art et hacktivisme technocritique

Dès son origine, l’art numérique est un art du piratage basé sur des pratiques de détournement, d’arraisonnement de la vidéo, de l’électronique, de l’informatique, d’Internet… Au départ objet, les nouvelles technologies sont bien vite devenues sujet d’expériences artistiques. Désormais, avec l’omniprésence des techniques de traçage qui caractérisent notre société de « surveillance globale », l’artiste du numérique retrouve un engagement qui se traduit notamment par un « hacktivisme technocritique », par une certaine forme de désobéissance numérique. Jean-Paul Fourmentraux, socio-anthropologue et critique d’art, nous offre un panorama de ces dissidences au travers de son nouvel ouvrage.

Trevor Paglen, They Took The Faces. Photo: D.R.

L’acte de résistance contre les techniques est aussi vieux que l’exploitation qu’elles induisent. Mais les technologies du numérique déploient justement de nouvelles formes d’exploitation, de manière souvent plus insidieuses, auxquelles nous souscrivons dans une sorte de  « servitude volontaire ». Le marché fonctionne désormais grâce à un système de « surveillance généralisée ». Pris dans sa nasse, nous sommes contraints de fournir nos données personnelles sous peine d’être hors jeu du circuit de communication et consommation. Le marketing numérique, passant du mot d’ordre au mot de passe, est peut-être en passe de devenir le principal instrument du contrôle social. Ce « capitalisme de surveillance », qui s’épanouit avec le concours actif d’un Léviathan 2.0, est d’autant plus pernicieux que nous vivons dans une société où triomphe l’exposition de soi sur les réseaux sociaux.

L’enjeu est donc de reprendre la main sur les objets communicants et connectés, de critiquer la politique d’innovation qui les accompagnent,  de retrouver un peu de l’utopie libertaire du début d’Internet, d’inverser le regard en surveillant les surveillants, de dérégler les algorithmes, de désosser les machines, de désacraliser la technique… Sur cette ligne de front, Jean-Paul Fourmentraux distingue différentes pratiques — sous-veillance, médias tactiques, design spéculatif, statactivisme et archéologie des médias — incarnées par Trevor Paglen, Paolo Cirio, Julien Prévieux, Benjamin Gaulon, Christophe Bruno, Samuel Bianchini, Bill Vorn, le collectif Disnovation.org et le duo HeHe.

Bill Vorn, Copacana Sex Machine. Photo: D.R.

Ces démarches artistiques se présentent essentiellement sur un mode ludique tout en portant une force qui met en œuvre le public (le sens public, l’espace public) et vise l’instauration d’une forme politique. C’est ici que la désobéissance prend corps, non pas comme une posture, mais à travers des dispositifs et des pratiques, des objets et des tours de main. Cela témoigne autant d’un art de faire (Michel de Certeau) que d’un art de la critique. Comme le souligne Jean-Paul Fourmentraux citant McLuhan, l’art vu comme contre milieu ou antidote devient plus que jamais un moyen de former la perception et le jugement. En s’affirmant comme tel, en prenant soin de ne plus séparer l’œuvre et l’enquête, cet art de la désobéissance s’attache à faire de l’écosystème numérique un « problème public », au sens du philosophe John Dewey, selon lequel l’art, comme expérience, est en effet toujours transactionnel, contextuel (situationnel), spatio-temporel, qualitatif, narratif, etc.

Ainsi, Trevor Plagen qui fait inlassablement œuvre de « divulgation », révélant l’existence des infrastructures et machineries occultes de la surveillance de masse mise en place par l’état américain (stations d’écoute, drones, satellites-espions, reconnaissance faciale…), pointant au passage un changement de paradigme : avec l’Intelligence Artificielle, à la question du progrès technique se superpose désormais le problème du progrès des machines (par) elles-mêmes.

Paolo Cirio, Capture. Photo : © Collectif l’Œil

Pour Paolo Cirio ce sont les « machines à gouverner » qu’il convient de démasquer pour se protéger de leurs excès coercitifs et liberticides. Comme le précise Jean-Paul Fourmentraux, il déploie une écologie de sous- veillance visant à détourner les instruments de la surveillance panoptique exercée par les détenteurs du pouvoir – la police, le gouvernement, le renseignement, les GAFA, etc. Le paradoxe étant que ces institutions, tout en revendiquant des lois de gouvernance et d’information transparentes, veillent à masquer ou dissimuler leurs propres instruments de surveillance ainsi que l’étendue et la nature du traitement des données qu’ils collectent. On rappellera sa récente installation Capture — un panorama de visages de policiers faisant écho à la loi de Surveillance Globale — censurée en France sur ordre du ministère de l’Intérieur…

On se souvient de l’ironie mordante des Lettres de non-motivation de Julien Prévieux et de son inventaire des gestes à venir (i.e. brevetés alors même que les objets auxquels ils sont censés correspondre n’existent pas encore). Julien Prévieux est aussi un adepte du « retour à l’envoyeur » et son « art du grain de sable » s’applique aussi à la gouvernance par les nombres. Le statactivisme s’apparente davantage à la pratique du judo : prolongeant le mouvement de l’adversaire afin de détourner sa force et de la lui renvoyer en pleine face. Il s’agit de faire de la statistique – instrument du gouvernement des grands nombres – une arme critique.

Jean-Paul Fourmentraux met également en avant Christophe Bruno, qui subvertit notamment les protocoles de recherche et de référencement de Google. Benjamin Gaulon (alias Recyclism) qui travaille sur l’obsolescence programmée, mettant à nu et recyclant les composants d’appareils « obsolètes », à la limite d’une autopsie électronique… Le collectif Disnovation.org (où figure Nicolas Maigret) qui expérimente les dysfonctionnements, déployant différentes méthodologies – de la profanation au sabotage – mettant à l’épreuve la construction interne des objets techniques et l’architecture des réseaux, […] apprenant à (ré)ouvrir les « boîtes noires » technologiques qui parasitent le quotidien des usagers du numérique (algorithmes de recommandation, assistants vocaux, systèmes GPS, etc.) et prônant une forme de décroissance technologique (cf. Post Growth)

Samuel Bianchini qui conçoit des images interactives, mettant le spectateur dans la boucle pour mieux le confronter aux rouages des machines de vision dans des mises en scène qui confinent parfois au rituel. Entre art, science et ingénierie, Bill Vorn — dont on connaît les créatures robotiques (Inferno, Hysterical Machines, Rotoscopic Machines, Copacabana Machine Sex) conçues avec Louis-Philippe Demers — qui interroge les processus cybernétiques et les dilemmes de la vie artificielle, jusqu’à envisager le possible déraillement des machines et robots depuis le terrain de la psychologie comportementale. Enfin, le duo HeHe (Helen Evans & Heiko Hansen) qui participe également à cette divulgation des choses cachées, celles de l’arrière-monde technologique, en l’occurrence les séquelles écologiques mises en lumière lors de sculptures environnementales éphémères (Champs d’Ozone, Toy emissions, Man Made Clouds, Nuage vert).

Laurent Diouf

Jean-Paul Fourmentraux, antiDATA la désobéissance numérique : art et hacktivisme technocritique (Les Presses du Réel, coll. Perceptions)
> https://www.lespressesdureel.com

Médium, infra-médium, média, intermédia, transmédia, multimédia, cross-média, post-média… Ces multiples glissements sémantiques recouvrent moins une réalité plurielle qu’une pluralité conceptuelle. Tentative d’éclaircissement avec l’ouvrage collectif Art, Medium, Media dirigé par Pascal Krajewski, au travers d’une douzaine de contributions signées notamment par Lev Manovich ou John Barber, et dont la plupart ont précédemment publié dans la revue en ligne l’Appareil.

Si les termes « médium » et « média » nous ramènent inexorablement aux thèses de McLuhan, il convient néanmoins de s’en éloigner un peu pour appréhender la portée de ces termes appliqués à l’art à l’ère du numérique. Comme le souligne Pascal Krajewski dans son texte introductif, si l’informatique a accouché de la notion de multimédia, c’est peut-être qu’elle est moins un nouveau médium qu’un « infra-médium », sur lequel les autres peuvent se greffer et apparaître presque tels qu’en eux-mêmes. Toute l’ambiguïté vient de ce que l’on projette dans cette terminologie : l’irruption des nouvelles technologies dans l’art a produit l’avènement d’un « art des nouveaux média(s) », à l’appellation aussi discutable qu’étonnante. Sont concernés a priori les arts usant de l’électronique (puis de l’informatique), d’Internet et des interfaces interactives, pour produire des œuvres d’un nouveau genre. S’il s’agit vraiment de l’art d’un seul nouveau médium — celui du numérique — pourquoi le qualifier d’un pluriel nébuleux (« les nouveaux médias ») ?

Pour John Barber cette « polysémie » résulte d’une multiplicité d’objets ou d’actes désignés qui varie, en plus, selon la source, le vecteur ou l’émetteur : un médium est un canal de production/transmission de contenu culturel et d’information. Au pluriel, nous pourrions parler de « médiums », mais on emploiera plus couramment le terme « média ». Ce passage au pluriel donne une tout autre ampleur à l’objet en question […] Pour les universitaires et les critiques culturels, le terme « médium », toujours pris comme substantif, pourrait encore signifier une prothèse, un appendice, une extension du sensorium humain comme dans la célèbre citation du théoricien de la communication Canadien Marshall McLuhan : « le médium est le massage [message] ». Il voulait signifier par là que la technologie façonne la sensibilité humaine. Pour les artistes, le nom « médium » peut aussi bien désigner un volume à la surface duquel ils peuvent concevoir, créer et critiquer l’autonomie et la pureté de l’art, que le matériau ou la forme d’une expression artistique. Si un artiste utilise plusieurs médiums en même temps, les oeuvres d’art qui en résultent sont dites « multimédia ».

Si, comme le souligne Pascal Krajewski, cette terminologie trouve son point de départ avec Clement Greenberg qui a popularisé l’idée de « médium » dans le champ de la critique d’art et plus globalement de l’esthétique en 1940, à ce modernisme auquel était appliqué cette formulation a succédé ensuite l’usage d’un « volapük » pétri de néologismes et d’anglicismes dont use et abuse le microcosme du monde numérique (artistes, journalistes, curateurs…). Sans parler, pour les francophones, de l’écueil d’une traduction littérale : une difficulté supplémentaire tient à l’importance et à la spécificité de la terminologie anglo-saxonne. Car l’anglais ne connaît que le couple medium/media (singulier/pluriel), pour évoquer tout ce qui touche à la transmission d’un contenu – de sorte que la télévision est un médium pour le locuteur anglais, tandis qu’elle est un média pour le locuteur français. L’emprise de l’anglo-saxon étant particulièrement prégnante dans les industries culturelles comme dans le numérique, l’incompatibilité terminologique entre notre approche et la leur sera particulièrement épineuse…

Pour élargir ce point de vue, certains intervenants remontent aux temps pré-numériques pour développer leurs analyses : Giuseppe Di Liberti esquisse une préhistoire du médium chez Diderot et Danielle Lories invoque Kant. Tandis que d’autres contributeurs s’appuient sur des pratiques plus contemporaines et diverses, et pas forcément hig-tech : le dessin pour Lucien Massaert, la BD pour Pascal Krajewski, le dessin animé pour Jean-Baptiste Massuet, la radio pour John Barber… Ou bien encore les fictions, Strange Days, la réalité virtuelle, les jeux vidéo et, plus surprenant, les collages audiovisuels des Residents ou d’EBN (Emergency Broadcast Network) pour Jay David Bolter et Richard Grusin qui développent la notion de remédiation : toute médiation est remédiation parce que chaque acte de médiation dépend d’autres actes de médiation. Continuellement, les média se commentent, se reproduisent, se remplacent entre eux, et ce processus est inhérent aux média.

Pour Lev Manovich, cette problématique s’enracine dans le « surgissement » de la technologisation de la culture. Dans le dernier tiers du XXe siècle, divers développements culturels et technologiques ont conjointement vidé de son sens l’un des concepts clés de l’art moderne – celui de médium. […] Une autre mutation du concept de médium est survenue lorsque de nouvelles formes culturelles fondées sur les technologies récentes ont progressivement pris place à côté de l’ancienne typologie des médiums artistiques. La bascule étant complète dès lors que les critères d’unicité et/ou de rareté, point aveugle d’une œuvre d’art, se sont retrouvés enchâssés dans un contexte technique autorisant la reproductibilité à l’infini. Lorsque les artistes commencèrent à utiliser les technologies des médias de masse pour faire de l’art, l’économie du système artistique leur prescrivait de créer des éditions limitées, mais en utilisant à présent des technologies conçues pour la reproduction de masse, et ce de façon tout à fait contradictoire (ainsi, en visitant un musée d’art contemporain, vous pouvez trouver des objets conceptuellement paradoxaux tels qu’une « cassette vidéo, éditée à 6 exemplaires » ou un « DVD, édité à 3 exemplaires »). Peu à peu, ces lignes de partage sociologiques entre les différents mécanismes de distribution, renforçant les autres fractures sociologiques déjà mentionnées, devinrent des critères prépondérants pour distinguer différents médiums, plus que les anciennes distinctions construites sur le matériau utilisé ou sur les conditions de réception. En bref, la sociologie et l’économie prirent le pas sur l’esthétique.

Pour Lev Manovich, ce ne sont là que quelques exemples des limites du concept traditionnel de médium dans notre culture post-numérique (ou post-Internet). Et pourtant, malgré l’insuffisance évidente de la notion de médium pour décrire les réalités culturelle et artistique contemporaines, celle-ci persiste. Pour contrer cette inertie conceptuelle, il souhaite jeter les bases d’un nouveau système théorique apte à remplacer le vieux discours des médiums en proposant une description plus adéquate de la culture postnumérique, post-Internet. La solution pour sortir de cette impasse sémantique c’est, peut-être, de remplacer la notion de médium par de nouveaux concepts issus de l’informatique et de la culture d’Internet. Ces concepts pouvant être utilisés à la fois littéralement (dans le cas effectif de la communication par ordinateur), mais aussi métaphoriquement, dans un sens élargi (dans le cadre de la culture pré-informatique).

Laurent Diouf

Art, Médium, Média, sous la direction de Pascal Krajewski (L’Harmattan / coll. Esthétiques, 2018)

> http://www.editions-harmattan.fr/

Attention au contresens… Contrairement à ce que l’on pourrait penser, au travers de son ouvrage L’art au-delà du digital, Dominique Moulon ne propose pas une lecture de l’art « post-digital ». Il est de toute façon encore trop tôt pour se livrer à une telle prospective. Par contre, il s’agit de changer de regard sur l’art à l’ère du numérique, de s’affranchir du prisme technologique pour remettre en perspective des pratiques artistiques qui s’enracinent effectivement bien au-delà du digital. Faire en sorte que la technique ne masque pas l’horizon historique sur lequel s’inscrivent les œuvres.

Un premier constat s’impose, le digital est partout et l’art numérique a déjà une histoire, est déjà dans l’histoire… Bien que loin d’être achevée, la révolution informatique remodèle notre quotidien depuis trois bonnes décennies. Nous baignons dans un monde qui est de plus en plus sous l’emprise des nouvelles technologies. C’est une « donnée immédiate » partagée par le plus grand nombre. De fait, sur ce plan, le temps de la pédagogie est fini. La démocratisation des outils, médias et médiums numériques dessine notre présent. L’avenir appartient déjà aux digital natives.

Même si elles exercent toujours un pouvoir de fascination, les nouvelles technologies ont vu leur « magie » un peu s’estomper comparé au temps désormais héroïque du surgissement de l’informatique. Il est donc temps de s’intéresser aux œuvres sans se focaliser sur leur « coefficient du numérique ». De considérer les pratiques et créations artistiques actuelles en mettant entre parenthèses leur aspect purement technique, pour mieux restituer le lien, la « continuité » qui les rattache aux œuvres anté-numériques. Par ailleurs, le fait qu’une œuvre soit impossible à réaliser avant l’ère numérique n’en fait pas pour autant une œuvre intrinsèquement numérique…

Les changements de perception et d’utilisation de certaines techniques s’avèrent parlants sur ce point. Ainsi, pour le net art — symbole par excellence à son émergence, au milieu des années 90s, de « l’art du numérique » — et les pratiques qui s’y rattachent encore, Internet a vu son statut de « médium » se dissoudre au fil de la banalisation des équipements publics (ADSL, téléphone portable, etc.) pour devenir une « source » et/ou un matériau parmi d’autres. En tant que générateur d’images et de données quasi infini, Internet est désormais utilisé par beaucoup d’artistes qui ne s’inscrivent plus nécessairement dans le « net-art », mais en utilisant les flux ou la géolocalisation, ils forgent une « version 2.0 » de pratiques antérieures comme le land-art par exemple.

Jan Robert Leegte, BlueMonochrome.com, 2008. Photo: D.R.

C’est en cela que l’on peut parler réellement d’art post-digital : d’une part parce que les pratiques artistiques de l’ère numérique ne surgissent pas ex nihilo, ensuite parce que leur dimension technologique ne saurait seule en constituer l’épaisseur esthétique, enfin (surtout) parce qu’elles renouvellent des démarches et des courants pré-existants.

Le numérique permet ainsi de développer d’autres propositions, d’autres déclinaisons artistiques, en s’installant un peu comme un coucou dans le creuset d’un média. Ainsi le cinéma s’affranchit du « cinéma » sous l’impulsion des nouvelles technologies — un « mouvement » antérieur au digital qui commence aussi avec l’arrivée de nouvelles caméras — et rejoint ainsi l’art expérimental (found-footage, installation vidéo, etc.).

Mais la parenté de l’art numérique avec des courants artistiques antérieurs (dadaïsme, surréalisme, futurisme…) est surtout une évidence pour des œuvres faisant appel à des pratiques de détournement, de collage, de récupération, d’appropriation, de décontextualisation. Les technologies numériques favorisent ce type de déplacement. Il en est de même pour l’utilisation du mouvement, de la lumière et de l’interaction, décuplés par l’arrivée des capteurs, qui acte une continuité avec l’art cinétique notamment.

Antoine Schmitt, Pixel noir, 2010. Photo: D.R.

Plus en historien qu’en théoricien, presque en curateur, Dominique Moulon (enseignant, journaliste et commissaire d’expositions) se livre à un formidable inventaire qui rassemble une multitude d’œuvres présentées dans les contextes de leurs monstrations, pour mieux les analyser, les comprendre, les mettre en relation, les assembler sans tenir compte de leurs proximités formelles…

Ce « Mécano du digital » permet aussi de mettre en exergue cette continuité qui relie Antoine Schmitt (Pixel noir, 2010) à Malevitch (Carré noir sur fond blanc, 1915), Pablo Garcia & Addie Wagenknecht (Webcam Venus, 2012) à Edgar Degas (Femme se peignant, 1884-1886), Jan Robert Leegte (BlueMonochrome.com, 2008) à Yves Klein (Monochrome bleu (IKB 3), 1960), Caroline Delieutraz (Deux visions, 2012) à Raymond Depardon (La France, 2004-2010)…

Une mise en perspective qui permet aussi de relativiser la dimension disruptive des œuvres numériques en les replaçant dans l’histoire de l’art, tout en confirmant le rôle des artistes : ils témoignent et agissent comme des révélateurs, au sens photographique du terme. Ils mettent en exergue les angles morts, les limites et dangers de cette « numérisation du monde ». De manière assez simple finalement, puisque les technologies qu’ils exploitent à des fins artistiques sont porteuses, dès leur origine, des dérives de leur devenir… Paradoxalement, c’est peut-être la seule vraie « raison d’être » de la technologie au cœur d’une configuration artistique. Il n’y a que dans le monde de l’art où les machines sont inutiles, en apparence…

Laurent Diouf

Dominique Moulon, L’art au-delà du digital (Nouvelles éditions Scala, 2018)

À l’été dernier, nous vous parlions des mondes virtuels de Pia MYvroLD, à propos de la deuxième « version » de son exposition interactive à la Vitenfabrikken de Sandnes en Norvège : Art Avatar 2. À l’automne 2017, c’est à Paris, à la Galerie Lélia Mordoch tout au long du mois d’octobre, que l’on retrouve cette artiste pionnière des arts multimédias.

Intitulée Transforming Venus, cette nouvelle exposition permet d’apprécier les différentes facettes de son travail : peintures 3D, sculptures intelligentes (smart sculptures), installations vidéos, performance de réalité virtuelle… Formes ondoyantes aux reflets de mercures, assemblages électroniques, créatures aux couleurs changeantes en lévitation…

Un livre — édité en parallèle par la Galerie Lélia Mordoch avec des textes signés par Christine Buci-Gluckmann, philosophe et professeure d’esthétique — remet en perspective la démarche de Pia MYrvoLD qui, depuis les années 80/90s, n’a cessé d’explorer les supports, domaines et technologies (peinture, sculpture, architecture, mode, danse, vidéo, systèmes d’interface) dans ses œuvres multiples guidées par le mouvement, la connection et l’interaction.

Une exploration esthétique qui se prolonge dans le virtuel, ouvrant la porte à de nouvelles formes d’exposition muséale ainsi qu’à une redéfinition du rôle du public le processus créatif. Pour Pia MYrvoLD, le symbole de cette révolution est la figure ancestrale de la Vénus, source d’inspiration primordiale que l’on retrouve métamorphosée dans ses créations.

Pia MYrvoLD, Transforming Venus (100 pages, édité par la Galerie Lélia Mordoch)
> www.leliamordochgalerie.com
> www.pia-myrvold.com

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Les jeux vidéos, accusés de tous les maux il y a encore quelques années (désormais ce sont les réseaux sociaux qui servent de paratonnerre…), font l’objet de multiples études sous l’impulsion d’une nouvelle génération de chercheurs en sciences humaines. À la suite des pionniers de l’OMNSH (Obersvatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines) et de philosophe comme Mathieu Triclot (Philosophie des jeux vidéos), Julie Ruocco s’interroge sur notre subjectivité esthétique à l’épreuve du jeu vidéo

Aujourd’hui, les jeux vidéos pèsent plus lourd que l’industrie du cinéma, ce qui a considérablement changé le regard des puissances économiques et politiques sur ces nouveaux divertissements. C’est d’ailleurs par rapport au cinéma que se posent la singularité et le rapport à la modernité des jeux vidéos. Là où le cinéma enregistrait le monde pour le soustraire à sa propre déliquescence, le jeu vidéo crée des formes sans qu’aucune matérialité contingente ne leur préexiste. Cet acheminement des formes vers une existence autonome ne pouvait se faire que par le nouvel instrument de la modernité : l’ordinateur (p.64). Le tout en inversant le rapport à « la machine numérique » : les jeux vidéo réinventent des affects de vitalité et une méta-sensibilité au cœur du dispositif informatique censé les dompter (p.188).

Julie Ruocco opte pour une appréhension globale du jeu vidéo, pour en saisir les spécificités. Elle appréhende le jeu vidéo comme une expérience réifiée (le jeu vidéo est une expérience vendue comme marchandise, Mathieu Triclot), un tissu d’expériences irréductibles à leur support extérieur (p.22), une expérience vidéo-ludique qui se transcende dans un appel au code qui se fait l’écho ondoyant de notre conscience et qui « raisonne » sur les parois de l’univers virtuel. C’est cette dialectique entre servitude et anarchie qui unit le joueur au dispositif. Elle fait apparaître la double tension entre l’injonction et la multiplicité des possibles (p.169).

Partant de ce postulat, Julie Ruocco pose le questionnement suivant : Dans quelle mesure l’expérience qui se déploie entre la subjectivité du joueur et la structure numérique du médium peut être qualifiée d’artistique ? Quelles sont les propriétés du jeu vidéo qui font de cette tension une expérience esthétique unique ? Les spécialités de l’engagement vidéo-ludique ont-elles des conséquences sur la subjectivité moderne et notre rapport à l’art ? (p. 34). On observe tout d’abord que la finalité du jeu est dans la perte (p.45), tel un lapsus intrinsèque… En d’autres termes selon Mathieu Tricolt, l’expérience de l’arcade se cristallise dans l’instant qui précède la chute, le vertige ultime, l’acmé avant le Game over fatal (p.45).

Mais ce vertige change de nature, de plan plus exactement, lorsque les jeux quittent les bars et les salles pour conquérir les salons grâce aux consoles. Avec les jeux de plateformes, à commencer par celle de l’emblématique plombier Mario, on peut (en théorie du moins) aller au bout d’une structure narrative simple et explorer différents tableaux d’un univers où le regard se distille dans chaque pixel et où le mouvement se redouble d’onomatopées électroniques (p.53). Ensuite, avec l’arrivée de mondes plus développés, type GTA par exemple, l’exploration prend cette fois des allures de dérives situationnistes; l’option multi-joueur (MMORPG) ouvrant la porte à une guerre sans fin… Sachant que, dans ce type de jeu vidéo, la mort est omniprésente mais jamais définitive, elle devient un principe ludique alors qu’au cinéma ou au théâtre elle était la marque de la fatalité irrévocable (p.107).

Au fil du temps, les jeux vidéo ont vu leur graphisme évoluer jusqu’à singer le cinéma, y compris au niveau de leurs univers de plus en plus scénarisés, mais le mode d’immersion qui en résulte diffère singulièrement de celui du 7ème art. À cette magnétisation collective et anonyme, le jeu vidéo oppose un écran individuel qui s’intègre à l’espace domestique (p.92). De plus, si la fiction cinématographique s’éprouve dans la dispersion des sens et l’engourdissement de la conscience, le jeu vidéo nécessite une concentration optimale. En cela, ses modalités d’engagement diffèrent fondamentalement des autres expériences esthétiques narrativisées (p.93). […] Le surinvestissement de la perception qui caractérise l’état vidéo-ludique s’oppose donc au somnambulisme halluciné du spectateur; principalement parce qu’il substitue la question de la contemplation à celle de l’action (p.95).

Le jeu vidéo inaugure bien un rapport à soi inédit au travers des sollicitations multiples et incessantes qu’il provoque, à rebours de la contemplativité d’autres activités de divertissement comme le cinéma. À travers le gameplay, ses répétitions, le type d’émotion et la posture cognitive qu’il suscite, les jeux vidéo ont engendré un nouveau rapport à notre subjectivité (p.150). C’est dans cette sollicitation incessante que se situe la singularité du jeu vidéo. La racine radicale de la rupture avec les autres média réside dans l’engagement interactif qui se noue entre le code et notre subjectivité. Que ce soit à travers le regard performatif du joueur ou de la dialectique qu’il doit perpétuellement entretenir avec le système, l’engagement vidéo-ludique se caractérise par un état de surinvestissement cognitif et émotionnel capable de reconfigurer un espace intermédiaire inédit, modulé par une perpétuelle négociation entre notre subjectivité externalisée par la modélisation numérique et les injonctions des algorithmes (p.115).

Laurent Diouf

Julie Ruocco, Et si jouer était un art ? Notre subjectivité esthétique à l’épreuve du jeu vidéo (L’Harmattan, Ouverture Philosophique, 2016)

MNÉMOSYNE

François Boutonnet — docteur en cinéma et chercheur à l’ESVA (École Supérieure d’AudioVisuel, université de Toulouse) — s’interroge sur les arts de la mémoire, sur la manière et les artefacts que l’homme a déployés pour graver ses connaissances, s’en souvenir et les transmettre. Tout un protocole et des techniques qui s’apparentent à un « art global » dont les principes résonnent avec ceux de la création multimédia contemporaine.

Alors que nous sommes de plus en plus « assistés » (smartphone, etc.) et que nos mémoires flash sont désormais soudées, difficile d’imaginer comment les sociétés « pré-technologiques » organisaient la transmission du savoir avant même l’invention de l’écriture. Seuls des moyens mnémotechniques permettaient d’apprendre, de conserver et de restituer les connaissances religieuses, culturelles et scientifiques. Avoir vu un griot (un vrai, pas un joueur de kora pour touristes en charter…), en donne vague idée : souvenir d’un vieil homme assis en tailleur dans la pénombre d’une pièce sans fenêtre, les yeux mi-clos, dodelinant de la tête, qui entame le récit des origines pendant des heures et des heures, fruit d’un apprentissage de toute une vie… Sa technique de mémorisation passe par le chant, mais aussi par des images et des associations d’idées. C’est à cette pensée « visuelle », en images », mais au travers du prisme et de la culture occidentale, que s’intéresse François Boutonnet.

La Grèce étant l’abscisse et l’ordonnée de l’Occident, son étude part de l’Antiquité, du mythe de Mnémosyne — la déesse de la mémoire, fille de Gaia et d’Ouranos. En préambule, François Boutonnet nous rappelle que la mémoire n’est pas seulement archive et agrégat, elle est aussi instrument d’invention et de méditation. C’est bien une pensée en acte. Un média (comme support de connaissance) et aussi un multi-média dans son apprentissage et sa structuration, dans sa distribution liée à l’espace, au lieu, au mouvement et à l’image, dans ses principes d’association et de répétition, dans son protocole de fixation et révélation (au sens photographique) de la connaissance.

Avec les Grecs apparaissent des lieux dédiés à la mémoire. L’apprentissage se fait en mouvement, la fixation se fait par déambulation, selon un ordre pré-établi. Le lieu se donne comme support, les images comme écriture, la déambulation comme lecture. La figure du labyrinthe deviendra centrale dans les dispositifs de mémorisation, comme processus dialectique… Par la suite, de la Grèce au Moyen-Âge, les chemins initiatiques, les jardins ordonnés et les palais de mémoire seront les lieux ordonnancés où s’exerce la mémoire. Et dont les principes sont encore actifs à l’ère numérique. Les dispositifs nés il y a deux millénaires trouvent aujourd’hui avec Internet des développements dont la diversité et l’ampleur sont sans commune mesure avec les techniques des mnémonistes de l’Antiquité. Ce sont pourtant les mêmes principes qui sont mis en oeuvre : principes d’ordonnancement, parcours répétitif, lien image-langage (p.114).

De ce point de vue, les arts de la mémoire préfigurent bien l’arrivée des images en mouvement — de l’image-mouvement — et, au-delà, de la modernité numérique où les idées, sentiments et rapports au monde s’expriment de plus en plus par des visuels (smileys, selfies, etc.). Un état de fait qui ouvre, plus tard, sur d’autres questionnements : à la mise en mouvement des images, répond la mise en question des lieux (p.64). De même pour l’espace considéré comme produit d’une activité mentale, lieu des possibilités virtuelles de déplacement, tant dans les arts numériques de ce début du XXIe siècle que dans les scénographies médiévales.

À chaque époque les couplages lieux-pensée-image ont bouleversé le statut des lieux et des images. Le XVIIe siècle de Giordano Bruno représente certainement une sorte de climax dans ces interactions, avant que la Réforme et la montée en puissance de l’imprimerie n’ouvrent une longue parenthèse d’obscurité pour les arts de la mémoire (p.69). Après l’écriture, qui opère donc un changement de paradigme pour la mémorisation, le retour à la primauté de l’image (animée ou non) signe une nouvelle ère régie par des principes immémoriaux; l’art numérique obéissant à ces mêmes lois, ou plutôt retrouvant ces lois de manière inconsciente, non intentionnelle, en privilégiant de nouveau les interactions entre audio et visuel.

L’invention de l’imprimerie était venue interrompre, à la Renaissance, le recours à la mémoire en imposant de nouvelles règles à la communication : fixité des contenus, mise en lumière de l’auteur, passivité du lecteur. Ces règles ont largement dominé pendant trois siècles le livre, mais aussi le théâtre, la peinture, les arts graphiques, la musique, la photographie… et le cinéma. Ces règles sont aujourd’hui pulvérisées par les technologies numériques, qui ferment la parenthèse d’exclusivité Gutenberg, et replacent les Palais de Mémoire dans le jeu de la communication (p.93).

Laurent Diouf

François Boutonnet, Mnémosyne. Une histoire des arts de la mémoire de l’Antiquité à la création multimédia contemporaine (Dis Voir, 2013)

mnemosyne

TECHNOMEDIA

Les blogs et réseaux sociaux sont un formidable terrain d’expérience pour les sciences humaines. Un laboratoire où les cobayes consentants — mais pas toujours « conscients » — se laisse observer en temps réel… On se souvient notamment de l’étude de la philosophe Anne Cauquelin sur l’exposition de soi sur Internet (du journal intime aux webcams). Pour sa part, Anne Petiau s’intéresse à cette « manifestation » en auscultant les tribus adolescentes.

Docteure en sociologie, chargée de recherche à l’ITSRS (Institut de Travail Social et de Recherches Sociales) et toujours associée au CEAQ (Centre d’Étude sur l’Actuel et le Quotidien basé à Paris V et placé sous l’égide de Michel Maffesoli), Anne Petiau fait partie de la « génération techno » qui a placé cette révolution musicale au centre de bons nombres de ses travaux. Pour cette étude, elle en exhume un ultime avatar: la tektonik; que l’on espère aujourd’hui définitivement enterrée…

Mais l’ampleur du phénomène chez les adolescents au mitan des années 2000 en fait un objet d’étude idéal. On y trouve, cristallisés, tous les éléments qui concourent habituellement à affirmer l’identité culturelle et sociale de l’individu en cette période cruciale de l’existence : lieux, mode, musique, danse, affinités électives, etc. En cela, tout est conforme à l’expression de la culture juvénile telle qu’elle s’exprime en Occident depuis le surgissement du rock… La différence étant dans la modalité de cette expression. Par rapport à leurs aînés, cette génération est plus dans l’overground, la monstration que dans la dissimulation, l’underground. Plus narcissique ?

La question est effectivement posée par Anne Petiau. La réponse est — partiellement — à aller chercher dans du côté d’Internet. Le web 2.0 et, désormais, les smartphones signent la fin des « médias de masse » classiques en ouvrant l’avènement du « média des masses » ou de la « communication de masse individuelle » qui exacerbe aussi le désir de starification. C’est dans « les mailles du réseau » que se jouent aussi des processus plus contemporain, une redéfinition des frontières entre espace privé et espace public Les jeunes ne sont pas les seuls à y être confrontés, mais ces enjeux sont sans aucun doute plus aigus à ce moment de la construction identitaire…

Anne Petiau, Technomedia – jeunes, musique et blogosphère (éditions Seteun, 2011).
Infos: www.seteun.net

CAPTURE

Installations interactives, génératives et sonores… Photographies, sculptures, performances internet et vidéo… C’est une monographie des créations de GRÉGORY CHATONSKY que viennent de publier les Éditions HYX. Préfacé par Michael Joyce, pionnier de la littérature hypertextuelle, ce livre inventorie minutieusement chaque œuvre, offrant un descriptif précis en notifiant, par exemple, le minutage et logiciels employés s’il y a lieu.

Rassemblées sous la thème de la Capture, s’étageant pour la plupart sur la décennie qui vient de s’écouler, les pièces sont rassemblées sous 4 catégories : Dislocation, Flußgeist, Variations & Variables et Fictions. Ces chapitres s’ouvrent sur des textes signés par Nathalie Leleu, Jay Murphy, Pau Waelder et Violaine Boutet de Monvel. Des textes touffus et denses qui analysent au plus près les procédés mis en œuvre par Grégory Chatonsky. Ainsi que les résonnances de ses créations avec le temps qui passe, qui « casse » : les notions de flux et d’incident — Grégory Chatonsky étant co-fondateur de la plate-forme artistique expérimentale Incident.net avec Karen Dermineur — sont au cœur de son travail.

Mêlant le réel et le fictif, le virtuel et le matériel, ses œuvres s’enracinent dans le monde (Traces of conspiracy, Memory Landscape, La révolution a eu lieu à New York, The World Report, Incident of the Last century 1999 Sampling Sarajevo) tout en laissant une part de rêve (Netsleeping, Seule); ou plutôt de rêvenence, pour reprendre le terme employé par Michael Joyce en référence aux déambulations cyber-spectrales proposées avec Reynald Drouhin (Revenances).

Grégory Chatonsky, Capture (Éditions HYX / collection O(x), édition bilingue français / anglais, 2011)
Site: http://gregory.incident.net/Infos: www.editions-hyx.com

Art contemporain, nouveaux medias

Enseignant et journaliste, notre collaborateur DOMINIQUE MOULON publie une somme sur ce que l’on nomme aussi de l’autre côté de l’Atlantique les « arts médiatiques ». C’est-à-dire des œuvres « transdisciplinaires », « multi-media », qui mobilisent en partie ou totalité des éléments « empruntés » à l’informatique, aux nouvelles technologies de communication, à la robotique ou aux bio-technologies. Sur ce plan, le « bio-art par certains aspects avec son cortège de greffes chimériques, de culture de tissus humains et autres manipulations génétiques sur les animaux, pourrait être considéré comme relevant des pires avanies historiques sans ce « blanc-seing » artistique…

Mais c’est sur le corps dans son intégrité, sa nudité ou sa mobilité, sans artifice, que s’ouvre cet ouvrage. Le corps de l’artiste et/ou celui du public selon le dispositif et les interactions misent en place. Replaçant chaque protocole dans une perspective historique, Dominique Moulon cartographie ces pratiques artistiques émergentes au travers des travaux de Nicolas Clauss, Electronic Shadow, Granular Synthesis, Ryoji Ikeda, Eduardo Kac, Lab[au], Locus Sonus, Antoine Schmitt, RYbN, Stelarc et Tez; pour ne citer que quelques-uns des artistes qui traversent cette étude exhaustive.

Correspondances son / image, transfigurations de bases de données, environnements immersifs, univers virtuels, installations qui redessinent la ville ou font apparaître de nouveaux paysages et relations sociales… Au fil des pages, on mesure aussi l’accélération du temps, des mentalités, des technologies et des « possibles » que l’art contemporain et les nouveaux médias ne font, finalement, que révéler lentement comme une vieille photo argentique…

Dominique Moulon, Art contemporain nouveaux medias (Nouvelles Éditions Scala / collection Sentiers d’Art, 2011). Infos: ne.scala@free.fr
Site: www.nouveauxmedias.netwww.moulon.net

LA POSSIBILITÉ D’UN LIVRE

Surtout ne manquez pas les prochains « concerts à la maison » de PIERRE HENRY. Quiconque a une fois assisté à ces représentations domestiques est ressorti époustouflé par la magie de l’endroit. Nichée dans le 12ème arrondissement de Paris entre deux immeubles sans âme, sa maison des sons se signale par une petite plaque sur laquelle est inscrit Son/Ré, du nom du studio que Pierre Henry s’est installé à domicile.

Lors de ces représentations exceptionnelles, un public restreint est donc convié à investir ce laboratoire vivant; au sens strict puisque ce n’est pas seulement un lieu de travail mais aussi un lieu de vie. L’auditeur est invité à choisir une pièce (chambre, bureau, bibliothèque, mansarde, etc.), puis à changer d’espace et/ou d’étage lors d’un « entracte » avant de s’attarder, si le maître est en forme, et de partager quelques impressions entre d’esthètes, tandis que les derniers échos d’une B.O. imaginaire constellées de bruits et de nappes ricochent encore contre les murs. Le tout dans un décor qui « résonne » de toute une vie consacrée à la musique.

Outre les machines sur lesquelles Pierre Henry distille des sonorités électroacoustiques, bruitistes et électroniques, les livres et les kilomètres de bandes magnétiques qui s’entassent dans des boîtes oranges ou grises, on découvre les tableaux / collages / assemblages conçus avec de vieux transistors à lampes, des résistances, des enceintes, des vumètres et autres éléments électriques ou mécaniques disparates. Tout un « bric-à-brac » qui participe pleinement à une œuvre singulière que l’on ne saurait réduire à la fameuse Messe pour un temps présent (co-écrite avec Michel Colombier), à l’Apocalypse de Jean et la Symphonie pour un homme seul (en collaboration avec Pierre Schaeffer).

Un univers magnifiquement photographiée dans des tons chauds, ocres, par Geir Egil Bergjord dans un « beau livre » où Pierre Henry revient, dans une postface en 10 points, sur son rapport au son, à la construction de son « terrier » et ses peintures concrètes qui sculptent le temps de cette maison à l’ambiance fantasmagorique. Un CD contenant 4 morceaux inédits — dont deux hommages à Maurice Béjart et Olivier Messiaen — complète cet ouvrage remarquable.

Geir Egil Bergjord, La maison de sons de Pierre Henry (Fage Éditions)
Infos: www.fage-editions.c.la/