du point de vue de l’archéologie et du post-humanisme, i.e. des machines, l’impossible situé au cœur de l’écriture et de la lecture dissout la notion même de fonction. Ainsi le bug est-il un acte qui doit être pensé selon deux points de vue. Nous nous demandons si les humains n’auraient pas une vue partielle de l’histoire des machines, qui ne pourrait se départir d’un point de vue « colonialiste ». Il s’agirait ici de savoir s’il est possible de fonder une vision post-coloniale du champ machinique, où le bug aurait toute sa place.

Image extraite du film Brazil, (Terry Gilliam, 1985). Photo: D.R.

Esthétique du bug

Il est courant de penser que le glitch appartient à l’esthétique du bug. Il n’en est rien. Le glitch appartient au point de vue du dysfonctionnement, que l’artiste glitcheur cherche à rendre lisible. Chez les machines, la lecture est l’exécution d’un programme, d’un code. La dysfonction est liée à un contexte, à une attente. Elle a pour signe la frustration, qui se situe dans l’habitus du langage naturel. On peut bien entendu prendre du plaisir esthétique à provoquer de la dysfonction (Faust). Dans l’esthétique du glitch, la dysfonction se mue en fonction dans la tentative de restaurer une lecture qui n’a pu se faire, lecture faite par une machine, mais destinée à un humain. Comme l’écrit Friedrich Kittler, le programme se mettra soudainement à fonctionner correctement lorsque la tête du programmeur est vidée de mots (6). Il y a donc deux modes de « lecture » presque incompatibles l’un avec l’autre, dans l’interaction desquels peut se situer le plaisir esthétique du programmeur.

Ainsi, Nick Montfort écrit-il : L’aspect puzzle [du programme] met en évidence [qu’il y a] deux principaux « lecteurs » pour un programme d’ordinateur : d’une part, le lecteur humain qui examine le code pour comprendre comment cela fonctionne, et comment débuguer, améliorer ou développer; d’autre part, l’ordinateur, qui exécute ses états ou évalue ses fonctions par l’exécution du code-machine correspondant à son processeur. Un programme peut être suffisamment clair pour un lecteur humain, mais peut contenir un bug qui l’empêche de fonctionner tandis qu’un programme peut fonctionner parfaitement bien, mais être difficile à comprendre. Les auteurs de codes obscurs <obfuscated code> s’efforcent d’atteindre ce dernier, façonnant des programmes de sorte que l’écart entre le sens humain et la sémantique du programme donne du plaisir esthétique (7).

Une esthétique du bug prend le point de vue inverse : elle ne peut qu’émaner des machines elles-mêmes, tout comme les machines écriraient elles-mêmes leur histoire : un programme informatique pourrait par exemple prendre comme objet sa propre histoire, l’archive de ses interactions passées, et les programmes seraient à même de participer à l’écriture de l’histoire de leurs victoires ou de leurs défaites (les bugs). Pour la comprendre, il faudrait alors s’appuyer non sur l’histoire, mais sur l’archéologie des médias, qui se situe par-delà la notion de fonction.

Image extraite du film Brazil, (Terry Gilliam, 1985). Photo: D.R.

La figure du débugueur

Le problème pour les humains, c’est que, depuis l’imprimerie, ils écrivent et lisent leurs histoires avec des machines. Leurs mots dépendent aujourd’hui du code-machine. Et plus les machines, les OS et les softwares deviennent complexes, étoffés, interconnectés, plus le nombre de lignes de code-machine s’allonge entre le processeur et nos mots, plus le bug devient l’ennemi du verbe. Le bug c’est non seulement l’arrêt de la lecture du programme, mais c’est donc aussi, pour les humains, l’arrêt du sens. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le bug soit pour le théâtre d’aujourd’hui ce que le suicide était pour le théâtre du 19ème siècle. C’est pourquoi les humains cherchent, au nom d’une prétendue alliance objective, à programmer les machines pour qu’elles luttent avec eux contre le bug.

Le débugueur est alors la figure du médium rationnel. Son point de vue est celui de la raison contre l’irrationnel. Le débugueur est au bug, ce que, pour la philosophie et l’humanisme classique, l’homme est à l’animal. Ce dernier, pas plus que la machine, ne parle. À l’âge classique, le corps de l’homme se discipline en opposition à lui. Il n’est pas anodin que la première médiatisation d’un dysfonctionnement informatique de l’histoire ait été attribuée à un insecte. En l’occurrence cette « petite » mythologie fonde le bug comme métaphore des dysfonctionnements informatiques (et technologiques) et le début de l’histoire coloniale des machines par les hommes.

Ce n’est pas non plus un hasard si les humains, dans les films d’Hollywood des années 1950 — années de la cybernétique — sont souvent menacés par des insectes. Les parasites de l’information — comme, du temps d’Edison, un parasite du signal (8) — sont des êtres particulièrement détestables et singulièrement muets par rapport au règne animal : une punaise, une mite, un papillon de nuit, un cafard, comme dans le film Brazil en 1985. Comme tous ses dérivés, les virus et les vers (worm), le bug est nuisible, anxiogène (cf. le fameux « bug de l’an 2000 » réveillant les peurs de l’an 1000), voire pathogène (9). Et pour le qualifier, les programmeurs — ces nouveaux médecins du verbe — n’hésitent pas à descendre encore davantage dans la chaîne organique (10), nous remémorant ainsi la question de Platon : y a-t-il une Idée de la fange ?

Le débugueur, ce chasseur d’insectes, possède son esthétique. Il réintroduit de la reproductibilité, du lisible, tout ce que le bug a dissous, là où du point de vue des machines, il y avait de la durée pure. Le bug dépend du point de vue de ceux qui ont des attentes quant au programme. L’existence même d’un bug dépend du contexte. Si ces attentes ne sont pas définies, s’il n’y a pas de spécification du programme, il n’est pas possible de savoir s’il y a bug ou non, de même qu’il n’est pas possible de savoir si une boucle, dans une situation d’interblocage, va se terminer ou non : il faut une décision arbitraire, un acte, un événement, qui détermine ce qui s’écrit de l’histoire. Le pas-à-pas rend la décision — et la lecture possible. Le débugueur est le Muybridge du monde actuel, le modèle actuellement dominant de l’esthétique numérique.

L’archéologie du bug comme fondement d’une protohistoire des machines par les machines

Tandis que l’histoire des médias s’appuie sur les machines en capacité de lire, l’archéologie des médias se fonde sur les machines en incapacité de lire, et pour cela, condamnées par les humains à l’oubli historique. L’archéologie des médias, fondée sur une archéologie du bug, montre au contraire que cette incapacité de lire est le point de vue des humains, non des machines elles-mêmes qui, au-delà de la notion de fonction, continuent d’agir sur les représentations et l’imaginaire humain (la littérature, le cinéma et le jeu vidéo, la Science-Fiction, la cyberculture, la culture geek et les arts médiatiques…).

L’échec fait partie de la relation naturelle homme / machine. Du point de vue humain, l’échec est généralement à éliminer, car incompris (11). Du point de vue des machines, comme toute défaite, le bug travaille pour l’avenir, qu’il s’agisse d’un déploiement fictionnel ou technique et industriel (12). Au débugueur, figure de la raison, il faut opposer une nouvelle « ruse de la raison » dont les machines sont en réalité les puissances agissantes. Dans le temps profond, archéologique, de leurs propres développements, c’est la ruse des machines que d’appréhender mieux que nous-mêmes, humains, notre point de vue de sujets parlants. Aux humains d’assumer, ou pas, leur statut de bugs.

Christophe Bruno & Emmanuel Guez
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept. / nov. 2014

(1) Girard(J.-Y.), Le point aveugle, Tomes 1 et 2, Hermann, 2007.
On trouvera un certain nombre d’articles de Girard en partie accessibles aux non-mathématiciens sur http://iml.univ-mrs.fr/~girard/Articles.html 
Pour une introduction non technique : Mosca (A.), « Jean-Yves Girard, le logicien scélérat », Critique, 2005, vol. 61, n.701, p. 743-75.

(2) Turing (A.), « Computing machinery and intelligence », Mind, Oxford University Press, 59, 236,‎ 1950, p.460. http://mind.oxfordjournals.org/content/LIX/236/433.full.pdf

(3) Clarke (A. C.), The Promise of Space, Harper and Row,‎ 1968. Pour les détails, cf. G. J. Myers, Software Reliability: Principles & Practice, p. 25.

(4) Cf. Le dîner des philosophes. http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%AEner_des_philosophes

(5) Roussel (R.), Comment j’ai écrit certains de mes livres (1935), 10/18, 1963.

(6) Kittler (F.), « Code », in Fuller (M.), Software Studies – A Lexicon, MIT Press, 2005, p.46 (nous traduisons).

(7) Montfort (N.), « Obfuscated Code », in Fuller (M.), op. cit., p. 194 (nous traduisons).

(8) Cf. Parikka (J.), Insect Media, An archaeology of animals and technology (posthumanities), University of Minnesota Press, 2010, p.131.

(9) Cf. Mackenzie (A.), « Internationalization », in Lovink (G.), Rasch (M.), Unlike Us Reader, Social media monopolies and their alternatives, Institute of Network Cultures, 2013, et notamment ce passage, p.153 : By virtue of the notions of universality attached to numbering systems (such as decimal and binary), to computation (Universal Turing Machine), and to global technoculture itself, software seems virulently universal. When figures of otherness appear around software, they tend to be pathological. Pathological software forms such as viruses, worms, otherness appear around software, they tend to be pathological. Pathological software forms such as viruses, worms, trojan horses, or even bugs are one facet of otherness marked in software.

(10) Chez Bram Cohen (le créateur de BitTorrent), le bug devient de la merde. Cf. Cohen (B.), « Aesthetics of Debugging  thinking of turds as bugs and your home as your code« , Posted sur advogato.org le 18 Décembre 2000 à 00:58.

(11) Il faut apporter ici une nuance. Cf. Fuller (M.), Goffey (A.), Evil Media, The MIT Press, 2012.
Cf. aussi Lessig (L.), Code: An other laws of cyberspace, version 2.0, Basic Books, 2006. Lessig montre que l’Internet ouvert, non régulé, doit être compris comme un bug, une imperfection salutaire, y compris économiquement (p.48). D’un point de vue politique, citons encore cet extrait : Comme le dit John Perry Barlow , [les valeurs du cyberespace] sont les valeurs d’un certain bug programmé dans l’architecture du Net – un bug qui empêche le pouvoir du gouvernement de contrôler parfaitement le Net, même si elle ne désactive pas ce pouvoir entièrement (p.152) (nous traduisons). Selon nous, il s’agit encore d’un point de vue humain, qui pressent toutefois le point de vue de la machine établissant sa propre protohistoire.
Cf. encore la célèbre phrase d’Eric Raymond  : Many eyeballs make all bugs shallow (beaucoup de globes oculaires ramènent les bugs à la surface). Pour Raymond, le bug est constitutif de l’idée de communauté qui est la « solution » la plus efficace pour lutter contre lui. Le bug est ainsi indirectement à l’origine de toute l’open-culture, dont les répercussions politiques (nouvelles formes d’actions collectives), juridiques (creative commons, etc.), économiques (p2p, crowd-funding, -sourcing, etc.) sont immenses. Dans son ouvrage The Cathedral & the Bazaar: Musings on Linux and Open Source by an Accidental Revolutionary (O’Reilly, 2001, p.373), Raymond met en avant la méthode du bazar : Here, I think, is the core difference underlying the cathedral-builder and bazaar styles. (…) In the bazaar view (…), you assume that bugs are generally shallow phenomena — or, at least, that they turn shallow pretty quick when exposed to a thousand eager co-developers pounding on every single new release. Accordingly you release often in order to get more corrections, and as a beneficial side effect you have less to lose if an occasional botch gets out the door.
En esthétique, le bug a été l’objet de plusieurs études, dont, en français, la thèse d’Emmanuelle Grangier, Le bug, une esthétique de l’accident, Université de Paris 1, 2006.

(12) Cf. Zielinski (S.), Deep Time of the Media: Toward an Archæology of Hearing and Seeing by Technical Means, The MIT Press, 2008.

Carl Banks, IOCCC Flight Simulator, 1998. Ce programme obscur a remporté la même année le prix International Obfuscated C code Contest. Source : http://blog.aerojockey.com/post/iocccsim Photo: © Carl Banks

Comment faire comprendre à un maximum de personne des problématiques aussi complexes que le réchauffement climatique ou la constitution des exoplanètes ? L’usage des innovations technologiques, en particulier celles qui concernent la réalité virtuelle, est l’une des pistes envisagées. Panorama sur ces cas singuliers de médiation scientifique.

Zoom : balade entre les 2 infinis, exposition au Relais d’sciences, Caen (2012-2013). Photo: D.R. / Relais d’sciences

Il faut reconnaitre que si les technologies de la réalité virtuelle (VR), l’Oculus Rift en tête de gondole, n’ont pas encore révolutionné nos quotidiens, les progrès faits dans le domaine du BtoB sont assez époustouflants. La réalité virtuelle se déploie de façon exponentielle dans la médecine, lors de thérapies médicales, et dans certains secteurs industriels comme l’aéronautique dans lequel 3DExperience (Dassault Systèmes) et l’Institut Clarté se revendiquent les leaders. Cette mutation virtuelle concerne également les niches industrielles. Lors de l’édition Laval Virtual 2016, premier salon européen dédié à la VR, la société MiddleVR présentait une application de formation des techniciens du gaz. Ceux de Thalès ou Véolia bénéficiaient quant à eux d’une solution de télé assistance par lunette connectée. En analysant la réussite des exemples cités, il existe un point commun. Il semblerait que les technologies VR s’accordent plutôt bien avec l’idée de transmission des savoirs.

Exploranova 360. Capture d’écran. http://explornova360.com Photo: D.R. / CEA – Capacités SAS – Université de Nantes

Les scientifiques s’approprient les outils VR

La preuve : depuis quelques années les centres de recherches, laboratoires et institutions ont également pris le pas sur cette mouvance. Aujourd’hui, alors qu’il ne suffit que d’un clic pour accéder à l’information, la vulgarisation et la transmission sont devenues des enjeux majeurs pour les scientifiques. Désormais, le numérique est plus qu’un outil, il est devenu un usage dans lequel le débat scientifique peut avoir sa place. Certaines structures comme Relais d’sciences à Caen, dont la mission est de diffuser la culture scientifique, en ont d’ailleurs fait une spécialité. François Millet, chargé de programmation Living Lab, explique la naissance, en 2010, du premier projet VR de Relais d’sciences : nous avons mis le pied à l’étrier avec l’Odyssée verte. C’est une installation qui consistait à modéliser une jungle virtuelle guyanaise et quelques installations scientifiques du camp des Nouages du CNRS. Au cours de sa visite, le public avait accès à des contenus fournis par des chercheurs.

À l’époque le projet interactif, et peu immersif, est retranscrit à travers une table tactile et projeté sur un grand écran. Assez loin, donc, de ce que l’on peut imaginer en terme de déploiement hi-tech. C’est plus tard que les technologies convergentes et les dispositifs périphériques à la VR sont apparus (objets connectés, interfaces gestuelles, lunette 3D, effet de parallaxe, film 360°, etc.). La jungle virtuelle trouve aujourd’hui une seconde vie avec une version dotée d’un casque immersif. Désormais, on remarque que les scientifiques, toutes disciplines confondues, s’approprient l’outil virtuel. L’exposition Climat VR – Du virtuel au réel, présentée en décembre dernier à la Casemate à Grenoble, invitait le visiteur à s’équiper d’un casque Oculus Rift pour comprendre les préconisations proposées par le GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat). Un sujet somme toute d’une extrême complexité et qui permettait pourtant d’aborder des problématiques de façon ludique et attrayante. Car, avant toute chose, il convient de se demander l’intérêt de ces nouveaux dispositifs virtuels de médiation scientifique.

Zoom : balade entre les 2 infinis, exposition au Relais d’sciences, Caen (2012-2013). Photo: D.R. / Relais d’sciences

Rendre tangible l’intangible

Traditionnellement, le virtuel a toujours été un outil indispensable pour les archéologues et historiens. Ces visualisations en image de synthèse permettaient de faire découvrir des sites remarquables et de médiatiser un patrimoine invisible pour le grand public. La collection multimédia des Grands Sites Archéologiques, éditée par le Ministère de la Culture, propose pas moins de neuf expositions virtuelles sur Internet, dont les grottes de Lascaux ou celles de Chauvet. Le Centre Interdisciplinaire de Réalité Virtuelle de Caen (CIREVE) s’est même spécialisé dans la restitution d’environnement disparu. Aussi le projet Plan de Rome visait à rendre compte des différentes étapes chronologiques de la ville antique et appréhender les phases de construction ou l’évolution du tissu urbain… Même son de cloche pour le prestigieux Muséum d’Histoire Naturelle de Londres qui programmait en juin 2015 Sir David Attenborough’s First Life, une exploration sous-marine de quelques minutes. Sir Michael Dixon, directeur du Musée, déclarait : nous sommes toujours à la recherche de nouvelles façons de contester la façon dont les gens pensent le monde naturel — son passé, présent et futur. Nous savons que la réalité virtuelle peut nous transporter dans des endroits impossibles.

En se libérant des contraintes temporelles et spatiales, ces exemples de réalité virtuelle ont définitivement ouvert la porte à des projets plus ambitieux en matière de sensibilité et de savoirs transmis. Une autre exposition de Relais d’sciences, baptisée Zoom, devait ainsi permettre aux visiteurs d’accéder à l’infiniment petit comme à l’infiniment grand au travers de modèles virtuels allant de la super nova à la particule élémentaire. Différents modes de navigation et d’interaction étaient alors proposés : la manipulation d’objets en réalité augmentée, une Wii Board pour la navigation, la captation de mouvement via Kinect, etc. Plusieurs équipes de recherche ont contribué au projet, dont celles du GANIL à Caen et du CEA Saclay. Le célèbre centre d’étude atomique est d’ailleurs à l’origine d’ExplorNova, l’un des projets les plus intéressants qui existent aujourd’hui. Au-delà d’un dispositif de médiation scientifique, il s’agit là d’un axe de recherche précis : puiser dans les sciences spatiales qui permettent de comprendre l’univers et créer de nouveaux modes d’enseignement des connaissances. L’originalité du projet tient dans le mélange entre réflexion et imagination.

Zoom : balade entre les 2 infinis, exposition au Relais d’sciences, Caen (2012-2013). Photo: D.R. / Relais d’sciences

Vincent Minier, astrophysicien et coordinateur du projet, précise que si l’on souhaite donner des éléments de compréhension aux citoyens, les scientifiques doivent créer des outils de médiations qui touchent leurs sensibilités. Par exemple, lorsqu’on parle d’une exoplanète, on peut expliquer si l’onde caractéristique est proche de celle de la Terre, mais on peut aussi évoquer les textures, les couleurs, voire les odeurs présentes. Il en résulte un panel d’installations. Mars Expérience 3D propose aux visiteurs, installés face à un écran et munis de lunettes 3D, de partir en expédition sur la planète rouge aux commandes du rover Curiosity. ExplorNova 360° permet quant à elle une exploration spatiale avec plusieurs interfaces gestuelles possibles. À chacune de ces destinations est associée une vidéo didactique ainsi qu’une photothèque présentant davantage les aspects scientifiques des différentes thématiques.

Une efficacité contrastée

Pour autant ces nouvelles formes de médiation scientifique sont-elles efficaces ? À priori oui, si l’on se réfère au sondage réalisé en août 2015 par Cap Sciences (Bordeaux), auprès des participants du simulateur de navette spatiale. Sur 238, ils étaient 98% à déclarer avoir pris du plaisir, et 90% s’en souviendront pendant longtemps… La réponse est pourtant plus nuancée. D’abord au regard des contraintes techniques de la VR. Comment relater une expérience scientifique à un grand nombre de personnes (objectif de démocratisation), avec des dispositifs coûteux et donc peu déclinables massivement. Bien souvent ce sont des expériences 2D donnant l’impression d’une 3D qui sont déployées. Les scientifiques préfèrent donc parier sur la complémentarité des supports et la VR n’est parfois qu’un produit d’appel vers d’autres dispositifs moins superficiels. Les dispositifs de médiations VR s’imposent de plus en plus comme une évidence si l’on souhaite toucher une population jeune. Pour autant le numérique ne balaye pas non plus tous les modèles existants, précise Vincent Minier.

Adrien Cornelissen
publié dans MCD #82, “Réalités virtuelles”, juillet / septembre 2016

Interview du Professeur Joachim Sauter


Joachim Sauter est un artiste des médias et designer allemand. Dès le début de sa carrière, il se focalise sur les technologies numériques et expérimente la manière dont elles peuvent être utilisées pour exprimer du contenu, une forme ou une narration. En 1988, nourri par cette passion, il fonde ART+COM avec d’autres artistes, designers, scientifiques et technologues de l’Université des Arts de Berlin et les hackers du Chaos Computer Club.

ART+COM, River Is…, Yeongsan, Corée du Sud, 2012. Photo: © ART+COM

ART+COM été fondé comme une organisation à but non lucratif pour explorer de nouveaux médias potentiels appliqués aux domaines de l’art, du design, de la science et de la technologie. Allant d’installations artistiques à des projets de design axés sur les innovations technologiques et des inventions, les travaux d’ART+COM se déclinent sur différents types de supports (objets et installations auto-actifs, réactifs et interactifs, environnements et architectures ayant recours aux médias). En 1991, Joachim Sauter est nommé professeur d’Art et de Design des Nouveaux Médias à l’Universität der Künste de Berlin, UdK (Université des Arts de Berlin) et depuis 2001 il est professeur associé à UCLA, à Los Angeles.

Marco Mancuso: ART+COM est un groupe interdisciplinaire de professionnels venus des arts des médias, du design, de la science et des milieux du hacking, ayant pour objectif d’explorer les possibilités des technologies numériques appliquées à la création, l’expression, la communication et la recherche contemporaine. Une telle attitude est assez claire et cohérente pour l’ensemble vos projets : l’esthétique n’est pas un simple outil voué à la satisfaction visuelle, mais c’est un principe menant à une œuvre intégrée à la fois comme un élément de design et comme un territoire de recherche technologique. Alors, comment une nouvelle commande née à ART+COM, dans une telle structure fluide, une telle attitude hybride face à la création, est elle attrayante (et offre-t-elle un quelconque potentiel) pour les industries qui recherchent et investissent dans la technologie, l’informatique et la science ?

Joachim Sauter: Il est vrai qu’ART+COM est « hybride » et interdisciplinaire en ce que tous nos projets sont développés par de petites équipes qui comprennent des designers, des ingénieurs et des programmeurs. Dans le contexte de cette étroite collaboration, la pensée créative peut dépasser les limites d’une discipline donnée. Ce type de créativité libre est prisé par nos partenaires dans les milieux de la recherche, de l’industrie et de l’université. On est loin des travaux classiques de recherche et de design appliqués à la technologie. Au fond, c’est assez simple : les entreprises et instituts de recherche qui nous approchent pour collaborer sur un projet de recherche le font parce qu’ils sont incapables de le mener tous seuls. Ils ont besoin d’une intervention extérieure pour repousser leurs propres limites et développer leur imagination. Le luminaire Manta Rhei en est un bon exemple.

ART+COM et Selux, Manta Rhei, 2012. Photo: Nils Krüger / © ART+COM

MM: Ce projet Manta Rhei date de 2012 et résulte d’une collaboration entre le studio ART+COM et l’entreprise Selux, qui fabrique des luminaires utilisant la technologie OLED. Je serais curieux de savoir comment un projet collaboratif entre un studio et un partenaire technologique peut voir le jour sans intermédiaire. Vous ont-ils contactés directement ou vice-versa ? Et comment la demande initiale et le projet ont-ils évolué ?
JS: Dans ce cas particulier, cette entreprise avait tout juste commencé à utiliser les OLED et était la recherche d’un nouveau type de luminaire qui puisse mettre en valeur les qualités de cette technologie d’éclairage innovant. L’objectif de Selux était de développer un luminaire hors du commun — un prototype susceptible de démontrer le potentiel de la technologie OLED pour la décoration intérieure et capable de susciter l’attention des médias. Le luminaire cinétique Manta Rhei a atteint cet objectif lors de sa présentation au salon Light + Building de Francfort, en avril 2012.

MM: Sur le plan technique, comment avez-vous travaillé avec leurs technologies et en quoi, selon vous, votre travail leur a été utile en termes de Recherche et Développement au regard de cette technologie spécifique ? En quoi la création de Manta Rhei a-t-elle résulté d’une collaboration cohérente entre votre studio et leur département technique ?
JS: Nous avons travaillé en étroite collaboration avec Selux, mais sur des « blocs de travail » distincts: ART+COM a dessiné le dispositif, y compris son comportement et sa mécatronique, tandis que Selux s’est chargé du contrôle de la lumière. Nous avons ensuite intégré le tout au logiciel. Les membres d’ART+COM ont de grandes compétences technologiques, ainsi nous sommes capables de parler le même langage que les ingénieurs de SELUX et le processus s’est avéré fluide et bénéfique pour les deux parties en matière de transfert des connaissances.

ART+COM et Selux, Manta Rhei, 2012. Photo: Nils Krüger / © ART+COM

MM: Au cours des 25 dernières années, vous avez participé à de nombreux projets différents, allant de projets indépendants à des commandes plus institutionnelles (de la part d’entreprises ?), du privé au public, de l’art à la communication. Comment le processus de recherche et de création change-t-il en fonction de la relation avec un investisseur privé ? Comment l’artiste/le designer peut-il rester libre d’exprimer son travail, sa créativité et son message ? Comment la recherche peut-elle rester en phase avec l’idée de départ sans interférence de la part de l’investisseur ?
JS: Le terme « interférence » suggère déjà dans une mauvaise direction. Chez ART+COM nous sommes partisans du débat et de la culture de la controverse constructive. Dans tous les domaines, qu’il s’agisse d’art, de recherche ou de communication, nous nous efforçons d’instaurer un dialogue avec les personnes avec et pour lesquelles nous travaillons. Les projets qui émergent de ces conversations résultent d’un processus d’inspiration qui porte clairement notre signature et notre esprit. Ceci étant, les conversations ont évolué au cours des 25 dernières années, car la technologie fait à présent partie intégrante du travail de design. Cette évolution a non seulement simplifié la communication au sein de l’équipe ART+COM, mais aussi avec nos partenaires de recherche en matière de technologie.

MM:Avec Selux, vous envisagez de développer toute une gamme de luminaires cinétiques reprenant le concept de ce design. Pourriez-vous nous donner davantage de précisions à ce sujet ? Là encore, quelle est la différence entre répondre à la commande d’un investisseur industriel et travailler avec lui, c’est-à-dire développer des projets et des recherches ensemble ? Concrètement, qu’est-ce qu’ART + COM apporte à Selux et vice-versa ?
JS: En effet, nous prévoyons de développer plusieurs luminaires cinétiques dont le design s’inspire de modèles de comportement animaux, ou plus généralement des modèles de mouvement dans la nature. Le luminaire actuel s’est évidemment inspiré d’une raie manta. D’autres ébauches rappellent les mouvements orchestrés d’un vol d’oiseaux, ou associent la forme d’un serpent à la lueur des lucioles. Pour répondre à la deuxième partie de votre question, s’agissant de partenaires de recherche, nous collaborons sur le plan technologique, alors que pour nos clients nous collaborons sur des aspects qui ne sont pas du ressort de la technologie. Par exemple, pour les musées, nous travaillons d’ordinaire en étroite collaboration avec les scientifiques du musée qui nous fournissent le contenu des installations. Ils sont experts dans leur discipline tout comme nous le sommes dans la nôtre, ce qui permet aux deux parties de travailler sur un pied d’égalité.

ART+COM, Mobility, World Expo Shangai, 2010. Mobility fait partie d’une exposition permanente à l’Ars Electronic Center à Linz, en Autriche. Photo: © ART+COM

MM: Quelles technologies et/ou recherches pourraient s’avérer fonctionnelles pour un nouveau genre d’expression créative dans les domaines de l’art des médias, du design et de la science ?
JS: Je dirais qu’actuellement les deux domaines qui nous intéressent le plus sont la robotique et l’optique informatique. Nous avons une connaissance pratique de la mécatronique, puisque toutes nos installations cinétiques nécessitent le mouvement précis et chorégraphié d’objets physiques dans l’espace. La robotique va encore plus loin et engendre davantage de complexité, tant au niveau matériel que logiciel. En raison de cette complexité, la robotique n’a pas encore été entièrement explorée comme moyen d’expression et de communication. Notre intérêt dans l’optique découle aussi de nos premières explorations de cette science à travers des œuvres comme River is… basée sur les caustiques, la façon dont la lumière se réfracte sur l’eau, ou Mobility où l’on fait référence à un moyen presque oublié de communication à longue distance qui utilise des miroirs et la lumière du soleil. Grâce à l’association du design informatique et des phénomènes optiques, les surfaces et les objets peuvent être transformés en outils de narration qui racontent des histoires ou transmettent des messages.

MM: En tant que professeur et pédagogue, pensez-vous que les nouvelles chaines de production culturelles (investisseur — agence — milieu universitaire — professionnel — artiste) sont en train de changer la manière dont les œuvres technologiques et scientifiques sont produites, si on les compare aux chaines traditionnelles (institution — financement — milieu universitaire — artiste) ? Comment les institutions peuvent-elles travailler dans ce nouveau système culturel ? Comment les commissaires d’exposition et les producteurs peuvent-ils superviser la production et la diffusion de projets artistiques si l’on prend également en compte la possibilité d’utiliser de nouveaux espaces publics comme les nouveaux aéroports, les immeubles commerciaux, les places publiques, etc. ?
JS: Le fait que les entreprises passent aujourd’hui commande pour des œuvres d’art élargit certainement l’éventail de l’art contemporain. Les musées et les collectionneurs suivent à la lettre le canon des beaux-arts tel qu’il est dicté par la critique et le marché habituel. Nos installations artistiques se développent cependant dans l’interstice entre l’art et le design et ne peuvent être aisément associées à une seule de ces pratiques. En vérité, cela ne semble pas poser de problème à nos clients. Ainsi, alors que le secteur privé fait preuve d’une grande ouverture au sujet de l’art basé sur la technologie, les institutions artistiques hésitent encore à cautionner ce genre de travail. Dans ce contexte, les commissaires engagés jouent un rôle important. Leur crédibilité en tant que spécialistes de l’art et leur voix sont pris en compte dans les commandes publiques et permettront, à la longue, de venir à bout des catégories obsolètes.

ART+COM, River Is…, Yeongsan, Corée du Sud, 2012. Photo: © ART+COM

MM: En conclusion, j’aimerais avoir votre avis sur la manière dont la scène internationale des évènements liés aux médias est en train d’évoluer. Se démarquant du format classique de grandes manifestations comme Ars Electronica ou transmediale, une nouvelle typologie de rencontres autour des arts des médias est en train d’émerger, au sein de laquelle les supports numériques sont également considérés comme des instruments permettant à des professionnels d’effectuer un travail commercial (à la frontière) entre l’art, le design, la communication et la créativité. Je veux parler d’évènements comme Offf ou Future Everything ou encore, plus récemment, Resonate qui ne sont pas si éloignés que ça d’évènements purement marketing comme les Ted Conferences, Momo Amsterdam, Seed Design entre autres …

JS: Cela fait maintenant un bon moment qu’Ars Electronica et transmediale existent, et ces manifestations ont été cruciales pour le développement de la pratique artistique liée aux nouveaux médias. Cependant, il est naturel qu’une différentiation naisse du progrès et de la prolifération technologique. Ces nouveaux festivals et conférences visent des nouveaux publics très ciblés, comme la scène du design par ordinateur, et traitent d’aspects précis des nouveaux médias. La raison de leur immense succès est qu’il y a toujours, de toute évidence, un grand engouement pour l’échange personnel, qui ne passe pas par un clavier ou un écran, mais aussi parce que de telles occasions donnent aux participants le sentiment gratifiant d’appartenir à une communauté à part.

interview par Marco Mancuso (DigiCult)
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

et l’art au XXIe siècle

À l’ère post-anthropocentrique, nous nous trouvons confrontés non pas à une conception unifiée de l’existence, telle que le « monde » ou la « nature », mais à une multiplicité de structures et de frontières floues. Ceci nous a conduits à questionner, à travers des postures artistiques interdisciplinaires, certains pans du domaine de recherche actuel qui rencontre les changements les plus rapides : celui des sciences de la vie.

Dans cet article (1) nous examinerons quelques œuvres d’art présentées dans nos expositions [macro]biologie et [micro]biologie (2). Alors que les artistes sélectionnés se concentrent principalement sur un ou deux domaines spécialisés, nous nous intéressons davantage à leur désir de comprendre et de partager le professionnalisme scientifique. Nous nous intéresserons également au développement d’un champ hybride qui résulte de la collaboration entre les artistes et les sciences.

Anna Dumitriu, Bed and Chair Flora et Communicating Bacteria Dress, exposition à Art Laboratory Berlin. Photo: © Tim Deussen.

[macro]biologies I : la biosphère
Le Center for PostNatural History ou CPNH (centre d’histoire post-naturelle) installé à Pittsburgh, aux États-Unis, est un projet d’art et de recherche qui porte sur l’histoire de la manipulation du vivant par l’humanité, des débuts de l’agriculture aux modifications génétiques. Suite à l’émergence de l’idée, en 2008, l’artiste Richard Pell et ses collègues Lauren Allen et Mason Juday ont fini par ouvrir le CPNH en 2012. Le terme « post-naturel » fait référence aux formes de vie intentionnellement modifiées par les humains à travers la domestication, l’élevage sélectif et l’ingénierie génétique. À cet effet, le CPNH organise des expositions multimédias thématiques, édite des publications et constitue une collection de spécimens d’origine post-naturelle préservés et documentés.

Le CPNH questionne également l’institution du « Muséum d’Histoire Naturelle » en tant que tel. En tant qu’institution de production de savoir moderne, le muséum d’histoire naturelle est un lieu où ont été sciemment instaurées une division entre sujet et objet et une dichotomie entre humains et non-humains. En conséquence, ouvrir un centre d’histoire post-naturelle aujourd’hui permet de dépasser de manière remarquable ce dilemme d’opposition en référençant les spécimens altérés artificiellement — altérés par les humains, bien entendu. Il met ainsi en lumière un pan essentiel du débat actuel sur l’anthropocène.

PostNatural Organisms of the European Union, Center for PostNatural History, installation à Art Laboratory Berlin. Photo: © Tim Deussen

[macro]biologies II : organismes
Maja Smrekar est une jeune artiste de Ljubljana en Slovénie, dont le travail relie les croisements entre sciences humaines et naturelles. Son œuvre BioBase: risky ZOOgraphies, est une nouvelle itération d’un projet au long cours, BioBase, qui propose un prototype de futur laboratoire itinérant destiné à l’étude d’arthropodes aquatiques invasifs. La structure architecturale en forme de tente contenait un aquarium en deux parties, l’une abritait une écrevisse slovène locale, l’écrevisse à pattes rouges (Astacus astacus), l’autre — l’envahisseuse, l’écrevisse bleue (Cherax quadricarinatus) qui a récemment colonisé le lac thermal de Topla, en Slovénie, et s’y est multipliée à foison. Les deux parties étaient reliées par une échelle permettant aux crustacés de traverser et de se confronter.

Au-delà de l’interaction entre espèces invasives (ordinairement introduites par les humains) et espèces originelles, le caractère parthénogénétique de la femelle écrevisse marbrée fait écho au débat actuel sur la biotechnologie et la reproduction humaine. La parthénogenèse assistée par la biotechnologie pourrait devenir un jour une norme humaine (3). Le travail de Smrekar fournit un laboratoire à multiples facettes permettant d’explorer à la fois le monde naturel qui nous entoure et notre propre développement culturel et biopolitique dans une ère d’écosystèmes précaires.

Maja Smrekar, BioBase: risky ZOOgraphies, 2014. Photo: © Tim Deussen

[micro]biologies I : le sublime bactérien
Dans sa pratique artistique plurielle, Anna Dumitriu associe la microbiologie aux textiles, à la robotique et aux médias numériques. Dans ses objets, ses installations, ses performances et workshops, elle utilise des bactéries et des « robots sociaux ». Ses œuvres qui se servent des bactéries comme médium associent les champs de l’art et de la microbiologie, l’histoire et la recherche de pointe, dans le but avéré de rendre la microbiologie moderne accessible au public. Une œuvre centrale de son travail, Normal Flora, est un projet artistique au long cours explorant les bactéries, moisissures et autres levures omniprésentes dans et sur nos corps, dans nos maisons et l’ensemble de la planète, et qui constituent un élément fondamental des écosystèmes complexes qui nous entourent.

Par exemple, l’installation Bed and Chair Flora est fabriquée à partir d’une chaise sculptée avec des images de bactéries trouvées sur celle-ci, images qui sont également brodées au point de croix sur la tapisserie du siège. Posée sur la chaise, se trouve un ouvrage au crochet réalisé de manière collaborative et dont les motifs s’inspirent d’images au microscope électronique de bactéries trouvées dans le lit de l’artiste. En ce début de XXIe siècle, le rôle de l’artiste en tant que communicateur, démystificateur et éthicien des avancées scientifiques et artistiques est particulièrement pertinent. L’œuvre de Dimitriu crée une passerelle entre les univers de la technologie, des sciences de la vie et un plus large public.

Joanna Hoffmann, Proteo, installation à Art Laboratory, Berlin. Photo: © Tim Deussen.

[micro]biologies II : πρωτεο / proteo
L’artiste polonaise basée à Berlin Joanna Hoffmann crée des œuvres trans-disciplinaires qui associent l’art, la microbiologie, la physique et la technologie. Son utilisation d’installations multimédias, de stéréoscopie 3D, d’animation vidéo expérimentale et d’autres médias explore tout autant la visualisation subatomique et moléculaire que l’espace cosmique. πρωτεο/ Proteo, est un “fantôme de Pepper”, un précurseur de l’holographie, projeté sur une pyramide.

Le titre de l’œuvre fait référence à la racine grecque du mot protéine (Gr. πρωτεῖος le premier, à la pointe), à la tradition philosophique de recherche de l’arche — l’essence du monde physique (Anaximandre) et au principe de connaissance (Aristote). Πρωτεο / Proteo est une animation qui représente un nuage de particules créant ainsi un mini-univers replié sous forme d’espace Calabi-Yau, dans lequel, selon la théorie des supercordes, les dimensions successives de notre monde sont « enroulées » sur elles-mêmes au niveau subatomique.

Donnant naissance à une molécule de protéine complexe et à sa “danse de vie” moléculaire dynamique, elle évoque les liens entre énergie, matière et forme. Fusionnant des interprétations de données scientifiques, d’images, de son, de poésie πρωτεο / Proteo pose les questions des défis et des limites de nos facultés cognitives, créant une passerelle émotionnelle entre notre expérience quotidienne et le côté abstrait de la science contemporaine.

Regine Rapp & Christian de Lutz
Art Laboratory Berlin
publié dans MCD #81, “Arts & Sciences”, mars / mai 2016

(1) Extrait de l’introduction du livre [macro]biologies and [micro]biologies. Art and the Biological Sublime in the 21st Century.

(2) http://artlaboratory-berlin.org/html/eng-programme-2014.htm

(3) Sykes, Bryan: Adam’s Curse: A Future Without Men, New-York 2004 et Prasad, Aarathi: Like a Virgin: How Science is Redesigning the Rules of Sex, Londres 2012.

L’essence de la vie

La Nature, la Vie, le Vivant : des concepts philosophiques au cœur de la création artistique, de la poétique et des sciences. Depuis la fin des années 1980-début des années 1990, l’art a quitté le domaine de la représentation pour créer avec la dynamique même du vivant ce que l’on nomma alors le « bio-art ». Quelque vingt-cinq ans plus tard, les techniques et les formes ont évolué et se sont diversifiées, le bio-art s’écrit désormais au pluriel.

Guy Ben-Ary, cellF. Interface du réseau neuronal. Photo: D.R.

Dans son ouvrage phare de 1964 Understanding Media: The Extensions of Man, (« Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme »), Marshall McLuhan donne une belle définition de l’artiste dont il reconnait le rôle décisif : L’artiste est l’homme qui dans tout domaine, scientifique ou humaniste saisit les conséquences de ses actes et des nouvelles connaissances dans son propre temps. C’est l’homme de la conscience intégrale. Et interroge : si les hommes pouvaient être convaincus que l’art est la connaissance précise et anticipée de la manière de faire face aux conséquences psychiques et sociales de la prochaine technologie, deviendraient-ils pour autant des artistes ?

Dans leur recherche les artistes ont toujours utilisé les techniques et les technologies de leur époque, adoptant les outils qu’ils pensaient être les plus aptes à exprimer leur poétique. Aujourd’hui, on trouve parmi les technologies émergentes, une catégorie qualifiée de « bio », c’est-à-dire qui fait appel à des technologies relevant du règne organique, de la biologie, du vivant, de la vie. Traiter de la vie peut sembler éloigné de l’art, cependant l’art est à même de dialoguer avec la science et d’aborder la vie de manière inédite, retrouvant une fonction de questionnement critique et une aura innovante.

Il est temps de repenser la Nature et la Vie, comme le montrent aujourd’hui la philosophie et la culture. L’ensemble des activités humaines a été inspiré ou influencé par la Nature et la Vie. L’art les a toujours abordées, bien que par le seul biais de la représentation, depuis les peintures rupestres jusqu’à la nature morte en passant par le portrait ou le paysage. Par ailleurs, des disciplines telles que la vie artificielle, l’intelligence artificielle, la robotique, la vie de synthèse, la biologie de synthèse s’inspirent de la Nature et de la Vie en ce qu’elles simulent l’apparence ou le comportement du vivant.

En raison de leur complexité croissante, les artefacts créés par les humains imitent les formes, les fonctions et la dynamique de la Nature et de la Vie. Le Vivant fait office de modèle en ce qu’il a résisté aux épreuves depuis l’origine de la vie et qu’il a fait l’expérience du monde. Aujourd’hui, l’art peut collaborer avec une science traitant de la Nature et de la Vie de manière plus intime qu’à travers la représentation, en agissant directement sur la dynamique de la Vie. L’art peut ainsi agir sur le Vivant pour engendrer un impact culturel de questionnement critique d’un point de vue aussi bien éthique, politique, écologique que social.

La “dimension organique”, sur laquelle repose la vie, n’est pas un nouveau topos de l’art, pensons par exemple à l’Architecture Organique (Lloyd Wright, Bruce Goff, Alvar Alto et leurs disciples) et à sa relation au design. Dès la seconde moitié des années 1980 en particulier, les sujets liés à l’“organique”, au “bio”, ont pris un essor considérable sur un terreau culturel qui a vu l’avènement de mouvements culturels et politiques centrés sur la remise en question des relations avec l’environnement et les êtres vivants et l’importance accrue de disciplines comme la biologie et la génétique devenues des paradigmes, y compris en dehors de leur domaine spécifique (par exemple dans les travaux de Maturana et Varela, Dawkins, Cavalli-Sforza). Les “technologies du vivant” sont devenues de véritables modèles et terminus ad quem pour les technologies de pointe. Aujourd’hui, elles constituent la base d’un nombre croissant de dispositifs et de disciplines qui utilisent le préfixe “bio” (la biochimie, la biomécanique, la bio-informatique, les biotechnologies, la bio-ingénierie, la bionique, la biorobotique…).

Guy Ben-Ary, cellF. Installation finale. Photo: D.R.

Le domaine des Bio-Arts est complexe, comme on peut le voir sur le schéma basé sur un texte de George Gessert (1), un artiste et théoricien qui travaille dans le champ de l’Art Génétique et dont l’œuvre, depuis la fin des années 1970, consiste à élaborer des plantes. Son travail est également une critique de la prévalence contemporaine du kitsch dans la sélection et la création actuelle de plantes. Étant donné que les plantes ont besoin de temps pour pousser et se développer — certaines n’arrivant à floraison qu’après plusieurs années — Gessert déclare que peut-être après l’architecture, la culture de plantes est la forme d’art la plus lente (Hauser 2003). Depuis les années 1980, Gessert consacre son travail aux relations entre art et génétique, exposant des installations d’hybrides et de la documentation de projets de culture de plantes.

Comme on peut le voir sur l’image, excepté pour le Genetic Art (Art Génétique), toutes les formes relèvent de la catégorie Bio-Art qui comprend des courants d’art historiques comme le Land Art et la performance. L’image montre également que le Genetic Art a des rejetons importants dans le domaine non-organique : en réalité, cette « passerelle » entre l’organique et le non-organique révélé par l’art, reflète l’échange actuel entre différentes disciplines de la science et de la technologie et récapitule l’évolution puisque, selon la biogenèse, la vie a surgi de la matière non-vivante, il y a environ quatre milliards d’années.

Dans les Bio-Arts, la matière, la présence matérielle, est fondamentale, par opposition à la tendance vers l’immatérialité de l’art, initialement décrite par Lucy Lippard (1973) et Jean-François Lyotard (1985) et mise en exergue aujourd’hui par l’imagerie numérique et les technologies de communication. Ainsi les Bio-Arts ne peuvent être considérés comme une évolution de formes artistiques reposant sur la vie artificielle, l’art généré par ordinateur, la robotique, l’intelligence artificielle, l’art génératif, l’art des nouveaux médias ou le numérique : c’est un art différent, même lorsqu’il est hybridé à ces derniers.

Depuis les années 1990, de nombreux artistes se sont aventurés sur ce terrain (Marta De Menezes, Joe Davis, Jun Takita, Adam Zaretsky, Brandon Ballengée, CriticaI Art Ensemble, Polona Tratnik, Julia Reodica, Marcello Mercado, Niki Sperou pour n’en citer que quelques uns), instaurant une forte collaboration entre l’art et la science. On compte parmi eux le Brésilien Eduardo Kac qui en 2000 a présenté GFP Bunny (Alba), la célèbre lapine albinos à qui l’on avait transplanté une mutation synthétique du gène fluorescent de la méduse Aequorea Victoria. Alba, une lapine transgénique, devenait sous une lumière particulière une chimère fluorescente, et pas seulement du point de vue biologique. Alba est issue d’une expérience somme toute ordinaire menée à l’INRA (l’Institut National de la Recherche Agronomique à Paris) et sans doute dans d’autres structures de ce genre à travers le monde, qu’Eduardo Kac a rendue publique par une sorte de performance médiatique.

En réalité, Alba était un projet/performance à l’intérieur d’un système médiatique développé par l’artiste, qui comprenait des affiches, des interviews, des performances, des annonces; un projet qui critiquait l’hermétisme de la science, l’aspect secret et l’éthique des expériences scientifiques et qui était centré sur le rôle social de l’art et sur le droit de l’art de s’approprier des instruments scientifiques. Alba, qui a suscité une très grande attention sur la scène culturelle et dans les médias internationaux, fut également une chimère en ce qu’assujettie à une perpétuelle censure elle n’a jamais pu être montrée en public.

SymbioticA, The Tissue Culture & Art Project (projet d’art et de culture de tissus). Worry Dolls. Photo: D.R.

Une autre approche est celle de SymbioticA, un collectif basé à l’Université d’Australie occidentale à Perth, qui a créé un centre de recherche et un programme de Bio-Arts. Leur travail constitue une critique sévère de l’approche humaine du vivant. Il insiste sur les contradictions de la relation entre humain et animal et sur la fluidité de la frontière entre le vivant et le non-vivant. Selon Oron Catts et Ionat Zurr de SymbioticA, la capacité à manipuler la vie ne crée pas seulement de nouvelles formes de vie et d’éléments de vie, mais nous force aussi à réexaminer différentes interprétations de ce qu’est la vie et la dissolution des frontières dans le continuum de la vie (Hauser 2003). Dans The Tissue Culture & Art Project, initié en 1996, des êtres “semi-vivants” sont créés à l’aide de techniques similaires à celles utilisées pour la production d’organes bio-artificiels (ingénierie des tissus).

Ils sont “semi-vivants”, car les cellules, extraites d’organismes vivants et cultivées sur des supports en polymère biodégradable, ne peuvent vivre et se multiplier que dans des bioréacteurs, protégées du monde extérieur, nourries et maintenues dans une « vie partielle » non-autonome. L’une de leurs œuvres, Disembodied Cuisine (« Cuisine désincarnée », 2000), présente des steaks particuliers, obtenus à partir de biopsies de muscles de grenouilles que l’on cultive dans des biopolymères au sein d’un bioréacteur. Pour le finissage de l’exposition, dans la performance finale, les steaks furent mangés par le public dans une sorte de banquet collectif rituel, tandis que les grenouilles nageaient bien à l’abri dans leur aquarium. Cette technique pourrait être utilisée pour obtenir de la viande de consommation courante sans devoir tuer des animaux, même s’il s’agit encore d’une illusion d’absence de victimes. En effet, jusqu’à ce que des alternatives soient trouvées, la culture du steak in vitro nécessite un sérum créé à partir de plasma d’animaux, ce qui implique le sacrifice de veaux ou d’embryons bovins pour l’obtention de cet ingrédient.

En 2011, l’artiste française Marion Laval-Jeantet, membre du duo Art Orienté Objet, a fait, avec la performance Que le cheval vive en moi !, une auto-expérience médicale radicale et extrême destinée à gommer les frontières entre les espèces, à établir un dialogue inter-espèces (ou trans-espèces). Durant plusieurs mois Marion Laval-Jeantet s’est fait injecter des immunoglobulines de cheval, y développant ainsi une tolérance. Au cours de la performance, on lui a injecté du plasma de cheval rendu compatible sans qu’elle souffre de choc anaphylactique et les immunoglobulines du cheval ont contourné son système immunitaire pour s’associer aux protéines de son corps agissant ainsi sur toutes les fonctions majeures de son organisme.

Après la performance, l’artiste a ressenti des altérations de son rythme physiologique et de sa conscience, une sensibilité et une nervosité accrues. Des prélèvements de son sang hybridé ont ensuite été congelés. Cette performance illustre également la possibilité de soigner des maladies auto-immunes en utilisant de l’immunoglobuline étrangère. Ainsi, selon l’artiste, “l’animal devient l’avenir de l’humain.” Cette œuvre, qui en 2011 a remporté le Prix Ars Electronica, représente en outre une version contemporaine du mythe du centaure, l’hybride humain-cheval, “l’animal dans l’humain” qui est l’antithèse du cavalier, l’humain dominant l’animal. Il en découle alors un questionnement sur l’anthropocentrisme, sur la pyramide du vivant avec l’humanité au sommet.

Aujourd’hui, grâce à la biologie de synthèse et l’ingénierie génétique, il est possible de modifier et de créer des formes de vies synthétiques, de nouveaux organismes vivants, voire de faire renaitre des espèces animales disparues (ce que l’on appelle la “dé-extinction”). Ainsi, la prochaine étape des disciplines du vivant est la création de formes de vies générées et développées à partir de la culture humaine. En octobre 2015, la conférence NeoLife, organisée par Oron Catts et SymbioticA à l’Université d’Australie occidentale à Perth, présentait un vaste panorama dans des domaines variés : les disciplines liées à la biologie, l’anthropologie, l’art et l’esthétique, le post-humanisme, l’éthique, le bien-être animal et végétal, l’hybridation, les interventions corporelles, la prosthétique, le droit, la littérature, forts d’une vaste participation internationale.

Art Orienté Objet (Marion Laval Jeantet & Benoît Mangin), Que le cheval vive en moi ! Photo: D.R.

Selon le texte de présentation de la conférence, […] de nouvelles formes de vie sont en train d’émerger dans les labos, les ateliers d’art et les workshops. Avec la promesse d’une exploitation pour la santé et la prospérité, nous assistons à l’apparition d’une vie telle qu’elle n’a jamais existé auparavant, si ce n’est enfouie sous des hyperboles, de la rhétorique et des spéculations. […] Cette rencontre va s’efforcer de présenter les perspectives occidentales et non-occidentales liées à la vie telle qu’elle se manifeste aussi bien que celle transformée en matériau brut pour l’ingénierie.

Nous sommes en passe d’assister à une extension de l’idée même de la vie, y compris au-delà du royaume organique, par des formes de vie organiques, inorganiques et mixtes. On pourrait qualifier ces formes émergentes, qui vont au-delà de l’humanité, de “Troisième Vie” dans la mesure où la vie organique constitue la “Première Vie” et que la “Seconde Vie” appartient au domaine symbolique (à ne pas confondre avec le célèbre métavers « Second Life »). Ceci constituait l’un des points principaux de mon exposé à cette occasion.

En parallèle à NeoLife se déroulaient de nombreux événements, ateliers et expositions liés à l’art, dont cellF (se prononce comme “Self” — soi en anglais), l’installation de l’artiste australien Guy Ben-Ary. L’artiste avait cultivé un “cerveau externe” par la technique des cellules souches pluripotentes induites (CSPi), qui avait fait retourner à leur état embryonnaire quelques cellules de sa peau, extraites par biopsie, et les avait transformées en un réseau neuronal opérationnel. Ensuite, Ben-Ary a construit un corps robotique qui produisait du son grâce à tout un ensemble de synthétiseurs modulaires analogiques constituant l’interface de son “cerveau externe” permettant un fonctionnement en synergie et en temps réel. Les synthétiseurs ont été assemblés dans une sculpture avec le biolab contenant le “cerveau externe”.

Selon l’artiste, les réseaux de neurones et les synthétiseurs fonctionnent de manière similaire : dans les deux cas, du courant passe à travers les composants pour générer des données ou du son. Les réseaux de neurones produisent des ensembles de données considérablement vastes et complexes et, de par sa nature intrinsèque, le synthétiseur analogique est parfait pour rendre par du son la complexité et la quantité de l’information. cellF peut être perçue comme une œuvre performative, un musicien/compositeur cybernétique. Des musiciens humains jouent avec cellF, la musique produite par les humains est envoyée aux neurones du cerveau externe qui répond en contrôlant les synthétiseurs analogiques. Il en résulte des œuvres sonores jouées en direct qui ne sont pas entièrement humaines, qui nous mène au-delà de l’humanité.

Pier Luigi Capucci
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #81, “Arts & Sciences”, mars / mai 2016

(1) Les graphiques sont basés sur un texte de George Gessert posté sur Yasmin, une liste de diffusion dédiée aux interactions entre art, science et technologie dans le pourtour méditerranéen.

Pier Luigi Capucci, The Bioarts realm, le 25 mars 2006. Photo: D.R.

Références
Jens Hauser (Dir.), L’art biotech. Le Lieu Unique, Nantes, Filigranes Édition, 2003.
Dmitry Bulatov (Ed.), Evolution Haute Couture. Art and Science in the Post-Biological Age, Kaliningrad, BB NCCA, 2013.

Site de la conférence NeoLife
http://www.symbiotica.uwa.edu.au/activities/symposiums/neolife-slsa-2015

un espace critique

À quoi servent les outils numériques et qui servent-ils ? Peut-on en faire autre chose que ce pour quoi ils ont été prévus ? L’utilisateur peut-il reprendre un certain pouvoir face à des solutions techniques de plus en plus complexes et formatées dans des objectifs marchands ?

Jon Rafman, 9 Eyes (2011-2014). Photo: D.R.

Dans sa théorie critique de la technique, Andrew Feenberg s’intéressait aux outils numériques qu’il analysait comme des outils de rationalisation sociale au service d’instances de domination. Mais il ne se limitait pas à cette vision déterministe : l’appropriation des technologies y est présentée aussi comme une co-construction sociale (1). Les technologies numériques paraissent en effet marquées par une instabilité inédite et les groupes subordonnés (les utilisateurs) peuvent manifester leur influence à l’encontre des forces hégémoniques via des stratégies de détournement, contournement, rejet, etc. Le succès de certains outils et technologies est par conséquent, plus souvent qu’on ne le dit, lié à l’invention simultanée de leurs usages, au point que ce sont parfois ces derniers qui constituent la véritable innovation.

Prenons pour exemple la perspective, la photographie, les plus contemporains outils vidéographiques d’enregistrement du réel et jusqu’aux tout derniers réseaux informationnels numériques : si le moteur principal de leur innovation est technologique, relevant en cela de la recherche stratégique, scientifique ou même militaire, leur (re)connaissance sociale s’origine tout autant dans le monde culturel ou dans l’univers de la création artistique. Leur succès et leur diffusion, difficile à promouvoir, et qui la plupart du temps ne peut être pleinement prédéfinie ou anticipée, supposent en effet une première appropriation sociale de ces technologies.

L’approche proposée par Andrew Feenberg croise ici les travaux du « prophète de l’âge électronique » et théoricien canadien Marshall McLuhan selon lequel la pratique artistique est dans ce contexte appelée à jouer un rôle spécifique : l’art constitue un contre milieu ou un antidote et un moyen de former la perception et le jugement. Ce dernier pariait sur le pouvoir qu’ont les arts de devancer une évolution sociale et technologique future, quelquefois plus d’une génération à l’avance : (car) l’art est un radar, une sorte de système de détection à distance, qui nous permet de détecter des phénomènes sociaux et psychologiques assez tôt pour nous y préparer […]. Si l’art est bien un système « d’alerte préalable », comme on appelait le radar, il peut devenir « extrêmement pertinent non seulement à l’étude des media, mais aussi à la création de moyens de les dominer » (2).

À ce titre, plusieurs projets artistiques contemporains donnent la possibilité de voir le temps d’un instant nos villes comme des espaces négociables qui ne sont pas uniquement destinés à la consommation ou à la lecture, mais sur lesquels on peut écrire, dans lesquelles on peut s’exprimer. L’enjeu est surtout de bousculer l’idée que l’on se fait de l’espace public en questionnant l’hybridation et/ou l’articulation entre « réel » et « virtuel » à l’ère numérique.

Jon Rafman, 9 Eyes (2011-2014). Photo: D.R.

Images virus et détournements logiciels
À l’ère du flux et des Big data, les images produites par des machines de vision sont indexées à des bases de données numériques qui en déterminent sinon le sens, au moins les usages : médiatique, policiers et militaire autant qu’artistique. Google participe à cet égard d’une cartographie visuelle du monde, opérée par la technologie Nine Eyes et ses neuf caméras photographiques embarquée dans les Google Cars qui sillonnent la planète et instaurent une surveillance généralisée. L’artiste Julien Levesque a proposé un détournement poétique de ses images opératoires au fil de différents voyages dans Google.

Ses Street Views Patchwork forment 12 tableaux photographiques vivants qui évoluent au rythme du temps dicté par les bases de données de Google. Relié à au flux d’Internet, ce patchwork d’images forme des paysages à la géographie changeante, susceptibles d’évoluer à chaque instant, ré-actualisés par la base de données en ligne. À contre-courant du flux et de l’obsolescence programmée, les photographies de Julien Levesque composent un paysage imaginaire juxtaposant les prises de vues automatiques de différents lieux dans le monde. À partir de trois échelles du paysage — le sol, le ciel et l’horizon — la capture diversement géolocalisée et évoluant dans le temps, se transformant petit à petit, au gré des jours au rythme des saisons, altère notre vision de la réalité du monde.

On pense aussi au projet précurseur de l’artiste canadien Jon Rafman — 9 Eyes — qui propose une exploitation « parodique » des images réalisées par la voiture Google équipée de neuf caméras qui enregistrent les rues de ce monde pour Google Street View. Ce service lancé en 2007 dans l’objectif d’organiser les informations à l’échelle mondiale dans le but de les rendre accessibles et utiles à tous, utilise la technologie Immersive Media qui permet de fournir une vue de la rue à 360 degrés en n’importe quel point donné. Les images ainsi enregistrées sont ensuite traitées par un logiciel propriétaire de Google qui les assemble pour donner l’impression de continuité. Des instants décisifs robotisés que l’artiste Jon Rafman traque avec une application obstinée pour mieux rendre compte des visions du monde ainsi produites par la machine qui fait « acte d’image » avec une spontanéité sans égal, sans volonté et sans intentionnalité.

Jon Rafman, 9 Eyes (2011-2014). Photo: D.R.

Ces images dont il n’est pas l’auteur, mais qu’il a méticuleusement sélectionnées, donnent à voir un autre monde : étrange, extra-terrestre, incohérent, rendu presque irréel au moins autant du fait des erreurs de traitement algorithmique des images que par la nature des scènes photographiées. Aujourd’hui controversé en raison d’atteintes envers la vie privée, le service de Google intègre désormais une possibilité de signaler une anomalie en cliquant au bas de l’image : report a problem… L’œil automatique de Google sollicite ainsi paradoxalement les humains (le regard humain) pour vérifier les images et signaler des indiscrétions ou violations de l’intégrité des sujets commises par la machine de vision (3) algorithmique de Google.

Les œuvres de l’artiste italien Paolo Cirio — artiste italien vivant à New York, hacker et activiste — participent également d’une critique de l’utilisation des nouvelles technologies lorsque celles-ci constituent un pouvoir hors de tout contrôle, alors même que la transparence est érigée en nouveau principe par nos sociétés contemporaines. L’artiste nous invite à une réflexion sur les notions d’anonymat, de vie privée et de démocratie. Son œuvre Face to Facebook (2011) procède du vol d’un million de profils d’utilisateurs Facebook et de leur traitement par un logiciel de reconnaissance faciale, à partir duquel une sélection de 250 000 profils sont publiés sur un site de rencontre fabriqué sur mesure — chaque profil étant trié selon les caractéristiques d’expression du visage (4). Face à l’omniprésence des médias sociaux, ce détournement de données est une mise en garde à grande échelle face aux risques de partage d’informations personnelles sensibles.

Paolo Cirio, Face to Facebook (2011-2014). Photo: D.R.

Au-delà de l’écran : investir l’espace public
Apparu entre 2008 et 2010 dans des expositions de rue à Berlin (Transmediale) et à Bruxelles (Media Façades Festival) ou encore à Rotterdam (Image Festival) l’Artvertiser (5) propose de s’approprier les espaces publicitaires en les détournant via un dispositif numérique de « réalité augmentée » qui révèle des œuvres d’art à la place des panneaux publicitaires. Il s’agit là d’occuper l’espace public, de plus en plus privatisé par les campagnes marketing, en transformant des places comme Time Square ou Picadilly Circus en véritables galeries d’art.

Pour en faire l’expérience, l’œuvre propose aux citoyens un dispositif technique — le Billboard Intercept Unit (en français : unité d’interception d’affichage) — sortes de jumelles spécialement conçues, équipées de caméra à l’avant et de lentilles oculaires à l’arrière. Pilotées par un algorithme, les jumelles fonctionnent via un logiciel de recherche d’images dans l’environnement urbain. L’Artvertiser substitue ainsi aux images publicitaires une production plastique qui interroge de façon critique le débat sur la privatisation grandissante de l’espace public. Si une connexion Internet est disponible à proximité, la substitution peut s’archiver directement ou être publiée en ligne sur des sites tels que Flickr et YouTube, proposant et construisant ainsi une « mémoire » alternative de la vision de la ville.

L’Artvertiser donne par conséquent la possibilité de voir le temps d’un instant nos villes comme des espaces négociables qui ne sont pas uniquement destinés à la consommation ou à la lecture, mais sur lesquels on peut écrire, dans lesquelles on peut s’exprimer. L’enjeu est surtout de bousculer l’idée que l’on se fait de l’espace public en questionnant l’hybridation et/ou l’articulation entre « réel » et « virtuel » à l’ère numérique. Ce projet entre en résonnance avec d’autres travaux d’artistes qui travaillent également la question de la réappropriation de l’espace public.

Julian Oliver, The Artvertiser (2010). Photo: D.R.

Le Graffiti Research Lab a mis au point un dispositif de tag lumineux, un graffiti éphémère tracé à distance (projeté) à l’aide d’un crayon-laser « tracké » par une caméra : le Laser Tag. Le programme crée une trace lumineuse dans le sillage du point-laser, sur le même principe qu’une souris et un logiciel de dessin. La démarche est en « open source » : le Graffiti Research Lab met à disposition le manuel et le code de toutes leurs inventions, invitant chacun à fabriquer et améliorer leurs outils. Ce détournement de l’espace public comporte souvent un message politique engagé.

Avec Pixelator, l’artiste Jason Eppink réalise une intervention urbaine utilisant une « grille » en carton-mousse recouverte d’une feuille translucide (feuille de gélatine utilisée dans l’éclairage photo ou au cinéma) pour détourner des écrans publicitaires convertis inopinément en œuvre d’art vidéo. Cette œuvre fait figure d’anti-publicité en remplaçant cet encart publicitaire par un Do It Yourself, encourageant la création virtuelle.

L’artiste Julius von Bismarck a conçu l’Image Fulgurator, instrument pour manipuler physiquement des photographies, affectant clandestinement l’information visuelle des images faites par d’autres. Dès qu’un flash est perçu aux alentours, l’Image Fulgurator — sorte d’appareil photo inversé — projette en une fraction de seconde une image invisible à l’œil nu sur le sujet visé, uniquement visible ensuite lors du tirage ou de la prévisualisation de la photo. Ce dispositif de « prise de vue » et « projection de vue » permet de manipuler physiquement les photographies.

En inversant le processus photographique à l’intérieur de sa machine, il permet d’intervenir lorsqu’une photo est prise sans que le photographe soit en mesure de détecter quoi que ce soit. La manipulation est uniquement visible une fois la photo effectuée. Cette intervention de « guérilla photo » permet d’introduire des éléments graphiques dans les photos des autres et peut être utilisée quel que soit l’endroit, du moment qu’un appareil photo avec un flash sert à faire des prises de vue, comme par exemple lors d’un discours de Barack Obama à Berlin.

Graffiti Research Lab, Laser Tag (2007-2008). Photo: D.R.

On pense enfin à l’œuvre Street Ghost de l’artiste italien Paolo Cirio qui détourne les « portraits photographiques » floutés de Google Street View. Entre net et street art, Paolo Cirio imprime les photos floutées de personnes saisies au hasard dans la rue par la Google Car, sans leur autorisation, les imprime et les affiche grandeur nature à l’endroit même de la prise de vue réalisée par les caméras de Google. Ces « Street Ghosts », corps fantomatiques, victimes algorithmiques, interrogent la propriété intellectuelle et l’utilisation des données privées.

Ces pratiques interventionnistes s’inscrivent dans le courant des arts médiactivistes qui critiquent l’ordre social, politique et économique dominant. Elles font de la ville ou de la question urbaine un problème public au sens du philosophe pragmatiste américain John Dewey (2010) théorise dans The public and its problems. L’espace public et la notion d’arène publique forment ici le sujet de la communauté politique. Une communauté qui n’existe pas comme un tout déjà constitué, mais qui doit être instaurée et maintenue activement : elle n’implique pas seulement divers liens associatifs qui maintiennent sous diverses formes les personnes ensemble, le public apparaît surtout comme un problème. Dewey (2005) désigne par le public ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés » par les conséquences d’une action humaine collective.

À l’ère des « lunettes intelligentes » développées par la firme Google, des projets tels que l’Artvertiser, héritiers des Hacker Spaces, s’inscrivent également dans l’archéologie des médias : un courant des media studies influencé par l’archéologie du savoir de Michel Foucault et par les théories médiascritiques (Marshall Mc Luhan, Wilem Flusser, Jussi Parrika). Ces théories s’intéressent aux machines médiatiques (qui communiquent ou mémorisent) qu’ils cherchent, comme des archéologues, à exhumer en même temps que leur environnement social, culturel et économique. Leurs recherches se développent aujourd’hui en lien étroit avec l’histoire de l’art qui questionne la pérennité (matérielle et intellectuelle) d’œuvres d’art qui, depuis plusieurs décennies, font largement appel aux machines médiatiques et numériques. Dans ce contexte, au-delà de la démarche artistique et à l’instar de Julian Oliver, les praticiens des nouveaux médias s’engagent dans une politique esthétique de perturbation, d’intervention et d’éducation visuelle.

Jean-Paul Fourmentraux
publié dans MCD #82, « Réalités virtuelles », juillet / septembre 2016

Docteur en sociologie et critique d’art, Jean-Paul Fourmentraux est Professeur en humanités numériques à l’université de Provence, Aix-Marseille, membre du Laboratoire en Sciences des arts (LESA – Aix-en-Provence) et chercheur associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) au Centre Norbert Elias (UMR-CNRS 8562). Ses recherches interdisciplinaires portent sur les interfaces entre arts et cultures numériques, médias critiques et émancipation sociale. Il est l’auteur des ouvrages Art et Internet (CNRS, 2010), Artistes de laboratoire : Recherche et création à l’ère numérique (Hermann, 2011), L’œuvre commune : affaire d’art et de citoyen (Presses du réel, 2012), L’Œuvre virale : net art et culture hacker (La Lettre Volée, 2013).

(1) Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique (Montréal, Lux, 2014).

(2) Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’Homme (Paris, Le Seuil, 1968, p.15-17). Michel de Certeau, L’Invention du quotidien : arts de faire (Paris, Gallimard, 1990). Étienne Souriau, Les Différents modes d’existence, suivi de L’œuvre à faire (Paris, PUF, 2009).

(3) Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison (Paris, Gallimard, 1975). On trouvera une généalogie de l’idée d’image opératoire et d’œil/machine ou de machines de vision (drones, caméras de surveillance, satellites, webcams, jeux vidéos de simulation, etc.) confrontée au montage cinématographique, dans l’œuvre d’Harun Farocki : Cf. Harun Farocki, Films (Paris, Théâtre Typographique, 2007, p. 135)

(4) Cf. Paolo Cirio, Face to Facebook, 2011. www.lovely-faces.com

(5) The Artvertiser (2010) est un projet de Julian Oliver, membre du Free Art Technology (FAT) qui confronte l’art et l’advert, l’artistique et la publicité de masse qu’il dénonce. Cf. http://theartvertiser.com

design, biologie synthétique et conservation

Si la nature est totalement industrialisée pour le bénéfice de la société — ce qui pour certains est un aboutissement logique de la biologie synthétique — en restera-t-il encore quelque chose à sauver ? À travers les codes du design, Alexandra Daisy Ginsberg teste et explore la délicate relation entre biologie synthétique et conservation.

Réintroduire du sauvage par la biologie de synthèse. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

Revenons en arrière vers un présent révolu. Nous sommes au printemps 2013 et les principaux membres de deux communautés sont à bord d’avions, de trains et de voitures, en route pour une toute première rencontre. Il s’agit là d’une première congrégation de scientifiques à l’issue de laquelle la nature telle que nous la connaissons pourrait être entièrement reconfigurée; ces 36 heures pourraient être un jour considérées comme déterminantes dans la trajectoire de l’Anthropocène, l’âge de l’homme. Comment la biologie synthétique et la conservation de la nature façonneront-elles l’avenir ? C’est la question que pose la Wildlife Conservation Society, qui a lancé les invitations (1). Des écologistes, des biologistes de synthèse et des ONGs peuvent-ils se mettre d’accord sur un avenir commun ou bien la survie d’un domaine empêche-t-elle celle des autres ?

Tandis que la discussion progresse, il est clair que leurs chemins divergent. Le sixième épisode d’extinction de masse de l’histoire de la biologie pourrait avoir débuté et nous autres, les humains, en sommes la cause probable (2). Les conservationnistes regardent désespérément en arrière, essayant d’arrêter le temps, ou mieux, de l’inverser. Ils souhaitent protéger la biodiversité existante de l’impact de l’humanité, pour soutenir et préserver ce qui vit déjà. Pendant ce temps, les biologistes de synthèse, avec leur tournure d’esprit d’ingénieurs éprouvés à la résolution de problèmes, sont enthousiastes et impatients d’utiliser le génie génétique afin d’élaborer une nouvelle biodiversité pour « le bénéfice de l’humanité ».

Ces rêves sont plus compatibles qu’il n’y paraît. Les formes de vie du design biologique pourraient potentiellement aider à résoudre non seulement ce que nous percevons comme des problèmes humains — l’alimentation, les matières premières, l’énergie et les traitements médicamenteux —, mais il se pourrait bien qu’elles deviennent aussi des armes dans la lutte des conservationnistes contre les espèces invasives, la défaunation (perte de bio-abondance animale), l’acidification des océans, les agents pathogènes décimant la flore et la faune, la désertification et la pollution.

Ces derniers font remarquer que la dissémination d’organismes de synthèse, aussi nobles que soient les intentions de leur conception, est un acte irréversible. Ils redoutent les effets du transfert de matériel génétique du laboratoire à l’environnement naturel ou encore que l’utilisation de la biologie synthétique pour supprimer des populations (comme les moustiques porteurs de maladies) ne fasse que déplacer des problèmes vers de nouveaux vecteurs ou maladies. La biologie trouvera toujours un moyen de survivre et qu’elle soit disséminée intentionnellement ou par erreur, la biologie synthétique pourrait devenir une nouvelle bataille pour la conservation. Des détails concernant les mesures de biosécurité en cours de développement sont alors partagés : des disjoncteurs, des « gardes gènes » et des systèmes alternatifs d’ADN. Les ONGs réitèrent leur appel à un moratoire, exigeant de contenir l’ambition humaine jusqu’à ce que la complexité de la biologie soit mieux comprise.

Stewart Brand, pionnier de l’écologie, détaille son travail avec le biologiste de synthèse George Church pour faire revivre des espèces disparues, petites et grandes, du mammouth au pigeon voyageur. Il défend son mouvement de « désextinction » contre la critique l’accusant de détourner le financement de la conservation « réelle » ou de présenter la technologie comme un outil solutionniste, limitant ainsi l’élan à transformer le comportement humain. Brand fait valoir que les animaux ressuscités pourraient racheter nos erreurs passées et susciter de l’intérêt pour l’écologie.

Même l’instrumentalisme est présenté comme une raison de préserver la biodiversité. La nature contient des éléments précieux pour fabriquer une biologie nouvelle — une bibliothèque de matériaux pour une « bioéconomie » future — si seulement nous nous en occupions. La réunion se termine, les participants retournent à leurs préoccupations du moment. Le biologiste de synthèse Jay Keasling est parti pour lancer la production du produit phare dans ce domaine, son antipaludique cultivé en cuve pour pallier aux récoltes imprévisibles dans la nature. Les ONGs retournent à leur militantisme; les biologistes de synthèse à leurs laboratoires; les conservationnistes doivent s’occuper de forêts sauvages.

La forme que prendra le futur de la nature n’est pas encore décidée. Nous repartons avec davantage de questions que de réponses. Il s’agit de savoir si la technologie peut profiter à la fois à l’humanité et à la planète : l’environnement peut-il être autre chose qu’un instrument extrinsèque pour notre bien-être à long terme ? Pourrions-nous vraiment contrôler les inventions biologiques sur de longues périodes ? Peut-on préserver la nature en se tournant vers l’avant ? Si l’acte de préservation modifie irrévocablement sa nature, la nature peut-elle encore exister ? Il se peut que nous ne soyons pas capables de façonner son avenir. Comme les mammouths, l’Anthropocène a également tué la nature.

Bioaerosol Microtrapping Biofilm. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

Designing for the Sixth Extinction projette un futur à partir de ces questionnements, en utilisant le langage du design pour étudier les tensions entre la conservation et la biologie synthétique. Anticipant le cadre sociétal d’un futur imaginaire, le projet extrapole la science et les débats actuels pour identifier les problèmes, tester les logiques, révéler les incohérences et explorer les aspects irrationnels de notre relation complexe à la nature et à son exploitation. La conception du futur comme un design (qu’on le perçoive comme une dystopie porteuse d’espoir ou une utopie critique, selon sa position) pourrait-elle avoir un impact sur la trajectoire du présent ?

L’œuvre explore la manière dont nous pourrions tolérer un réensauvagement (la stratégie de conservation qui permet à la nature de reprendre le contrôle) par la biologie synthétique. À quoi pourraient ressembler les « zones sauvages » de cet avenir biologique de synthèse ? Quatre voies réelles sous-tendent la logique de cet avenir : les extinctions de masse, la naissance de la pensée écologique et, avec elle, la politique environnementale, et l’essor de la biologie synthétique. Guidées par ces voies, quelles infrastructures politiques, juridiques et économiques pourraient émerger pour façonner une nature du futur ?

Le résultat pouvait être visualisé au Stedelijk Museum d’Amsterdam (également présenté en 2015 au ZKM de Karlsruhe) au moyen d’un très grand panneau photographique lumineux, de plus de deux mètres de large, une fenêtre sur ce qui semble être un cadre verdoyant, une forêt vierge. Une observation plus minutieuse permet au spectateur de percevoir des organismes inhabituels qui colonisent le sol et se répandent sur les arbres du sous-bois. Dans ce futur, de nouvelles « espèces de compagnie » ont été conçues pour soutenir les organismes et les écosystèmes naturels menacés d’extinction.

La biodiversité de synthèse a récemment été disséminée pour préserver cette nature que nous idéalisons. Son développement serait financé par des programmes d’entreprises de compensation biodiversité, atténuant l’impact de la bioéconomie et de sa monoculture de matière première de biomasse. Bien que controversée, la compensation biodiversité est une politique réelle actuellement testée ou mise en œuvre à travers le monde. Les terrains en friche se voient attribuer une note, le développement est simplement compensé par l’amélioration de la nature ailleurs, pour éviter une perte nette.

Calquées sur les comportements des champignons, des bactéries, des invertébrés et des mammifères, les quatre espèces fonctionnelles sont conçues pour être des outils écologiques. Elles remplissent le vide laissé par les mammifères disparus ou offrent une nouvelle protection contre des espèces étrangères, des pathogènes et la pollution. Dans la galerie, elles sont décrites en utilisant le champ lexical des demandes de brevets : des rendus numériques de machines biologiques in situ sont présentés sous forme de photographies aux côtés de schémas techniques fictifs, d’extraits de brevets et de modèles de prototypes.

La Self-Inflating Anti-Pathogenic Membrane Pump (pompe à membrane autogonflante anti-pathogène) combat la mort subite du chêne, une maladie actuellement incurable. Le brevet décrit un dispositif distribué par des spores qui établissent des réseaux semblables à des champignons filamenteux dans les chênes. Un capteur biochimique active le réseau si l’infection est détectée et une pompe s’auto-assemble, tel un champignon. La chambre extérieure est tapissée de vannes qui aspirent l’air tandis que l’organisme pousse et que la chambre intérieure produit un sérum anti-pathogène. Lorsqu’il est gonflé, la pression des forces différentielles pousse le sérum dans l’arbre infecté. Vidée, la pompe se dégonfle, se détache et libère des spores.

Le Bioaerosol Microtrapping Biofilm (biofilm de microcapture de bioaérosols) est un film respirant qui s’auto-régénère et recouvre les feuilles. Il piège les polluants atmosphériques et les particules de matière biologiques nocifs, y compris les virus, les bactéries et les spores fongiques qui menacent la biodiversité, comme les spores de Chalara fraxinea qui provoquent le dépérissement du frêne. Les toxines ainsi emprisonnées sont éliminées en toute sécurité lorsque les feuilles tombent.

La Mobile Bioremediation Unit (unité mobile de biorestauration) qui ressemble à une limace neutralise le sol rendu acide par la pollution. Sa couche inférieure distribue un liquide alcalin, tandis que le corps remue la couche arable. Programmés pour rechercher les sols acides, les capteurs de sa couche inférieure contrôlent le pH et la couleur de ses voyants passe du jaune au rouge dans les zones à problèmes.

L’Autonomous Seed Disperser (distributeur autonome de graines) est un dispositif itinérant de dispersion des graines qui remplace l’action des mammifères disparus qui autrefois propageaient les graines naturellement par leur piétinement, augmentant ainsi la biodiversité végétale. Au fur et à mesure qu’il arpente le sol de la forêt, ses poils grossiers, entrecroisés d’épines en caoutchouc sur sa surface maximisent la collecte et la dissémination tandis que son châssis enfonce les graines dans le sol.

Autonomous Seed Disperser. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

Il se peut que l’échelle de ces designs soit un obstacle à leur réalisation. Ils représentent en partie ce que les designers Dunne & Raby appellent des « fonctions fictives » (3), cependant, les textes des brevets font référence à des directions de recherche réelles, ancrant l’existence de ces fictions dans le présent, tout en étirant ses limites. Ces applications se basent sur la réalité (même si elles ne sont pas aussi grandes que des limaces, on parle beaucoup de bactéries modifiées destinées à nettoyer la pollution) et ces dispositifs fonctionnent sur un ADN élargi à 6 bases qui produit des acides aminés inexistants dans la nature.

Bien que ce schéma politique soit imaginé ici comme le résultat de décennies de futures négociations autour de la biosécurité et de la dissémination, un ADN alternatif et de nouveaux acides aminés sont aujourd’hui véritablement à l’étude (4). Ici, l’ADN confère aux machines une véritable qualité de synthèse : les enzymes ne sont pas encore assez évolués pour digérer les protéines à partir desquelles ils sont fabriqués. Au lieu de cela ils se consomment entre eux, opérant dans un écosystème technologique clos. Des dispositifs de comptage génétique limitent le nombre d’exemplaires produits par chaque appareil, tandis que des interrupteurs génétiques limitent leur durée de vie. Ces techniques sont également proposées pour la biosécurité (5) (et la stratégie économique, comme pour les très critiqués « gènes terminator » de Monsanto).

Les machines biologiques ne se connectent pas entièrement à la nature; elles ne vivent que pour la préserver. Le statut taxonomique d’organismes technologiquement isolés, sans autre but que celui de sauver les organismes naturels est incertain. Sont-ils même vivants ? Si la nature est totalement industrialisée pour le bénéfice de la société — ce qui pour certains est un aboutissement logique de la biologie synthétique — en restera-t-il encore quelque chose à sauver ?

Les organismes conçus industriellement pour préserver les écosystèmes exigeraient des attitudes laxistes face au contrôle, au risque et à la propriété biologique. Cette discipline présente aujourd’hui deux récits de biosécurité : la technologie isolée en toute sécurité dans des cuves et celle opérant sans danger dans la nature. Le Secrétariat de la Convention sur la Diversité Biologique aborde cette dichotomie dans son rapport de 2015 et examine la régulation de cet avenir de la nature (6). Les biologistes de synthèse redoutent la perception du public, étant donné que leur obstacle majeur est le rejet constant de la modification génétique par le public. Cette « phobie de la synbiophobie », comme l’appelle la sociologue Claire Marris, la peur de la peur du public de la biologie synthétique (7), se manifeste à travers de vives critiques à l’encontre des biologistes de synthèse.

Lorsque les gens voient une œuvre au graphisme réaliste représentant une utopie, ils se préoccupent finalement peu des « brevets » qui soulèvent la question de l’instrumentalisation de la vie ou du titre fataliste, mais s’inquiètent cependant de l’idée que ce rêve puisse devenir réalité. Des articles aux titres comme « Synthetic Animals Will Save the Planet » (les animaux de synthèse vont sauver la planète) (8) se sont alors multipliés sur internet et si j’avais cherché à explorer la manière dont les biologistes de synthèse affirmaient que leur science pourrait aider à sauver la nature, tout à coup j’étais devenue celle qui allait la sauver. La designer Alexandra Daisy Ginsberg propose que des créatures soient lâchées dans la nature pour sauver les espèces en voie de disparition et nettoyer la pollution. Elle a déjà conçu quatre organismes à cet effet…

En lisant l’article, il apparaissait évident qu’il s’agit d’une provocation, mais dissociée du contexte maîtrisé de la galerie, l’œuvre était effectivement devenue férale (10). Dans un débat à la radio, un généticien alla jusqu’à argumenter que la biorestauration par le biais de grands organismes était peu probable en raison de la grande complexité des écosystèmes; le design de micro-organismes semblait une meilleure idée (9). À la fin de la discussion, nous convenions tout de même que le simple fait qu’ils soient plus petits n’en garantissait pas un meilleur contrôle.

Les biologistes de synthèse étaient essentiellement concernés par le fait que la fiction présentait un rêve irréalisable qui n’aboutirait qu’à de la déception : la biologie synthétique n’allait pas sauver la nature. Tandis que nous revenons de cet avenir vers le présent, peut-être la question n’est-elle pas Comment la biologie synthétique et la conservation façonneront-elles l’avenir de la nature ?, mais plutôt, comment voulons-nous façonner son avenir ?

Alexandra Daisy Ginsberg
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #79, “Nouveaux récits du climat”, sept./nov. 2015

Alexandra Daisy Ginsberg développe des approches expérimentales afin d’imaginer des idéaux alternatifs autour du design. Daisy est l’auteur principal de Synthetic Aesthetics: Investigating Synthetic Biology’s Designs on Nature (esthétique de synthèse : enquête sur les desseins de la biologie synthétique pour la nature) (MIT Press, 2014). The Dream of Better (rêver le mieux), sa thèse de doctorat au Royal College of Art, utilise le design pour interroger la manière dont nous définissons le « mieux ».

Intérêts divergents entre biodiversité passée et future. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

(1) « How will Synthetic Biology and Conservation Shape the Future of Nature? », University of Cambridge, Cambridge, du 9 au 11 avril 2013. c.f. https://secure3.convio.net/wcs/site/SPageNavigator/Cambridge.html;jsessionid=E7B9DF2282B8B03028AE9CC9F77A9661.app353a

(2) Kolbert, Elizabeth. The Sixth Extinction: An Unnatural History. London, Bloomsbury Publishing, 2014.

(3) Dunne & Raby and Troika. « Fictional Functions and Functional Fictions ». Dunne & Raby. www.dunneandraby.co.uk/content/bydandr/46/0.

(4) Cf. les travaux du Chin Lab ou du Benner Group.

(5) Caliando, Brian J., et Christopher A. Voigt. « Targeted DNA Degradation Using a CRISPR Device Stably Carried in the Host Genome » dans Nature Communications 6 (19 mai 2015). doi:10.1038/ncomms7989.

(6) Secretariat of the Convention on Biological Diversity. « CBD Technical Series n°. 82: Synthetic Biology », mars 2015. www.cbd.int/ts/cbd-ts-82-en.pdf

(7) Marris, Claire. « The Construction of Imaginaries of the Public as a Threat to Synthetic Biology ». Science as Culture 24, n°1 (2 janvier 2015), 83–98. doi:10.1080/09505431.2014.986320.

(8) Dvorsky, George. « Synthetic Animals Will Save the Planet ». iO9, 13 novembre 2013. http://io9.com/genetically-modified-animals-will-save-the-planet-1463801439.

(9) « Mutations in Nature », The Forum. BBC World Service, 24 novembre 2014. www.bbc.co.uk/programmes/p02c3zgc.

(10) Se dit d’un animal domestique qui est retourné à l’état sauvage. Ndlr.

 

théorie pour l’Anthropocène

La bonne nouvelle c’est que cette civilisation s’achève. Tout le monde est au courant. L’autre bonne nouvelle c’est que nous pouvons commencer ensemble à en construire une autre, ici et maintenant, sur les ruines et avec les vestiges de l’ancienne.

HeHe, Champ d’Ozone, 2011. Le dispositif exploite les données analytiques de la qualité de l’air et les transpose visuellement sur une des vitres de l’espace d’exposition. Photo: D.R.

Le sous-titre de mon livre Molecular Red (rouge moléculaire) est Theory for the Anthropocene (théorie pour l’Anthropocène) (1). Vous pouvez choisir d’appeler ça l’anthropocène, le misanthropocène, l’anthrobscène voire, à la manière de Marx, l’échange métabolique. Appelez ça comme bon vous chante. Appelez ça le capitaloscène, tant que vous gardez à l’esprit que si le capitalisme devait être aboli demain les problèmes de l’échange métabolique ne seraient pas pour autant résolus d’un coup de baguette magique.

Molecular Red n’est pas une théorie de l’Anthropocène. Je ne suis pas un scientifique de la terre. Il s’agit d’une théorie pour l’Anthropocène. C’est une théorie pour cette époque où la vie sociale ne peut plus être envisagée comme une sphère autonome, séparée de la base de ses conditions naturelles d’existence. C’est la théorie pour ce moment où les ouvrages collectifs de sept milliards d’humains déstabilisent leurs propres conditions d’existence à l’échelle planétaire.

D’un point de vue émotionnel, il peut être difficile d’accepter que notre monde se dirige lentement à sa perte. C’est pourquoi je présente cela comme une histoire de bonnes nouvelles. Allons de l’avant pour construire un monde nouveau sur les ruines de l’ancien. Tout ce qui est solide fond dans l’air. À vrai dire, ce principe est en passe de devenir réalité. La solidité apparente des bases naturelles des relations sociales fond sous les fortes concentrations de carbone atmosphérique que le travail collectif diffuse dans l’air.

Quel rôle mineur une simple théorie spéculative peut-elle jouer dans une entreprise aussi audacieuse que la construction d’une nouvelle civilisation ? Eh bien, les livres de théorie traitent de concepts. Ainsi, un bon fait est surtout vrai, mais s’applique à quelque chose de spécifique tandis qu’un bon concept est en partie vrai, mais s’applique à de nombreuses choses. C’est un moyen de grouper les faits selon des modèles. Les faits sont nouveaux, ils requièrent de nouveaux modèles.

Les nouvelles théories sont fabriquées à partir des vieilles. Nous devons étudier l’écart entre le monde et les idées pour trouver dans les archives de la pensée ancienne quelques modèles susceptibles de nous aider à comprendre le présent de façon tout aussi familière qu’étrange. Une bonne théorie montre à la fois l’état actuel du monde et l’état passé de la pensée sous un nouveau jour.

Ainsi, pour penser et travailler dans une situation qui présente de nouveaux éléments — comme l’Anthropocène — nous pourrions utiliser une nouvelle théorie, ou une « nouvelle-vieille » théorie, en partant de quelques archives oubliées. Je ne crois pas que les grands noms sanctifiés dont nous lisons les œuvres — ou dont nous entendons parler — dans nos études universitaires, dans les médias voire à l’école du parti soient encore très pertinents. La plupart de nos théoriciens cultes sont des penseurs de l’Holocène — d’un temps où la terre était stable. Ils ne sont pas des penseurs de l’Anthropocène, cette époque où la terre est devenue instable.

Si nous souhaitons bâtir une nouvelle civilisation qui puisse faire face à un monde instable, nous pourrions commencer par fouiller dans les ruines de la dernière grande tentative de construction d’une civilisation nouvelle. Une tentative qui a échoué. L’Union Soviétique a duré moins d’un siècle. La seule chose l’on ne puisse lui reprocher c’est son manque d’ambition.

Je commence Molecular Red en parlant d’Alexandre Bogdanov. Il était le rival de Lénine à la tête des bolcheviks. Après avoir été répudié par Lénine, il se consacra à la théorie, la science et la science-fiction. Voici quelques-uns des éléments qui à mon avis font de lui un précurseur dont nous pouvons utiliser la théorie dans le présent.

Alexandre Bogdanov jouant aux échec avec Lénine durant une visite à Maxim Gorky, Capri, 10-17 avril 1908. Photo: D.R.

Tout d’abord, il a failli élaborer la bonne théorie du changement climatique dès 1908. Ensuite, il a pratiquement compris le cycle du carbone vers 1920. Pas mal pour un théoricien marxiste en cavale doublé d’un scientifique amateur. Il a compris la corrélation entre travail et nature dans le sens où la nature n’est ni statique ni permanente. La nature résiste.

D’autre part, il a pensé que le travail devait vaincre le capital pour pouvoir venir à bout d’un problème beaucoup plus fondamental, celui du rapport entre le travail et la nature. Ceci me semble crucial. Pour Bogdanov, le travail s’intègre à deux relations : l’une, fausse et temporaire, avec le capital; l’autre, inéluctable et vraie, avec la nature (où la nature représente ce que le travail doit affronter et qui lui résiste).

Troisièmement, il ne s’était rallié à une aucune philosophie marxiste dogmatique pour arbitrer sa praxis. Pour lui, être marxiste signifiait penser du point de vue du travail et essayer d’organiser les connaissances et le travail en synergie. Toutes formes de travail (qu’il soit industriel, sensible ou scientifique) produisent des connaissances et la fonction du marxisme réside dans l’organisation d’une coordination fraternelle de toutes les connaissances du travail portant sur le monde. Pour Bogdanov, le marxisme est une forme de connaissance et de collaboration fraternelle émancipée des rapports de force et d’échange.

L’idée que les Soviétiques ont perdu et l’Occident a gagné est un artefact fabriqué par l’idéologie de la guerre froide. Dans Molecular Red, je relate une parabole historique différente. L’échec de la civilisation soviétique préfigure l’échec de notre civilisation. Ironiquement, elles souffrent toutes deux du même revers tragique. Les superstructures étincelantes de ce monde, comme celles-là, ignorent la dette qu’elles ont envers une base née du remaniement de la nature par le travail social.

De tous les théoriciens fous, grincheux, géniaux, marxistes ou non issus du XXe siècle, ce pauvre vieux Bogdanov n’a jamais été tout à fait redécouvert. Des vieux marxistes aux « soixante-huitards », aux post-structuralistes, aux déconstructivistes et jusqu’aux réalistes spéculatifs, presque tout le monde l’a ignoré ou traité comme un hérétique. Ironiquement, c’est dans l’Union Soviétique qu’il a le mieux survécu grâce aux attaques virulentes quoique peu judicieuse de Lénine à son encontre dans Matérialisme et Empiriocriticisme. Il était le « mouton noir » désigné par le marxisme soviétique officiel.

Bogdanov est bien connu dans l’univers de la théorie des systèmes comme un précurseur voire une source obscure, en dehors de quoi il reste largement oublié. Il existe une traduction française de certains de ses écrits, publiés dans la collection de Louis Althusser [Maspero, NDLR], mais Althusser lui-même et ses élèves ont généralement reproduit les déclarations soviétiques officielles et dogmatiques à son sujet. Il n’apparaît nulle part, même pas là où on l’aurait attendu comme, par exemple, dans la pensée des Deleuziens ou des autonomistes italiens.

Quelqu’un a tout de même revisité des éléments clés de sa méthode, les remettant au goût du jour sans même s’en rendre compte. Il s’agit de Donna Haraway. Haraway n’est généralement pas rangée du côté des penseurs marxistes, même si elle a utilisé la théorie critique disponible en Amérique dans les années 1970, dont la pensée de Marcuse.

Cependant, ce que je trouve le plus intéressant c’est sa rencontre précoce avec le biologiste, biochimiste et historien des sciences et de la technologie chinoise, le marxiste Joseph Needham. Malgré son adhésion publique au marxisme-léninisme, dans les faits, la pratique intellectuelle de Needham me semble plus proche de Bogdanov. En effet, la « philosophie spontanée » des personnes formées aux sciences ou aux techniques qui s’intéressent à une compréhension accrue du monde et de ses actions peut être caractérisée de Bogdanovisme.

Ainsi, la seconde moitié de Molecular Red puise son inspiration chez Donna Haraway, dans l’analogie entre cet empire américain déchu et l’Union Soviétique de Bogdanov. Voici quelques aspects de son travail que je trouve utile pour notre époque.

HeHe, Fracking Futures, 2013. Fracking Futures met en scène le modèle réduit d’un site de fracturation hydraulique pour extraire le gaz de schiste. Photo: © HeHe.

Tout d’abord, comme Bogdanov, Haraway pense du point de vue du travail, mais chez elle le travail s’incarne dans le cyborg, ce désordre « schizo » de chair et de technologie, avec ses nombreux genres et races. Nous sommes même, comme elle le décrit, un embrouillamini multi-espèces. Haraway a anticipé le type de travail que nous effectuons à présent et le type de travailleurs que nous sommes devenus.

D’autre part, comme Bogdanov, elle s’est intéressée à l’espace entre la nature et le travail, ou ce qu’elle synthétise en un mot la natureculture. Elle n’a jamais mis le monde naturel entre parenthèses et le traite comme une donnée ou une constante. Ni l’un ni l’autre ne sont en ce sens des penseurs de l’Holocène.

Troisièmement, comme Bogdanov, elle porte un intérêt à la fois vif et respectueux (bien que critique) aux sciences naturelles. L’approche de Bogdanov questionnait la manière dont l’organisation sociale du travail génère des métaphores qui façonnent la vision du monde dans lequel la science doit se battre pour une connaissance vérifiable. Haraway se penche davantage sur la manière dont l’organisation du pouvoir de genre et de race génère les métaphores qui façonnent la vision du monde dans lequel la science doit se battre pour obtenir la connaissance vérifiable.

Il me semble frappant que dans l’Amérique d’aujourd’hui, on puisse réprimander les gens pour avoir manqué de respect à autrui en raison de leur race, leur genre ou leur sexualité, mais qu’il soit, en quelque sorte, acceptable de manquer de respect à ceux dont l’identité repose sur un « mode de vie » scientifique et technique. Toute personne sensée et raisonnable reconnaît aujourd’hui que le changement climatique est bien réel. Pourtant le manque de respect envers les gens qui travaillent sur la production des données factuelles du changement climatique reste toléré. À une époque où les scientifiques du climat reçoivent des menaces de mort, il me semble vital d’affirmer clairement que nous nous rangeons de leur côté à eux, et non pas de celui des négationnistes du climat — et pas seulement des conservateurs – qui utilisent les vieux syntagmes rhétoriques du savoir des sciences humaines pour occulter l’Anthropocène.

Ainsi, la deuxième partie de Molecular Red est centrée sur Donna Haraway, en tant que guide pour notre civilisation actuelle, dans sa réalité de complexe militaro-médiatique (military entertainment complex). Haraway, comme Bogdanov, imagine un ouvrier cyborg pris en un seul et même temps dans le réseau de relations sociales de pouvoir et travaillant pourtant dans, sur, à travers et en tant que « nature ». Ainsi je trouve chez Bogdanov, Haraway et leurs camarades respectifs, les outils conceptuels capables de nous aider à effectuer trois choses, que je définirai ici sous forme de questions.

Tout d’abord, que signifie aujourd’hui penser du point de vue du travail ? Peut-il y avoir des alliances entre ceux qui exécutent toutes sortes de travail : manuel, intellectuel, sensible, précaire, artistique, scientifique ? De tels labeurs peuvent-ils être organisés en dehors des relations d’autorité ou d’échange ? Pouvons-nous nous auto-organiser ?

D’autre part, pouvons-nous, dès à présent, commencer à travailler dans nos institutions, notre vie quotidienne, nos mouvements sociaux respectifs, à renforcer la capacité à collaborer, à construire une vie qui soit (au moins en partie) autre chose qu’une forme de marchandise ? Bogdanov pensait que le travail devait en premier lieu assurer la défaite du capital et ensuite aborder le problème plus complexe de la relation entre travail et nature. Il se pourrait toutefois que nous ayons à régler ces deux problématiques à la fois.

Troisièmement, pourrait-on faire appel à une sorte d’imagination utopique, mais au sens opposé de celui communément accordé à l' »utopie » ? Au lieu d’un idéal impossible, l’utopie pourrait-elle être une façon pragmatique et constante de proposer des formes de vie possibles ? Après tout, ce sont les auteurs des utopies, et non pas ceux des romans bourgeois, qui posent les questions dérangeantes concernant ceux qui effectuent les tâches ingrates et sortent les poubelles. Dans Molecular Red, je suis une ligne de pensée des utopies qui passe par Bogdanov, son « disciple » du Proletkult Andreï Platonov, Haraway et son compatriote californien Kim Stanley Robinson.

Ces trois questions portant sur l’organisation des connaissances, l’organisation du travail et l’organisation de l’affect illustrent en quelque sorte les trois problèmes classiques de la théorie [critique kantienne, NDLR] : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ? Molecular Red parle de vivre, d’aimer et de travailler à la lumière de ces problématiques et en période d’instabilité. Comme Raoul Duke l’a déclaré : Quand les choses deviennent bizarres, les bizarres deviennent des pros. Ainsi il est temps de revenir aux archives pour en extraire quelques dossiers étranges. Nous allons avoir besoin de nouvelles figures historiques pour notre prochaine civilisation.

McKenzie Wark
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept./nov. 2015

McKenzie Wark est un écrivain et universitaire d’origine australienne. Wark est connu pour ses écrits sur la théorie des médias, la théorie critique, les nouveaux médias et l’Internationale Situationniste. Ses œuvres les plus connues sont A Hacker Manifesto (manifeste du hacker) et Gamer Theory (théorie du gamer).

(1) McKenzie Wark, Molecular Red, Theory for the Anthropocene, Verso (USA, 2015).

La valeur des transactions virtuelles est passée de 819 milliards de dollars en 2001 à un quadrillion de dollars aujourd’hui. Cette croissance exponentielle est à mettre en regard du succès du bitcoin. Un bon exemple du potentiel de la coopération sociale. Laquelle pourrait générer l’argent des Commons [communs] et s’intégrer au pouvoir de la finance par sa capacité à mobiliser, distribuer et multiplier la richesse pour nourrir la qualité de la vie et la puissance de l’intelligence sociale.

Icarus, une mine de bitcoin.

Icarus, une mine de bitcoin. www.openmobilefree.net. Photo: © Xiangfu Liu

Depuis que l’argent a perdu son référent en or, sa réserve de valeur, et trouvé un nouvel amarrage dans le silicium, le deuxième élément le plus abondant sur terre, il s’est multiplié de façon exponentielle. Bien entendu, ce glissement de l’or vers le silicium ne s’applique pas à deux substances équivalentes. Autrefois, l’or était stocké dans des coffres forts garantissant la valeur de la monnaie. Le silicium, quant à lui, est traité pour fabriquer le substrat qui permet la construction de machines logiques de plus en plus rapides, omniprésentes et reliées. Si l’or s’efforçait de stabiliser la valeur de la monnaie (avec des conséquences désastreuses lorsqu’il est devenu trop abondant, perdant ainsi de sa valeur), le silicium peut se démultiplier à l’infini.

La croissance exponentielle de la monétisation
Dans son exposé sur le fonctionnement de la finance contemporaine présenté à la conférence Money Lab à Amsterdam en 2014, Saskia Sassen décrit la finance comme une capacité et comme la machine à vapeur de notre époque, son énergie. Elle explique que la valeur des transactions virtuelles utilisant le silicium entre 2001 et 2014 est passée de 819 milliards de dollars en 2001 à 62,2 billions de dollars en 2008 et maintenant à un quadrillion de dollars. Cette trans-activité accélérée et multidirectionnelle rendue possible par les technologies numériques explique la croissance exponentielle de la monétisation.

Un bien matériel tel qu’une « petite maison » est transformé en titre adossé à des actifs et incorporé à des instruments financiers dont la complexité ne peut être gérée que par des calculs de mathématiciens. En tant que capacité, la finance crée un mode virtuel d’argent, qui ne reflète pas simplement la valeur de l’actif sous-jacent, mais les calculs, les opinions et les jugements des institutions et des réseaux d’humains et de machines. Comme dans les crises de dette souveraine, les risques de ces opérations retombent sur ceux qui possèdent l’actif matériel (les propriétaires, les citoyens ordinaires), tandis que le nombre de saisies et d’expulsions, mais aussi de réduction et de privatisation des services publics et sociaux ne cesse d’augmenter.

L’accumulation de valeur et de puissance générée par la finance reste donc une puissance dirigée contre la société — telle une armée qui utiliserait la dette comme tête de pont pour conquérir un territoire. L’histoire brève et brutale de l’augmentation exponentielle de l’argent du silicium dans les premières décennies du XXIème siècle, conclut Sassen, voit les pouvoirs prédateurs de la finance affairés à s’emparer à nouveau concrètement de terres (à la fois dans un contexte urbain et rural, dans les centres-villes à travers le monde et les terres d’Afrique), ce qui est en passe de changer l’ADN même de la société.

Activité pure
Pour les marxistes post-opéraïstes et autres critiques contemporains de l’économie, l’émergence de la finance illustre aussi la réponse du capitalisme à l’arrivée d’une nouvelle composition hétérogène de main-d’œuvre vivante dans la production. Le capitalisme n’accumule pas de plus-value uniquement en sous-payant sa main-d’œuvre, mais il extrait de la valeur de la société dans son ensemble — des activités sociales ordinaires comme parler, commenter, aimer, écouter, lire, exprimer une opinion, cuisiner, faire de la musique ou de l’art, s’habiller à la mode, prendre des photos, enregistrer des vidéos, marcher, faire la fête, etc.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins. www.canaan-creative.com Photo: © Xiexuan

Au lieu de réduire l’argent virtuel à une simulation qui se réfèrerait uniquement aux processus de mimétisme du marché boursier, les auteurs post-opéraïstes pensent qu’il exprime le moyen de saisir une nouvelle qualité de ce qui ne peut même plus se définir comme du travail, mais une sorte d’activité pure : qu’elle soit décrite comme puissance de communication et linguistique de travail (par Paolo Virno, Antonio Negri et Christian Marazzi) ou puissance pré-cognitive et pré-linguistique de la force virtuelle et subjective de la mémoire (par Maurizio Lazzarato et Brian Massumi), il s’agit d’une énergie qui ne s’épuise pas dans ses produits matériels, mais qui génère avant tout de nouveaux modes d’existence et de représentation du soi.

La valeur de la petite maison transformée en titre adossé à des actifs ne devrait donc pas être indexée en priorité à la substance matérielle de la maison, mais au travail sensible, intellectuel et affectif que les architectes, des bâtisseurs et des propriétaires ont mis en œuvre pour la construire; à la beauté de l’architecture urbaine qui l’entoure, constituée de parcs, d’hôpitaux, de musées, d’écoles et d’université; à la densité et à l’animation de sa vie sociale, de ses cafés, ses restaurants et ses marchés ; ainsi qu’aux qualités esthétiques de ses formes culturelles que sont sa musique, sa nourriture, son art, sa mode. L’activité qui a créé de la valeur pour la petite maison fonctionne avec les limites ou l’insuffisance naturelles/écologiques des ressources matérielles tout en étant alimentée par le désir croissant de vie sociale. Ceci répond à la pénurie et aux limites de la nature par de nouvelles façons d’accomplir les choses, de profiter et de prendre soin du monde et des autres en adoptant de nouvelles façons d’agir délibérément collectives.

Comme l’a souligné Maurizio Lazzarato, la coopération sociale ne concerne en rien la répartition des ressources rares, mais la réinvention et le ré-enchantement continus du monde. Elle ne s’opère pas à travers l’harmonisation d’une main invisible, mais par un jeu de sympathies et d’antipathies, de goûts et de dégoûts, des saisies mutuelles ou asymétriques modulant le flot incessant des courants ou des affects pré-individuels, des croyances et des désirs qui sous-tendent la vie sociale.

La chute généralisée du coût marginal
Contrairement à ce que Jeremy Rifkin soutient, le capital, par ailleurs, n’est pas un système complexe voué à accepter sans broncher sa propre disparition en vertu de la chute généralisée du coût marginal. En tant que rapport social basé sur la domination, sa réponse à la baisse du taux de profit est de réinjecter de la rareté et du contrôle là où il y a abondance et liberté potentielles. Par le biais de la guerre, des bulles financières et des coupes dans les services vitaux, il détruit la richesse qu’il a générée afin de pouvoir recommencer ailleurs son cycle d’accumulation. La plupart d’entre nous doit travailler et accepter le prix que le marché accorde individuellement à nos capacités et nos compétences (notre capital humain) : étant donné que nos capacités communicatives, sociales et de coopération sont aussi banales que le silicium, on ne leur accorde, dans leur ensemble, que très peu de valeur.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins. www.canaan-creative.com Photo: © Xiexuan

Le peu d’argent qui sert d’ordinaire à rétribuer le travail est pris en compte et attribué par anticipation : il servira à payer le loyer, l’hypothèque, les factures, la nourriture, les frais de cartes bancaires, les prêts, les impôts, les intérêts, les assurances et tout ce que le marché mondial estime que vous êtes capables de consommer. L’argent des salaires est la mesure de votre impuissance à vous connecter au « moteur du pouvoir », c’est-à-dire à façonner l’avenir de la société en tant que telle — pour modifier son ADN, comme l’explique Sassen.

L’hégémonie de l’argent en silicium
Le mouvement de la monnaie virtuelle a eu le mérite de montrer que dans les conditions actuelles d’hégémonie de la monnaie du silicium, l’argent peut être fabriqué de toutes pièces. La conception d’une monnaie qui ne se comporte pas comme une armée d’invasion vis-à-vis de la dynamique sociale passe probablement par des devises comme le bitcoin, mais on ne peut s’arrêter là. Le protocole du bitcoin comporte des éléments précieux que l’argent des commons (Andrea Fumagalli) pourrait adopter à des fins utiles (comme le registre comptable de toutes les transactions, le blockchain), mais les mécanismes de création monétaire adoptés par les protocoles du bitcoin ne semblent pas être adaptés à la tâche.

L’invention et le succès du bitcoin sont des exemples du potentiel de la coopération sociale, mais son système de fonctionnement n’aide pas à le promouvoir. Le bitcoin est toujours généré par le travail, c’est-à-dire un travail de minage de bitcoins, même si ce travail est essentiellement effectué par la puissance de calcul de machines logiques à base de silicium. La valeur d’un bitcoin est toujours déterminée par l’utilité, c’est-à-dire sa capacité à être dépensé pour acheter quelque chose et satisfaire ainsi un besoin individuel. Les deux mécanismes de création d’argent produisent une monnaie notoirement instable et sujette à l’accumulation tandis que le travail de minage de bitcoins devient plus difficile (produisant ainsi de la rareté) et que, dans le même temps, son utilité-valeur dépend des prix du marché et de l’utilité accordée au bitcoin en tant que valeur de réserve ou moyen d’échange.

L’argent des Commons devrait être directement généré par la coopération sociale et s’intégrer au pouvoir de la finance par sa capacité à mobiliser, distribuer et multiplier la richesse pour nourrir les biens communs sociaux — c’est-à-dire la qualité de la vie sociale et la puissance de l’intelligence sociale. Il devrait avoir sa propre logique de financement et d’investissement mobilisés, ici, pour créer de nouvelles institutions de commonfare (Carlo Vercellone) — c’est à dire des réseaux d’institutions constitutifs de nouveaux systèmes de protection sociale, de démocratie participative et soucieuse de garantir l’éducation, la recherche, la santé, le logement ainsi qu’un revenu de base. L’argent des Commons devrait donc être à la fois un objectif et un principe fondamental servant une économie où quelque chose d’aussi banal et ordinaire que l’existence sociale serait la source de tout ce qui rend la vie digne d’être vécue.

Tiziana Terranova
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

Tiziana Terranova est professeur et chercheuse en cultures numériques et de réseau à Naples, en Italie. Elle est l’auteur de Network Culture (Pluto Press, 2004) et fait partie du réseau de l’université libre Euronomade.