vous reprendrez bien un peu de glitch ?

L’archéologie des média est un sujet pour des artistes comme Benjamin Gaulon, une manière de rechercher ce qui se trame avec les machines, leur histoire et leurs usages. Un regard noir qui, sans tomber dans une technophobie bien connue, rompt avec le discours désormais dominant des bienheureux de l’innovation.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Une archéologie par anticipation
Vous vouliez du high-tech ? Des computers qui ronronnent ? Des écrans qui brillent ? Câbles invisibles, tout lisses, tout rutilants, sans accrocs. Utopie riante d’un futur technologique. Raté. Bienvenue dans une comédie dystopique où tout fout le camp, tout tremblote ou se détraque. Bienvenue chez les e-zombies, en mode train fantôme.

Benjamin Gaulon est artiste, chercheur, enseignant à Parsons Paris, The New School for Design et membre du Graffiti Research Lab France. Dans chacune de ces activités, il s’attache à développer une approche créative et critique autour de la technologie, des médias et des modes de consommation qu’ils génèrent. Il organise également depuis 2005 des « e-waste workshop » où le public s’initie au circuit bending, au hardware hacking, ainsi qu’aux problématiques liées à l’obsolescence programmée : on y détourne du matériel en apparence obsolète pour recomposer ainsi de nouveaux objets électroniques. L’expérimentation pédagogique, envisagée comme mode de recherche, vient compléter l’arsenal des tactiques de cet artiste qui recycle, qui hacke et qui détourne.

Prenez, par exemple, la « liseuse » : objet miracle sensément venu sauver l’industrie du livre et offrir un accès illimité à « la plus grande bibliothèque du monde ». Chez Benjamin, avec la série KindleGlitched, la liseuse est un objet foutu, hors service, qu’on aura beau secouer, rebooter, rien n’y fait. On devine ici à son front inquiet le portrait de Friedrich Nietzsche, là, par la courbe de son coude et les boucles de ses cheveux, le portrait de Jane Austen par sa sœur Cassandra. Figées dans leur ultime état ante-mortem, ces liseuses deviennent ready-mades, signés par l’artiste et accrochés comme des tableaux sur les murs. On admire bien dans les musées des toiles toutes craquelées, des fragments de statues démantelées, alors pourquoi pas ces vestiges d’une archéologie par anticipation ?

We’d love to hear your thoughts on the Kindle experience. La formule d’usage pour nos doléances de l’ère numérique prend ici des accents ironiques et critiques : à quoi bon formuler nos pensées puisqu’elles sont déjà sur écoute, comme la plupart de nos faits et gestes, sur tout appareil relié au World Wide Web ? Par delà l’humour, il y a donc dans toute posture de loose magnifique une bonne dose d’intensité critique : l’obsolescence programmée, les ratés des technologies de l’information et de la communication, le devenir marchandise de nos vies privées sur la toile, fournissent à Benjamin Gaulon la matière de son travail de recherche, de création et de médiation.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Et ça ne fait que commencer.
Pauvre jouet canin robotique, Gameboy, Console Atari, tournes disques, walkman Fisherprice, sportron, zackman, watchman, aquarius computer. Et des fils, des câbles, bref, de la connectique. À n’en plus finir. De quoi parle-t-on ? D’une foire à la brocante électronique ? D’une liste de course high-tech des années 1980 retrouvée dans un grenier ? De l’arrière-boutique d’un repair-shop rétro-futuriste ?

Non, d’une installation, ReFunct Media, un écosystème en équilibre instable — ou plutôt, un bordel de vieux machins, le genre de choses qu’on néglige, qu’on a jeté depuis des lustres ou qu’on laisse prendre la poussière dans les greniers — de vieilles choses, en somme, dont Benjamin Gaulon, prend le parti en une chaîne qui cliquète, qui clignote, qui s’anime et se révolte.

L’objet de cette révolte, c’est l’obsolescence programmée, les mirages de la félicité technologique, et le silence qu’on impose aux compagnons des jeux, des loisirs ou du turbin quand ils sont passés de mode — on dit bien « passés de mode », car « hors d’usage » ils ne le sont jamais tout à fait. Benjamin Gaulon le démontre, en démontant et remontant en série ces objets d’un quotidien déprogrammé, au point mort.

Avec humour, l’installation ReFunct Media fait donc parader les zombies de l’âge numérique, perfusés les uns aux autres, hoquetant ici des signaux retransmis là-bas, projetant de haut en bas ce qui est filmé de gauche à droite. Il y a chez Benjamin Gaulon un peu du docteur Frankenstein donnant vie à son monstre hétéroclite et recyclé. On a pu lire le roman de Mary Shelley comme un commentaire, voire un soutien, aux révoltes luddites de l’Angleterre des années 1810. Les ouvriers y cassaient les machines introduites dans les ateliers et les usines, protestant par ce geste éclatant contre la civilisation technophile qui naissait alors avec la Révolution industrielle.

Aujourd’hui, l’âge numérique a beau se fondre avec ce que l’on nomme l’âge post-industriel, les machines y sont plus que jamais parmi nous; les technologies de l’information en sont l’un des avatars contemporains. Constatant l’intégration consommée de ces technologies dans nos vies quotidiennes, Benjamin Gaulon choisit d’en montrer les faillites et les impasses — pour la plus grande joie des usagers que nous sommes.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Le glitch, faillite de la machine.
Impasse avant rebootage. Le programme a planté. Voulez-vous envoyer un rapport d’erreur ? Non merci. Mais vous reprendrez bien un peu de glitch alors ? Uglitch est une installation interactive, mais aussi une plateforme média crée en 2011 par Martial Geoffre-Rouland et Benjamon Gaulon et basée sur Corrupt, un software en ligne de corruption volontaire de fichiers vidéo.

En langage technique, un glitch est un à-coup, une erreur passagère, dans un système électrique, électronique ou informatique. Bien connu des usagers de plateformes vidéo et du téléchargement en peer-to-peer, il se traduit par une altération de l’image en mouvement, créant le plus souvent un nuage de pixels qui altère la fluidité du visionnage, et vient ainsi interrompre la passivité du visionneur-consommateur. Procédé ludique et créatif, le glitch volontaire est aussi exhibition du médium à la surface d’un contenu altéré : mise en œuvre et rappel de la célèbre formule du théoricien des média Marshall McLuhan, « the medium is the message ».

Ce que vous regardez n’est pas la vie véritable, mais son devenir médium dans le monde des images. Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation, la phrase inaugurale du célèbre essai de Guy Debord, La Société du spectacle, de même que ses recherches sur le détournement trouvent ici leur reformulation pour l’ère numérique.

Ce travail de déconstruction de l’apparente fluidité des images digitales se poursuit avec L.S.D., Light to Sound Device. Un écran, une ventouse, un capteur, du fil, un ampli, une enceinte — et en chemin, le visuel qui devient sonore. Le caractère artificiel des représentations, leur nature première d’accumulation de données déguisées en unité visuelle et sans défaut, est ainsi mis en évidence par leur réemploi sous forme d’input sonore. L’image devient son, comme le son peut devenir image, exhibant ainsi le caractère de pur medium de ces artefacts contemporains.

Le travail de Benjamin Gaulon consiste ainsi à rompre l’apparente fluidité des circuits, au sens propre, ainsi qu’on l’a vu, comme au figuré, avec ses recherches actuelles sur ce qu’il désigne sous le nom de Retail Poisoning. La pratique ne date pas d’hier, certes. C’est vieux comme le monde même — à tout le moins comme la guerre de Troie et son cheval. Dans les années 1970, l’artiste conceptuel Brésilien Cildo Mereiles, cherchant à éviter la censure de la dictature militaire, développait son projet d’Insertions en circuits idéologiques.

Avec un sens stratégique certain, l’artiste-activiste a ainsi recouru, comme support de propagande, à des bouteilles de Coca-Cola consignées, et donc promises à une remise en circulation quasi perpétuelle. Outre des slogans anti-américains visant l’implication de la CIA dans le putsch du maréchal Castelo Branco, un schéma expliquait comment transformer lesdites bouteilles en cocktails Molotov. Auguste Blanqui, qui signait en 1868 ses Instructions pour une prise d’armes, en aurait sûrement pris une rasade.

Le jeu est ce qui disjoint, comme on parle du jeu qui affecte un mécanisme, permettant son fonctionnement fluide, mais menaçant toujours de le faire imploser s’il devient trop important. Le travail de Benjamin Gaulon se situe dans ce jeu. À rebours d’une tendance forte de l’art numérique qui, visant sa légitimation dans le champ artistique, se complait souvent dans un esprit de sérieux, Benjamin Gaulon explore ce jeu-là, le pousse à ses extrémités, et suscite par l’humour une distanciation salvatrice. Mieux, émancipatrice. Il s’agit en effet de remettre sur ses pieds la dialectique du maître et de l’esclave et de reprendre la main sur les machines — ou d’y foutre un bon coup de marteau qui glitche.

Emmanuel Guy
chercheur en Histoire de l’art et littérature comparée, enseignant en Histoire et théorie de l’art et du design à Parsons Paris, The New School for Design.
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

Hydrid Design

Electronic Shadow est une plate-forme de design hybride qui alimente sa création par un gros travail de recherche et d’innovation, tant sur le plan artistique que technologique, avec une système breveté de projection espace/image par exemple.

Electronic Shadow, Résonances. Œuvre vidéo-organique semi-générative en temps réel, intégrée au bâtiment des Turbulences de Jakob et MacFarlane, Frac Centre Orléans.

Electronic Shadow, Résonances. Œuvre vidéo-organique semi-générative en temps réel, intégrée au bâtiment des Turbulences de Jakob et MacFarlane, Frac Centre Orléans. Photo: © Electronic Shadow

Vous considérez-vous comme une véritable entreprise artistique, porteuse à la fois de créativité artistique et technologique ? Pensez-vous qu’aujourd’hui la vocation des artistes innovants est de se considérer avant tout comme une entreprise créative ?
Electronic Shadow a été créé en 2000 sur l’intuition que le monde était sur le point d’opérer une mutation majeure dans une fusion du numérique avec le réel. Ce que vous appelez le système breveté de projection espace/image est plus connu aujourd’hui sous le nom de mapping vidéo. Nous avons commencé à l’expérimenter dès le début des années 2000 et avons finalement posé un brevet en 2003, dont nous ne tirons pas de revenus. Nous nous considérons comme des artistes du XXIe siècle et, à ce titre, nous adaptons aux contextes qui se succèdent de plus en plus rapidement, la dimension « entreprise » est un outil et pas une fin en soi, d’ailleurs l’entité même de l’entreprise est aujourd’hui en pleine mutation avec les nouveaux modèles collaboratifs.

Vous avez créé une agence de production ES STUDIO pour allier une force de proposition originale aux réalités de la demande et accompagner doucement la commande vers de nouveaux horizons… Est-ce que cette structure est en quelque sorte le versant « business », en relation avec les entreprises ou les clients du projet Electronic Shadow ? Tous vos projets passent-ils par cette structure ? Si non, lesquels ?
ES STUDIO est la société que nous avons créée en 2003 pour faciliter la production de nos projets et du même coup répondre aux demandes des entreprises. Nous n’avons pas une approche commerciale et n’avons jamais démarché de clients, cela n’est tout simplement pas l’objet de la structure que nous utilisons comme un outil au même titre que les autres. Dans notre équilibre et écosystème, nous finançons notre travail artistique et nos recherches avec les formes adaptées de ces créations dans des contextes de commande. Nous investissons sur notre propre travail et n’avons pour ainsi dire jamais dépendu d’aides quelles qu’elles soient.

Vous avez travaillé directement avec de nombreuses entreprises… Je pense notamment à votre installation Chaud et Froid, une scénographie lumineuse animée et interactive conçue pour le show-room de l’entreprise d’ameublement Cassina sur le Boulevard Saint-Germain en 2005, et qui réfléchissait déjà à des principes avancés de domotique. Pensez-vous que les artistes numériques soient une vraie source de développement technologique pour les entreprises aujourd’hui et pour les nouveaux modes de vie de demain ?
En 14 ans d’existence, nous avons eu l’occasion en effet de faire de nombreuses rencontres. L’exemple que vous citez est très ancien, mais plus récemment, nous avons collaboré avec Microsoft, Saazs, dépendant de St Gobain, SFR, Schneider Electric, Accor et d’autres. À chaque fois c’est une histoire de rencontre, d’abord avec des personnalités, une rencontre humaine, un désir commun, alimentée par ce que nous produisons dans nos projets précédents la rencontre et débouchant sur une nouvelle aventure singulière.
À chaque fois, évidemment, nous essayons d’aller plus loin que ce que nous avons fait précédemment et devenons, de fait, force de proposition et cela génère de l’innovation, parfois technologique, créative, esthétique. L’innovation se trouve toujours en dehors du brief, car c’est notre fonction en tant qu’artistes d’aller plus loin et de rendre visible et tangible ce qui n’a pas forcément été imaginé. Donc, oui dans le dialogue à opérer avec les entreprises, les artistes ne doivent JAMAIS se contenter de faire ce qu’on leur demande, où alors ils ne sont pas des artistes, mais des prestataires.

Je sais que vous avez aussi travaillé avec des entreprises comme Renault, autour de la scénographie de leurs salons en 2003, mais avez-vous travaillé sur d’autres projets scénographiques du même ordre que Chaud et Froid, directement avec d’autres entreprises depuis ?
Nous avons en effet travaillé pour quelques entreprises marquantes. En 2006 à travers le Comité Colbert, nous avions eu comme clients la plupart des marques de luxe françaises en concevant et réalisant l’espace FIAC Luxe ! au Carrousel du Louvre. Cela a directement débouché sur un travail plus en profondeur avec certaines de ces maisons et nos liens avec cette industrie sont restés fidèles. Nous avons d’ailleurs reçu en 2011 le Prix du Talent de l’innovation du Centre du Luxe et de la Création.

Electronic Shadow, Résonances. Œuvre vidéo-organique semi-générative en temps réel, intégrée au bâtiment des Turbulences de Jakob et MacFarlane, Frac Centre Orléans.

Electronic Shadow, Résonances. Œuvre vidéo-organique semi-générative en temps réel, intégrée au bâtiment des Turbulences de Jakob et MacFarlane, Frac Centre Orléans. Photo: © Electronic Shadow

Dans vos relations professionnelles avec des entreprises, vous avez également beaucoup travaillé sur des projets de direction artistique externe. Je pense à ST Dupont en 2007, où vous avez travaillé à la redéfinition globale de l’image de la marque, ou à des projets de design graphique — toute la conception graphique, les flyers, objets dérivés et autres affiches de la FIAC luxe 2006… Un studio d’artistes doit-il être flexible et susceptible de couvrir différents types de création graphique/design pour répondre aux attentes d’une commande d’une entreprise aujourd’hui ? Les entreprises sont-elles en attente aujourd’hui des propositions innovantes que, finalement, seuls des artistes sont en mesure de leur amener ?
Il n’y a pas de règles. Electronic Shadow est alimenté par nos compétences et elles sont multiples, dans un champ couvrant l’espace, l’architecture, la lumière, mais aussi tout le travail sur l’image, le graphisme, la vidéo et tout ce qui touche au numérique, programmation, 3D, interactivité, effets spéciaux. Cela permet en effet de proposer des réponses globales et cohérentes qui peuvent fonder totalement un projet, notamment en communication quand on ressent une parfaite cohérence entre les différents médias. Plus les liens sont distendus entre ces différents métiers et plus le message devient inaudible. Je ne pense pas que ce soit ce que les entreprises attendent des artistes, mais si les artistes peuvent mettre à profit une large palette de compétences qui puisse servir son propos alors tout le monde est gagnant.

ES STUDIO est également tourné vers des projets plus hybrides avec des partenaires publics. Je pense à l’animation permanente pour le Pavillon de l’Arsenal ou à l’installation sur la structure extérieure du bâtiment de Jakob et MacFarlane au FRAC d’Orléans… Faites-vous une différence dans votre travail, selon qu’il se dirige vers des partenaires publics ou privés ?
En l’occurrence, le Frac Centre était un concours qui s’adressait à des équipes constituées d’un architecte et d’un artiste. L’artiste associé est donc Electronic Shadow et l’installation permanente de la peau de lumière est une œuvre en soi. Ce qui fait la différence entre les projets est sa destination finale et évidemment nous en tenons compte et équilibrons les projets qui sont de purs investissements et d’autres qui génèrent un certain équilibre financier. L’exigence sur les projets est, quant à elle, la même.

Travaillez-vous aujourd’hui sur de nouveaux projets avec des entreprises ? Lesquels et dans quelle direction ? Quelle part dans le travail au quotidien d’Electronic Shadow représente le travail au sein de l’agence de production ES STUDIO et donc envers les entreprises et commanditaires privés potentiels ?
Electronic Shadow existe depuis 14 ans et ES STUDIO depuis 11 ans, ils restent une signature pour l’un et l’entité qui nous emploie tous les deux à nos différents projets. Depuis environ un an et demi, nous développons de nouveaux projets avec de nouveaux partenaires, parmi lesquelles de nombreuses entreprises et institutions. ES STUDIO étant à la fois notre outil et notre propre employeur. La proportion est difficile à établir et il y a toujours cet équilibre dont nous parlions entre le travail purement artistique et les projets de commande, mais de plus en plus, nous opérons une fusion des deux et faisons participer les entreprises à des projets qui ont directement une portée artistique.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

 

> http://www.electronicshadow.com/

Bernard Szajner. Figure of speech. Film « haïku ». Photo: © Bernard Szajner.

/ Social – anti-social ou supra-social ? Le TLF [Trésor de la Langue Française] propose 25 définitions du mot, allant de « magico-social » à « supra-social »… Mais à « social » (tout court), il définit ce terme comme relatif à la vie des hommes en société. Ma relation en tant que « créateur d’art » au lien social est toute particulière ! Par « social », la plupart d’entre nous entendent ce qui est « directement social » ou proche de la société au quotidien, de la relation sociale avec les autres. Or je me méfie des ces « génériques fourre-tout » où, en tentant de bien faire (de faire « du » social), voire en tentant de se donner bonne conscience on peut découvrir que l’on a fait l’inverse.
Je l’avoue, de par mon passé de « compositeur de musique électronique » qui a viré à « plasticien/créateur numérique », j’ai une vision un peu élitiste du mot « social » (ainsi que de la notion d’Art). Ma vision, c’est qu’il est nécessaire, pour ceux qui souhaitent bénéficier d’un soutien social, « d’aller en chercher les bienfaits », que l’action sociale (envers la société) ne soit pas opérée par des démiurges persuadés que leur « bienveillance » sera forcément bénéfique au plus grand nombre.
En partisan du « libre-échange des pensées et de la culture » et de l’égalité des droits, je pense que mon rôle dans la « société » est de contribuer. Simplement de contribuer. De proposer et non d’imposer. Je ne veux donc rien imposer, ni mes connaissances, ni mes savoir-faire, ni mes passions, ni mes dégoûts. Je reste convaincu qu’un artiste doit proposer une « vision du monde » et que ceux qui veulent en profiter feront l’effort d’intégrer cette vision, le langage de cet artiste […].

// Le plus proche de cette notion du tout venant d’une action « sociale » auquel je me livre parfois consiste à donner une journée entière de mon temps à enseigner à des stagiaires du CFPTS (Centre de Formation Professionnelle des Techniciens du Spectacle), mon immense passion de l’histoire des Sciences et de l’évolution dans le temps des Techniques du Spectacle. Résultat : sur des classes d’une douzaine d’élèves endormis dès le matin, je déploie mon armada d’enthousiasmes successifs, mes stratagèmes dialectiques, des projections d’images fixes révélatrices ou des vidéos éblouissantes du génie des hommes, et… tout ce petit monde de jeunes s’en fout, déjà battus, fourbus de la vie et de ses passions, déjà fonctionnarisés et dans le moule du « moins j’en fais, mieux c’est, je fais déjà mon stage, c’est obligatoire, mais, je m’en tape de vos conneries, laissez-moi dormir ! ». Allez, j’exagère, il est arrivé que sur une douzaine de ces jeunes gens, il y en ait un ou une qui ne s’endorme pas […] Non mes efforts sociaux vont ailleurs — élitiste vous dis-je — mes efforts vers ceux qui ont ENVIE de voir, d’entendre, de connaître, de se passionner, de découvrir ! Et qui par conséquent sauront profiter de mon travail (pas d’énergie perdue dans le processus de transfert = relation sociale équilibrée entre donneur et receveur).
Donc, je fais de l’Art, par faire, j’entends « fabriquer », avec la pensée d’abord, puis avec mes mains, avec des outils aussi, prolongements de la main, que ce soit un cutter, un pinceau ou un ordinateur… je fais de l’Art. Puis je « propose » ce que j’ai fait au regard de tous. Ce sera accepté ou rejeté. C’est le lot des artistes. Et s’ils sont rejetés, ils ne vendent pas, donc ne mangent pas. C’est la règle du jeu ! Alors, il est tentant pour certains de faire de l’art qui plaît au plus grand nombre… Médiocre prétexte pour faire de l’Art médiocre ? Certains s’y plongent avec délices, s’y commettent avec la sérénité des bien-pensants, certains en sont même enchantés (« j’ai trouvé un truc qui se vend à tous les coups »). « Il faut bien vivre ». N’est-ce pas une attitude bien « sociale » que de fournir au plus grand nombre l’Art qu’il aime ? Dieu que je dois sembler amer ! Amer moi ? Non, ravi, enchanté, heureux… de contribuer, même de manière minuscule, à l’enrichissement culturel et intellectuel de quelques-uns de « la société » (et je loin d’être le seul dans ce cas).

/// Prenons un exemple concret de mon travail quotidien et voyons si — ce faisant — je me situe un peu dans le modèle du « lien social »… Une galerie d’art me demande de créer une pièce sur le thème du narcissisme et vanité (thème qui, en tant qu’artiste, m’est bien entendu fortement familier). Le processus de création — chez moi — commence par l’idée qui engendrera ensuite une forme. Parfois c’est long. Cette fois, l’idée me vient immédiatement : établir une relation entre la « vanité » du narcissisme et le narcisse (l’homme) en démontrant le « ridicule » de l’attitude narcissique. Je décide d’établir un parallèle entre « la vie » ou plutôt l’existence du vivant sur la Terre au cours des millions d’années et la présence — minuscule — de l’homme dans cette immensité temporelle. Ensuite, je « théorise » ce travail en utilisant la chronologie de la vie sur terre ramenée sur 24h. Or, il se trouve que lorsque l’on observe l’histoire de la vie (quelques dizaines de millions d’années) compressée en 24h, l’homme n’apparaît que 3,1 secondes avant minuit (minuit correspondant à notre époque), à 23h, 59mn et 56,9s, ça (me) laisse rêveur !

Bernard Szajner. Figure of speech. Film « haïku ». Photo: © Bernard Szajner.

Dans la forme, après un croquis préliminaire, je crée un cône, symbolisant une émergence, un promontoire de sable (sable noir, vieux de quelques millions d’années), d’où émerge une minuscule figure humaine (l’homme est né de la terre dit la Bible), mais refusant tout pessimisme un peu trop « premier degré » (toute pensée « solide » comprend nécessairement son antilogie), je décide de munir cette figure humaine d’une étoile (une microscopique LED CMS, son intensité numériquement contrôlée) qu’il tient dans sa main, comme s’il venait de la décrocher du firmament. En effet, tant il est vrai que l’homme est récent sur la planète et vrai aussi que par sa capacité à transmettre ses connaissances par voie orale et par écrit, il est censé être plus responsable que les autres mammifères… Et qu’il apparaît au contraire que l’homme se montre le moins responsable des espèces « évoluées », creusant sa propre tombe (déforestation, utilisation abusive des ressources, autodestruction, etc.)… Il est cependant le seul à avoir une « notion de grandeur » philosophique qui le pousse à s’élever, à formellement quitter la terre nourricière pour s’en aller en direction des étoiles (tendre la main vers les étoiles)…
Et voilà, en créant cette pièce, ma « mission de responsabilité envers le lien social » me semble remplie : montrer par mon travail l’arrogance de l’homme qui crée des centrales à Fukushima […]. Cette arrogance se compense parfois aussi par une « grandeur » d’esprit qui élève certains vers les cieux… CQFD : le narcissisme n’est pas une fatalité et cette « vanité » (cf. définition de la « vanité » en art) peut se voir vaincue par l’élévation de quelques-uns en forme de « sur-vie ». Ensuite, comprenne qui voudra et que les autres restent « les pieds dans le sable ».

//// Un autre exemple, plus « art numérique » encore. Le Centre d’Art de Royan organisait une exposition sur le Haïku et m’a demandé de contribuer. Le Haïku est une forme de poésie japonaise ancestrale, mais toujours extrêmement pratiquée de nos jours. Les Haïkus ont toujours la nature pour thématique (une ode à la nature) et sont invariablement structurés en 5 syllabes, 7 syllabes et 5 syllabes. Or, la nature japonaise subit, depuis la catastrophe de Fukushima des transgressions radioactives phénoménales dans cette région, transgressions qui viennent inévitablement bouleverser les équilibres de cette « nature ». L’environnement de Fukushima reçoit des doses de radioactivité sur-naturelles. S’ensuivent des mutations anormales de la biodiversité; papillons nés avec quatre yeux dès la troisième génération après la catastrophe, fruits, fleurs et légumes mutants…
Thématique d’inspiration assez semblable à celle de l’exemple précédent, mais « formellement » différente, je décide, cette fois, de créer un film en relief qui va explorer cette ingérence de l’Homme sur la nature […]. Je développe ce film en relief, car seul ce procédé stéréoscopique me semble de nature à mettre mon propos social en relief. Il faut rajouter que ce film — de format carré — est interactif. Lorsque certains éléments du film (notamment les « tentacules » et certains pétales de cette nature « anormale ») sont en jaillissement et que l’image « vient » jusque devant le visage du spectateur, celui-ci, immanquablement, va être tenté de toucher cette image « immatérielle » et va provoquer en réaction (par capteur) une modification instantanée du scénario (et symboliser, de fait, l’ingérence de l’Homme sur la nature). Ma contribution « sociale » a consisté à montrer ce qui est un phénomène abominable sous un jour extrêmement « beau ». Que la forme plastique de ce Haïku (le film est scindé en trois séquences de 5-7-5 fleurs qui naissent les unes des autres à une vitesse sur-naturelle) soit excessivement flatteuse pour démontrer que la beauté peut parfois cacher — dans les faits — de véritables horreurs.

///// Lorsque j’habitais Paris, j’entendais (souvent) dans le métro une voix (anonyme bien sur) m’annoncer que j’allais rester là (ou bien que je devais me démerder), en raison d’un « mouvement social »… selon ma théologie toute personnelle de l’époque, le mot « social » devait représenter le plus grand nombre (dont moi) alors que cette grève (peut-être légitime) ne représentait qu’une « minorité » et donc pas la société. Cet emploi (selon moi, abusif) du mot social m’a donc fait devenir profondément supra-social (cf. TLF) et m’a convaincu que le rôle de l’artiste n’est pas d’imposer sa vision « sociale » aux autres, mais bien d’offrir l’opportunité à ceux qui le souhaitent de les aider à « s’élever ».

publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct. / déc. 2013

> http://szajner.net

Formation Art Interactif donnée à Bamako en décembre 2010. Photo: © Elise Fitte-Duval.

/ Je suis artiste-codeur, tel que Catherine Lenoble l’avait défini lors d’une discussion. On pourrait rajouter touche-à-tout. J’ai commencé par des études de lettres, avant de bifurquer vers les arts plastiques, de la radio et de rebondir aux Beaux-Arts de Rennes avec un séjour aux Beaux-Arts de Hambourg au milieu. En parallèle, j’ai travaillé dans un laboratoire d’analyses, ainsi que pour un cabinet d’architecture, tous deux en Allemagne. À la fin des études, j’étais plutôt dans l’art sonore et le web-design, en micro-entreprise, avant de devenir intermittent du spectacle. Cette période a été très riche, en terme de rencontres artistiques (avec l’éclairagiste Bruno Pocheron, Judith Depaule, Isabelle Schad et bien d’autres) et d’implication politique. Les grèves de 2003 ont coïncidé avec mes premiers pas sous Linux. En 2006, je me suis établi à Nantes, et j’ai rejoint Ping et participé activement à la communauté libriste à travers des formations données en France et en Afrique de l’Ouest et la naissance du Fablab Plateforme-C. J’ai par ailleurs de chouettes binômes à échelle humaine avec Aniara Rodado, Catherine Lenoble, Tidiani N’Diaye ou Pierre-Olivier Boulant sur des projets dont le point commun est de réquisitionner les espaces. C’est par le biais de Ping que j’ai rejoint Artefacts dès son ouverture.

// Je crée du lien numérique en faisant du social… Tu lieras la création au numérique social… Il/Elle a numérisé la créativité sociale… Nous socialisons créativement des liens numériques… Ad lib. Ce n’est pas tant l’adjectif numérique accolé à création qui importe historiquement, mais plutôt l’inscription dans un clivage ancien entre des pratiques artistiques où tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins et des pratiques où le processus, la manière, le parcours importent autant que le résultat. Un moment important…

Olivier Heinry, SeWiki, réalisation d’un wiki sous forme d’installation mêlant photo, texte, son, vidéo, versioning & authorship consacré à la ville de Séville lors de l’événement Siulab 2010. Photo: CC 3.0 BY -SA Olivier Heinry

/// L’économie du partage a toujours existé, chez les jardiniers par exemple, à travers l’échange de graines. mais le numérique, le coût marginal du stockage & du déplacement de l’information, peuvent lui donner une accélération qu’il s’agit d’exploiter sans se laisser exploiter/cloisonner. Cela se traduit par des déplacements des espaces de travail quel que soit le champ envisagé : je me suis ainsi rendu à Dakar et Bamako pour des formations à l’art interactif qui s’adaptent à la réalité du terrain, certes, librement inspiré des méthodes agiles de l’industrie pour des contextes artistiques, mais qui ont aussi pour but de faire connaître le state-of-the-art dans le domaine du travail collaboratif, au travers de gestionnaires de versions décentralisés tel Git, à travers la publication sur des dépôts & serveurs libres de notes et documentation de travail de chacun, au fur et à mesure des avancées. C’est l’implémentation dans le domaine de la culture des avancées du logiciel et des licences libres issus des années 70 & 80.

//// Cette dynamique « création numérique / lien social » est une nécessité ! C’est dans l’esprit des fablabs, des wikis : on documente et on partage ses étapes de travail, ses doutes, ses progrès. La défense des biens communs (et leur extension!) fait désormais partie intégrante de toutes mes activités. Il y a un écosystème à édifier, pour faire en sorte que l’art ne soit pas réduit à l’état de « commodity », pour citer Boris Groys. D’où mon engagement également dans une coopérative comme Artefacts, afin de proposer une alternative économique à une conception de l’artiste comme démiurge encore tirée du XIXème siècle, de l’artiste comme chantre de la beauté apollinienne.

///// Il y a un projet en cours nommé Heure locale, mené conjointement avec Pierre-Olivier Boulant, qui débute cet hiver par une série d’ateliers de fabrication d’objets autour de l’électronique, du hack, de la maîtrise de capteurs environnementaux à la Barakason à Rezé, mené en lien avec le montage dans l’espace public Dakarois d’un jardin collectif avec KerThiossane, dans le but de mettre en résonance l’enregistrement de données environnementales dans des espaces disjoints, la France et le Sénégal ici, au travers de la prise en main par les habitants de leurs lieux de vie.

publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct. / déc. 2013

> http://olivier.heinry.fr

Isabelle Bonté. Photo: D.R.

/ 
Je m’appelle Isabelle Bonté, artiste « plasticienne », j’ai un parcours qui n’est pas tout à fait en ligne droite, un parcours hybride.
Après des études de Mathématiques (Paris VI / Jussieu) pour lesquelles j’ai obtenu une licence et de Philosophie (Paris I / Panthéon-Sorbonne), avec l’obtention en 1988 d’un DEA de Philosophie avec M. Revault d’Allones, je m’engage dans des études d’Art à l’ENSBA-Paris avec M. Perrin, en « auditeur libre », complétées par des cours de dessins d’après modèle vivant et d’anatomie.
Depuis 2000 j’ai commencé à exposer régulièrement, dans des galeries, centres d’art ; à construire tout un travail autour de la fragilité et la disparition, mais aussi du lien…

// À la question à quelle histoire et en quels termes se conjuguent « art numérique et lien social » ?, je réponds par ces quelques mots : un désir d’avenir commun; à l’endroit même où a lieu une révolution sociale, c’est-à-dire le numérique.Je vais donc commencer par parler de ma propre expérience afin de pouvoir, ensuite, généraliser cette approche.
Tout commença par une rencontre entre une question — « quelle est la place de l’artiste dans la société ? »
et un lieu, la dalle des Olympiades dans le 13ème arrondissement de Paris, en Juin 2004. Un lieu, mais également des habitants, des histoires, une histoire… 
Et en 2005, je crée l’association DEDAL(L)E, qui a pour objet de créer et d’organiser des événements artistiques dans le domaine des arts plastiques, mais également des arts vivants. 
Une évidence s’est petit à petit mise en place : l’art numérique me permettait d’exprimer ce besoin d’interactivité avec la population, la société.

C’est donc par un premier constat que « nous ne créons jamais en vase clos », que j’en suis arrivée à privilégier l’installation et toujours en interactivité avec celui qui regarde. 
Mais plutôt qu’installation, je parlerai de « processus », car c’est un espace/temps à parcourir, à éprouver, à expérimenter.
Par exemple avec le projet Dédalle de mots : à travers la réalisation de cette œuvre, se trouve mise en jeu une sensibilisation à l’art contemporain, aux nouvelles technologies, mais également une création symbole de lien. Dédalle de mots permet de construire un tag-cloud en direct au fur et à mesure des participations, puis devient une sculpture par impression 3D.

Dédale de mots (impression 3D). Isabelle Bonté. Photo: D.R.

/// Pour moi, il s’agit surtout d’exprimer un mode de pensée où l’œuvre est déterminée par son potentiel de mise en action au sein de l’espace, de tout ce qui est présent, le visible comme l’invisible. 
C’est-à-dire que l’œuvre se veut interrelation, présence à l’événement vécu en une co-présence. Le processus de création est alors avant tout relation au monde qui l’entoure, avec toute la fragilité de cette relation. L’espace de création ainsi créé reste un espace fragile. 
Mais c’est dans et avec le monde que l’on crée : toujours. Et pour moi, il s’agit d’interroger l’espace social, au travers de protocoles esthétiques producteurs de savoirs et d’expériences, inducteurs de transdisciplinarités, créateurs de nouveaux repères, d’autres partages du sensible, d’autres visibilités et régimes de vérité. 
Contre un art du consensus, platement insignifiant. 
Et pour un art du dissensus, qui signifie politiquement. 
Voilà pourquoi j’ai choisi des « œuvres-processus »; des œuvres processuelles, y compris les plus matérielles et les plus représentatives, qui renvoient à des idées, des impressions, des pensées, des phénomènes, des questions (sociales, éthiques, environnementales, etc.), qui sont porteuses de problématiques et d’expériences. Il s’agit d’impliquer le corps des visiteurs dans une expérience dont l’intensité physique et émotionnelle soit productrice de sens. Je reviens donc à ce désir d’avenir commun, dont je parlais tout à l’heure.

Au XXe siècle, une esthétique nouvelle s’est mise en place, fonctionnalisant la dimension affective et esthétique de l’individu pour en faire un consommateur. 
Par mes projets je veux revenir à la source de ce qu’est une expérience esthétique : une expérience symbolique.Et par ces interactivités misent en place dans mes œuvres, par ces processus, JE suis singulier : celui qui participe à l’œuvre y participe en tant qu’être singulier; car s’établit une singularité à travers les œuvres avec lesquelles je suis mis en relation.
C’est donc aussi lutter contre la standardisation des objets industriels, dans lesquels je me perds comme singularité. 
Mes créations se veulent une expérience et un soutien de cette singularité sensible, comme invitation à l’activité symbolique, à la production et à la rencontre de traces dans le temps collectif.
Or on ne peut s’aimer soi-même qu’à partir du savoir intime que l’on a de sa propre singularité. Ce qui induit beaucoup de choses quant au comportement en société : si je ne m’aime pas moi-même, je ne peux aimer les autres. Et c’est là que se travaille le lien social.

Je refuse, par exemple, lorsque j’interviens dans l’espace public, de juste corriger une esthétique urbaine… ce qui me semble un peu superficiel. Mais à partir du moment où je parle « d’expérience symbolique », je travaille sur la notion même de lien, et donc d’invention de relations entre sujets.
Donc cette dimension sociale se double d’une portée politique, dans la mesure où ses projets interrogent l’exister ensemble, la solidarité, la construction ensemble, la notion de frontière… etc.
Je vais donner un exemple pour me faire comprendre : le projet Zeugma.
Concrètement, l’œuvre se déroule selon un processus temporel et spatial : une personne regarde un écran où seules quelques lettres en mouvement font leur apparition. 
Il faudra alors une deuxième personne qui se joint à la première, pour créer ensuite des mots sur l’écran…

Ensuite, le texte se faisant de plus en plus visible au fur et à mesure de l’augmentation du nombre de personnes qui regardent l’écran.
Le texte est enfin lisible lorsque la majorité des personnes se trouvent face à l’écran.
On comprend à travers cette œuvre comment le lien social s’y joue. Il s’agit alors de créer un environnement d’intelligence collective et de mettre en évidence les interactions des individus en groupe, afin de construire ensemble un objet lisible.
Seul, un individu ne peut rien, mais dans le groupe, il devra composer avec les autres.
Aussi si une personne décide de ne pas « jouer le jeu », le texte se déconstruira ou le texte ne se construira pas…
 Cette œuvre s’élabore suivant notre détermination à vouloir créer une relation aux autres, au groupe : jouant sur la portée, à la fois philosophique, sociale et symbolique, d’un texte à construire.

Ponton Sonore. Isabelle Bonté. Festival Digitalement vôtre, Maison des Métallos, 2010. Photo: © Isabelle Bonté

//// Pour l’instant, dans mes œuvres je cherche avant tout une confrontation directe et physique, une expérience de la proximité, mais qui peut être aussi des mises en situation, comme dans Zeugma.
Pour revenir sur cette œuvre Zeugma, si sa finalité apparente est l’obtention d’un texte lisible, ce n’est pas son enjeu premier. Celui-ci réside en fait, dans la phase intermédiaire entre le « rien de construit » (les lettres qui voltigent), et le texte construit. Ce que je souhaite faire expérimenter au public, c’est la question de la constitution d’un groupe et du maintien de sa cohésion.
La volonté de chacun d’entrer dans un groupe, de communiquer et de respecter les normes qui le régissent permettra l’union, la force et la résistance de ce groupe. Selon la pensée qui structure cette création, ce n’est que de cette manière qu’il est possible de réaliser de puissantes et solides constructions.
Par exemple, en travaillant sur les questions autour de la thématique « qu’est-ce qu’exister ensemble ? », avec les habitants de la dalle des Olympiades pour l’œuvre Heure bleue de la Nuit Blanche 2007 à Paris; mais également pour une Nuit Blanche à Bruxelles en octobre 2010, ou encore avec un foyer de travailleurs africains sur la question « qu’est-ce que cela veut dire embarquer / débarquer dans un pays » pour le Ponton sonore lors du festival Digitalement vôtre en décembre 2010.

///// J’ai été très marqué par la fermeture de l’usine de PSA en 2012 à Aulnay.
Immédiatement j’ai voulu réaliser un projet avec les ouvriers de 
PSA-Aulnay sur la mémoire de leur métier, leur mémoire d’ouvrier.J’ai saisi leurs témoignages et fait une empreinte de leurs mains, par moulage. Intégrées dans une installation, ces mains sculptées doivent être caressées pour entendre la voix de ces ouvriers. Allez à la rencontre de ces mains permet l’écoute de ces hommes et femmes, d’entendre ce qu’ils ont à dire sur leur métier.
Pourquoi les mains ? Parce que je tiens à valoriser ce qui est leur outil le plus précieux, mais dénigré dans notre société. Les mains nous racontent leur histoire. Et qui sait, peut-être, leurs lignes de vie nous diront-elles aussi quelque chose de l’avenir… 
Je veux faire, de ces témoignages d’ouvriers, un repère et une mémoire. Je souhaite donc créer un lieu d’arrêt, d’écoute autour d’une œuvre que chacun reconnaisse et dans laquelle chacun puisse s’investir : caresser les mains c’est prendre le temps d’aller à la rencontre de l’Autre, bien plus fort qu’une simple écoute. Ce projet sera montré à la Maison des Métallos en Janvier ; il s’intitule : Équation différentielle stochastique

réponses de Isabelle Bonté
publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct. / déc. 2013

> http://www.isabelle-bonte.com/

Émilie Brout & Maxime Marion, The Road Between Us (détail). Photo: D.R.

/ Après avoir étudié dans les écoles d’art de Nancy et d’Aix-en-Provence, nous avons tous deux rejoint en 2007 le laboratoire de recherche EnsadLab de l’école des Arts Décoratifs de Paris. Nous y avons réalisé une première pièce, The Road Between Us, et nous avons continué à travailler ensemble depuis, de manière assez naturelle. Notre champ de recherche porte principalement sur la confrontation des spécificités de l’analogique (continuité, sentiment de réalité…) à celles du numérique (discrétisation et recomposition de l’information, dynamisme, générativité, etc.). Nous cherchons ainsi souvent à synthétiser, donner une verticalité à des documents hétérogènes issus de bases de données en ligne (photographie vernaculaire sur Flickr, vidéos YouTube…) via des dispositifs narratifs ou plastiques; et inversement, à rendre dynamique des médias traditionnels tels que le cinéma.

La plupart de nos travaux ont demandé un important temps de réalisation, comme Google Earth Movies, réunion d’une dizaine d’extraits de films reproduits précisément dans le logiciel Google Earth sur leurs véritables lieux de tournage, ou encore Dérives, montage génératif d’un film sans fin à partir de 2000 extraits cinématographiques contenant de l’eau. Souvent sous forme de logiciels, ces projets peuvent disposer de plusieurs versions et évoluer dans le temps. Nos pièces ont obtenu le soutien d’institutions telles que le DICRéAM, le FRAC Aquitaine ou la fondation François Schneider, et nous sommes représentés depuis l’année dernière par la galerie 22,48 m2 à Paris.

// Ce qui est assez saisissant aujourd’hui, c’est le retour de la figure de l’amateur, comme le souligne justement Bernard Stiegler. On trouve sur Internet des supercuts ou des montages vidéo de parfaits anonymes qui rivalisent parfois en qualité avec des chefs-d’œuvre d’artistes tels que Christian Marclay. La démocratisation des outils de création et de diffusion donne les moyens à presque tout un chacun de produire et de montrer ses travaux. Ce phénomène oblige d’ailleurs les artistes à s’interroger sur leur propre statut, leur responsabilité et la portée de leur production… Un autre aspect remarquable est la facilité des échanges et des interactions que l’on peut avoir, et surtout l’aisance à se réapproprier les contenus. L’original n’est plus qu’une version parmi tant d’autres, comme l’a bien démontré Oliver Laric.

À ce propos nous avons créé le Copie Copains Club avec Caroline Delieutraz (www.delieutraz.net). Ouvert à tous les créateurs, mais sous certaines contraintes précisées dans le manifeste, le site www.copie-copains-club.net réunit plus d’une centaine de projets et leurs « copies ». Par copie nous entendons plutôt réinterprétation ou détournement, dans une approche légère qui relève de l’hommage, du cadeau et non d’une atteinte à la propriété intellectuelle. Il s’agit d’un moyen d’échange et de discussion par œuvres interposées entre les quelques 80 membres actuels du club, qu’ils soient novices ou reconnus, créateurs geek ou artistes contemporains.

Copie Copain Club. Photo: D.R.

/// Concrètement, cette dynamique « création numérique / lien social » se traduit déjà par une mise en œuvre facilitée : avec l’esprit d’échange qui règne autour des pratiques DIY ou des licences libres, il est beaucoup plus aisé de travailler avec des technologies souvent émergentes voire expérimentales. Nous utilisons principalement des outils open-source, et il y a toujours quelqu’un prêt à vous aider sur un forum lorsque vous rencontrez une difficulté, ou tout simplement pour partager ses connaissances sur Twitter par exemple et ainsi enrichir votre veille. Il y a également de plus en plus d’initiatives en ligne qui facilitent la diffusion des œuvres, sous forme d’expositions en ligne comme www.mon3y.us de Vasily Zaitsev par exemple, ou de projets participatifs dans lesquels s’inscrit entre autres le Copie Copains Club, qui dispose d’ailleurs de sa propre licence.

Nous avons aussi animé des ateliers autour de notre pratique, par exemple comment exploiter Google Earth à des fins esthétiques, et travaillons avec des structures telles que Médias-Cité ou Passeurs d’images qui font un vrai travail de sensibilisation. Les outils qu’utilisent les artistes travaillant avec les nouveaux médias sont souvent bien connus des spectateurs, même s’ils ne réalisent pas toujours toutes les conséquences que ces outils impliquent. Leur rapport à l’œuvre — et au monde qui les entoure — s’en trouve peut-être modifié; nous attachons en tous cas beaucoup d’importance à la médiation et à ces moments d’échange.

//// Le lien social est certainement une des finalités propres à tout type de création, et ce peu importe son médium. En revanche nous avons maintenant accès à des données intimes en quantité astronomique via les API des différents webservices, que nous pouvons exploiter comme un matériau brut. The Road Between Us emploie par exemple des photographies géolocalisées sur Flickr pour générer des voyages imaginaires dans Google Earth, réunissant plusieurs utilisateurs au sein d’un même périple et confrontant leur point de vue personnel à celui de la carte. Parce qu’ils ont parcouru les mêmes espaces, généralement à des moments très différents, ces personnes se retrouvent être les acteurs de micro-fictions éphémères. Au début du projet, nous avions publié un certain nombre de ces parcours fictifs en ligne et avions notifié les personnes qui y étaient présentes, en les remerciant pour ce beau voyage. Les réactions étaient très positives, ces personnes étant le plus souvent surprises de découvrir leurs souvenirs mêlés à d’autres de manière cohérente.

À l’inverse, nous avons également travaillé avec des extraits cinématographiques qui relèvent de l’imaginaire collectif. Dans l’installation Hold On par exemple (actuellement présentée dans l’exposition Play/display à la galerie 22,48 m2), tous les extraits sont volontairement très populaires. Nous nous sommes aussi intéressés à la manière dont des moments cultes de cinéma pouvaient influer sur notre quotidien, en réunissant des dizaines de vidéos intimes où des personnes ventriloquaient la scène culte de la révélation de la paternité de Darth Vader à Luke Skywalker dans Star Wars V.

Émilie Brout & Maxime Marion, Hold On, @ Bouillants #5, avril/juin 2013. Photo: D.R.

///// Nous travaillons actuellement à un projet d’envergure dont le support sera le réseau social Facebook, et plus particulièrement son tissu social, pour le début de l’année prochaine. Nous avons également commencé un projet de film d’animation génératif basé sur des photographies issues de médias sociaux, enchaînées à un rythme de 25 images par secondes selon des correspondances formelles. Chaque nouvelle image du film est sélectionnée en fonction de la précédente par un algorithme : ainsi si un rond jaune était présent, notre logiciel va parcourir le web pour trouver une autre image contenant un rond jaune, et ainsi de suite. Le but est d’obtenir un rendu qui peut rappeler les œuvres d’Oskar Fischinger ou Len Lye, où certaines formes simples évolueraient de manière extrêmement fluide, tandis que le reste de l’image présenterait un clignotement chaotique d’où seraient perceptibles des moments de vie intime de manière quasi subliminale.

publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct. / déc. 2013

> http://www.eb-mm.net/

(Maroc / France)

Arthur Zerktouni est un artiste plasticien, qui, à travers ses installations, évoque le numérique sans nécessairement l’utiliser. Il ne fait pas le choix d’un média spécifique, car selon lui tout support est bon à prendre tant qu’il répond au discours de l’installation.

Composition n°1. Arthur Zerktouni. Installation mix-médias (fils de coton et lumière noire). Résidence à l’Octroi de Tours. 2011. Production: Mode d’Emploi, Tours. Photo: © Ann Schomburg.

Dans sa pratique plastique, Arthur aborde le temps, l’espace et tout ce qui y est lié (la mémoire, l’infini, etc.), car ces thèmes sont universels mais relatifs et jouent sur la perception. Il aime laisser à ses travaux la liberté d’une polysémie. L’artiste utilise le fil de coton, le tube, et l’eau qui le fascine, car derrière son apparente simplicité se cache une complexité physique.

Selon Arthur, le numérique marque un tournant dans l’histoire de l’art et de l’Homme, il modifie notre rapport au monde, au support et à l’échange, et offre un nouveau vocabulaire esthétique et conceptuel à la création artistique, qui transcende notre époque. Ce médium renoue selon lui avec une certaine idée d’un art logique, mathématique. Le numérique se place également dans l’immatérialité, il métamorphose et permet de lier les différents éléments d’une installation.

Arthur Zerktouni, né à Casablanca en 1983, travaille en France. Diplômé des Beaux-arts de Bourges en 2005, il s’est intéressé à l’art conceptuel, au minimalisme et à la création sonore. À Taïpei (Taïwan), il réalise une performance sonore lors du Laking Sound Festival et, au Guandu Museum of Fine Arts, expose la vidéo de son collectif META. Lors de City Sonic 2009 (Mons, Belgique), il expose des sculptures sonores. La même année, ses recherches plastiques sur la relation entre le son et les autres médias, et l’installation 7etc, réalisée avec Nikolas Chasser-Skilbeck (City Sonic, 2010) lui valent son diplôme national supérieur d’expression plastique.

Composition n°3. Arthur Zerktouni. Installation mix-médias (fils de coton, lumière noire, moteur). Exposition Objets-Son au Palais Abdellia (La Marsa, Tunisie), E-FEST 2012. Photo: © KRN.

Ce sont ensuite, au Studio National du Fresnoy (Tourcoing), l’installation Danaé, réflexions sur l’autonomie de l’objet artistique; les installations Thésée et Ariane, qui interrogent les figurations du labyrinthe, à l’Octroi de Tours en 2011; et In Memoriam en 2012 (Panorama 14, Le Fresnoy). Selon Arthur, le numérique devrait se développer en Afrique sans avoir à copier l’Occident. Il pense que les artistes africains doivent s’emparer de cet outil et l’utiliser d’une façon nouvelle, car les possibilités sont infinies. Et si les conditions ne sont pas toujours simples, il aime à penser que la contrainte technique pousse l’humain à développer de nouvelles solutions, de nouvelles propositions.

In Memoriam est une installation interactive, une expérience entre soi et son image, qui évoque le temps qui coule et l’impossibilité de le saisir. Le son léger d’une chute d’eau remplit un espace sombre. En avançant vers l’origine de la source sonore, le spectateur voit apparaître sa silhouette évidée et fantomatique à la surface d’une multitude de filets d’eau qui forment un écran, au centre d’une structure monolithique noire. Au début, simple brume lumineuse, la silhouette s’agrandit au fur et à mesure de l’avancée du spectateur, jusqu’à le dépasser lorsque ce dernier est proche de l’eau. Si plusieurs personnes font face à l’installation, leurs silhouettes, à différentes échelles, se chevauchent, se mélangent et se redessinent. Au moindre contact avec le spectateur, l’image s’écoule, elle chute comme si elle était devenue prisonnière du flux, et elle disparaît. J’essaie de trouver une forme de beauté au risible, au vain. C’est une façon de voir le monde.

In Memoriam. Arthur Zerktouni. Installation (projection vidéo interactive sur une chute d’eau). Mix-médias. Programmation informatique: Nicolas Verhaeghe. Production: Le Fresnoy, 2012. Photo: © Nikolas Chasser-Skilbeck.

Composition est une série, entamée à l’Octroi de Tours en 2011, suite à diverses expérimentations sur l’espace, le temps et le son. Avec du fil de coton blanc suspendu dans l’espace, de manière à créer un quadrillage géométrique, et de la lumière noire, Arthur crée un dispositif où le spectateur, plongé dans l’obscurité, a une sensation de vertige. Puis il décide de figurer dans l’espace les fréquences visibles sur sa table de montage : comment l’écriture du sonore peut-elle prendre la forme de ce qu’elle décrit ?

Arthur décide de jouer aussi sur la perspective du lieu en offrant un point de vue vers l’infini. À l’occasion de l’exposition Objets-Son (E-FEST, 2012), l’artiste fait bouger très lentement ses fils de coton dans l’espace, à l’aide d’un petit moteur, en suivant une perspective centrale. Puis, il place un micro piezzo sur le moteur et ralentit le bruit que ce dernier produit ; le son obtenu est alors diffusé dans l’espace.

La tautologie et la logique ont toujours dirigé ma production artistique et je me demandais: Quel instrument de musique contient, dans sa propre mécanique, la partition qu’il joue? Ainsi, l’installation est-elle à appréhender comme une grande boîte à musique, une sculpture qui, en abordant divers thèmes (esthétique numérique, mathématiques, logique), garde en elle les moyens propres de son autonomie.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.arthurzerktouni.net

(Afrique du Sud)

James Webb présente depuis 2001, à la fois des installations à grande échelle pour des galeries et musées, et des interventions impromptues dans des lieux publics. Son œuvre explore la nature de la foi et la dynamique de la communication au sein de notre monde contemporain, utilisant souvent l’exotisme, le détournement et l’humour pour servir son propos.

James Webb. Photo: © Adrienne van Eeden-Wharton.

Né en 1975 à Kimberley (Afrique du Sud), il vit et travaille au Cap. Webb est un artiste conceptuel qui explore un grand nombre de médias, tels que le son, la vidéo, la lumière et le texte, et ses œuvres se déclinent sous forme d’installations, interventions, diffusions et performances. Il a travaillé sur des environnements sonores et vidéo multicanaux, des enseignes au néon, la transmission radiophonique, ou encore des plantes envahissantes, des textes de musée détournés et diverses sculptures traditionnelles ou modernes mises en situation dans ses installations.

Mais l’artiste précise : je me penche en premier lieu sur les idées et je cherche ensuite l’outil le plus apte à exprimer celles-ci. Toutefois, il aime à penser qu’il est pratiquement impossible d’occulter le son, même s’il n’est qu’un médium parmi d’autres : on peut fermer les yeux mais pas les oreilles. Le son transporte beaucoup plus d’informations que les gens ne le pensent. C’est subtil, érotique et incompris.

Dès mon plus jeune âge, j’ai fait des expériences avec des magnétophones et des radios et  puisque l’invention découle de la nécessité, j’ai intégré les outils numériques dans ma vie quotidienne et professionnelle au fur et à mesure qu’ils devenaient disponibles.

James Webb décline ses œuvres en cours : There’s No Place Called Home et Prayer, qu’il veut inspirées par les villes et les contextes dans lesquels elles sont montrées. Il développe également une série sur les thèmes de la mythologie (ancienne et moderne) et notre rapport à la perte de foi dans diverses philosophies, institutions et idéaux de la société contemporaine.

Prayer. James Webb. Enregistrements sonores de prières de toutes les religions à Johannesburg. Installation sonore. Johannesburg Art Gallery, 2012. Photo: © Anthea Pokroy. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Blank Projects.

En 2012, il a été invité à réaliser une exposition rétrospective à la Johannesburg Art Gallery. MMXII, dont il était le commissaire, se composait d’une constellation d’expositions indépendantes et convergentes produites pour le musée et qui passaient en revue sa pratique tout en ré-imaginant et remixant la collection de la Art Gallery. L’exposition montrait 15 de ses projets aux côtés de 15 œuvres issues de la collection, le tout présenté dans 9 salles intérieures et 3 espaces extérieurs.

Loin de l’envisager comme une « rétrospective », l’artiste a qualifié l’événement de « metrospective » afin d’interroger son propre chemin artistique dans toute sa complexité. Son fil d’Ariane : les idées. Ainsi que des techniques visant à soustraire certaines informations et matières de l’œuvre finale, afin de donner au public assez d’espace pour qu’il puisse s’impliquer dans la situation et s’approprier l’expérience.

There’s No Place Called Home : née en 2004, cette pièce, au dispositif délibérément modeste, présente dissimulés dans les arbres des haut-parleurs qui diffusent des chants d’oiseaux inconnus là où l’installation est présentée. Comme les oiseaux utilisent des vocalises pour attirer leurs partenaires et marquer leur territoire, l’introduction de cet élément sonore étranger dans un paysage local revêt à la fois un sens poétique et politique. Les sons diffusés ne sont pas traités, mais mixés avec une volonté de réalisme, et les spectateurs ne sont pas toujours conscients de ce détournement : parce que la pièce fait appel à des thématiques humaines telles que les migrations et les déplacements, mais le fait via les chants d’oiseaux, les éléments politiques subversifs de l’œuvre peuvent donner lieu à diverses interprétations.

Le Marché Oriental. James Webb. Installation vidéo. Blank Projects, 2009. Photo: © Paul Grose.

Dans Prayer, des extraits sonores de prières enregistrées dans chaque ville où ce travail est présenté, permet à l’artiste d’aborder les différentes religions de toutes les communautés de la ville. Pour l’artiste, c’est une façon amusante d’amener les gens à visiter l’exposition au fur et à mesure qu’ils deviennent des collaborateurs du projet. Il a créé des versions spécifiques dans les villes de Copenhague, Birmingham, Le Cap, et plus récemment Johannesburg, où il a enregistré plus de 100 prières de 75 confessions différentes.

À la lisière de l’art, une expérience qui tente de sonder l’usage des nouvelles technologies dans notre société, Spectre illustre la démarche de l’artiste vis-à-vis de l’art numérique. À la FNB Joburg Art Fair en 2011, il utilise un brouilleur de téléphonie mobile très puissant, capable de désactiver toute réception de téléphones portables dans un rayon de 20 mètres, et injecte ainsi de manière aléatoire des moments de « silence cellulaire ».

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.theotherjameswebb.com

(Bloemfontein, Afrique du Sud)

 L’allégorie versus le symbole; les idéologies sud-africaines sociales, politiques et privées; le paysage; la possession; spiritualité et technologie, sont les thèmes de prédilection de l’artiste Jaco Spies, sans négliger la critique de l’idéologie.

Jaco Spies. Photo: © Jaco Spies.

Jaco Spies est né en 1974 à Bloemfontein, où il vit et travaille depuis 2000. Il est artiste plasticien, professeur et maître de conférence en dessin et médias numériques dans la section Arts Plastiques de la University of the Free State (UFS, à Bloemfontein). Où il a étudié les Beaux-arts, avec une spécialisation en dessin et en histoire de l’art. Son projet de dernière année de licence d’art consistait principalement à intégrer gravure et peinture à des livres d’artistes auto-reliés, en explorant les influences de la technologie sur la spiritualité.

Jaco participe à de nombreuses expositions et est, en 2007, le premier artiste de l’UFS à remporter le prix d’excellence du concours de l’Atelier ABSA. Depuis 2003, sa pratique artistique est axée sur l’exploration métaphorique critique des idéologies nationales, sociales et personnelles par la représentation du paysage et la cartographie (en particulier les processus d’acquisition, mise en valeur, dispersion, remembrement des terres). Bien que la plupart de ses travaux récents soient numériques (animation, vidéo, interactivité, Internet, presse), il travaille aussi sur des supports traditionnels et son œuvre est présente dans diverses collections. Il a également participé à l’exposition Internet Art in the Global South, réalisée par Tegan Bristow pour la Joburg Art Fair, en 2009.

Dissemination. Jaco Spies. 2009. Capture d’écran. Dessin interactif sur Internet. Dimension variable, temps infini. Photo: D.R. (fichier numérique original).

Les questions relatives à l’existence – en termes d’expérience personnelle et collective – alimentent souvent ma pratique artistique. Même si ce sujet peut sembler très vaste, je me préoccupe particulièrement de notre besoin de transcendance et de salut, et de la façon dont ces deux éléments sont recherchés à travers l’idéologie et son antithèse.

Je ne me suis jamais senti à l’aise avec quelque idéologie que ce soit. Pour moi, elles pointent toujours du doigt le mensonge. Cependant, je perçois de plus en plus l’idéologie comme inhérente à la nature humaine. Quelque chose à quoi on ne peut échapper. Je recherche en permanence des façons « autres » d’être créatif. Peut-être que je m’ennuie vite lorsque j’agis de manière répétitive. Être créatif dans le domaine du numérique permet de nombreuses variations dans les productions, idées et événements créatifs. J’aime cela, car ça me donne une immense liberté. C’est le contraire d’une recherche idéologique, d’une méthode ou philosophie appliquée à l’art.

Jaco pense que l’art numérique se développera en Afrique d’une manière radicalement différente des économies du monde premier. Selon lui, c’est évident, car l’étendue du tissage de la technologie numérique dans l’existence humaine normale y diffère radicalement. Cependant, ceci créera, en Afrique, l’opportunité de voies exceptionnelles de création artistique numérique: peut-être moins à la pointe du développement technologique, mais de manière plus intéressante au niveau créatif. Même les traditionalistes de la scène artistique sud-africaine commencent à voir le « mérite » de l’art numérique, tandis que les générations actuelles et futures d’étudiants en art vivent plus ou moins ce phénomène numérique comme une seconde nature. Jaco est optimiste quant aux perspectives qu’il offre.

The Realm of the Mothers. Jaco Spies. 2012. Capture d’écran. Œuvre en cours de réalisation. Installation vidéo. Dimensions variables. Photo: D.R. (fichier numérique original).

Jaco Spies travaille actuellement sur une œuvre de grande envergure, Le Royaume des mères, qui associe vidéo, animation numérique (dessin numérique et traditionnel), sculptures et son. Dans son thème, le travail traite des idéologies sociales et économiques dans un contexte à la fois contemporain et historique sud-africain, et de la manière dont celles-ci sont apparemment en contradiction avec l’éveil spirituel. Le titre fait référence à une scène du Faust de Goethe, où Faust descend dans le Royaume des mères pour atteindre la transcendance et le salut. Dans cette nouvelle œuvre, bon nombre de mes explorations dans les divers supports numériques et traditionnels (ou l’association des deux) se rejoignent et se manifestent comme quelque chose de nouveau. Par conséquent, sur le plan formel je pense que, dans ce travail, je suis parvenu à quelque chose que je recherchais par l’expérimentation. Sur le plan conceptuel, cette œuvre reflète aussi de manière évidente mes principaux thèmes de prédilection.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.jacospies.co.za

(Johannesburg, Afrique du Sud)

Michelle Son met en scène l’univers quotidien des interfaces numériques, non sans humour, car selon elle la technologie est tout aussi séduisante que vicieuse. C’est grâce à cette distance que l’artiste préserve sa curiosité, cherchant à trouver des façons de « traverser » les nouvelles technologies au lieu de les éviter, afin de développer un langage personnel dans la forme et le sens au sein d’un monde façonné par le progrès technologique.

To Whom It May Concern (À qui de droit). Michelle Son. Installation interactive. Médias mixtes. 2010. Photo: © Michelle Son.

Michelle Son est née à Johannesburg en 1982, où elle vit et travaille. Après des études en design et graphisme, puis en technologie, à la Péninsule du Cap, et un master en Médias Interactifs numériques à l’Université du Witwatersrand et au Sandberg Instituut à Amsterdam en 2012, elle s’est intéressée à l’univers des outils et des interfaces numériques, dont elle explore la nature imposée.

En étudiant les outils numériques, tels que les logiciels propriétaires, dont Michelle Son se reconnaît elle-même être une esclave cybernétique, celle-ci remarque que l’usage courant de ces outils contribue à former une esthétique standardisée issue de stéréotypes visuels uniformisés. À partir de là, ses recherches et son travail se déclinent autour des implications de la nature imposée des interfaces sur les attitudes des utilisateurs.

Dans son travail de recherche, Antagonisme du modèle esthétique : les outils de la conscience, Michelle étudie la manière dont l’utilisation généralisée des outils, qu’ils soient algorithmiques ou cognitifs, pourrait présenter des alternatives à l’expression individuelle et aux modes de communication. De ce travail est née l’œuvre To Whom It May Concern (À qui de droit, 2010), présentée comme une métaphore de l’expérience « à sens unique » de l’utilisateur, imitant les relations entre le programmeur et l’utilisateur à l’intérieur d’un bureau. Les spectateurs étaient immergés dans un espace de travail hyperréaliste, qui les invitait à réfléchir sur leur propre rapport à la technologie.

To Whom It May Concern (À qui de droit). Michelle Son. Installation interactive. Médias mixtes. 2010. Photo: © Michelle Son.

 En exprimant mon scepticisme quant au numérique, j’ai pu faire face à mes sensations de malaise vis-à-vis de l’interface utilisateur grâce à une expérience sensorielle humoristique (bien qu’agaçante), dont le but était d’inciter les spectateurs, contrairement à leur approche habituelle, à remettre en question leur perception de la réalité en regardant de plus près la banalité des attitudes dans l’existence quotidienne.

 La satisfaction que j’ai trouvée dans l’observation et la critique des normes sociales à travers l’humanisation de ces relations invisibles, m’a encouragée à poursuivre ces explorations. Étant obligée de travailler en dehors de mon domaine de compétences, j’ai collaboré avec un ingénieur et un programmeur et c’est grâce à cette expérience que j’ai pu concevoir l’importance du partage de connaissances et de compétences entre les différents domaines.

Pour son master, l’artiste désire aller vers une compréhension plus profonde de l’esthétique par l’évaluation de la perception sensorielle humaine, c’est-à-dire des effets décisifs que les stimuli sensoriels (réels ou simulés) produisent sur la conscience et les émotions humaines. Terry Eagleton, théoricien et critique de littérature, affirme que l’esthétique est un discours originel du corps. C’est une forme de cognition s’opérant à travers le goût, le toucher, l’ouïe, la vue et l’odorat – l’ensemble des sens du corps humain.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.michelleson.co.za

To Whom It May Concern (À qui de droit). Michelle Son. Une main mécanique pressait la barre d’espace pour compter le nombre de visiteurs présents dans la pièce. 2010. Photo: © Michelle Son.