témoignage pour les makers de Corse

Vannina Bernard-Léoni est à la tête du pôle Innovation et Développement de l’Université de Corse, à Corte, depuis 10 ans. Référente sur son territoire pour le Réseau Français des Fablabs pendant la crise sanitaire, elle témoigne pour les fablabs et makers corses mobilisés

Matériauthèque du Fablab de Corti. Photo: © Fablab de Corti

Pouvez-vous vous présenter et présenter votre structure ?

Je suis responsable du pôle Innovation et développement de l’Université de Corse à Corte. Je travaille pour cette université depuis 10 ans et j’ai proposé de créer un  fablab universitaire il y a 5 ans (inauguré début 2016).  Je dirigeais depuis quelques années la fondation universitaire et j’étais arrivée à l’idée que la création d’un fablab serait intéressante, dans la continuité d’autres projets développés au fil des années, comme la mise en place d’une chaire d’Economie Sociale et Solidaire.

Faisant partie d’un tiers-lieu, le fablab a pris le devant de la scène, car il était l’élément le moins connu du public, et a donc bénéficié d’une forte communication de la part de l’Université. Ce tiers-lieu s’est installé au pied de la citadelle de Corte, au sein d’un bâtiment historique, le Palazzu Naziunale, le siège du gouvernement à l’époque de la Corse Indépendante.

Ce lieu a donc une très forte charge patrimoniale et politique, une belle manière pour les institutionnels locaux de démontrer leur soutien à cette initiative. Le pôle universitaire de l’île étant situé à Corte, ce fablab universitaire a endossé un rôle particulier dès le début. Il est ouvert sur tout le territoire et c’est ce qui lui a permis de mettre en place la coordination du réseau des makers sur l’île.

Quel type de matériel avez-vous produit ?

Très rapidement, nous avons décidé de produire des visières anti-projection et l’ensemble du réseau, qui s’est progressivement structuré, a été mobilisé là-dessus. En partenariat avec un autre fablab, nous avons également fabriqué des valves de kit VNI (ventilation non-invasive) pour l’hôpital d’Ajaccio, mais cela était à bien moindre ampleur et nous avons moins communiqué là-dessus, notamment en raison des enjeux juridiques lourds que cela implique. En vue du déconfinement, nous avons également plus récemment commencé à fabriquer des crochets ouvre-portes multi-fonctions et d’autres objets pour préparer l’après.

Visières fabriquées au Fablab de Corti. Photo: © Vannina Bernard-Léoni

Vos fournisseurs vous ont-ils fait payer la matière première ? Avez-vous donné ou vendu votre matériel ? Comment réussissez-vous à couvrir vos coûts ?

Plus que financière, la difficulté au niveau des matières premières relevait de l’approvisionnement en Corse. En effet, le financement des matières premières a été pris en charge immédiatement par l’université de Corte pour notre fablab, mais aussi pour le reste du réseau (des bobines ont par exemple été envoyées à Bastia).

Qu’est-ce qui vous a encouragé à vous engager dans cette action ?

La fabrication de visières a été dès le début de la crise sanitaire insufflée par nos échanges avec des soignants qui ont très vite repéré ce besoin. Puis j’ai eu un déclic lorsque j’ai commencé à appeler mes amis médecins et j’ai compris que les visières pouvaient correspondre à leur besoin. Les hôpitaux ont validé et nous avons contacté tous les fablabs pour organiser cette production.

Il y a eu plusieurs étapes en terme de production et distribution : au départ nous les fournissions seulement aux soignants, aux aidants et aux personnels en première ligne, ce qui représentait déjà une demande très importante. Nous avons ensuite été débordés par les demandes d’entreprises qui ont repris le travail rapidement, comme le BTP. Nous avons donc préparé un communiqué de presse mi-avril en précisant que nous n’étions en mesure de fournir nos visières gratuitement qu’aux personnes en première ligne.

Nous avons tout de même souhaité mettre en place une réponse pour les entreprises, et nos réseaux de makers se sont organisés pour proposer des offres commerciales en parallèle, destinées aux entreprises marchandes. Par ailleurs, le fablab a également décidé de  fournir des visières (10 maximum par commerce) aux commerçants de la ville de Corte à titre gracieux, et ce dans la logique locale qu’il porte depuis le début.

Ouvre-portes produits par le Fablab de Corti. Photo: © Vannina Bernard-Leoni

Quelle a été l’ampleur de la production de visières ?

Au plus fort de la production, mi-avril, le réseau a produit environ 900 visières par jour, avec trois découpeuses laser qui tournaient, en plus de toutes les imprimantes 3D mobilisées. Le Fablab de Corti à lui seul en produisait environ 300 par jour. À la clôture du bilan des makers corses (3 juin 2020), 17 800 visières et autres produits (hygiaphones, crochets ouvre porte, VNI…) ont été fabriqués et distribués par le réseau, ce qui n’est pas négligeable à l’échelle de notre île !

Comment avez-vous pris contact avec les entités locales (entreprises, commerces, hôpitaux) si vous l’avez fait ?

Du point de vue institutionnel, le réseau a été très bien accompagné par l’Université de Corte. Le Fablab d’Ajaccio a également été soutenu institutionnellement. Par ailleurs, un travail est depuis peu en cours avec la Région pour mettre en place une forme de reconnaissance et de dédommagement pour les makers individuels qui ont fait tourner leurs machines à plein lorsque l’on avait plus que jamais besoin d’eux. Nous souhaitons donc dès à présent travailler sur la documentation et la reconnaissance de ce qui a été accompli.

Que vous a appris cette expérience ?

Juste avant la crise, nous préparions une réponse à l’AMI Fabriques de Territoire, car cela faisait plusieurs mois que nous travaillions sur l’organisation d’un réseau de tiers-lieux et de fablabs sur le territoire. La crise a eu l’effet de lancer ce réseau à grande échelle et a permis de montrer que la coopération pouvait être efficace : en rapprochant les fablabs entre eux, en lançant les petits et en faisant connaissance avec les makers individuels jusque dans les petits villages.

De ces belles rencontres humaines, nous garderons un relationnel fort qui permettra de faire vivre le réseau plus durablement par la suite. Sur le plan politique, cette crise a également donné de la visibilité aux questions de la production locale et de la relocalisation de la production puisque la mobilisation de tous les makers et des appareils de production a été l’occasion d’en faire la démonstration.

Remerciement aux makers corses. Photo: © Fablab de Corti

Avez-vous été appuyé par des réseaux ou des institutions ?

Nous faisons notamment partie du Réseau Français des FabLabs et du Réseau national des tiers-lieux (France Tiers-Lieux). En échangeant régulièrement avec eux, nous nous sommes rendu compte que certaines régions ont aidé leurs réseaux de fablabs immédiatement et fortement. De notre côté, nous avons été soutenus localement par Ajaccio et Corte. Certains politiques ont également réalisé des levées de fonds auprès du public pour nous aider au plus fort de la crise, mais nous avons manqué de support au niveau logistique. Pour le moment, les relations du réseau avec la Région sont plus de l’ordre de l’échange d’informations et cela gagnerait à être doublé d’un réel appui financier et logistique.

Avez-vous rencontré des difficultés ?

La question de l’approvisionnement des matériaux a été un réel problème à un moment donné. S’il est possible de se débrouiller pour se fournir de l’élastique, certains matériaux comme les bobines de PLA et les plaques de polypropylènes (les visières étant réalisées au laser) sont indispensables et difficilement substituables. Une autre difficulté a également été, au plus fort de la crise, la coordination du réseau lorsqu’il y a eu recrudescence de commandes : c’est très difficile de se retrouver à dire non à des travailleurs du monde sanitaire et social, ça va à l’encontre de notre engagement donc ça peut créer des frustrations.

Pourriez-vous me citer deux ou trois valeurs que vous portez et que vous souhaiteriez voir dans la société de demain ?

Je vois trois ensembles de valeurs qui ont porté notre action et qui sont ce pourquoi nous sommes engagés : le partage et la solidarité, la réactivité et l’agilité qui ont été une réelle force dans ce contexte exceptionnel, et enfin la relocalisation de la production qui guide notre action.

Sarah Cougny
publié en partenariat avec Makery.info

En savoir plus sur le Fablab Corti.

« Makers Uniti – Anti Covid 19 ». Cartographie de la mobilisation. D.R.

un prototype vitesse grand V

100 heures. C’est tout ce qu’il aura fallu à l’équipe de l’University College of London, aidée du département Formule 1 de Mercedes, pour mettre au point les premiers prototypes de ventilateur CPAP. En moins d’un mois, l’équipe a produit et documenté un appareil homologué et l’a distribué à plus de 10 000 exemplaires dans 60 hôpitaux à travers le pays.

L’UCL-Ventura, un modèle de CPAP mis au point par une alliance entre le département d’ingénierie mécanique de l’University College London et du département en charge de la fabrication des moteurs de Formule 1 de Mercedes. Photo: © James Tye / UCL

Début mars, le gouvernement organise un « Ventilator Challenge » pour rassembler les industriels et les universités afin de mettre au point des ventilateurs mécaniques. « Ce que la Chine et l’Italie rapportaient est que lorsqu’un patient atteint du Covid-19 arrive à l’hôpital, il a besoin de support respiratoire, car il n’a pas assez d’oxygène, retrace Rebecca Shipley, professeure au département d’ingénierie médicale à l’Université College of London (UCL). Pour apporter plus d’oxygène au patient, il faut donc ventiler mécaniquement le patient en insérant un tube jusqu’à ses poumons et laisser le ventilateur respirer pour lui. » Une action très invasive pour le patient qui nécessite sa sédation complète, explique-t-elle.

Au sein de l’University College of London, la riposte se met en place. Innovation Action est mis en œuvre pour soutenir et développer des projets et favoriser leurs fabrications locales à travers les pays à bas et moyens revenus. L’UCL bénéficie d’un réseau international bien développé. L’université est également rattachée à un centre hospitalier universitaire, l’University College Hospital, dont le service de soins intensifs travaille en proche collaboration avec le département d’ingénierie médicale. Les retours d’expérience font état de la nécessité d’utiliser des techniques non-invasives.

10 000 appareils ont été livrés à 60 hôpitaux à travers la Grande-Bretagne. Une distribution qui demande de la logistique. Photo: © James Tye / UCL

L’attention de l’équipe se porte sur le CPAP, ventilation en pression positive continue, un appareil que l’on « connecte au réseau d’apport d’oxygène de l’hôpital pour le mélanger à de l’air et fournir un flux d’air hautement oxygéné en pression constante au patient », détaille Rebecca Shipley. Utilisé notamment en apnée du sommeil, il est plus facile de former le personnel hospitalier à son utilisation qu’à celle d’un ventilateur mécanique. Le patient peut continuer à communiquer et l’appareil peut-être utilisé de 1 à 5 semaines. Surtout, « le CPAP protège 60 % des patients dans la progression des symptômes et de la nécessité d’une ventilation mécanique ».

L’équipe se concentre alors sur un appareil historique, le Respironic, de Philipps. « Il y a de nombreuses données sur son utilisation clinique, détaille Shipley. C’est aussi un appareil assez simple ». Le professeur Tim Baker se joint à l’équipe. Fort d’une expérience dans l’industrie dans l’automobile sportive, il embarque dans l’expérience Mercedes AMG High Performance Powertrains, département spécialisé dans la fabrication de moteur pour Formule 1 et dont les capacités de production sont à l’arrêt, Covid-19 oblige.

Une centaine de personnes ont travaillé à la préparation et la distribution des appareils. Photo: © James Tye / UCL

Plus de 300 personnes sur le pont

Avec l’aide de l’ingénieur en chef de Mercedes, l’équipe se lance dans la rétro-ingénierie de l’appareil. Rapides, il leur faudra à peine 100 heures pour mettre au point le premier prototype, avec une légère modification : optimiser le design pour utiliser le moins possible d’oxygène, une ressource précieuse en temps de Covid-19. « Nous étions les bonnes personnes, avec les bonnes expertises et nous nous connaissions déjà tous », explique Rebecca de ces progrès fulgurants. 10 jours plus tard, l’organisme de certification MHRA approuve les plans et l’équipe peut entrer en phase de fabrication de masse, avec une capacité de 1000 par jour, pour un coût d’environ 1000 livres par appareil (environ 1 123 euros).

En tout, c’est plusieurs centaines de personnes qui se sont mobilisées sur le projet. Une quinzaine au sein d’UCL, environ 200 dans les usines de Mercedes et une centaine pour la logistique. En effet, une fois les appareils approuvés et fabriqués, environ 10 000 ont été distribués dans les hôpitaux du pays. Des appareils qu’il faut donc mettre en boite et livrer. « Nous n’avons eu aucun problème avec nos appareils dans les hôpitaux puisque le modèle était déjà largement utilisé », explique Rebecca. L’équipe a développé son propre matériel de formation, notamment avec des vidéos.

Un employé logistique dans sa combinaison pour s’assurer de la non-contamination des envois. Photo: © James Tye / UCL

Désormais, les plans sont disponibles en open-source et plus de 1 800 équipes venues de 105 pays les ont téléchargés. « L’idée est de faciliter la fabrication locale », explique Rebecca, l’un des focus de Innovation Action, structure qui soutient l’équipe au sein de l’Université. 50 équipes construisent leurs propres prototypes dans des pays tels que le Brésil, la Bulgarie, l’Inde ou l’Iran. Elles reçoivent le soutient technique et logistique de l’UCL, qui a mis en place un soutien par email, une série de webinars où les équipes peuvent poser leurs questions et un groupe Facebook pour connecter les équipes à travers le monde. « Pour l’instant, le principal défi est de trouver une chaine d’approvisionnement, mais nous travaillons avec des organisations locales », fait-elle savoir.

Elsa Ferreira
publié en partenariat avec Makery.info

La page du projet.

témoignage de Rudi Floquet

Rudi Floquet est co-fondateur et directeur de l’association Manifact, et de son fablab La KazLab, situé au Camp de la Transportation à Saint-Laurent du Maroni, en Guyane française. Il vient nous éclairer sur la mobilisation de leur fablab pendant le confinement.

Manifact et La KazLab à Saint-Laurent du Maroni. Photo: © Manifact

Pouvez-vous présenter votre démarche ?

La KazLab a été ouverte en 2016, ce qui en fait le premier fablab de Guyane. Nous étions à l’origine seulement deux co-fondateurs bénévoles et aujourd’hui nous sommes quatre salariés à plein temps pour 200 adhérents. « La KazLab » est donc partie d’une petite initiative associative qui a pris une envergure importante sur le territoire et qui, grâce à son impact local, bénéficie à présent de la reconnaissance des institutionnels.

La KazLab est un fablab particulier puisqu’elle se trouve en Amazonie tout en étant sur le territoire français. En Guyane, le système législatif ressemble beaucoup à celui d’une région française, ce qui peut être source de grandes difficultés, le territoire ayant des caractéristiques tout à fait différentes de celles d’une région métropolitaine.

Le fait pour le fablab d’être très situé à la frontière du Surinam crée par exemple des spécificités. La situation sociale par exemple : dans la petite ville de Saint-Laurent-du-Maroni, il y a officiellement 50 000 habitants et en réalité certainement le double, si l’on prend en compte tous les « informels », tous les quartiers de la ville étant classés en quartiers politique de la ville (quartiers prioritaires).

Ce contexte explique que nous ayons voulu dès le début être un lieu ouvert, accessible à tous, en évitant le piège de l’entre-soi « geeks et CSP+ ». Nous avons développé une multitude d’actions pour arriver à avoir un public métissé dans tous les sens du terme, et nos activités sont diversifiées : animation, organisme de formations pour tous les niveaux (de la délivrance d’une certification du MIT à l’accompagnement des jeunes déscolarisés) et accompagnement de projets (porteurs de projet individuels, collectivités, entreprises).

Nous avons également été élus « Fabrique Numérique du Territoire » et souhaitons à présent répondre à certains besoins du territoire identifiés depuis le début en développant un espace de coworking et un fablab professionnel. Nous poursuivions cet objectif, notamment en étant à la recherche d’un local plus grand (500 m2 contre 120m2 aujourd’hui), mais toute cette démarche a été interrompue par la crise de la Covid.

Au début de cette crise, nous avons dû fermer le fablab, mais au bout de deux semaines on s’est dit « qu’est-ce qu’on fait » puis on a craqué et on a décidé de fabriquer des visières. Nous avons démarré cette aventure parce que nous aimons être dans l’action, nous ne sommes pas des administrateurs dans l’âme.

Fabrication de visières à la découpe laser. Photo: © Manifact

Quel type de matériel avez-vous produit ?

Étant en contact avec de nombreux réseaux de fablabs dans le monde (en France, en Amérique Latine, etc.) dès le début de la crise, nous avons travaillé sur différentes pistes pour fabriquer du matériel avant que la Covid n’arrive en Guyane en bénéficiant des retours d’expérience d’autres régions du monde alors déjà touchées. Nous avons rapidement décidé de cibler notre énergie et notre travail sur la production de visières de protection. Pendant 12 jours, nous avons prototypé et testé nos modèles en réel, un délai très rapide. Ensuite, il a fallu résoudre le problème de l’approvisionnement, car il n’y avait aucune matière première disponible en Guyane pour la fabrication de visières.

Le matériel produit l’a-t-il été par des bénévoles ou des employés ?

Au début, les visières n’étaient produites que par notre équipe de quatre salariés, puis nous avons rapidement fait appel à certains de nos adhérents pour accélérer la production. La partie usinage s’est alors organisée en « 2-6 » (deux cycles de production de 6h par jour) sur la même découpe laser. Pour la partie décontamination, nous avons fait appel à l’hôpital, dont l’infirmière hygiéniste nous a accompagnés et donnés des conseils pour organiser notre outil et notre chaîne de production. Elle nous a permis d’être aux normes et de respecter les gestes barrière lors de la production ainsi que la décontamination de chaque visière produite et distribuée.

Manifact au cœur de la crise. Photo: © Manifact

Vos fournisseurs vont ont-ils fait payer la matière première ? Avez-vous donné ou vendu votre matériel ? Réussissez-vous à couvrir vos coûts ?

Le coût de la matière première des visières est de 1€ l’unité. Nous avons fait le choix de les vendre à hauteur du coût de la matière première, c’est-à-dire 1€ chaque visière. Nous avons donc décidé de ne pas impacter le coût de la main-d’œuvre, des salaires, etc. sur le prix de vente. Cette crise a contribué à nous faire penser qu’il fallait enclencher la suite. Nous avons reçu énormément de demandes de visières qui étaient initialement plutôt du monde médical et des forces de l’ordre.

À présent, beaucoup de demandes viennent des entreprises et des collectivités, et nous avons donc décidé de créer un relais pérenne pour la production de visières en Guyane. Nous avons donc réussi à passer le relais et à transférer tout notre process de production de visières a une entreprise de Cayenne qui a trois découpes laser. La production de visières va donc être transformée en une activité économique.

Avez-vous pris contact avec des entités locales (entreprises, commerces, hôpitaux, etc.) si vous l’avez fait ?

Nous avons eu la chance d’être contactés par beaucoup de facilitateurs (des personnes individuelles, des personnes dans les commerces, des administrations, des collectivités) qui nous ont proposé leur aide. Par exemple, des gendarmes nous ont ramené 30 kilos d’élastiques en avion de la métropole.

Des visières, de la fabrication la plus simple à la plus complexe, ont été proposées pour équiper le personnel du Centre Hospitalier de l’Ouest Guyanais © service communication du CHOG. Photo: D.R.

Quel design et quelle matière avez-vous utilisés pour fabriquer les visières ?

Les visières ont été fabriquées avec des feuilles de plastification, elles sont lavables et réutilisables. Nous avons choisi la découpe laser parce que c’était la solution la plus rapide. Lorsque nous travaillions sur les prototypes les premiers jours (notamment les prototypes espagnols), nous regardions la solution d’impression 3D des visières et le temps de production en 3D comparés au nombre de demandes que nous avons reçues suite à un reportage TV (des gendarmeries, de la police municipale, des pompiers de toute la Guyane).

Nous nous sommes vite rendus compte qu’il serait impossible de répondre à toute cette demande avec la technique en impression 3D. Nous avons donc choisi la méthode polonaise en découpe laser, bien plus rapide. Pour la matière première, nous avons eu l’idée d’utiliser des feuilles A3 de pochettes de plastification normalement utilisées en bureautique et de l’élastique.

L’objectif était de réaliser un travail professionnel, en accompagnant les visières de spécifications techniques et d’une notice de décontamination avec avis médical. L’AP-HP à Paris, qui était déjà fournie en visières par les fablabs, nous a également donné son retour d’expérience sur son utilisation de celles-ci.

Quelle a été l’ampleur de la production de visières ?

Lorsque nous avons trouvé une solution pour la matière première de substitution, nous avons fabriqué 6 000 visières en deux semaines et demie et, en tout, 7 080 visières de protection COVID-19 ont été fabriquées au fablab depuis le 6 avril.

La fabrique de visières en « 2-6 » © Manifact

Que vous a appris cette expérience ?

Cette expérience a été très enrichissante pour la KazLab. En matière de communication, les fablabs sont souvent vus comme des lieux où les gens s’amusent avec des machines. Cette expérience nous a permis de montrer que l’on est aussi capables d’être des producteurs et que ces lieux se professionnalisent et pourraient être une forme de réponse à la relocalisation de la production dans les prochaines années.

Les médias nous ont également apporté une visibilité, notamment par la chaîne de TV régionale qui, à cette occasion, est venue pour la première fois réaliser un reportage chez nous. Maintenant en Guyane, on associe « fablab » à fabrication d’objets utiles pour la population.

Cette nouvelle ouverture a également été valorisante pour l’équipe et pour nous : avoir un retour de la société civile dans son ensemble, au-delà de nos utilisateurs, nous a donné beaucoup de fierté et un vrai sentiment d’utilité, en dehors de notre cercle habituel.

Avez-vous rencontré des difficultés ?

La plus grande difficulté que nous ayons rencontrée était celle de la matière première. L’autre obstacle important, mais qui a fini par être surmonté, a été institutionnel. Dès le début de la crise, nous avons immédiatement à l’hôpital et aux médecins. Le système de santé en Guyane n’est pas aussi bien doté qu’en métropole et à l’hôpital ils n’avaient pas de masque du tout quand la crise a commencé. Le projet initial était donc de fabriquer des visières pour tous les médecins, c’est-à-dire 300. Nous sommes donc allés les voir et ils étaient d’accord, mais cette démarche n’a pas été validée par l’Agence Régionale de Santé (l’ARS).

Au bout de cinq jours, nous avons eu un retour motivé de l’ARS disant que notre projet était intéressant, mais que nous ne devions pas destiner notre production de visières aux soignants. Nous avons donc réalisé des actions de lobbying pendant une douzaine de jours, notamment auprès d’un membre de la cellule de crise de la préfecture, à la suite desquels l’ARS régionale a déclaré « je ne vous empêcherai pas de les distribuer » en nous permettant ainsi de distribuer les visières aux trois hôpitaux de Guyane, via une élue qui avait rapidement soutenu notre démarche.

La logistique était également compliquée : je me suis transformé en logisticien avec cette crise et nous étions dans une situation qui ressemblait plus à de l’humanitaire. Habituellement, c’est déjà très compliqué d’importer du matériel au fabLab et la crise n’a fait que démultiplier les difficultés que nous rencontrons toute l’année.

Les policiers municipaux avec les boucliers faciaux © Ville de Saint-Laurent du Maroni. Photo: D.R.

Pourriez-vous me citer deux ou trois valeurs que vous portez et que vous souhaiteriez voir dans la société de demain ?

Concernant les valeurs qui nous portent et qui ont amené à la création du fablab, les voici :

  • idée de « Do It Yourself » : le « faire » est une valeur très forte qui donne du sens et qui vient en contrepoint de l’évolution d’une société allant toujours plus vers le « non-faire », la consommation sans action. Une des fondations du fablab est donc de redonner à tous l’envie de faire.
  • notion d’égalité d’accès à la technologie et à la science, notamment par la vulgarisation scientifique. Pour nous, il est crucial que tout le monde puisse avoir aux connaissances scientifiques, numériques, artisanales avec toujours l’idée de se servir de ces outils intellectuels pour fabriquer.
  • idée du collectif, du « faire ensemble ». Notre territoire et les nouvelles générations ici sont à cheval entre le rural, le tribal et la modernité. Cela crée des problématiques que le fablab contribue à diminuer en faisant le pont entre le « faire soi-même » ancestral et la modernité.

Sur l’impact de ce que nos valeurs véhiculent et ont mis au jour pendant la crise de la Covid, je pense que cela ira bien au-delà des fablabs. On dirait que l’on commence à contaminer l’État, qui a notamment développé une plateforme pour mettre en lien les entreprises et les citoyens pour la distribution de visières, de masques. Si on a un rôle à jouer, c’est bien celui-là et le fait que nos idées soient récupérées au niveau de l’Etat c’est une réussite parce que ça leur permettra d’être amplifiées, démocratisées et ça ne peut être que positif.

Sarah Cougny
publié en partenariat avec Makery.info

Le fablab KazLab et l’association Manifact à Saint-Laurent du Maroni.

rencontre avec Maryline Chasles

Maryline Chasles, directrice du 8Fablab Drôme et référente en région Auvergne-Rhône-Alpes pour le Réseau Français des Fablabs, nous raconte comment son équipe de 8 salariés s’est mobilisée pendant la crise et les inquiétudes qui pèsent sur l’économie de ce fablab coopératif à l’heure de la réouverture.

Assemblage de visières par Vincent Bidollet, animateur au 8 Fablab. Photo: © 8Fablab

Maryline Chasles dirige depuis un an le 8Fablab à Crest, dans le sud de la Drôme. Créée en 2014 pour faciliter l’accès à des équipements de prototypage en milieu rural, l’initiative s’est structurée en Société Coopérative d’Intérêt Collectif et réunit aujourd’hui 75 sociétaires autour de ce projet de territoire. Sur quatre étages et 500m2 se répartissent des salles de réunion, un espace de coworking et un fablab avec des machines spécifiques (imprimante 3D grand format et céramique). L’activité « habituelle » du 8Fablab s’oriente vers la formation, l’accompagnement des collectivités sur de l’innovation collaborative, du prototypage pour les professionnels ou encore de la médiation à la fabrication auprès d’enfants, au fablab ou en itinérant dans les écoles et les médiathèques. Le 16 mars 2020, toutes les activités se sont arrêtées pour laisser place à la micro-usine de visières.

Quel rôle a joué le 8Fablab pendant la crise ? Avec quels types de structures ou réseaux (de proximité, nationaux…) vous êtes-vous rapprochés ou entraidés ?

Dès le 18 mars, on est partis sur de la conception de visières suite à des demandes d’infirmières libérales que l’on connaissait. Très vite le bouche-à-oreille s’est fait, on a sorti les premiers tests et senti qu’on répondait à un besoin : les gens avaient besoin de se protéger, le personnel médical, mais aussi le milieu de l’aide à domicile et les commerces essentiels. On lancé rapidement la production et choisi de le faire à prix libre. L’idée n’était pas de se faire de l’argent, mais plutôt de souligner le coût de la matière, du travail et laisser les gens choisir ce qui était juste pour eux. On vient d’arrêter la production (lundi 25 mai), on aura fabriqué et distribué 2000 visières à notre échelle très locale, Crest et ses environs.

Au bout de 15 jours, le fablab à Montélimar Convergences 26 nous a appelés. Il venait de se mettre en lien avec les makers de Valence via un groupe Facebook. C’était une prise de contact pour savoir ce que chacun faisait. Ils se sont rendu compte que leur groupe Facebook n’était pas suffisant pour s’organiser alors ils ont développé la plateforme Visière Solidaire 26 pour recevoir les demandes, centraliser les besoins afin que les makers les plus proches puissent attraper la commande et y répondre.

On a échangé également avec l’hôpital de Valence. On a eu des difficultés à avoir des retours : est-ce que les matériaux qu’on utilise sont les bons, est-ce qu’il les valide en interne, est-ce qu’ils peuvent les désinfecter… J’ai travaillé en contact avec l’hôpital pour obtenir des réponses, voir comment on pouvait aider à cet endroit-là qui semblait être un nœud assez névralgique. Sur Valence on a vu, en plus des makers, des lycées équipés de machines qui se sont mis à fabriquer. On a partagé notre tuto de visière en ligne, repris dans certains de ces lycées.

C’était important de se reconnaître et s’organiser à minima par territoire, mais surtout de se rendre compte qu’il y avait autant de gens avec des imprimantes 3D chez eux, dans le sud Drôme, dans le sud Ardèche. Toute cette mobilisation, c’était rassurant de sentir qu’on n’était pas seuls et que la solidarité se généralisait ! On s’était rencontrés une fois auparavant avec le fablab de Montélimar. La crise sanitaire a été l’occasion d’échanger des conseils, de la matière, et s’entraider sur des répartitions de commandes. Cette mobilisation révèle les forces sur lesquelles on peut s’appuyer pour notre territoire demain.

Assemblage de visières par Vincent Bidollet, animateur au 8 Fablab. Photo: © 8Fablab

Comment vous êtes-vous organisés dans une région avec 12 départements pour avoir une vue d’ensemble sur les initiatives des fablabs et des makers ? Peut-on parler de « coordination » ?

Il n’y a pas eu d’action coordonnée, mais des actions sur les territoires. La coordination s’est faite au plus près des territoires, c’est ce que j’ai ressenti et vécu en tout cas ici, et l’échelle départementale est assez représentative de ce qui s’est passé. L’idée du Réseau Français des Fablabs (avoir des référents pour chaque région) était de profiter de cette période pour mieux comprendre les dynamiques et tisser des liens sur les territoires : c’est ce qui m’a intéressée. Je suis arrivée il y a un an, je ne connais pas tous les fablabs loin de là, c’était l’occasion.

J’ai donc pris contact avec des « têtes de réseau », des fablabs très identifiés sur les départements, afin d’échanger sur les actions en local, le lien avec les groupes Facebook de makers, et voir si les labs avaient intérêt à échanger au niveau régional pour faire remonter des difficultés ou obtenir des informations. Par exemple sur la normalisation des visières, on s’est pas mal interrogés sur ce qu’on était en train de distribuer, sans même parler de savoir si on en avait le droit.

Au même moment la Région a proposé d’acheter de la matière première face aux ruptures de stock des labs. Ils nous ont envoyé un Google doc ou chacun pouvait remplir se besoins et quantité. La région a tout coordonné : ils ont concentré les demandes, acheté les fournitures en négociant les prix, réuni les matières à la région qui s’est transformée en plateforme logistique et redistribué le tout dans les 45 espaces de fabrication numérique en région. On a reçu les matières le 27 avril, ce qui était déjà très tard… cela aura néanmoins permis de maintenir la production (32 000 visières ont été fabriquées grâce au matériel fourni par la Région sur les 60 000 produites sur la période du 20 avril au 20 mai).

Au-delà des fablabs et des makers indépendants, d’autres espaces de fabrication numérique se sont mobilisés, à savoir tous les milieux universitaires et lycées. L’INSA à Lyon ou sur Grenoble, le centre de culture scientifique La Casemate qui a monté un groupe local avec des universités et écoles d’ingé grenobloises. Quel que soit nos disparités, entre le Cantal et la frontière suisse, on s’est tous embarqués dans cette aventure, avec la même envie de répondre à un besoin identifié et c’était fort.

À notre échelle, à Crest, on a distribué des visières fin mars à des chefs d’entreprises qui nous ont dit : « sans vous on n’aurait pas pu reprendre ». Ils ont vu l’utilité qu’on avait, ils sont très reconnaissants. On a beau se connaître, savoir qu’on est sur le même territoire, c’est vraiment dans ce genre de situations où l’on crée du commun, une histoire commune, j’espère que l’on pourra trouver d’autres concrétisations.

Assemblage de visières par une équipe bénévole du fablab Convergences 26. Photo: © Convergences 26

AuRA est une région industrielle, peux-tu nous raconter quelles ont été les productions développées avec le tissu industriel ?

Isabelle Radke, artiste, cofondatrice et fabmanager du Lab01 à Ambérieu-en-Bugey, a pris en main début avril le lien avec des projets industriels. Isabelle fait partie du réseau Plastipolis en Isère, ils ont travaillé sur une production industrielle de visières. De nombreux labs étaient dans une attente que l’industrie prenne le relais. Elle a suivi ce projet, nous a mis en lien et s’est connectée à d’autres productions plus rapides – dont un projet de visière injectée porté par Luz’in à la Tour-du-Pin avec OPS Plastique, un injecteur plastique, et un autre atelier de fabrication, A3D sur Arnas près de Lyon. Avec l’injection on peut atteindre les 3000 ou 6000 visières par jour !

Nos échanges hebdomadaires avec Isabelle ont permis de voir à partir de quelle quantité la demande de visières doit être renvoyée vers les industriels, car à partir d’un certain nombre les makers étaient parfois dépassés. Et puis ça a un coût. Ça nous paraissait logique à partir d’un certain seuil de réfléchir à ces relais. Jusqu’à la semaine dernière, on échangeait encore avec Isabelle, désormais les demandes diminuent.

Le fablab de Montélimar organise la distribution de visières.
Photo: © Convergences 26

Depuis quand êtes-vous rouvert ? Quelles incidences sur l’équipe salariée et le modèle économique de la SCIC ?

On a pu rouvrir le coworking la semaine dernière et l’accès aux machines dans le cadre d’un usage individuel. On accueille sur rendez-vous, une personne à la fois. On n’a pas rouvert les salles de formations, ni de réunions, ni l’atelier de réparations. Trop de monde, trop de manipulations. On a revu notre planning, l’équipe travaille en moyenne à 50 %, on est sur des binômes de 2 jours consécutifs pour essayer de se croiser le moins possible, ou en tout cas limiter le nombre de personnes présentes en même temps dans le bâtiment. On n’a pas repris à 100 % ni comme avant.

Au moment du confinement on est passés de temps plein à quasiment rien. On a réussi à maintenir en moyenne un quart du temps de travail grâce à cette fabrication de visières et les actions engagées qui pouvaient se faire à distance et de chez soi. On a fermé tout de suite le lab pour le dédier entièrement à cette fabrication. Aujourd’hui on a repris, seulement à mi-temps, car de nombreuses commandes sont annulées, nos interventions dans les collèges ou les festivals n’auront pas lieu, donc on n’a une grosse perte d‘exploitation qui est très inquiétante pour la suite.

J’ai refait le prévisionnel courant avril quand on a su, au fur et à mesure, combien de temps allait durer le confinement. Là je suis évidemment déficitaire de plusieurs milliers d’euros. On attend de savoir comment ça va repartir, ce qu’on va être autorisés de faire, comment les gens vont avoir envie de revenir. On sent que sur l’usage des machines les gens sont en demande, mais comme on limite le nombre de personnes, c’est sur un rythme très ralenti. Les coworkers sont peu nombreux, ça va commencer à revenir à partir de la semaine prochaine, mais c’est encore très timide.

Notre modèle n’est pas basé sur la subvention, on a une aide de la région, mais on vit énormément de prestations. Je suis assez pessimiste sur la fin de l’année si on n’a pas des commandes de prestation. On essaye d’interpeller le département et les collectivités partenaires pour leur dire « passez-nous commande sinon on ne s’en sortira pas, on a besoin de vous ». C’est difficile, personne n’a les réponses, avec les élections municipales décalées, les communes comme les intercommunalités ne sont pas en place et ne sont pas complètement légitimes pour prendre des décisions, donc tout est retardé à septembre. Ça va se jouer sur les 4 derniers mois de l’année. J’espère qu’on aura un été ou l’on pourra reprendre les ateliers enfants et stages ados. Si on ne peut pas reprendre cette activité, on sera très sévèrement en danger financièrement. Même si on a pu s’appuyer sur le chômage partiel, ce ne sera pas suffisant pour maintenir un pseudo- équilibre sur cette fin d’année.

Pénurie d’élastiques remplacés par des tuyaux. Photo: © Convergences 26

Dans ce contexte, prévoyez-vous de transformer vos activités, en développer de nouvelles ?

Malgré ces inquiétudes, on a deux beaux projets à venir qui nous font garder espoir. On a été lauréat cette année sur deux Programmes d’Investissement d’Avenir et donc possiblement plus de temps pour s’y consacrer. On est sur l’ouverture d’un nouveau fablab à Romans-sur-Isère à 40 minutes de chez nous, du côté de Valence, complémentaire avec notre milieu rural. C’est un ancien territoire de l’industrie de la chaussure et du cuir qui commence à revivre de cette activité.

Notre deuxième projet, la Fab Unit, concerne l’ouverture d’un atelier de production de petite et moyenne série destiné à des artisans, designers, artistes. Un tiers-lieu semi-industriel en quelque sorte avec un atelier bois et un atelier de recyclage des plastiques. On se projette sur des chantiers à long terme qui interrogent la relocalisation sur les territoires. Ce projet-là existait avant cette crise qui n’a fait que révéler ce besoin, ça nous conforte à poursuivre nos activités.

Enfin, on s’est dit avec Isabelle et A3D qu’il y avait certainement quelque chose à faire pour aller au-delà de ces visières y compris avec les makers d’Auvergne-Rhône-Alpes. Et si on essayait d’anticiper les besoins dans une crise prochaine, à l’image de l’atelier paysan qui a redessiné des machines agricoles pour apprendre aux maraîchers et aux agriculteurs à les fabriquer et réparer par eux-mêmes. Grâce à toutes les relations qu’on a développées avec les makers, les milieux de la santé et de la certification, profitons de cette communauté pour voir comment on pourrait redessiner des outils et les fabriquer en local, et aller dans la concrétisation du label Fab région (obtenu en juillet 2018), pour développer de nouveaux modèles et solutions locales à résonance globale.

Catherine Lenoble
publié en partenariat avec Makery.info

En savoir plus sur le 8Fablab.

des chercheurs mettent en récit la mobilisation maker

Depuis le début de la crise sanitaire, de nombreux citoyens se sont mobilisés, organisés aussi bien sur le terrain qu’en ligne et ont agi collectivement pour fabriquer du matériel de protection en réponse à l’urgence ou organiser les réseaux de solidarité.

Le collectif, initialement dénommé « Covid-Initiatives », qui s’est constitué dès mars pour recenser ces initiatives de la société civile, dans leur hétérogénéité et leur distribution sur le territoire, sur son site. Le but, dans un premier temps, a été d’aider ceux qui font, ces citoyens qui fabriquent et contribuent d’une manière ou d’une autre, ces « makers » – artisans, ingénieurs, bricoleurs, faiseurs de tous bords – qui agissent dans l’urgence, en centralisant l’information pour rendre visibles et lisibles ces initiatives foisonnantes.

Depuis quelques semaines, les membres du collectif, en voie de constitution d’une association, renommée « Solidaires pour Faire », ont jugé nécessaire de rendre visible les réalités de cette mobilisation, au-delà des chiffres sur les matériels produits et des discours tout faits qui applaudissent les bénévoles « en première ligne ».

Cette nécessité s’est traduite dans une action de mise en récits de l’expérience vécue de ceux que nous proposons de regrouper sous le terme de « citoyens fabricants ». L’écriture de ces expériences se fait à travers deux modalités. D’une part, des entretiens téléphoniques avec des personnes identifiées par les membres de l’association et leurs partenaires sont menés, dans lesquels ils racontent de manière très concrète les nombreux enjeux et difficultés rencontrées durant leur mobilisation.

D’autre part, dans un souci d’inclusivité, les personnes qui souhaitent témoigner sont invitées à le faire, soit en se signalant auprès des membres de l’équipe, soit en écrivant eux-mêmes leur récit. Les récits sont relus par les interviewés afin de retranscrire une parole brute, réelle, sur leur expérience. Ils sont ensuite diffusés sur les réseaux sociaux : Twitter (@Solidaires _ faire) et Facebook (@Solidairespourfaire).

Ces deux modalités de mise en récits sont rendues possibles grâce à l’outil do•doc, conçu et développé par l’Atelier des chercheurs. Embarqué dans l’aventure par l’association Tiers-Lieux Edu, l’Atelier a déployé une instance dédiée à la création de récits de citoyens fabricants et un site qui recense ces récits. Le lancement de ces espaces numériques a donné lieu a un webinaire, qui explique le fonctionnement de l’outil et discute des manières de mettre en récits à travers ce « média ouvert et citoyen ».

Disponibles sous licence Creative Commons et participants d’une logique d’observatoire des situations et des pratiques de fabrication distribuée pendant et après la crise du COVID-19, ces témoignages précieux permettent ainsi à la communauté organisée dans l’urgence de constituer une mémoire, d’analyser les enjeux soulevés par la crise et de faire émerger des problématiques partagées, dans la perspective de construire un après.

publié en partenariat avec Makery.info

Capture d’écran des récits solidaires dans l’outil do*doc. Photo: D.R.

des capacités productives et coopératives révélées sur les territoires

En Bretagne, la mobilisation des makers et fablabs pour soutenir les personnels exposés au coronavirus a été forte et efficace : 2 500 couturières bénévoles se sont mobilisées et 600 maker.euse.s ont produit plus de 25 000 visières durant le confinement. Norbert Friant, référent régional Bretagne pour le Réseau Français des Fablabs pendant la crise sanitaire témoigne pour Makery de cette force collective et se projette sur les suites possibles.

Modèle d’organisation en « point de collecte » proposé par le TiLab et l’Edulab, fablab de l’Université de Rennes 2. D.R.

Pas de masques en réserve, canaux de commandes à l’arrêt, achat de produits majoritairement fabriqués en Chine… Si les institutions, le marché et les acteurs économiques n’étaient pas prêts face au besoin immédiat en protections individuelles, les maker.euse.s et leurs réseaux solidaires, ont rapidement réagi, à travers le monde, en mettant à disposition des plans en licence libre d’équipements validés par des autorités sanitaires permettant de répliquer des productions locales. Norbert Friant, cofondateur du LabFab et responsable du Service Numérique de Rennes Ville et Métropole, apporte un éclairage sur les réponses apportées localement par les maker.euse.s en Bretagne… et saisit l’occasion pour adresser un grand remerciement à tous ceux qui se sont mobilisés.

La Bretagne, terre de fablabs

La Bretagne connaît depuis une dizaine d’années une émergence des acteurs de la fabrication numérique. Des événements tels que « Imagine Construit » dès 2010 à Rennes ou la première Maker Faire en France à Saint-Malo en 2013 ont nourri le territoire, fait éclore des initiatives de lieux (une trentaine de fablabs identifiés aujourd’hui) et permis de passer à l’action que l’on soit à Brest, Lannion, Concarneau, Auray, Fougères, Vitré ou ailleurs en Bretagne.

Pour autant, les maker.euse.s sont encore marginalisés par les acteurs traditionnels. L’image du “bidouilleur – geek” leur colle à la peau. La crise sanitaire met en évidence de nouvelles perspectives, de nouveaux modèles de coopération et de productions locales, à même de nourrir le mouvement des fab cities (ou fab régions – lire notre article sur la Fab City Brest et sur le Fab City Index, NDLR).

Tout d’abord, il faut souligner l’avantage d’agir sur une région où globalement les acteurs se connaissent et ont pour pratique naturelle la coopération. Là encore, des événements comme le Forum des Usages Coopératifs de Brest lancé en 2004, ont permis de faire se rencontrer tous les deux ans de nombreux acteurs, dont les Fablabs et maker.euse.s du Grand Ouest. En Juillet 2018, l’organisation d’une étape FAB14, à Auray, a également pu démontrer cette capacité coopérative locale.

Cartographie des fablabs réalisée par Guillaume Rouan. D.R.

Coordonner pour s’entraider

Dès le début de la crise sanitaire, une plateforme est mise en place pour recenser les actions, connecter les demandes et anticiper la suite avec des acteurs économiques. Concrètement, les fablabs et maker.euse.s ont commencé à produire des pièces en impression 3D juste avant le confinement mi-mars, grâce au retour d’expérience de maker.euse.s italiens.

Une coordination nationale s’organise pour documenter, certifier et partager les pratiques (plan 3D, validation, prototypes…) par le biais du Réseau Français des FabLabs (RFF) et de référents régionaux afin de faciliter la remontée d’informations. La Bretagne a bénéficié des expériences de Normandie ou d’Occitanie et pu partagé ses expériences avec les régions Grand Est et Île-de-France.

En Bretagne où les initiatives maker.euse.s ont fourmillé, il ne fallait surtout pas chercher à centraliser ou à envisager le montage d’une structure. La coordination consistait à partager les pratiques et s’entraider. Le LabFab (réseau de fablabs autour de Rennes) avec l’appui de Benoît Vallauri, coordinateur du TiLab (Laboratoire d’innovation publique) s’est mis en lien avec les différents acteurs : Brest, Lannion, Auray, Lorient, Saint-Brieuc :  « Cette réponse émergente à la crise COVID, aura agi comme un révélateur de certaines ressources enfouies, et bien implantées dans le tissu social des territoires bretons. »

Ce qui aura permis de mettre en évidence très vite deux problématiques communes aux maker.euse.s  : d’une part la gestion du stock de matériaux (filaments, tissus) pour les maker.euse.s, avec un risque de pénurie compte tenu de la demande brutale à l’échelle nationale et européenne ; d’autre part, le lien avec les acteurs économiques pour assurer le passage à une échelle de production largement supérieure.

La coordination s’est aussi attachée au retour d’expériences des utilisateurs pour une prise en compte par des « makers prototypeurs », puis des « valideurs » (avec certification en lien avec Bretagne Développement Innovation – on vous en parlait ici – Biotech Santé Bretagne et l’Agence Régionale de Santé) et enfin la production d’une documentation ouverte accessible à tous les « makers producteurs ». Car, les métiers exposés aux contacts de la population recherchaient des solutions adaptées.

Des modifications étaient parfois nécessaires sur les plans à imprimer en 3D. La valeur est dans les détails identifiés par les utilisateurs eux-mêmes. C’est ainsi que les pompiers de Rennes ont pu tester 6 modèles de visières et faire des retours aux makers qui ont adapté les supports. Le Commandant Knoepffler a alors décidé d’équiper l’ensemble des véhicules des trois centres de secours de Rennes (Villejean, Beauregard et Le Blosne), soit une soixantaine de visières.

Modèle d’organisation en « usinette » proposé par le TiLab et l’Edulab, fablab de l’Université de Rennes 2. D.R.

La démarche régionale en soutien aux makers.euse.s

La tension sur les matières (filament, tissu…) mise en exergue a nécessité un soutien à l’échelle régionale pour que les maker.euse.s puissent continuer à agir. En avril, une enveloppe régionale de 30 000€ est alors débloquée et fait l’objet d’une validation avec la Région conformément à un règlement co-rédigé par des makers.euses.

Trois postes de dépenses sont définis afin de flécher au mieux cette aide : une commande massive de PLA (filament pour Imprimante 3D) pour reconstituer les stocks des maker.euse.s et des fablabs, un soutien aux collectifs de couturier.e.s à l’achat des tissus pour la confection de masques et blouses solidaires et enfin une participation aux frais de déplacement des personnes ayant effectués la logistique durant cet épisode de crise.

La région a été découpée en trois secteurs géographiques, avec pour chaque secteur, un acteur reconnu par la communauté des maker.euse.s et fablabs chargé de l’usage de la portion de l’enveloppe régionale attribuée. Cette subvention, exceptionnelle, mais relativement modeste face aux productions massives, assure au moins une reconnaissance officielle des actions conduites par les maker.euse.s et symbolique pour maintenir leurs initiatives.

Assemblage de visières au Fablab du Pays de Lorient. Photo : © Florian Mausy

Et après ?

De nombreux articles ont été publiés par la presse locale et nationale valorisant les capacités productives sur les territoires des couturier.e.s et mak.er.euse.s volontaires. Ces compétences, non délocalisables, se structurent aujourd’hui en coopérative afin de répondre à des nouveaux besoins, comme la commercialisation de masques en articulation avec les acteurs économiques.

Le cadre réglementaire va certainement évoluer, comme en témoigne la note de la Direction générale du travail sur le “travail” bénévole des maker.euse.s, ne reconnaissant pas l’économie du don, et l’opposant à l’économie classique. Des hybridations sont pourtant envisageables. Même si ce sujet n’est pas nouveau, la crise actuelle met en lumière la complémentarité entre les capacités productives industrielles importantes et les petites productions, agiles, permises localement par fabrication numérique. Les productions des maker.euse.s ont, en plus des personnels soignants, fourni des petites structures (cabinets infirmiers, cabinets de médicaux, commerçant.e.s, …), souvent en milieu rural, n’ayant pas toujours les contacts pour s’en procurer facilement.

Cependant, à ce stade de préfiguration et de sortie de confinement, le modèle le plus immédiat reste encore le passage à la commercialisation. C’est notamment le cas de la coopérative des couturières masquées en Île-et-Vilaine, qui leur permet de se regrouper et de vivre de leur travail ou encore de l’Usine Invisible dans le Morbihan. Ces entreprises commercialisent aujourd’hui des modèles de masques réutilisables grands publics.

Pour viser plus loin, au moins trois approches très concrètes sont envisageables en mobilisant les makers.euses.s : 1/ identifier les défis à résoudre sur les territoires en provoquant davantage de rencontres avec les collectivités ; 2/ encourager des modèles axés sur la coopération locale, l’échange de compétences ou l’optimisation en renforçant les collaborations avec des acteurs économiques ; 3/ associer à des opérations d’aménagement (requalification d’un quartier, d’un village ou d’une friche industrielle) le potentiel des makers.euses.s dès les premières étapes avec les décideurs locaux, les architectes et les usagers. L’hybridation de la maîtrise d’ouvrage avec le prototypage d’usages convolerait les contraintes que savent se fixer les makers.euses.s : environnement, lien social, proximité, apprentissage collectif, partage et préservation des ressources…

En Bretagne, ce travail de cultivateurs mené depuis 10 ans par les pionniers fondateurs des Fablabs a donc produit un écosystème de makers.euses.s. Ils sont généralement efficaces, mais discrets et la crise les a révélés. Cette production distribuée a mis en lumière et en application les principes de la Fab City, mouvement international dans lequel en Bretagne, les Métropoles de Brest et Rennes sont inscrites. Les fablabs et makers.euses.s doivent maintenant être encouragés à s’emparer de projets collectifs, et y participer réellement par le Faire ensemble.

Norbert Friant
publié en partenariat avec Makery.info

quantifier les communautés pour analyser une pandémie

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Si l’Initiative OpenCovid19 de JOGL est née d’une crise, les collaborations multidisciplinaires qui se tissent entre ses membres autour d’un nombre croissant de projets prouvent que cette plateforme ouverte en ligne est beaucoup plus qu’une mobilisation éclair. Que nous racontent les chiffres ?

Avatars des membres du Slack pour l’Initiative OpenCovid19 regroupés par canaux dans TeamChatViz. Photo: © JOGL

Marc Santolini, un des cofondateurs de Just One Giant Lab (JOGL) avec le pionnier français de la biologie communautaire Thomas Landrain et le bioinformaticien Léo Blondel, a passé les deux dernières années au Centre de Recherche Interdisciplinaire (CRI) à étudier comment les communautés s’organisent et collaborent en utilisant la science des réseaux et des approches basées sur les données dans le but de développer des outils qui facilitent l’intelligence collective.

Dans le cadre de l’Initiative OpenCovid19, il dirige l’équipe Metastudy pour examiner de près l’activité de cette communauté ouverte depuis son lancement en mars 2020. En même temps, l’équipe développe un système de recommandation algorithmique pour optimiser les correspondances entre les besoins des projets et les compétences ou les ressources des contributeurs du réseau.

« L’idée c’est que derrière JOGL il y a un réseau d’acteurs, explique Marc Santolini. Ces acteurs sont liés à des projets qu’ils suivent, à des personnes avec qui ils interagissent, à des compétences, à des besoins, et bien d’autres objets qui sont sur la plateforme. C’est un réseau d’acteurs que nous appelons un réseau d’information hétérogène. L’algorithme prédit des connexions potentielles dans ce réseau hétérogène.

En d’autres termes, nous pouvons prédire un lien d’une personne à une autre personne qui n’existe pas encore, mais basé sur le réseau, nous pouvons dire que très probablement il devrait exister. Nous pouvons le faire en nous appuyant sur la structure du réseau, mais aussi sur certains méta-chemins du réseau que nous voulons mettre en avant. Par exemple, nous pouvons faire de la correspondance entre des besoins qui existent sur la plateforme et des gens qui pourraient répondre à ces besoins, ou entre des projets similaires. »

Fonctionnant en prototypage itératif, l’équipe a déjà appliqué cette méthodologie pour mieux connaître l’espace de travail Slack OpenCovid19, où l’outil d’analyse TeamChatViz indiquait que les nouveaux membres étaient souvent bloqués à l’entrée du réseau. À présent, les nouveaux membres sont automatiquement inscrits à des canaux où ils sont susceptibles de faire des rencontres intéressantes, de personnes qu’ils n’auraient peut-être pas connues autrement.

Marc Santolini et Bastian Greshake Tzovaras, codirecteurs de la communauté Open Humans pour l’auto-recherche sur les données de santé personnelles, ont récemment reçu une subvention Nesta sur l’intelligence collective pour animer ces groupes de recherche menée par les patients (les personnes suivent et analysent leurs propres symptômes, les diabétiques construisant leur propre matériel…). JOGL aidera ces personnes à mieux s’organiser en communautés d’auto-recherche plus spécialisées en développant un système dédié de recommandations et en testant leur impact relatif en les comparant à des recommandations randomisées.

Visualisation des liens entre des projets JOGL en avril 2020. Photo: © JOGL

La puissance des pairs

Cohérente avec cette approche horizontale, la sélection des projets OpenCovid19 pour les micro-bourses de JOGL est déterminée par les évaluations d’autres membres (peer reviews) du réseau OpenCovid19. Ce processus participatif a été conçu par Chris Graham et Elliot Lawton, sur la base de l’architecture originale du programme JOGL Co-Immune. Ce dernier a également servi de base pour la communauté jumelle d’OpenCovid19, Helpful Engineering.

« Dans le monde universitaire, le financement des bourses est lent, l’évaluation par les pairs est lente, et honnêtement, toute la science est lente, à moins de concentrer ses efforts sur un champ très réduit. Mais tout cela peut être accéléré par la collaboration et l’augmentation du nombre de personnes afin de répartir les responsabilités de certains individus, avance Chris Graham. Chez JOGL, le système ouvert des bourses et l’analyse des réflexions collectives sur les projets qui en découle nous permettent de soutenir financièrement et de manière éthique une liste de projets fantastiques qui conviennent à la fois à la science et à la communauté. »

« Je crois à la science ouverte et au partage collectif des idées, poursuit-il. Nous rêvons tous qu’à l’avenir, les scientifiques utiliseront le Web pour collaborer et atteindre leurs objectifs de manière plus efficace, en brisant toutes les barrières hiérarchiques traditionnelles pour aller directement à la source, qu’il s’agisse de financement, de partage d’idées ou d’évaluation par les pairs. »

Pendant que JOGL collabore avec Kap Code pour créer une base de données ouverte sur le Covid-19, Kaggle a déjà lancé son COVID-19 Open Research Dataset (CORD-19), un ensemble de plus de 63.000 articles universitaires libres d’accès sur le Covid-19, le Sars-CoV-2 et d’autres coronavirus, suivi par « un appel aux experts du monde en intelligence artificielle pour développer des outils d’analyse de texte et de données qui puissent aider la communauté médicale à trouver des réponses aux questions scientifiques les plus pressantes ».

Au CRI, Marc Santolini (avec un de ses associés postdoctorant dont le sujet de recherche est « l’émergence et la disparition des champs de recherche ») compte explorer à fond les dynamiques entre chercheurs dans le contexte Covid-19, par exemple en analysant leurs comportements en terme de citations de leurs pairs et des projets réalisés, afin de les comparer avec les relations collaboratives sur le réseau de JOGL.

« Les gens ont-ils été plus collaboratifs ou au contraire plus compétitifs que d’habitude ? se demande Marc. Peut-on tracer un comparatif entre la communauté qu’on a réussi à faire émerger, qui a réussi à collaborer et à mener à bien des projets, et les collaborations et réussites du monde universitaire traditionnel ? En résumé, nous voulons analyser les différences entre les approches institutionnelles et non-institutionnelles dans ce sprint de la recherche sur le Covid. Quelles sont les forces particulières des communautés ouvertes ? »

Résultats du deuxième tour des micro-bourses de JOGL. Photo: © JOGL

Des prédictions à partir de données participatives

En plus de ces projets métascientifiques axés sur les données au sein de la communauté JOGL elle-même, de nombreux projets sur la plateforme se concentrent sur la recherche et le développement de méthodes de collecte de données, d’analyses, de modèles et de simulations pour décrire et prédire la pandémie de Covid-19.

Un des projets en intelligence artificielle les plus ambitieux sur JOGL (ainsi que sur la plateforme spécialisée CoronaWhy) est le Computational Epidemiology Modeling Toolkit (#epimodelingtoolkit) de John Urbanik, un ensemble d’outils ouverts qui permettent aux épidémiologistes d’échanger des données et de créer des modèles de l’évolution du Covid-19 dans des situations précises. Le projet est similaire à des efforts parallèles de la part des contributeurs au défi de prédiction Covid-19 de Kaggle ou de l’équipe universitaire derrière le site EpidemicForecasting.org.

Deux autres projets de l’Initiative OpenCovid19, tous deux lauréats de micro-bourses de JOGL, font face à la pandémie en utilisant des données désidentifiées provenant de sources participatives et communautaires. Leurs approches open source se distinguent des applications institutionnelles plus hiérarchiques.

Quantified Flu est un projet en cours porté par le chercheur au CRI Bastian Greshake Tzovaras et Mad Price Ball qui dirigent tous deux la communauté Open Humans. Il a pour but de rassembler, visualiser et analyser les données brutes récupérées par des appareils personnels de santé (Fitbit, Oura Ring, Google Fit, Apple Watch). Les participants ont accès en priorité à ces données pour essayer de comprendre leurs propres symptômes ; ils peuvent également choisir de les partager avec la communauté Open Humans ou même les chercheurs universitaires.

Du côté institutionnel, l’appli mobile COVID Symptom Study, approuvée par les gouvernements d’Écosse et du Pays de Galles et lancée par un épidémiologiste du King’s College London et sa société Zoe, invite des millions de citoyens au Royaume-Uni et aux États-Unis à surveiller leurs symptômes en temps réel, pour éventuellement aider les universitaires à prédire la probabilité d’une infection de Covid-19.

CoughCheck App est un projet IA pour développer une application mobile qui analyse le son de votre toux pour déterminer sa prédiction algorithmique. Suite à son lancement à grand succès sur JOGL en mars, CoughCheck App compte actuellement 47 membres et 27 abonnés, et le porteur du projet Hernán Morales Durand collabore avec Open Humans pour récolter et stocker des échantillons sonores et autres données sur la santé des participants. En parallèle institutionnel, le COVID-19 Sounds App développé par l’université de Cambridge sollicite des gens du monde entier à contribuer les sons de leurs toux, souffle et voix pour avancer leur recherche universitaire.

Des simulations de la courbe invisible

Une des forces inhérentes à JOGL en tant que plateforme mondiale, ouverte et collaborative est sa capacité de prolonger ses tentacules au-delà du biohacking, au-delà du monde universitaire, au-delà des réseaux sociaux pour pénétrer dans le chaos désordonné des communautés du monde réel. Ces communautés défavorisées et exceptionnellement denses des bidonvilles, des dortoirs de travailleurs migrants ou des camps de réfugiés surpeuplés nous rappellent que la distanciation sociale est un luxe. Si ces populations sont parmi les plus à risque en cas d’épidémie, elles sont souvent négligées par les prédictions officielles.

Il y a quelques mois, Billy Zhao, cofondateur de la communauté AI for Good London, a rassemblé une équipe internationale et multidisciplinaire de collaborateurs de l’Angleterre à l’Éthiopie pour étudier et modéliser la propagation possible de Covid-19 dans le camp de réfugiés Moria en Grèce. En avril, l’équipe est primée dans le hackathon Hack from Home pour la démonstration de faisabilité de leur projet AI for Good Simulator. Toujours à la recherche de collaborateurs issus d’une communauté plus vaste, le projet de simulateur a depuis rejoint l’Initiative OpenCovid19 de JOGL.

Avec ses milliers de tentes plantées sur une surface de moins d’un kilomètre carré, où habitent plus de 19.000 réfugiés venus de la Syrie et de l’Afghanistan, Moria est le plus grand camp de réfugiés en Europe. « Il y a des gens qui y habitent depuis des années dans des situations très tendues, raconte Billy. Ils se méfient des autorités, car ils étaient censés quitter l’île de Lesbos il y a longtemps, mais le gouvernement n’a pas tenu ses promesses.

Dans certains cas, les résidents du camp n’ont pas de téléphones portables, ce qui fait que c’est difficile de les contacter. On veut vraiment comprendre leurs attitudes envers les différentes interventions possibles, pouvoir estimer combien de personnes vont effectivement suivre les règles, savoir ce qu’on peut envisager dans le camp. Actuellement ils ne sont même pas sûrs qu’il y ait suffisamment de terrain ou de capacité pour installer des centres de quarantaine. »

Heureusement, parmi les membres au sein de l’équipe du AI for Good Simulator figure Alice Piterova, qui a beaucoup d’expérience avec les acteurs de l’humanitaire après avoir travaillé chez Techfugees, et Joel Hernandez, qui travaille avec une ONG sur place au camp Moria depuis plusieurs années. Billy a recruté une vingtaine de bénévoles sur les sites de Help with COVID et Data Science for Social Good, en espérant trouver d’autres sur JOGL. L’équipe est divisée en trois sous-groupes : la recherche sur les utilisateurs, la modélisation mathématique de l’épidémiologie et la visualisation des données pour le tableau de bord final. Ils sont également en contact régulier avec des épidémiologistes de la London School of Hygiene and Tropical Medicine.

Ensemble, ils travaillent sur la conception et le développement d’un modèle épidémiologique spécifique au camp Moria pour soutenir les ONG dans leurs actions de mobilisation et aider les autorités locales à rapidement implémenter des mesures efficaces. « Car au moment où l’on découvre le premier mort au sein du camp, le virus est probablement partout, il est peut-être déjà trop tard » prévient Billy.

Quant au AI for Good Simulator, Billy pense qu’il faut prendre le temps de recherche et de développement nécessaire pour bien contrôler son application sur le terrain. L’équipe compare actuellement trois modèles différents, dont un modèle basé sur la recherche universitaire d’une épidémie de choléra en 2014 dans le camp de réfugiés Daadab au Kenya.

« Ces trois différents modèles sont tous extraits d’une même réalité, mais parce qu’ils ont des hypothèses différentes, chacun raconte une histoire différente, explique Billy. Lorsque les trois modèles sont en accord, on voit tout de suite quelle serait probablement la meilleure intervention. Mais quand ils sont en désaccord, on peut les disséquer en disant cette hypothèse mène à ceci, cette autre hypothèse mène à cela, aussi il serait prudent d’y réfléchir un peu plus. »

« Maintenant nous sommes dans une première phase d’exploration, en contactant les différentes ONG pour essayer de comprendre leurs besoins, ce qu’ils font actuellement. Il y a également des groupes universitaires qui réfléchissent à comment utiliser des images de satellite haute-résolution pour identifier les points de congestion à l’intérieur du camp… Donc il y aura d’autres applications IA à faire dans le futur. »

Se projeter

Pendant que tous ces projets gagnent des membres sur JOGL, la plateforme collaborative continue à raffiner ses recommandations afin de créer des synergies pour un avenir durable au-delà du Covid-19.

« Après le feu de la crise vient le défi de pouvoir stabiliser ces projets de collaboration ouverte sur la durée, rappelle Marc Santolini. Des stratégies intelligentes sont essentielles pour orienter les nouveaux membres des communautés qui grandissent rapidement et où il est facile de se perdre. Aussi il est important de créer une architecture d’attention avec des systèmes de recommandations, mais il faut qu’elle tienne compte des besoins spécifiques associés aux différentes phases du cycle d’un projet : formation des équipes et des idées, implémentation, documentation. L’équipe de JOGL collabore actuellement avec des chercheurs en sciences sociales, des informaticiens, des chefs de projet et des spécialistes de l’expérience utilisateur pour aider à concevoir cette architecture. Paradoxalement, c’est l’intelligence collective qui est au cœur de son propre design. »

Cherise Fong
publié en partenariat avec Makery.info

Rejoindre l’Initiative OpenCovid19 de JOGL

au Royaume-Uni, les makers en ordre serré

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Au Royaume-Uni comme en France, la crise sanitaire du Covid-19 a mobilisé les citoyens soucieux de participer à l’effort commun pour limiter la propagation de la pandémie. Experts de la méthode agile dans la résolution de problèmes, les makers ont trouvé leur terrain. Comme les ingénieurs de l’open-source, qui, alliés aux équipes cliniques, apportent des réponses techniques face à l’urgence. Panorama de la mobilisation de l’autre côté de la Manche.

Les professeurs Rebecca Shipley et Tim Baker de l’UCL Mechanical Engineering ont travaillé sur un appareil open source de ventilation dans le cadre de l’initiative Innovation Action. Photo : © UCL

Dès mars et le début du confinement, une myriade d’actions, plus ou moins organisées en réseau, se met en place. Parmi les dizaines d’initiatives, quelques projets phares : Innovation Action, une plateforme habituellement intéressée par les technologies d’assistance à destination des personnes handicapées dont les ressources ont été mises à disposition du combat contre le Covid-19. Helpful Engineering UK, une délégation du réseau international Helpful Engineering, 3500 personnes à travers le monde sur ses chaines Slack qui échangent plans, documentations et s’organisent pour mettre à l’œuvre leurs compétences. Shield, une coopérative d’associations destinée à rassembler les efforts et mettre en lien des projets aux forces complémentaires, dotée d’une base de données nationale afin d’établir un contact rapide avec les institutions en manque de matériel. Environ 250 000 équipements ont été distribués à travers cette plateforme, pour une valeur de 1 million de livres (1,12 million d’euros).

Dans les makerspaces, on agit aussi sur le local, à l’image de Makespace, à Cambridge, où les membres développent des projets, les produisent, les documentent, les partagent en open-source et les livrent à travers la ville. Ou bien Foam, un laboratoire d’art, science et nature dans les Cornouailles, dans le sud-ouest du pays, qui produit des masques en tissu et les livre aux personnels de soin de la communauté – un exemple parmi tant d’autres de ce qu’on appelle ici « l’industrie cottage », soit des particuliers qui fabriquent et cousent depuis leurs maisons en fonction de la matière première qu’on leur fournit, rappelant l’économie domestique de l’époque proto-industrielle. En tout, 4000 masques ont été fabriqués pour les maisons de santé des Cornouailles.

« Ce qui est intéressant, explique Dave Griffiths, co-fondateur de Foam, c’est que sans soutien de la part du gouvernement, un réseau de distribution est apparu très rapidement. Nous envoyons un email à nos contacts lorsqu’une fournée est prête et ils nous disent quelle maison de santé ou communauté de soin en a besoin. » Et d’ajouter : « les hôpitaux locaux ont commencé à nous en demander, c’est alarmant ».

Dans l’industrie cottage, on coud des masques sur des machines centenaires (ici une Singer de 1911) :

 

Priorité : les équipements de protection

Au Royaume-Uni comme dans d’autres pays européens gravement touchés par la pandémie, les équipements de protection personnelle (EPP – EPI en France, pour Équipement de Protection Individuelle) manquent cruellement. Les visières sont l’équipement de première nécessité et la réponse immédiate sur laquelle se sont concentrées la plupart des initiatives. « Il y a clairement une pénurie et elles sont relativement faciles à produire », pose Nigel Daly, en charge de la délégation anglaise du réseau Helpful Engineering (HEUK).

Ainsi 3D Crowd, une communauté de « guerriers de l’impression 3D », une groupe de 8000 volontaires qui impriment et livrent des visières de protection au personnel hospitalier – « une sorte d’Amazon (gratuit) de la visière », présentent-ils – a livré en un mois plus de 65 000 visières à usage unique, grâce à plus de 138 000 livres de dons (environ 145 550 euros). À Cambridge, la communauté Makespace a produit plus de 5500 visières. Une fois les équipements distribués au personnel hospitalier local, le makerspace a lancé un appel pour écouler les 3500 unités restantes. « Nous avons été engloutis sous les demandes de maisons de santé, écoles, hospices, maisons funéraires, par des particuliers qui prennent soin de leurs parents. »

Du côté de SHIELD, cette organisation parapluie qui regroupe plusieurs actions britanniques dont Women in 3D printing, HEUK ou Med Supply Drive UK, les bénévoles sont en capacité de produire entre 1200 et 1500 protections oculaires, visières ou masques par jour, avec en ligne de mire une production de jusqu’à 10 000 pièces par jour. L’organisation s’appuie sur une « ferme a impression 3D », environ 70 imprimantes installées à Makerversity, makerspace incubateur installé à Somerset House. « Nous avons fait les itérations à partir de ces imprimantes 3D, explique Dominic Pimenta, cardiologue co-fondateur de Shield et président de l’association Heroes via laquelle il a levé plus de 650 000 livres, dont 305 000 ont été destinés à la production d’EPP (respectivement environ 729 000 livres et 342 000 euros). Cela demande beaucoup de temps pour le contrôle qualité et beaucoup de travail manuel. La prochaine étape sera d’utiliser le moulage par injection », une technique plus efficace et qui « ne nécessite pas de nettoyer le bandeau avant de les distribuer».

À Helpful Engineering UK (HEUK), les volontaires se sont entre autres appuyés sur le makerspace Building Bloqs, qui a donné gratuitement accès à ses découpeuses laser et a mobilisé sa communauté pour la main d’œuvre. « Nous sommes fiers de voir à quel point nous avons pu en deux semaines mobiliser notre communauté, trouver les matières premières, faire 5000 visières et publier de la documentation », constate Julia Citron, membre de Makespace.

Vidéo de présentation de SHIELD à la fin avril

 

Des communautés à haute expertise

Dans une crise comme celle posée par le Covid-19, les makerspaces et leurs communautés ont vite trouvé leur place : celle d’experts du prototypage, rapides, innovateurs et agiles en terme de financements. Surtout, les makerspaces et associations de bénévoles ont su mobiliser une communauté à très haute expertise. Entre SHIELD et HEUK, les compétences se complètent. « Nous donnons des conseils techniques et de production, explique Nigel Daly de HEUK, lui-même manager de projets d’ingénierie. SHIELD nous aide pour la distribution, le retour clinique et les financements. » En plus d’être en lien étroit avec le personnel hospitalier, Dominic Pimenta, à la tête de SHIELD, est cardiologue et a pu tester les prototypes directement dans le cadre de son activité.

À Cambridge, ville qui abrite l’une des universités les plus prestigieuses du monde, le niveau d’expertise a été la clé d’une réponse efficace. Le makerspace a mis en place une base de données où chacun était invité à entrer ses compétences. L’équipe pouvait ainsi puiser parmi les membres en fonction des besoins. « L’une des personnes de notre communauté locale travaille au département d’ingénierie mécanique de l’hôpital local, expose Julia Citron. Nous avons fait une liste de tous les designs vus en ligne, les ventilateurs, masques, lunettes… Il a partagé ça avec son équipe et ils ont décidé ce dont ils avaient besoin en priorité. » Un autre membre de cette communauté est développeur logiciel, continue-t-elle. « Il a créé un logiciel pour savoir qui s’occupait de telle fournée. Si quelqu’un développait des symptômes du Covid-19, nous pouvions ainsi mettre cette production en quarantaine. »

Du DIY à la production de masse

Au-delà de leurs méthodes d’actions éprouvées, les volontaires ont créé des liens avec les industries locales. Face à la pénurie de plastique, nécessaire pour fabriquer les visières, Makespace a pu trouver la matière première grâce à l’un de leurs membres, employé d’une usine d’emballage alimentaire. « Notre rôle n’est pas dans la fabrication de masse », souligne Julia Citron. Une fois le design approuvé, la documentation a été publiée en ligne et les hôpitaux les ont partagés avec les industries locales, dont la capacité de production peut aller jusqu’à 10 000 pièces d’équipement par jour.

Du côté de Shield, on travaille en lien étroit avec les industries, parmi lesquelles Rolls-Royce, qui a participé à la découpe des visières, les industries plastiques et des fabricants d’imprimantes 3D. L’organisation essaie désormais de créer une ligne de production stable et durable, d’obtenir des financements du gouvernement et produire à plus grande échelle.

Le cardiologue et fondateur de SHIELD, Dominic Pimenta, paré pour son service. Photo: © Dominic Pimenta

Le casse-tête de la certification

Agir pour le bien de tous et sans intention de profits ne va pas sans accrocs. Ainsi va du problème de la certification des équipements. Les standards de régulation, définis par la BSI, sont extrêmement exigeants, regrette Nigel Daly. « Pour les fabricants de petite taille, les barrières d’entrées sont hautes, tant en terme de temps – les tests peuvent prendre trois à quatre semaines – qu’en terme de coûts – les tests pour une visière coutent 1000 livres (près de 1200 euros, NDLR) chacune. »

Si certains tests relèvent du bon sens, comme s’assurer qu’une visière est assez couvrante pour protéger celui qui la porte, d’autres ont des exigences moins « raisonnables », estime Davy. « Par exemple, il faut pouvoir mettre une visière dans un four à 55 degrés pendant 60 minutes sans que celui-ci se déforme, détaille-t-il. Ce n’est pas un scénario susceptible de se passer et n’importe quelle visière fonderait dans de telles conditions. » Cette contrainte pourrait s’expliquer pour la stérilisation du matériel, mais celle-ci se fait chimiquement avec des produits à 70 % d’alcool, rétorque l’ingénieur.

« Obtenir une certification est incroyablement difficile, confirme Dominic Pimenta. Et pour une bonne raison », estime-t-il. Les membres de SHIELD ont développé un ventilateur à filtre à partir d’un masque de plongée. Le modèle est actuellement en phase de tests auprès de la BSI pour un coût de 18 000 livres (environ 20 200 euros), à la charge de l’organisation. « Une fois que c’est approuvé, nous pouvons le donner à travers le monde », se réjouit-il.

L’une des difficultés majeures est le marquage CE, certification longue et couteuse, mais nécessaire pour une action locale, explique Nigel Daly. Si une organisation souhaite offrir le matériel fabriqué au centre d’achat centralisé de la NHS, le service de santé public britannique, alors celui-ci s’occupe des certifications. « La plupart des associations locales souhaitent répondre directement aux besoins locaux », relève Daly. D’autant que le service d’achat central a été touché par certaines confusions et dysfonctionnements, le gouvernement assurant notamment qu’il n’existait aucune pénurie, mais plutôt des « problèmes de distribution », avant de reconnaître un souci de provision.

De nombreux tiers-lieux ont suivi des designs approuvés par des ONG ou déjà utilisés par les hôpitaux, mais le gouvernement britannique a délivré, le 7 mai, des règles à suivre dans la fabrication des EPP. Il est désormais clair que les associations engagent leur responsabilité au regard du matériel fourni. « De nombreuses associations ont arrêté leurs productions en attendant de trouver une solution ou envisagent tout bonnement de se retirer de la chaine de production », assure Daly.

L’appareil « UCL-Ventura » propose une brique d’un système de ventilation non-invasive. Photo: © James Tye / UCL

Alliance université-gouvernement

Du côté d’Innovation Action (IA), on tente de rendre le processus de certification le plus fluide possible. L’équipe est multidisciplinaire et rassemble plusieurs organes de l’University College of London (UCL) : le makerspace maison Institute of Making, le Global Disability Innovation (GDI) Hub, l’Institut d’ingénierie de la santé d’UCL, mais aussi des partenaires cliniques de l’University College Hospital. Née de la mise en place du GDI Hub à la suite des jeux paralympiques de 2016 pour penser l’enjeu des technologies d’assistance, l’initiative bénéficie d’un rondelet fonds gouvernemental de 20 millions de livres (22,4 millions d’euros). Pour adapter sa plateforme à la réponse contre le Covid-19, l’équipe a reçu un financement supplémentaire d’environ 2000 livres (2240 euros) et travaille désormais en collaboration étroite avec l’action gouvernementale Covid Action.

L’un des projets phares de cette initiative est la création d’une ventilation en pression positive continue (CPAP), un appareil de ventilation non-invasive qui doit passer par des étapes de certification très rigoureuses. Une fois l’autorisation obtenue de la part de l’agence de régulations des médicaments et des produits de santé, Innovation Action met les plans en open-source « mais seulement pour ceux qui ont les capacités de production », détaille Catherine Holloway, directrice académique de GDI. Un filtrage qui leur permet de s’assurer de la reproduction dans les règles des plans mis à disposition.

L’appareil « UCL-Ventura » est désormais déployé à travers 50 hôpitaux au Royaume-Uni et les détails ont été téléchargés par plus de 1800 équipes à travers 105 pays. « 20 équipes ont fabriqué des prototypes », fait-elle savoir (on vous en parlera plus en détail dans un prochain article proto, NDLR).

Le contrôleur de l’appareil de ventilation « UCL-Ventura », développé par l’équipe multidisciplinaire de Innovation Action. Photo: © James Tye / UCL.

Équipement à usage unique et résolution de problèmes

Au-delà de la réponse de crise et de la fabrication en urgence de centaines de milliers de visières et masques de protection, la communauté des makers s’est rapidement imposée comme ressource précieuse pour la résolution des problèmes rencontrés par le personnel de santé.

« L’hôpital local est venu nous voir pour nous parler d’un stock énorme de masques chirurgicaux à élastique qu’il avait reçu, se rappelle Julia Citron, de Makespace. Ils présentaient quelques problèmes : ils n’étaient pas assez serrés et donc n’étaient pas sûrs. Ils étaient aussi inconfortables à porter toute la journée. » Makespace a fait part du problème à sa communauté et a reçu 15 propositions en 48 heures. « Nous avons produit deux prototypes que l’hôpital a mis à l’essai. Les docteurs et infirmiers ont voté pour leur design favori et nous avons publié les plans pour qu’ils puissent être fabriqués au niveau local ou national, voire international. »

L’un des problèmes majeurs est le recours aux équipements à usage unique. Au-delà de l’enjeu évident de l’environnement – un masque chirurgical mettrait 450 ans à se désagréger -, l’usage unique est un vrai problème pour le corps médical et la création de stocks. Dans certains makerspaces, on affiche un usage unique sur les conditions d’utilisations des visières tout en prévoyant que ceux-ci puissent être stérilisé et réutilisé. « Si on pouvait réutiliser les masques ne serait-ce qu’une fois, cela doublerait les stocks », pose simplement Dominic Pimenta.

L’une des difficultés majeures pour le fonctionnement des masques est la manière dont ceux-ci vont poser sur le visage de chacun. « Le problème que nous avons avec le masque n’est pas la qualité du matériel, il est reconnu très efficace, expose-t-il en référence au masque de plongée transformé en respirateur. L’enjeu majeur est comment il pose sur le visage et dans 70 % des cas, ce test échoue. Il faut donc un réglage individuel, mais cela est variable si les masques sont jetables. Si vous venez au travail et que le masque à votre taille n’est pas disponible, alors que faites-vous ? »

Il a fait de cet enjeu son cheval de bataille et, en collaboration avec Docteure Jasmine Ho, fondatrice de Med Supply Drive UK, il pousse pour le test d’une technique décontamination par peroxyde d’hydrogène vaporisé, qui permettrait de réutiliser le masque jusqu’à 20 fois. Un système développé par Battle, un organisme de recherche et développement à but non lucratif dans l’Ohio, et approuvé par la Food and Drug Administration (FDA) américaine.

HEUK aussi s’est lancé dans le challenge suivant : la fabrication d’une sorte de boite en polycarbonate qui agit comme une couche supplémentaire de protection lorsque le soignant intube le patient, une activité à haut risque dans la génération d’aérosols. « Nous sommes des centaines à vouloir aider et faire la différence, conclut Nigel Daly. C’est une histoire inspirante et cela aide les gens à reprendre le pouvoir. »

Elsa Ferreira
publié en partenariat avec Makery.info

https://twitter.com/3dcrowduk/status/1259890705067134983

 
https://twitter.com/cammakespace/status/1244285130925051907

Norbert Romand, fondateur du fablab des 3 Lapins à Luxeuil-les-Bains en Haute-Saône, témoigne des initiatives solidaires et des réponses logistiques apportées par les makers dans la crise du covid-19 en Bourgogne Franche-Comté.

Ces visières seront distribuées dans toutes les pharmacies de la région Bourgogne Franche-Comté. Photo : © La Fabrik’

En gestation depuis 2011, le Fablab des 3 Lapins a ouvert officiellement en 2017. Ce terrier de créatifs implanté en milieu rural (à 30 kilomètres de Vesoul) s’est donné pour mission de participer activement au développement économique, social et environnemental du territoire. Norbert Romand, référent régional pour le Réseau Français des Fablabs, revient sur la mobilisation des makers durant le confinement et les actions qui ont émergé en Bourgogne Franche-Comté.

Comment avez-vous été impacté et quelles ont été vos premières actions engagées au niveau de votre communauté locale/régionale ?

Norbert Romand : On a été impacté par le fait qu’il a fallu fermer le lab dès le départ. Il nous a semblé évident d’intervenir immédiatement : on est sur un territoire en désert médical, avec une densité de population très faible et une grosse fracture numérique. Fallait y aller. On s’est d’abord lancés dans la mise en place d’outils communautaires de visio, on a monté deux serveurs, un cloud, une base de données en ligne en accès gratuit et des outils pour aider les gens qui ne savaient pas faire. On a poursuivi la distribution d’ordinateurs, toute l’année on récupère des ordinateurs qui partent à la casse, on les reconditionne, on remet du Linux et on les prête ou on les loue. On a ainsi pu équiper tous les gamins des écoles qui n’avaient pas d’ordis chez eux pour assurer la continuité pédagogique. Et bien sûr on a produit des visières.

On a resserré la communauté autour de l’action au maximum. Le but c’était vraiment de limiter la propagation du virus, hors de question d’en faire un mouvement de bénévoles. On a monté une cellule de fabrication avec notre forgeur, un volontaire en service civique et deux bénévoles. Deux jeunes qui ont suivi les formations Fablab Solidaire de l’an dernier et qui voulaient être solidaires à leur manière. On a monté également une cellule désinfection car on s’est aperçus que les makers autour qui faisaient des visières, les transmettaient de personne à personne, sans précaution.

Enfin on a mis en place un service logistique, car sur des territoires comme les nôtres c’est problématique. L’armée a même été impliquée au départ (ce qui était assez étrange !) et très vite, toutes les pharmacies et les distributeurs de pharmacie. On a pu récolter des visières qui ont été faites par les makers, les ramener et les stériliser, puis les remettre dans le circuit pour les distribuer dans des points de dépôt que sont les pharmacies du département.

Dans les premiers jours de la crise, l’Armée apporte son aide en distribuant dans les pharmacies les visières fabriquées par les makers. Photo : © Fablab des 3 Lapins

La Bourgogne Franche-Comté est une région à dominante rurale, peux-tu nous raconter les défis logistiques auxquels vous vous êtes confrontés et comment y avez-vous répondu ?

On est dans une petite ville de 6000 habitants, il y a une grosse base de l’armée de l’air à côté. L’armée a entendu parler de notre action, s’est proposée de nous aider. On leur a dit : « Ce qu’on ne sait pas faire c’est la logistique. On n’a pas de véhicules, pas les autorisations, c’est compliqué donc prenez ça en main. » Ils l’ont fait de manière informelle au départ, puis 15 jours après il y a eu une communication du Ministère qui lançait l’opération Résilience (25 mars 2020) centrée sur l’aide aux populations et l’appui aux services publics dans les domaines de la santé, de la logistique et de la protection.

On s’est dégagé assez rapidement de ce partenariat avec l’armée puisqu’on a réussi à mettre en place notre logistique avec la société civile, plus intéressant écologiquement, les distributeurs de produits pharmaceutiques faisant déjà le trajet tous les jours. On aura quand même eu les treillis venus livrer les visières ! Ce partenariat initial avec l’armée nous aura permis de faire des commandes groupées de filament, d’aller les faire chercher chez le fabricant à la frontière belge pour les redistribuer aux labs qui en manquaient en région. On a continué à faire ce sourcing pour les makers, les indépendants qui étaient à cours de fil, qui n’avaient plus d’écran ou d’élastiques pour les visières, et redistribuer le matériel par ce réseau logistique. De cette façon, on a joué un rôle de « tête de réseau ».

Opération Résilience. Source : Ministère des Armées. D.R.

Comment s’est articulé le lien entre réseaux de proximité, réseaux régionaux de fablabs et les réseaux nationaux (RFFLabs, France Tiers-Lieux …) ? En quoi ces interactions de réseaux ont-elles nourri l’action en locale ?

On a réussi à articuler tous les niveaux. Malgré des fonctionnements différents suivant les départements, la communication s’est faite quasiment partout. On s’est échangés des infos, des modèles, comme tout le monde. La Nièvre par exemple a la culture des fablabs. Ils sont structurés depuis quelques années par une volonté départementale avec une organisation, des référents, etc. C’est plus simple pour eux que dans le Jura ou nous en Haute-Saône. On a tenté de documenter et partager ce que l’on faisait niveau logistique pour que ça puisse se mettre en place dans le Jura et en Saône-et-Loire.

L’Yonne l’avait déjà mis en place mais d’une autre manière. La Côte d’Or s’en est inspiré pour prendre contact avec les pharmacies. On peut dire que les initiatives ont plutôt bien fonctionné dans notre région. Plus ou moins avec les makers. Plus ou moins avec les institutions. En Saône-et-Loire ils ont carrément monté une association avec la société civile, des labs, des entreprises, et le soutien de la sénatrice. Dans le Jura, ça s’est passé via des groupes Facebook de makers et la présence du fablab Made in Iki – Bresse du Jura pour animer. Suivant les départements et les identités de chacun, les initiatives auront été différentes mais cohérentes.

Le lien avec le national s’est fait naturellement, sans trop réfléchir, dans le feu de l’action. Notamment avec le RFFLabs, parce qu’on est adhérent, parce que c’est une communauté d’esprits. Des informations, on en avait besoin et on en a fait remonter. C’est un bon exercice et une preuve de ce que pas mal de labs annoncent depuis longtemps : être des points névralgiques de développement du territoire et d’organisation d’un maillage un peu plus étroit que ce qui est prévu par l’administration générale.

Océane, ancienne apprenante Fablab Solidaire, est venue apporter son soutien. Dans la cellule désinfection, une solution à base d’eau de Javel est nécessaire pour stériliser chaque visière avant distribution. Photo : © Fablab des 3 lapins

Quel dialogue avec les pouvoirs publics sur votre territoire ? Comment la collectivité est-elle intervenue ?

Le département chez nous est inexistant, on n’en a jamais entendu parler aux 3 Lapins. Par contre ce qu’on a reçu via le RFFLabs (des informations sur les actions menées dans les autres régions), on a réussi à le faire passer à la région Bourgogne Franche-Comté. Qui en a tenu compte et lancé un fonds d’urgence. La région est ainsi intervenue auprès des fablabs et tiers-lieux engagés dans la démarche, en remboursant sur facture les achats qui ont été faits, tout en étant bien consciente que certains fablabs ont aidé des makers (l’aide pour les fablabs aura permis d’alimenter les makers indépendants en fil).

La prise en compte de ce qui se disait au RFFLabs, au niveau de nos institutions régionales respectives, est intéressante : être identifié comme étant une des composantes pouvant apporter de l’info, mettre en synergie des actions. Dans ce rapport à l’institution, le fablab apparaît comme un point de liaison, la synapse, entre la région et le territoire.

Quentin et Mathieu au poste d’assemblage des visières au Pôle La Fabrik – Adapemont (Jura). Photo : © Adapemont – Jean-Noël Rassauoste

Le rôle des fablabs et des makers durant cette crise sanitaire aura-t-il permis de se faire mieux connaître auprès du grand public sur votre territoire ?

C’est évident ! Le premier effet c’est surtout au niveau de la société civile : de haut en bas de la société, les gens ont clairement identifié que les makers pouvaient répondre immédiatement à des besoins du territoire et à un manquement de l’État. Ça, on l’entend partout, que ce soit de chirurgiens, de chefs d’hôpitaux, de gens de tous les milieux.

Pour ce qui est des fablabs, les gens ont vu qu’il y avait une capacité de réponse organisée et une légitimité territoriale. Que ce n’était pas juste des clubs de gens jouant avec des imprimantes 3D, mais qu’ils prônaient une vision de développement, une organisation et une capacité à être des interlocuteurs crédibles. On va voir comment capitaliser ça après. Certains s’enthousiasment déjà mais pour moi le monde d’après, c’est juste le lendemain d’hier. On verra ce qu’il en reste. De toute façon il y aura une réminiscence de cette action qu’on a mené, qui nous permettra de faire un procès en légitimité, si on nous cherche des noises (sauf dans notre département… rires).

Référents Covid des Fablabs en Région. Source : RFFLabs. D.R.

À quoi ressemble l’activité d’un fablab rural en période de déconfinement ?

En période Covid, le fablab est devenu un bunker. On a fermé. Le but c’était de préserver les gens du lab, éviter la propagation du virus, surtout dans un territoire très touché : on est à une quarantaine de kilomètres de Mulhouse. Là, le Conseil d’Administration a décidé de ne pas ré-ouvrir. On n’est pas en déconfinement : on sait que les hôpitaux ne sont pas plus équipés qu’avant et que les médecins ne sont pas plus prêts, l’équipement il n’y en a toujours pas, pour trouver des visières ici c’est la galère. Donc on reste en alerte, notre forgeur travaille toujours à temps plein, on verra ce qui se passe pour être capable de réagir vite.

L’activité de notre fablab en territoire rural n’est pas celle d’un fablab « loisir » où l’on viendrait tous les jours bricoler. Les gens se déplacent quand ils ont quelque chose à faire, pour discuter sur des points précis, ce qui ne nécessite pas de garder une ouverture pour conserver une existence. Ça reste évidemment problématique pour nourrir les projets, maintenir les relations, car on est vraiment dans des phases d’acculturation du territoire. On a des paysans qui viennent nous voir car une pièce du tracteur a cassé, ils ont entendu parler de notre repar’café, ils viennent voir. Et ce relationnel là, on ne l’a plus.

Cette dimension rurale, c’est notre spécificité. On est en contact avec le terrain, on communique par l’action et pas par autre chose. On a des publics très divers politiquement, socialement, culturellement. Au beau milieu de tout ça on est là, on est des lapins, on a choisi d’être un tiers-lieu de territoire, on le fait comme ça et ça marche relativement bien. Finalement j’ai surtout parlé de fablabs car pour moi un tiers-lieu est un « fablab augmenté ». Le fablab c’est vraiment la brique essentielle de constitution des territoires ruraux et des territoires en difficulté.

Catherine Lenoble
publié en partenariat avec Makery.info

Le Fablab des 3 Lapins.

Également fabriqué au fablab des 3 Lapins pendant la crise sanitaire : des poignées de portes. Photo : © Fablab 3 Lapins

Covid-19 : en Normandie, le réseau des fablabs s’est mobilisé très rapidement pour organiser la production numérique à grande échelle de visières de protection pour les soignants. Retour sur l’expérience de l’Usine Partagée.

Les Copeaux numériques, un des pôles de fabrication citoyenne de l’Usine Partagée. © Stéphane Dévé

Le 17 mars, le confinement général est annoncé. Le 21 mars, David Danhier, à la tête de 3D&G, une PME spécialisée dans l’impression 3D à Hérouville-Saint-Clair, près de Caen, contacte le Dôme, centre régional de culture scientifique. Alerté par son voisin radiologue sur le manque de visières de protection pour les soignants, il veut savoir si le fablab du Dôme est capable de découper des visières au laser. « À ce moment-là, on ne parlait que des masques et pas encore des visières de protection. Seuls les soignants étaient en mesure de prédire leurs besoins », explique Matthieu Debar, chargé de développement au Dôme.

Avant de lancer les machines, examiner le prototype, Josef Prusa, un concepteur d’imprimantes 3D tchèque, a déjà mis en libre circulation un modèle de visière de protection faciale, validé par les autorités de santé tchèques. Les makers du réseau des fablabs normands proposent de faire évoluer le modèle afin d’accélérer le processus de fabrication, en diminuant légèrement la hauteur de la visière d’une part, et en ajoutant des picots sur les serre-têtes, permettant des impressions de plusieurs unités empilées les unes sur les autres d’autre part.

Modèle adapté de visière de protection faciale produit par les différents sites de fabrication normands. © Stéphane Dévé

Le modèle dérivé est à son tour partagé sur les communs des fablabs. Un prototype est soumis au service hygiène et sécurité du CHU de Caen, pour test et validation. « C’est la cellule qui approvisionne tout l’établissement en équipements sanitaires, précise Matthieu Debar. En obtenant leur validation, on était certains que nos visières pourraient servir à tous les services. »

Le Dôme lance alors un appel à toutes les structures normandes disposant d’outils de prototypage rapide, de type découpeuses lasers et imprimantes 3D, afin d’évaluer les capacités de production locale : dix-neuf structures des cinq départements de la région répondent présentes. Parmi elles, des fablabs associatifs, des laboratoires publics, des PME, des écoles d’ingénieurs… Le mouvement des makers est en marche.

Caroline Degrave, directrice de la coopérative des Copeaux Numériques, au poste d’assemblage. © Stéphane Dévé

La Région Normandie passe « commande »

C’est à ce moment-là que le Dôme sollicite la Région Normandie. Dans le contexte d’urgence sanitaire, la collectivité décide de soutenir financièrement l’effort de production en passant « commande » de 5 000 visières de protection pour les soignants. « Un formidable élan de solidarité s’est emparé du secteur de l’impression 3D en Normandie, annonce Hervé Morin, président de Région, le 30 mars 2020. L’objectif est de construire un modèle qui permette aux structures volontaires, qui disposent de ces outils, de produire davantage afin de fournir rapidement et massivement les personnels soignants ». Ce projet hors-norme est devenu réalité : il s’appelle l’Usine Partagée.

Ses structures sont solides : un pilotage régional assuré par le Dôme, une production multi-sites coordonnée au niveau départemental par des « pôles » territoriaux (le pôle Calvados/Orne supervisé par le Dôme à Caen ; le pôle Eure/Seine-Maritime par la coopérative des Copeaux numériques à Rouen – et le pôle Manche piloté par le Fablab de Saint-Lô-Agglo), et l’appui institutionnel de la Préfecture et de l’Agence Régionale de Santé. L’investissement est assumé par la collectivité régionale, sur la base d’un prix unitaire de 10 € par visière, intégrant le coût de la matière première, les phases de fabrication (impression, découpe, montage), la main-d’œuvre, la distribution et la coordination. C’est le Dôme, destinataire des fonds, qui indemnise ensuite chaque contributeur en fonction de sa participation.

Approvisionnement de matières premières au Fablab de St Lo. © Stéphane Dévé

Sourcer et sécuriser la matière première

L’achat et la sécurisation de la matière première sont un enjeu important. Les makers-ingénieurs du réseau ont alerté très vite sur le fait que le plastique PLA, utilisé habituellement pour les imprimantes 3D, est composé d’amidon qui résiste mal à l’autoclave médical (stérilisation à la vapeur d’eau) ou à certains produits détergents. Le choix se porte alors sur du plastique PETG (polyester glycolisé), qui doit être fourni sous forme de fil, pour la fabrication des serre-têtes à l’imprimante 3D, et de plaques pour les visières.

Problème : il y a un risque de pénurie de ce thermoplastique, tout le monde cherchant au même moment à s’en procurer. L’entreprise Thyssenkrupp Plastics France de Démouville, dans le Calvados, se positionne pour fournir en quantité suffisante les plaques de PETG à l’Usine Partagée, à moitié prix. Pour le fil, le Dôme parvient à sourcer un fournisseur au Mans, MakerShop et un autre aux Pays-Bas, ColorFabb. Ils iront chercher eux-mêmes les stocks en voiture. L’élastique provient d’un petit fournisseur à Flers, dans l’Orne, Fantex industrie.

Dès le 2 avril, les fablabs normands commencent à fabriquer les visières en série. L’Usine Partagée compte alors 16 sites de fabrication (70 imprimantes 3D et 10 machines de découpes laser), les plus petites structures ayant mis à disposition leurs machines au profit de sites plus conséquents. Au bout d’une semaine, la capacité de production de l’Usine Partagée atteint 500 visières par jour.

Parc-machine mutualisé d’imprimantes 3D au fablab de St Lo. © Stéphane Dévé

Le Dôme, centre névralgique de l’Usine Partagée

Le Dôme est devenu le centre névralgique de l’Usine. Le fab manager fournit à tous les sites de production les fichiers d’impression et le « calepinage » qui permet d’optimiser l’utilisation des plaques de thermoplastique. Pour approvisionner les sites en matières premières, c’est un peu le système D. Certains viennent les chercher, profitant d’opportunités de déplacements pour raisons professionnelles. Entre l’école d’ingénieurs ESIX de Cherbourg et le Fablab de Saint-Lô, des enseignants-chercheurs font parfois la navette.

L’École d’ingénieurs (CESI) à Rouen participe à l’effort de production en faisant tourner ses équipements. © Stéphane Dévé

La conciergerie d’entreprise Adsito à Caen, habituée à travailler avec le Dôme, a elle aussi proposé ses services, en ne facturant que les frais kilométriques. Le tiers-lieu caennais est une mini-usine qui tourne à plein régime, avec un poste de production (9 imprimantes 3D et deux découpes laser), un poste d’assemblage, un poste de colisage, la logistique et l’administration. Au total, une dizaine de personnes. Trois sociétés de développement informatique du collectif « Caen camp », Dans ma culotte, Incaya (résidente du Dôme) et Marmelab, se sont engagées à produire – dans un délai record – la plateforme d’enregistrement des demandes des professionnels de santé.

Sur les réseaux sociaux, l’action régionale de cette Usine Partagée s’est vite répandue et les demandes des hôpitaux, CHU en tête, s’accumulent. La plateforme est ouverte le 2 avril. Quinze jours plus tard, une liste de 116 bénéficiaires est arrêtée. Elle comporte des établissements hospitaliers, médecins, dentistes, infirmiers et infirmières, qui vont disposer gratuitement de ces 5 000 visières.

Les visières sont prêtes à être livrées du côté du tiers-lieu Le Kaléïdoscope à Rouen/Le Petit-Quevilly. © Stéphane Dévé

Se pose alors la question de la livraison, pendant un temps envisagé par la Préfecture. Finalement, et pour faire face à l’urgence, l’Usine va organiser elle-même la mise à disposition, en drive, des colis, sur chaque site de fabrication. Une petite entreprise de l’Orne, « Bougez pas j’y vais » met à disposition gratuitement sa petite flotte de véhicules légers pour assurer des livraisons.

« La vraie réussite de cette expérience d’Usine Partagée, c’est son agilité et sa réactivité pour répondre localement à un besoin sociétal urgent, analyse Matthieu Debar. Elle révèle le potentiel de la fabrication citoyenne dans un contexte de pandémie. En très peu de temps, nous avons publié des designs libres, amélioré ces derniers de façon itérative, mobilisé une communauté de makers, ingénieurs, chercheurs… et contribué à protéger des soignants. »

Matthieu Debar, chargé de développement au Dôme et pilote de l’opération L’Usine Partagée. © Stéphane Dévé

Le 24 avril 2020, l’Usine Partagée a livré ses 5 000 visières. L’aventure s’est arrêtée avec le financement régional. L’outil industriel classique a pris le relais, les fablabs et tiers-lieux ayant démontré leur capacité à assurer « l’intérim » dans l’urgence. Les cadres de références en vigueur avant la pandémie ont repris leurs droits. Les normes d’homologation des visières médicales, qualifiées EPI catégorie 3, ne permettent plus aujourd’hui une fabrication citoyenne. Mais ce type de crise étant vraisemblablement amené à se reproduire, il ne serait pas inutile de questionner la réussite de ces espaces et de leurs acteurs à innover, fédérer des éco-systèmes territoriaux, pour concevoir, fabriquer, distribuer suivant des méthodes agiles.

Marylène Carre
publié en partenariat avec Makery.info

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