(Dakar, Sénégal)

Ibrahima Niang, dit Piniang, est un plasticien sénégalais qui travaille avec différents médias pour attirer l’attention sur des faits marquants de sa société, des inondations à l’occupation anarchique de l’espace public. Peinture, sculpture, installations vidéo et films d’animation, sont les outils pour se faire entendre.

Ibrahima Niang, dit Piniang. Photo : D. R.

Né en 1976 à Dakar, Piniang a étudié à l’École Nationale des Arts de Dakar (ENA) de 1995 à 1999, et suivi pendant deux ans une formation en multimédia et animation au studio Pictoon. Peintre, vidéaste, installateur et dessinateur, Piniang a su, au gré de stages et de résidences d’artiste, asseoir une certaine expérience dans le domaine du multimédia. Il vit et travaille à Dakar et est aujourd’hui chargé de cours en Arts numériques à l’ENA.

Ses œuvres ont été présentées dans de nombreux lieux de l’art contemporain en Afrique et dans le monde, notamment au Musée de Malmö (Suède), à la Fondation Blachère (Apt), au Musée Dapper (Paris), au Musée Princessehof à Leeuwarden (Pays-Bas), au Bronx Museum of the Arts (New York), ou encore à l’occasion des Biennales de Grèce et de Rennes, aux galeries IFA (Berlin), et M.A.I. (Montréal), lors d’Africa Animated UNESCO à Nairobi, ou encore d’ARESUVA 2007 à Abuja (Nigeria).

Il a remporté un « Ébène » au 5ème Festival du film de quartier (Dakar, 2003) avec son premier court-métrage d’animation No war no news, et été primé par la Fondation Blachère (Biennale de Dakar 2006), la Fondation Thamgidi (Pays-Bas) et dans le In et le Off de la Biennale de Dakar (1) en 2008. Il fait également partie des lauréats de la Bourse Cultures France 2010 (Visa pour la Création).

Touki. Ibrahima Niang. Atelier de réalisation du film d’animation, avec Kirsten Otzen Keck. Copenhague (Danemark), 2010. Photo : D. R.

Piniang s’implique totalement dans les problèmes quotidiens (inondations, pollution) des populations qu’il côtoie et qu’il tente de sensibiliser à travers sa création. Selon lui, la vidéo est un support très accessible à tous, qui favorise un esprit de partage dans une démarche communautaire, et permet de sortir des murs d’une galerie pour aller à la rencontre des populations visées. L’artiste travaille sur un projet de court-métrage de 3 minutes sur les contes, Kamakazi et l’arbre aux mille pouvoirs, avec des animateurs africains (Burkina-Faso, Sénégal, Guinée, Togo et Burundi) et des intervenants français (réalisation et création sonore).

Piniang pense que les arts numériques ont un grand avenir en Afrique du fait de l’éclosion des technologies de l’information et de la communication, qui deviennent de plus en plus accessibles (vidéo, photo, téléphones portables) et permettent aux jeunes artistes de s’ouvrir à ces formes d’expression. Cependant, il regrette que de nombreux artistes aient migré vers l’Europe, ou que des initiations à l’animation et à la vidéo ne soient pas proposées par les écoles d’art locales. Dans sa volonté de partager les savoirs, il désire créer un Laboratoire d’échanges entre plasticiens et vidéastes africains et mettre en place un Festival de films d’animation, destiné aux écoles primaires de Dakar et sa banlieue, avec notamment des ateliers thématiques de création.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.piniang.com

Nataal. Ibrahima Niang. Film d’animation, 2012. Photo : © Ibrahima Niang.

(Le Caire, Égypte)

La pratique de Khaled Hafez se décline sur plusieurs supports : peinture, vidéo, photographie, installation et approches interdisciplinaires, pour explorer les divers aspects – en particulier sociaux et politiques – de la complexe identité égyptienne.

A77A: On Presidents & Superheroes. Khaled Hafez. Capture d’écran de la vidéo. 2009. Photo: © Khaled Hafez.

Khaled Hafez est né en 1963 au Caire, où il vit et travaille. Il a étudié la médecine et a suivi des cours du soir aux Beaux-arts du Caire dans les années ’80. Après avoir obtenu son diplôme de médecine en 1987 et de médecin spécialiste en 1992, il a renoncé à la pratique médicale au début des années ’90 pour entamer une carrière dans l’art. Il a alors obtenu un master en nouveaux médias et arts numériques au Transart Institute (New York) et à l’Université du Danube de Krems (Autriche). Il a participé à de grands Salons internationaux et festivals de film depuis 2004. Ses œuvres, souvent primées, sont présentées lors de nombreuses expositions et dans d’importants musées, galeries et centres d’art internationaux.

Khaled Hafez y explore les thèmes de la mémoire intime, personnelle, la nostalgie, la migration et l’hybridité. Je crois que nous sommes à un moment de l’histoire où s’opère une transformation culturelle, entre autres des aspects visuels et conceptuels, et des croyances. L’artiste nous décrit l’Égypte d’aujourd’hui comme revivant une période révolutionnaire, où la pauvreté, l’analphabétisme et les pouvoirs en lutte constituent les nouvelles réalités du néo-colonialisme. Il pense que tout le continent africain vit (d’une manière ou d’une autre) dans une situation quelque peu similaire. Bien que, tout au long du XXe siècle, l’Égypte ait connu les lumières de la création artistique et des sciences qui ont rayonné à travers le continent, nous vivons aujourd’hui un moment de chaos social.

A77A: On Presidents & Superheroes. Khaled Hafez. Capture d’écran de la vidéo. 2009. Photo: © Khaled Hafez.

Il ajoute : c’est peut-être le moment de nettoyer et réaménager nos maisons, nos pays, de l’intérieur, et de tenter de trouver la nouvelle feuille de route qui puisse amener les citoyens à de meilleures conditions de vie. Les créateurs peuvent alors devenir des ponts entre l’Est et l’Ouest, et endosser le rôle de modèles dans leur pays. Le support numérique est accessible et démocratique et peut être magique pour ceux qui savent utiliser sa magie. Il a permis aux artistes de résoudre beaucoup de problèmes, comme la mobilité, la censure, et le coût des fournitures de base.

Trois œuvres vidéo sont particulièrement importantes dans sa carrière de vidéaste et réalisateur : Logic Idlers (2003), primée à la 6ème Biennale de Dakar en 2004 ; Revolution (2006), une commande de la 1ère Biennale de Singapour, qui se trouve aujourd’hui dans les collections de 4 musées ; et le projet A77A: On Presidents & Superheroes (2009), primé à la 9ème Biennale Photo de Bamako (Mali). Ces trois œuvres ont été grandement scénarisées et toutes interrogent la signification théorique que revêt la révolution égyptienne de 2011. Dans ces trois œuvres, j’ai exploré les notions d’identité locale, d’assujettissement, de tyrannie, d’histoire personnelle, de démocratie et de lutte pour le pouvoir. Ces œuvres étaient quasi-prémonitoires au vu de ce qui s’est passé plus tard, en 2011.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.khaledhafez.net

(Alger, Algérie)

Artiste plasticien, Ammar Bouras expose en Algérie et à l’étranger, depuis vingt ans, ses installations multimédias hybrides, où la vidéo et la photographie sont souvent présentées en murs d’images animées, de vidéos mouvementées ou de mosaïques photographiques, toujours au croisement de l’esthétique, du social et du politique. Dans son œuvre, la vidéo, support logique de son cheminement esthétique, est le médium privilégié, où il mêle peinture, photographie, sérigraphie…

TAG’OUT. Installation vidéo, multi-écrans. Hommage à Boudiaf 1. Tirage numérique. 2011. Photo: D.R.

Ammar Bouras est très présent sur la scène algérienne, notamment en 2009 au 1er Festival International d’Art Contemporain d’Alger (au Musée d’Art Moderne et Contemporain), et il est parmi les artistes les plus sollicités dans les événements internationaux, tels que Contact Zone au Musée National du Mali (Bamako) en 2007, le Doha Freedom and Creativity Festival (Qatar) en 2008, ou encore la 10ème Biennale de Sharjah (Émirats Arabes Unis), en 2011. Ses œuvres sont présentes dans plusieurs musées d’art contemporain en Afrique et au Moyen-Orient, ainsi que dans des collections privées internationales. Il co-signe avec Christian Lecompte l’ouvrage Poussières d’ange en 2003, et de nombreux textes de catalogues d’art lui sont consacrés; notamment sur ses œuvres Stridences Sangcommenttaire ? et L’être d’amour.

Né en 1964 à El-Milia (Algérie), Ammar Bouras vit et travaille à Alger. Ancien étudiant de l’École Supérieure des Beaux-arts d’Alger, il a été photographe-reporter pour plusieurs journaux algériens (Alger Républicain, Le Matin) de 1988 à 1993, pour ensuite enseigner la photographie aux Beaux-arts d’Alger de 1995 à 2006. Aujourd’hui encore, il est infographiste indépendant pour le journal El Watan Week-end.

Son activité de photographe, pratiquée dès les années ’90 sur le terrain d’une actualité tragique, l’a plongé de plain-pied dans un contexte politique qui va donner une nouvelle dimension et impulsion à son travail : par une approche critique de la politique; pouvoir, intolérance et violence des rapports humains deviendront omniprésents dans son œuvre. Les thèmes de prédilection d’Ammar Bouras sont toujours son quotidien, ses problématiques existentielles, tels que la vie, la mort, le rapport à l’autre et le besoin de l’autre, ou encore le politique.

Dès 1998, avec son premier ordinateur, Ammar Bouras découvrait les outils numériques et présentait sa première vidéo : Stridences Sangcommenttaire ?, un diaporama d’images fixes composé de photographies retouchées et d’articles de presse.

Selon l’artiste, la démocratisation des moyens de production et des outils numériques ne peut être que bénéfique pour la création artistique, si toutefois elle est accompagnée d’un travail de fond : un véritable enseignement et une volonté politique ouverts sur la notion d’art et de création, pour dépasser l’artisanat, le folklore, les effets et l’événementiel.

TAG’OUT. Installation vidéo, multi-écrans. Capture d’écrans. Photo: D.R.

Son œuvre intitulée TAG’OUT, réalisée en 2011 dans le cadre de la Biennale de Sharjah, est pour lui la synthèse de quinze années de travail, où se retrouvent l’existence, la politique et le terrorisme. Une plongée intime dans le traumatisme des années ’90, sous la forme d’un tableau mosaïque de cinquante écrans avec des images d’actualité et d’autres plus intimes de ses archives personnelles, qui défilent et qui, par intermittence, se figent en divers tableaux : le dernier portrait du défunt Boudiaf quelques instants avant son assassinat, un autoportrait retouché, les parties d’un corps féminin…

Rachida Triki, critique d’art, commissaire d’exposition et professeur de philosophie et d’esthétique à Tunis, écrit à propos de l’artiste : Traqué par la terreur qui, en Algérie, a touché entre autres intellectuels et artistes, dans les années ‘90, il a vécu dans sa chair à la fois le drame de la guerre civile et celui d’être lui-même taxé de traître (« Taghout » en Arabe) à la cause de Dieu. Son drame était d’être, à l’époque, artiste et journaliste reporter. C’est pourquoi il a choisi de décliner les vrais visages des trahisons passées et sournoisement actuelles ; il le fait par une scénographie où un montage subtil de photos-peinture, de vidéo art et d’intervention plastique sur documents, participe à recréer l’émotion d’une expérience terrifiante […] Toutes les ressources du multimédia sont alors convoquées pour créer dans l’entre-deux de l’image « document-témoin » et de celle de la fiction vraie, l’espace visuel du drame de la Trahison.

Lors d’une résidence artistique effectuée en 2012 à La Chambre d’eau (Le Favril, Eure-et-Loir), il a commencé à travailler sur un projet d’installation vidéo, 24°3′55″N – 5°3′23″E, un va-et-vient entre l’Algérie et la France, qui traite d’une histoire commune, de leurs mémoires, de l’immigration clandestine, et des essais nucléaires français réalisés dans le Sahara algérien (notamment celui du 1er mai 1962 à In Ecker, qui a fait de nombreuses victimes).

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.art19.org/ammarbouras

(Alger, Algérie)

Lyès Belhocine est un artiste multimédia qui mixe électronique, programmation et contenus audio-visuels pour proposer des expériences inédites à partir d’interfaces sonores, visuelles et lumineuses. Explorateur dans l’âme, il n’hésite pas à faire appel à d’autres intervenants (scientifiques et artistes) afin de créer des œuvres diversifiées pour des publics larges ou spécialisés.

CubiiC. Interfaces audio et vidéo. Photo : © Angela Maciel Detweiler.

Lyès Belhocine est né à Alger en 1985. Après des études en Communication et Médias Interactifs à l’Université du Québec à Montréal (UQAM, Canada), puis en Arts Numériques à l’Université de Californie à Santa Cruz (États-Unis), il enseigne en Musique Électronique, Programmation pour les Arts, Art Moderne, et Cinéma, au Canada et aux États-Unis. C’est en 2011 qu’il revient à Alger, en tant que travailleur indépendant dans le secteur de la création numérique, où il fonde en 2012 une entreprise (WAVES) produisant des installations interactives à buts ludique, éducatif et culturel.

À Alger, j’ai découvert une réalité tout autre que celle d’Amérique du Nord : pas de culture des arts numériques, pas de fonds de soutien pour les artistes, peu d’espaces de diffusion, et un accès très restreint à la technologie. L’investissement de son pays natal dans la Culture reste minime et lié aux institutions étatiques, où l’art numérique est inexistant, car méconnu.

Selon Lyès, il est nécessaire d’instaurer un dialogue avec les institutions publiques afin d’introduire l’art numérique en Algérie: d’abord une exposition d’artistes internationaux, par exemple. Cela permettrait de rallier les personnes intéressées, démarrer un processus de formation et créer une base d’artistes locaux.

Dans un pays touché par de profonds maux sociaux, dont les jeunes désirent s’évader physiquement (immigration, souvent clandestine) et psychologiquement (peu de loisirs, beaucoup d’interdits), l’artiste pense que les arts numériques permettraient d’introduire des canaux d’expression inédits. L’art numérique, parce qu’il est lié aux technologies de l’information et de la communication, de l’informatique et du multimédia, pourrait permettre de créer des emplois dans ces domaines.

Dans ses œuvres, on retrouve la culture du remix, où le mélange des sources donne naissance à de nouvelles trames ; l’art étant de créer de la cohésion entre des éléments qui ne sont pas a priori envisagés ensemble. Lyès voit dans l’assemblage des rythmes, sonorités, couleurs et thèmes d’horizons divers un potentiel de réconciliation plus profond, à un niveau sociétal et à l’échelle internationale.

Lumisketch. Interacteurs en train de créer des tracés. Photo : © Drew Detweiler.

 CubiiC est une interface conçue et réalisée par Lyès Belhocine et Drew Detweiler (États-Unis) en 2011, et présentée lors de l’exposition Objets-Son dans le cadre d’E-FEST en Tunisie en 2012. Elle permet de mixer de la musique (tel un DJ) et de la vidéo (VJ). Ici, le paradigme du mixage des sources audio-visuelles est remis en question par l’introduction de cubes. Équipés sur chaque face d’émetteurs RFID (identification par radio-fréquences), les deux cubes permettent d’obtenir douze pistes sonores et visuelles. De plus, des capteurs tactiles proposent d’ajouter des effets en temps réel. Enfin, l’application développée arrange les sources pour qu’aucune erreur de mixage ne soit possible. Le résultat est une illusion parfaite de la maîtrise des techniques de mixage et procure au public satisfaction et amusement. Une performance utilisant l’interface est actuellement en développement.

Également conçu et réalisé par Lyès Belhocine et Drew Detweiler en 2012, Lumisketch est une application de traçage de lumière développée pour des performances de danse et de théâtre. Basée sur une simple détection de lumière, il s’agit d’une simulation du phénomène de persistance rétinienne. Ainsi, quiconque munit d’une source de lumière peut créer des tracés qui sont ensuite projetés. À la demande des publics et organisateurs de différents festivals, le projet, point de départ de Three Bodies, a pris son indépendance.

Three Bodies est une performance pluri-disciplinaire issue d’une collaboration entre des professeurs d’astrophysique, de danse, de musique et d’arts numériques de l’Université de Californie, et l’artiste Lyès Belhocine, en 2012. Avec le désir de mêler plusieurs disciplines autour du « Problème à Trois Corps », mouvements stellaires en astrophysique, la visualisation du problème crée une œuvre interactive. Les trois corps sont représentés par trois danseurs portant des chapeaux illuminés par des LEDs. Sous leurs pieds, la visualisation des mouvements stellaires leur sert de guide et, au-dessus de leurs têtes, un tracé en temps réel permet de montrer au public leurs trajectoires. À leurs positions, sont associées des données sonores, diffusées via six enceintes.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.lyouss.net

Three Bodies. Chapeaux à LEDs créés pour les danseurs. Photo : © Angela Maciel Detweiler.

(Dakar, Sénégal)

Edgar Afoutou est l’exemple parfait d’un parcours prometteur en Afrique, le développeur informaticien qui a trouvé sa voie grâce à la rencontre avec le monde du Libre et l’art numérique. Ses perspectives sont clairement annoncées : apporter mes connaissances au croisement entre art et informatique, et émanciper mon côté créatif.

Projet DIGIBAP. Résidence à Kër Thiossane, Dakar, 2012. De gauche à droite: Edgar Afoutou (Dakar, Sénégal), Grand-Jacques (Dakar, Sénégal) et Jean Katambayi Mukendi (Lubumbashi, RDC). Photo: © Bathie Samba Tounkara et Susana Moliner Delgado.

Son premier contact avec l’univers artistique a lieu en 2010 à Dakar, où il participe à la réalisation de l’exposition multimédia de Mondomix: Les Musiques Noires dans le Monde. Depuis lors, il accompagne des artistes dans la réalisation de projets artistiques et culturels.

Son premier contact avec l’univers artistique a lieu en 2010 à Dakar, où il participe à la réalisation de l’exposition multimédia de Mondomix: Les Musiques Noires dans le Monde. Depuis lors, il accompagne des artistes dans la réalisation de projets artistiques et culturels.

Ses thèmes de prédilection sont: le hacking (1), la récupération, les logiciels libres et l’Open source, qu’il défend en ces termes : l’économie mondiale est en crise… Heureusement, nous avons des bras, l’accès à la connaissance et aux technologies libres, qui sont de véritables avantages.

Né en 1978 à Dakar et originaire du Togo, Edgar Ekoué Afoutou vit et travaille au Sénégal depuis 2001 en tant que développeur. Il étudie les réseaux Télécom et se spécialise en Services Réseau. Défenseur du Libre, il est membre de DakarLUG, une communauté d’utilisateurs du système Linux, qui se retrouve régulièrement pour parler Open source, partager leurs connaissances et des pizzas.

Son aventure « numérique et artistique » faisant son chemin, il représente DakarLUG en 2011 lors des festivals LabToLab à Nantes, Mal au Pixel à Paris, et Désert Numérique à Saint-Nazaire-Le-Désert (Drôme). Il est alors question de réfléchir sur la pédagogie, la coopération et la solidarité internationale des Labs (2) et d’établir un état des lieux de la création numérique en Europe et en Afrique.

Puis, il s’inscrit à plusieurs ateliers de recherche et de création numérique (avec Trias Culture(3) et Kër Thiossane (4) en 2011 et 2012), axés sur l’exploration de différents types de capteurs. Il prend part en mai 2012 lors du Festival Afropixel à l’atelier DefKo Yaw Rek, organisé par le collectif Usinette.org (France), où il s’agit de réaliser une extrudeuse : une machine de recyclage des déchets plastiques. En juillet 2012, il assiste Jean Katambayi Mukendi (5), en résidence à Kër Thiossane (projet DIGIBAP).

Atelier DefKo Yaw Rek. Résidence à Kër Thiossane, Dakar, 2012. Photo: © Vanessa Brunet (Usinette, France).

Il travaille en tant que programmeur sur le projet eZoTouch, initié en 2012 par Roland Kossigan Assilevi (6). C’est une application de VJing (7) développée avec Pure Data et pilotée à partir de matériel détourné. Son objectif est de proposer une alternative aux outils existant sur le marché.

À Dakar, la création numérique est un concept nouveau. L’art numérique africain s’exprime de façon timide, car les manifestations qui y sont consacrées sur le continent sont rares, tout comme les structures qui accompagnent les artistes africains dans cette voie-là. Les outils libres sont à la portée de tous. Aussi, le nombre de personnes ayant accès à Internet et aux réseaux mobiles n’a-t-il cessé de croître. Il ne nous reste qu’à nous approprier ces technologies pour réaliser des œuvres originales.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> http://edgar-afoutou.blogspot.com/

déconstruction sonore

Julien Ottavi est un intellectuel contemporain hybride très intéressant, capable d’explorer et d’associer un activisme médiatique à la composition sonore, à la poésie, au cinéma expérimental et à l’anarchitecture. Il est membre fondateur du collectif Apo33 (une association prolifique dans les domaines interdisciplinaires de l’art et de la technologie alliant recherche, expérimentation et intervention sociale) dont l’ADN se situe dans la fusion de l’art sonore, du live-vidéo, des nouvelles technologies et des performances physiques et dans le développement d’outils matériels et logiciels destinés à des projets créatifs,

Julien Ottavi – The Noiser.

Julien Ottavi – The Noiser. Photo : Julien Ottavi/Apo33 (Copyleft)

Depuis 1997, Ottavi développe un travail de composition qui utilise la déconstruction de la voix et la fragmentation de processus grâce au montage numérique. Durant de nombreuses années, en tant que développeur audio et vidéo par le biais de Pure Data, il a fouillé les réserves de l’électronique et construit à partir de matériaux non-conventionnels ou obsolètes, tout en maintenant une posture « militante » quant au partage des connaissances sur le développement technologique, un cheminement qui a conduit à la création d’APODIO, un système d’exploitation Gnu/Linux dédié à l’art numérique. Il suit de manière inconditionnelle la philosophie de l’open source, interprétée comme une ouverture complète, libérée du carcan de la propriété intellectuelle, des idées classiques de l’auteur en tant que créateur individuel et des œuvres d’art issues de talents uniques et individuels. Parti de la scène underground de Nantes jusqu’à atteindre une dimension mondiale, son travail se caractérise par une approche fluide qui se démarque par l’émancipation constante des catégories stylistiques et de fonctionnelles.

Comment est née l’idée d’Apo33 ? De nos jours, un collectif lié à un contexte artistique militant qui guide son travail sur les nouveaux médias n’est plus exceptionnel, mais peut-être l’était-il lorsque vous avez commencé ?
Apo33 a débuté en 1996. L’idée originale était d’apporter à Nantes la musique bruitiste et expérimentale, les performances, tous ces genres qui n’étaient pas représentés dans les médias grand public. Au début des années 2000, nous avons évolué vers la production, la recherche et la promotion de nos propres œuvres d’art. Lorsque nous avons commencé à hybrider l’art, les technologies, l’écologie, la philosophie et la théorie, c’était absolument nouveau en termes d’organisations transdisciplinaires. Nous collaborions alors beaucoup avec des organisations militantes, des médias et associations politiques alternatifs, des collectifs d’art, des organisations travaillant autour des logiciels libres, des nouvelles technologies, du copyleft et, enfin, d’autres groupes versés dans la théorie et la philosophie. Cependant, il était rare que ces organisations mélangent tous ces éléments de manière non-hiérarchique. Aujourd’hui, ces pratiques sont plus répandues et on trouve plusieurs collectifs comme Apo33 dans le monde entier. Cela nous réjouit parce qu’il est important que ces modes d’organisation se multiplient de manière virale et sèment de nouvelles graines dans le quotidien des gens.

Je trouve particulièrement intéressant de lier les changements technologiques et socio-économiques de l’ »information / communication / économie » aux concepts de production et de consommation qui excluent la participation directe de l’argent. Je pense à ces soi-disant « activités économiques non-monétaires » qui sont difficiles à quantifier à travers des indicateurs monétaires, mais susceptibles d’être mieux expliquées par les catégories des médias numériques, des réseaux et de l’esthétique du flux (1).
À vrai dire, ce n’était pas le premier lien, mais à un moment donné il a pris de l’importance parce que nous voulions survivre grâce à notre art, sans avoir pour autant à vendre notre âme. Nous voulions, et voulons encore, rester cohérents par rapport à nos aspirations. Tu produis de l’art, des logiciels, du savoir, des outils que tu partages avec ta communauté, tu ne vends pas de produits dans le but de dégager un bénéfice. Si tu vends quelque chose, ce sera lié à des services, des processus de production, etc. Le mouvement du copyleft apporte de nouveaux paradigmes d’échange économique basés sur les relations sociales et des échanges de « principe », par opposition au capitalisme dont les objectifs sont l’exploitation des travailleurs et le profit issu de tout produit possible, y compris de l’argent (en tant qu’objet virtuel), des productions de masse, de l’épuisement de la nature (terre, ressources, animaux, etc.) et des activités humaines (art, agriculture, énergies, sciences, logement, etc.).

Depuis quelques années, les logiciels libres sont impliqués dans la pratique de réseau. C’est par le biais de ces réseaux originels que le code source a pu circuler; il a été partagé, copié, modifié. Le logiciel libre n’a pu être développé qu’à partir d’un effort collaboratif, de projets, programmations, corrections et beta-tests multi-auteurs. Dès le départ, le projet du « libre » s’est intégré à la pratique d’Internet et du réseau. Sans les logiciels libres et les options de licences affranchies du droit d’auteur, la notion de réseaux numériques se serait trouvée elle-même limitée à des sites payants ou contrôlés par des sociétés privées. Alors que ces sociétés sont manifestement présentes dans le système actuel, elles doivent rivaliser avec des structures plus ouvertes, qui s’ajoutent à une variété de produits issus de la libre circulation, telle que des logiciels, des textes, des idées, de la documentation, des outils de distribution, de communauté, d’entraide, des forums, des modes de partage, etc. Plusieurs formes de création associées à des notions contemporaines de réseaux, de partages et de collaborations ont été mises au point à l’intérieur et en dehors d’Internet…

Lorsque l’auteur se démultiplie, dix fois, mille fois, lorsque la machine (prothèse de l’être humain) devient créatrice autonome et quasi-indépendante, nous pourrions y voir une nouvelle société en pleine émergence où des visions neuves se mêlent et s’entremêlent, s’accumulent et explosent, de nouveaux espoirs surgissent menant à des transformations. Les transformations machiniques ont mené au chaos, à des comportements étranges et inouïs. À présent, nous courrons dans l’obscurité avec la peur comme seul éclairage; peut-être vers notre extermination, comme Icare visant le soleil, essayant de disparaître dans le soleil. Mais en quoi cela est-il lié à des pratiques artistiques ? Peut-être que ces pratiques ne font que refléter nos champs de vision, nos désirs, nos fantômes ? Le désir est peut-être nécessaire à notre transformation, et nous avons besoin de créer des machines, par le biais de réseaux, de participer collectivement à une œuvre d’art incommensurable et interminable, avec des réseaux agissant comme autant de multiplicateurs d’une myriade de permutations.

Que pensez-vous de la scène musicale actuelle du glitch ? Ce type d’expression est souvent basé sur une esthétique de l’erreur avec une matrice post-structurale et trouve son orientation conceptuelle dans le slogan de Deleuze et Guattari : Les machines désirantes ne marchent que détraquées (2). Est-ce que cela exprime également votre point de vue politique ?
Il est intéressant de se pencher sur la question de l’erreur dans l’art en général, de la musique improvisée au cinéma expérimental. Le glitch, l’erreur numérique, le bug, la saleté sont très importants pour les modes d’expression émergents : ils créent de nouvelles façons de jouer avec le medium ou donner des outils à l’artiste. Dans le cas de l’ordinateur, tout le monde est confronté à sa limite. Sa technologie est loin d’être parfaite et, en ce moment, il se multiplie sans fin, ce qui a pour résultat des décharges en Inde, en Afrique ou en Chine, où les pauvres et les enfants sont intoxiqués par le recyclage de composants dangereux qui forment ces outils. Nous devons non seulement aller au-delà de l’idée de simplement faire de la musique ou de l’art numérique, mais aussi il nous faut prendre en compte l’aspect du recyclage. La philosophie GNU/Linux et les nouvelles pratiques de recyclage des machines pour de nouvelles utilisations devraient pouvoir inspirer des artistes dans leur musique et dans leur production artistique.

Apo33, L’oiseau et l’autre, installation sonore basée sur des chants d'oiseaux, 2012.

Apo33, L’oiseau et l’autre, installation sonore basée sur des chants d’oiseaux, 2012. Photo : Julien Ottavi/Apo33 (Copyleft)

La formation des personnes impliquées dans ces disciplines est nécessairement hétérogène : elle est souvent située à la croisée de l’éducation artistique et musicale, ou dans un champ complètement différent. De quel domaine votre univers s’inspire-t-il ?
Depuis de nombreuses années, je développe une pratique de recherche artistique basée sur les nouvelles formes d’écriture musicale utilisant l’ordinateur, les outils audio et les réseaux. À partir de l’interprétation musicale de partitions graphiques telles que Treatise de Cornelius Cardew, December d’Earle Brown ou Cartridge Music de John Cage, j’ai axé mon travail sur l’idée d’une composition programmatique, de recherches dans le domaine du code en tant que partition, mélange de partitions, instrument et direction. Par conséquent, lorsque j’écris un morceau de code ou un « patch » (j’utilise PureData comme principal outil de code) en mettant l’accent sur des idées précises telles que « l’étude de fréquences » ou « la musique de bruit blanc », le programme fait glisser l’interprétation vers une zone avancée dont le musicien suit les chemins indéterminés : la partition graphique, à travers laquelle son interprétation est étroitement liée à l’ouverture de la composition.

L’ordinateur est devenu pour moi un domaine musical où musiciens, interprètes, compositeurs, programmeurs et autres praticiens fusionnent avec de nouveaux outils où s’opèrent des potentialités musicales infinies. Plus qu’un instrument, l’ordinateur offre une toute nouvelle compréhension de la composition musicale. Je peux simultanément construire mon instrument et réaliser une composition, au moment même où j’interprète et joue la musique en public tout en enregistrant et diffusant ce qui en résulte à travers le monde. Je peux contrôler l’ensemble de la chaîne de la production artistique, de son écriture et de sa conception à sa production et sa distribution.

Les ordinateurs portables et autres technologies mobiles, tels que les enregistreurs numériques, apportent un autre niveau à ces pratiques musicales. Nous ne sommes plus limités par notre positionnement spatial : l’espace du studio. La caverne/refuge du musicien/compositeur peut devenir tout aussi nomade que son utilisateur. Nous pouvons presque écrire et composer/jouer/diffuser de la musique aussi souvent que nous le voulons. Ces réalités ont changé ma pratique musicale, offrant une plus grande liberté de mouvement par rapport aux restrictions spatio-temporelles ou aux limitations géographiques dans le cadre de ma production musicale.

En même temps qu’une plus grande mobilité était offerte par l’ordinateur, transformant radicalement ma relation à l’atelier, le World Wide Web est arrivé et avec lui une autre dimension de ma pratique musicale. Je peux à présent jouer à distance avec d’autres musiciens et compositeurs dans des salles de concert, sans avoir à m’y trouver physiquement. Cela m’a conduit à produire et participer à des festivals de musique en ligne ou des concerts à distance, ainsi qu’à collaborer avec différents musiciens dans un contexte où le public, comme les musiciens, ne sont plus dans un espace donné, mais sont dispersés à travers le monde, à l’échelle globale et font l’expérience simultanée de ces productions. Nous pouvons transférer des sons de très haute qualité sur Internet à l’aide des technologies du stream.

En fin de compte, cela signifie que pour explorer ces nouvelles pratiques et collaborations musicales, je peux maintenant travailler avec les musiciens avec qui je souhaitais jouer sans avoir à planifier de voyage, de vol, de visa, etc. Ceci a également contribué à renforcer la communauté et a ouvert les frontières pour les musiciens de pays comme l’Amérique du Sud, l’Afrique ou l’Asie, dont le travail n’était ni diffusé ni connu en Occident. J’ai également commencé à mettre en place mes propres serveurs pour expérimenter avec des studios de musique en ligne, où j’ai enregistré un album entier en collaboration avec un autre musicien à New York, sans jamais être dans le même pays au cours de la production de ce travail. En utilisant la fonction traditionnelle du studio (postproduction), l’enregistrement audio, le mixage multi-canal, etc. avec cette plateforme en ligne, on a travaillé pendant un mois, sur quelques heures d’enregistrements récents et terminés de nouvelles compositions destinées à un CD de 45 minutes.

Mon travail est hanté par un rêve : celui de pouvoir écouter la musique que j’ai dans la tête, paradoxalement sans la fabriquer. Cela vient de l’idée que je suis avant tout un auditeur dont découle le musicien/compositeur. Quand je joue/crée de la musique, j’aime pouvoir l’écouter en même temps que l’auditoire qui la reçoit, plutôt que de me focaliser sur le processus de composition. L’enregistrement ne suffisait pas, car son évolution organique est figée. Je voulais écouter de la musique avec des éléments incontrôlables/imprévisibles, qui intègrent des sources sonores externes (externes à la synthèse, l’algorithme ou la logique informatique). J’ai donc décidé de créer un compositeur automatisé, prenant le relais à partir du point où se situe la Musique, comme le proposait John Cage, c’est-à-dire : une série d’événements sur une ligne chronologique, la Musique est l’écriture du temps, la Musique est temps…

Ce système d’automation doit pouvoir mélanger des sons grâce à un système de samplers, de contrôles de volume et d’effets gérés par différentes horloges effectuant des traitements selon des valeurs aléatoires, y compris des réactions échappant aux contrôles de données comme les entrées fondamentales, les fréquences et les enveloppes. Cette musique peut être créée de n’importe où, en captant du bruit dans la rue, dans un champ ou dans un immeuble, puis en le mixant, le transformant, l’envoyant sur Internet et le diffusant en stream en temps réel à n’importe quel auditeur du cyberespace.

À ce jour, j’ai pu écouter ma « propre » musique chez moi, sans la fabriquer et je suis en mesure d’écouter les transformations subtiles des mouvements sonores et inattendus provenant des changements issus de la source sonore liée aux activités qui se produisent dans les rues et bâtiments et champs où le son est capté : […] une communauté crée des utilisations possibles de la technologie. L’ »utilisateur » de la technologie, n’est donc pas un individu, mais un membre de la communauté ayant une pratique qui utilise la technologie en question. L’utilisateur unique est impliqué dans les pratiques de la communauté et donne du sens à la technologie dans le contexte de ces pratiques. Quand l’innovation transforme ces pratiques, de nouvelles manières d’agir créent de nouvelles interprétations du monde. Si l’innovation est technologique, la technologie s’intègre de manière nouvelle dans la pratique sociale et acquiert un nouveau sens (3).

 

Interview par Pasquale Napolitano
publié dans MCD #68, « La culture du libre », sept. / nov. 2012

 

(1) Manuel Castells, Internet Galaxy (Oxford, Oxford University Press, 2001).
(2) Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe (Minuit, 1972).
(3) Ilka Tuomi, Networks of Innovation, change and meaning in the age of the Internet (Oxford, Oxford University Press, 2002)

> http://apo33.org/

Dissection de l’auteur

Le questionnement du système de l’art par la critique institutionnelle, la posture politique du situationnisme, l’amalgame de l’art et de la vie par John Cage et Fluxus, le « système D » du punk : tous ces vecteurs semblent converger dans la recherche de Mattin (musicien et artiste basque). Si son travail est centré sur le bruitisme et l’improvisation, Mattin nous pousse à explorer leurs limites et leurs contradictions en interrogeant les formes établies, les pratiques, les conventions et les contextes.

Mattin live @ MEM festival, Bar Bullit, Bilbao, 18/12/2003. Photo: D.R.

Son approche auto-réfléchie et méta-contextuelle ne se contente pas de déconstruire le langage de la musique visant à explorer le cadre social, politique et économique de la production et de la réception. C’est un déplacement de l’intérêt de la forme musicale vers la sphère extramusicale qui se reflète à tous les niveaux : le concert (conçu comme un système de relations forcées et perturbées), les moyens de production et de distribution (il dirige trois labels militants de l’anti-copyright, chaque œuvre étant disponible gratuitement : la série Free Software, dédiée aux pièces réalisées à l’aide d’un logiciel libre, w.m.o/r et le netlabel Desetxea). Plus important encore, la notion même de droit d’auteur (et par conséquent de propriété intellectuelle) est ramenée à ses racines historiques et littéralement disséquée. À travers des voies impersonnelles d’expression, les performances de Mattin s’opposent à l’idée de créativité individuelle. En assumant les contradictions et en fragmentant les attentes et les rôles préconçus, Mattin tente de dévoiler la manière dont des contextes, les situations et la subjectivité sont construits en les utilisant comme matière première de l’improvisation et en cherchant à sonder le système de la musique expérimentale et de ses relations avec la société capitaliste. En fin de compte, il s’agit d’examiner notre société elle-même.

Vous déclarez sur votre site Web: je n’assume aucune responsabilité pour le pronom « Je » en tant que réceptacle d’un auteur individuel. Ceci nous conduit immédiatement à l’une des notions les plus controversées de la critique esthétique, de l’art et de la musique : l’auteur. Cela s’applique-t-il à votre pratique créative ? Comment le bruitisme et l’improvisation peuvent-ils remettre l’auteur en question ?
La notion de créativité est très problématique, car elle présuppose qu’une personne apporte de la nouveauté ou de l’originalité. Cela engendre une série d’attentes et de divisions ultérieures du travail : on associe cette créativité aux personnes ayant des rôles spécifiques (comme les musiciens ou les artistes) ce qui instaure inévitablement des hiérarchies entre les différents niveaux d’activité, où l’activité du public devient mineure (ou instrumentalisée par une forme d’appropriation par l’artiste).
Dans l’improvisation, la liberté se rapporte à cette conception de la créativité : les improvisateurs sont libres d’utiliser leurs instruments de manières supposées être uniques ou originales. Cette vision de la liberté me semble très limitée et, qui plus est, individualiste dans le sens où les limites se placent dans son propre ego et celui des autres improvisateurs, ce qui instaure une séparation analogue à de la subjectivité libérale : laissez-moi être « libre », tant que je peux exprimer ma « liberté ». Si nous examinons les règles implicites de l’improvisation, il est clair que chaque artiste permet aux autres de faire ce qu’ils veulent tant qu’ils n’interrompent pas son processus de « création ». Les improvisateurs ne sont, en réalité, pas si ouverts que ça; particulièrement si l’on essaie de provoquer un type d’interaction différent, plus intersubjectif.
Le côté informel et la soi-disant liberté dans l’improvisation peuvent entraîner beaucoup de mysticisme et d’obscurantisme, une opacité qui rappelle l’abstraction conceptuelle dans la notion d’auteur ou la forme des produits de consommation. Avec quelques personnes, nous avons essayé de détacher cette notion de créativité de l’improvisation. Nous concevons l’improvisation comme un élément générique sans mise en relief de l’individualité, dans laquelle les expressions impersonnelles ou les gestes génériques produisent une performativité radicale et non-réflexive, dans la mesure où elle ne revient pas vers vous en tant qu’individus (ou, au moins, elle révèle la structure des rôles individuels).

La déconstruction des contextes et des rapports de réception et de production semble être centrale dans votre pratique. Je me souviens avoir assisté à l’un de vos concerts à Berlin et n’y avoir perçu qu’un bruit de fond…
Ce concert était une tentative de travail sur des idées mentionnées ci-dessus, où les décisions structurelles révélaient des attentes, des rôles et des relations de pouvoir informels dans un contexte précis, tout en essayant de produire une « équalisation » radicale des sons (ne pas donner plus d’importance à l’un ou à l’autre) et sans distinction entre l’activité et la passivité (aucune neutralité dans n’importe quel élément de la situation). Je n’étais pas présent, ce qui, pour un concert improvisé peut être considéré comme sacrilège, parce que je n’étais pas là pour exprimer ma liberté, mais j’y avais participé par le biais de décisions préparées à l’avance : le public restait dans un espace totalement obscur pendant une heure, ensuite la lumière s’allumait et on diffusait l’enregistrement des personnes présentes dans la salle durant la première heure.
Pendant la diffusion de cet enregistrement, la moitié des recettes des entrées était censée être disposée au milieu de la salle (nous étions deux à l’affiche ce soir là) et les auditeurs (ou les performeurs, quelque soit la façon dont on préfère les nommer) pouvaient prendre de l’argent s’ils le désiraient. Cependant, Mario De Vega, l’un des organisateurs, estimant que les 20 euros récoltés à l’entrée n’étaient pas suffisants, n’a pas mis cet argent à disposition. Ce qui s’est avéré intéressant pour moi, c’était la façon dont les relations informelles de pouvoir ont resurgit. Je pense que si Mario n’était pas lui-même artiste, il aurait juste placé l’argent selon les instructions, mais étant artiste et organisateur doté d’un certain pouvoir sur la situation, il l’a exprimé sous la forme de décision esthétique qui a saboté la mienne.
Quelques jours plus tard, j’ai participé à un débat public intitulé pourquoi je ne suis pas venu à mon concert. Nous avons examiné les questions soulevées par ce concert, certaines étaient vraiment dures. Cela m’a vraiment permis de me rendre compte de la difficulté de remettre en question le statut de l’auteur en étant soi même auteur. La discussion s’est totalement retournée contre certaines des intentions du concert. En conséquence, je travaille maintenant dans l’anonymat tout en essayant d’utiliser Mattin comme matière à expérimentation et improvisation.

Dans un scénario culturel où l’interaction collective s’impose comme règle de production et de consommation, la tentative de l’avant-garde d’émanciper les spectateurs grâce à la participation semble être absorbée par le système. Votre travail questionne souvent la distinction entre artiste et public. Dans un texte récent, vous présentez la notion d’ »auteur gestionnaire » pour souligner la façon dont les pratiques participatives, tout en essayant de surmonter la distinction entre production active et consommation passive, peuvent finalement devenir une prothèse des courants capitalistes (1).
Cela tient de l’instrumentalisation et de l’agencement : dans quelle mesure l’artiste permet-il un renversement des paramètres conceptuels qui sous-tendent une situation ? Dans quelle mesure l’artiste permettrait-il à une situation de s’effondrer si la participation allait assez loin ?
En écrivant ce texte, je craignais qu’il soit perçu comme moralisateur, comme si il y avait qu’une façon nette et tranchée de se lier à d’autres personnes. Ce n’est pas mon intention, il y a toujours un niveau de manipulation en jeu et il s’agit alors de savoir ce que l’on en fait. Doit-on essayer d’assimiler la notion d’auteur ou de la démanteler en démontrant sa fausseté ?
De ce fait, les concerts que je donne (le « je » étant toujours à questionner) sont des situations qui présupposent que :

  1. a) le public n’est pas neutre
  2. b) le concert est une relation de pouvoir avec des intérêts et des positions inégaux dans la situation
  3. c) néanmoins, les positions ne sont pas figées et peuvent être modifiées ou radicalement questionnées, non pas comme une forme de libération, mais comme une chose autre.

Fondamentalement, il est inintéressant de donner l’impression d’un spectateur libéré ou émancipé par une forme de participation, mais lorsqu’on produit des situations dans lesquelles on est coupés de nos rôles et démuni d’outils pour y faire face, on se sent à nu et vulnérables. Cela relève davantage de l’aliénation et il faut se demander comment l’aliénation est induite, tant au sens général que dans une situation spécifique. Un simple concert ne peut nous libérer, mais nous pouvons explorer la manière dont nous sommes prisonniers des attentes et de conditions artificielles, ce qui revêt toujours un intérêt particulier. Une condition préalable pour changer les choses pourrait résider dans l’effort de compréhension de leurs propres effets et de leur construction.

Mattin live @ Guardetxea, Donosti 07/08/2010. Photo: © Mikel R. Nieto.

Qu’en est-il de votre implication dans le mouvement Anti-Copyright ?
Je ne parlerai pas de mouvement. Il s’agit davantage d’une attitude face à la propriété intellectuelle. Si, grâce à l’improvisation, on remet constamment en question les paramètres de ce dont on traite, alors il est normal de questionner la transformation d’une activité en propriété.
Dans une récente conversation avec Rasmus Fleischer, nous avons abordé les jonctions entre l’obscurité de certains concepts tels que la musique et la notion d’auteur. Elles se sont développées simultanément avec la notion d’expérience et d’esthétique et l’émergence des formes de produits de consommation (i.e. au XVIIIe siècle). Nous considérons ces concepts comme naturels, comme s’ils avaient toujours été là, mais ils sont issus de développements spécifiques à des modes de production, de discussions philosophiques, de la façon dont la notion d’individu et sa relation à la loi se sont édifiées.
Le système juridique qui renforce la propriété repose sur une subjectivité bourgeoise qui conçoit la liberté comme une séparation entre les individus et leur communauté et des individus entre eux. D’un point de vue historique, Marx considère cela comme une excroissance de la Déclaration des droits de l’homme, qui valorise ces séparations. La loi, au lieu de préserver notre liberté, devient un résultat idéologique de l’égoïsme et de l’atomisme, reproduisant ainsi une appréhension de la liberté nécessaire à l’épanouissement du capitalisme. Étant donné que le mode de production capitaliste repose sur des salariés libres de vendre leur puissance de travail, les travailleurs ne possèdent peut-être pas tous les moyens de production, mais il leur reste leur corps et la soi-disant égalité politique et juridique. Plutôt qu’être le sujet des droits, les individus deviennent alors leurs objets et sont, en outre, dégradés et isolés en tant que tels.
De même, les produits de consommation sont des objets égaux aux yeux du marché. Cela montre la manière dont les droits de l’homme et de la propriété sont entièrement liés par l’idéologie de la subjectivité bourgeoise, garantie par la sécurité de la police. La stabilité était tout aussi nécessaire afin de développer une appréhension spécifique du temps : le temps de travail abstrait et homogène qui peut être mesuré par le biais de sa productivité et doté d’une valeur. C’est dans ces conditions présentes que la notion d’auteur pourrait obtenir une certaine pertinence, mais aujourd’hui nous sommes en mesure d’identifier la fausseté du concept. Par exemple, par des moyens technologiques et numériques, comme les logiciels libres, qui ne tiennent aucun compte de l’individualité en tant que source de production et de distribution.

Puisque nous en venons à la série Free Software : pourquoi avoir décidé de fonder un label axé sur les logiciels libres ?
Le label était lié à l’émergence de l’utilisation du logiciel libre par différents acteurs de la musique expérimentale. La majorité de ceux qui utilisent les logiciels libres ont clairement conscience de remettre en question les notions de propriété intellectuelle, mais leurs positions à son égard divergent. Alors, l’une des conditions préalables pour sortir une œuvre sur ce label était de clarifier cette position (anti-copyright, copyleft, licence GNU ou toute autre forme de posture). Il s’agit de faire progresser le débat à ce sujet. D’autre part, des gens curieux, comme Taku Unami, susceptibles de posséder un ordinateur équipé d’un système d’exploitation Mac ou Windows et un autre de GNU/Linux souhaitent essayer plusieurs pratiques. Quand ces artistes sont invités à sortir quelque chose sur le label, ils doivent utiliser l’ordinateur équipé de GNU/Linux. Les moyens de production de la musique expérimentale ont des répercussions idéologiques qui, à mon avis, devraient être discutés plus amplement.

Vous avez développé certaines de ces problématiques à l’écrit, en particulier dans le livre Noise & Capitalism  (2). Souhaiteriez-vous y effectuer des ajustements 3 ans plus tard ? Quel est le potentiel critique dans la production de musique aujourd’hui ?
J’ai commencé à écrire ce livre en août 2006. Depuis, la crise est survenue, bon nombre de luttes ont eu lieu. Ce livre a été un moyen de me rendre compte qu’il n’y a rien d’intrinsèquement critique dans les sons abstraits. La critique découle de la prise de conscience de la façon dont ils sont produits et perçus. Il est devenu évident qu’à l’heure actuelle, le bruit et l’improvisation n’ont pas grand chose à offrir sur le plan politique. Cependant, certaines propositions conceptuelles, dans leurs intentions, invitent encore à des explorations plus poussées; ce qui peut être pertinent au regard des discussions politiques contemporaines.
Par exemple, l’improvisation s’apparente à la notion de « communisation »; d’un communisme par l’action tout en abolissant simultanément la propriété, les relations salariales, les relations entre les genres, les sphères privées et publiques et la théorie de la valeur du travail, sans pour autant nécessiter un programme, des ordonnances ou toute autre forme de médiation. Toutefois, à cet effet, nous aurions besoin d’examiner en profondeur les conditions matérielles et idéologiques qui semblent périphériques à l’improvisation et à la production de musique expérimentale, mais qui sont en réalité sa raison d’être.

Anti-Copyright
interview par Elena Biserna
publié dans MCD #68, « La culture du libre », sept. / nov. 2012

(1) Mattin, Managerial Authorship: appropriating living labour (Casco Issues 12, Sept. 2011).
(2) Anthony Iles, Mattin (eds), Noise & Capitalism (Donostia-S.Sebasti, Arteleku Audiolab, 2009). www.arteleku.net/audiolab/noise_capitalism.pdf