« Théâtre de guerre », jeux vidéo, soft power et retranscription plastique des enjeux théoriques de la géopolitique sont le terrain de prédilection de l’artiste Emeric Lhuisset. Qu’en est-il de la réalité des combats montrés dans les médias ? Qu’elle est la part de réalité et de fiction (virtuelle), entre les joueurs de jeux vidéos et les combattants, qui sont parfois les mêmes ? Comment nos sociétés perçoivent-elles la réalité de ces conflits lointains (et pourtant si proches) ? Toutes ces questions sont au cœur de la démarche de cet artiste.

Emeric Lhuisset. War game. Combattant de l'Armée Syrienne Libre jouant à Counter Strike.

Emeric Lhuisset. War game. Combattant de l’Armée Syrienne Libre jouant à Counter Strike. Vidéo 3’27 » en boucle. Syrie (province d’Idlib), août 2012. Photo: © Emeric Lhuisset.

J’ai un double cursus, artistique et géopolitique. Je travaille à la manière d’un chercheur. D’une part, je fais un travail d’investigation d’un point de vue théorique, en lisant des livres ou en surveillant les médias. Une fois que j’ai cerné mon sujet, je me rends dans la zone concernée où je commence un travail proche de l’anthropologie. Je peux passer trois semaines ou six mois sur place, et quand j’ai cerné les enjeux de ma problématique je produis une œuvre qui est une retranscription plastique de cette analyse. C’est donc en m’intéressant au départ à ces questions de géopolitique que je me suis retrouvé sur des zones de conflits, qui m’ont amené à poser, et à me poser, des questions sur leur représentation.

Le conflit dans nos sociétés sans guerre est extrêmement présent, et l’image qu’on en a est totalement fantasmée. Sur les zones de guerre, la réalité est tout autre. Dans les news, les images sont basées sur l’évènement, le spectaculaire : le tir, l’explosion, le corps sans vie. Quand on regarde un film, c’est la même chose. Il y a aussi les jeux vidéo où nous incarnons le combattant, et même les magasins de jouet où l’on trouve des armes factices. J’ai donc décidé de travailler sur cette démystification des conflits et ce qui entoure sa représentation. Sans agresser le spectateur, mais en essayant de le séduire, voire de le piéger dans l’image, pour l’amener à s’interroger sur ce qu’on lui présente. Mon but n’est pas d’imposer un jugement, mais plutôt de donner à voir. C’est de toute façon très difficile — une société avec d’un côté l’axe du bien et de l’autre celui du mal, comme certains essayent de nous le faire croire, n’existe pas — la réalité est bien plus complexe, surtout dans ce genre de problématique.

Emeric Lhuisset. Théâtre de guerre. Photographies avec un groupe de guérilla Kurde Iranien.

Emeric Lhuisset. Théâtre de guerre. Photographies avec un groupe de guérilla Kurde Iranien. Lambda Durst, Irak, 2011 – 2012. Photo: © Emeric Lhuisset.

Parmi mes différents travaux, j’ai entamé une réflexion sur les jeux vidéo. Lycéen, j’ai beaucoup joué à des jeux du type Counter Strike ou Doom, dans un environnement en mode FPS [First Person Shooter, où le joueur incarne le personnage principal en vue dite « subjective », NDR]. En voyageant, je retrouvais ces jeux un peu partout. En Russie, au Brésil, en Chine, aux États-Unis. Au départ, je voyais ça comme l’accès à un fantasme, celui d’un ailleurs où l’on incarne un combattant et quelque chose que l’on pourrait appeler « l’exotisme de la guerre ». Un jour, en Colombie, j’étais dans un village contrôlé par les FARC. À cinquante kilomètres de la zone de front. On y entendait des tirs, des explosions. Des combattants revenaient blessés. Là, j’ai vu des enfants d’une quinzaine d’années qui étaient en train de jouer à ces jeux. Ces adolescents n’étaient pas dans un fantasme de la guerre, ils vivaient le conflit tous les jours et pourtant ils jouaient à ces jeux. Des joueurs qui deviendront combattants dans quelques années…

Cela m’a poussé à travailler sur les liens qu’entretiennent jeux vidéo et zones de guerre. Les forces armées de nombreux pays développent des jeux vidéo par exemple. Les États-Unis avec America’s Army (téléchargeable gratuitement et dans lequel le lien vers le site de recrutement de l’armée américaine, goarmy(dot)com, apparaît régulièrement), mais aussi la Chine ou l’Iran. Des groupes de guérillas ont même développé leurs jeux. De plus simples, comme Juba le sniper. Un jeu basé sur la légende d’un sniper djihadiste qui aurait abattu une centaine de soldats américains, et qui marche bien en Irak malgré son interdiction, au plus complexe, comme celui du Hezbollah. Inspiré de la guerre contre Israël en 2006, le joueur peut visionner des images d’archives montrant la réalité du conflit tel qu’il s’est déroulé à la fin de chaque plateau.

La frontière entre fiction et réalité est mince ici. Ce genre de démarche pose la question de savoir à quel moment on sort de la fiction du jeu, pour entrer dans le réel, dans l’archive et dans le document historique. Un peu, comme pour ces unités spécialisées en combats urbains équipées de caméras sur le fusil, qui tirent sur l’adversaire en le visualisant sur un écran. C’est la même problématique pour les pilotes de drones qui font la guerre à distance, mais ne voient jamais leurs adversaires. Il faut aussi parler des soldats qui sont sur les zones de guerre, qui combattent, et qui rentrent à la base frustrés parce que les conflits actuels font que très souvent, ils ne voient pas l’ennemi. Ils se connectent alors sur leurs consoles et jouent à Counter Strike ou autre pour se défouler…

Emeric Lhuisset. Chebab. Plan séquence d'une journée de la vie d'un combattant de l'Armée Syrienne Libre.

Emeric Lhuisset. Chebab. Plan séquence d’une journée de la vie d’un combattant de l’Armée Syrienne Libre. Camera subjective, 24h en boucle diffusée en temps réel. Province d’Alep et d’Idlib, Syrie, août 2012. Photo: © Emeric Lhuisset.

En 2012, j’étais en Syrie après une bataille importante durant laquelle les rebelles ont pris une base de l’armée syrienne et sont venus à bout d’une colonne de chars. Le plus frappant fut, quand les combattants se reposaient, d’en voir un allumer son PC portable pour se mettre à jouer à Counter Strike. Cela a donné lieu à un projet que j’ai nommé War Game où l’on voit un combattant de dos, en train de jouer, qui utilise dans le jeu, à plusieurs reprises, la même arme que sur le terrain. On la voit d’ailleurs, posée à côté de lui. Une autre de mes pièces s’appelle Motherfucker burn ! (titre inspiré par le film de Michael Moore Fahrenheit 911).

C’est une vidéo réalisée en 2007 avec un téléphone portable pour accentuer la sensation de réel, tout en préfigurant la représentation des conflits actuels symbolisée par la production d’images par les combattants eux-mêmes via leurs téléphones. Fixé sur une mitraillette, le mobile film en mode subjectif mes déplacements dans des souterrains sombres, comme dans un jeu FPS. Le film est projeté dans un couloir qui accentue l’effet d’angoisse et fait référence au décor de ce type de jeux. Il y a une boucle assez fine de manière à rendre la progression du personnage infinie. Le spectateur attend le moment du shoot, puis se lasse, puisqu’il ne se passe finalement rien. Il y a la frustration, mais aussi la question : qu’attend-t-on finalement, si l’on attend le shoot ? Qu’est-ce que notre frustration révèle sur nous ?

Pour mon projet Théâtre de guerre, je travaille avec des vrais combattants, sur une vraie zone de guerre. Je les invite à rejouer leur réalité dans des mises en scène inspirées de peintures classiques. L’idée étant de reprendre l’aspect maniéré de la peinture, trahissant ainsi le dispositif de mise en scène. Et pourtant, lorsque le spectateur regarde le cartel, il voit qu’il s’agit de vrais combattants, sur une vraie zone de guerre. Quelle est la part du réel alors ? C’est ce trouble que je cherche à produire avec cette série, et les questions qu’elles vont susciter. Cette question sur réel et fiction est d’ailleurs une des problématiques clés de mon travail.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://www.emericlhuisset.com/

S’il fait partie des plus grands groupes de hackers mondiaux le Chaos Computer Club (ou CCC) est avant tout un espace de rencontre et d’échange (idéologique, technique) global, réunissant hackers, spécialistes du détournement des protocoles et activistes politiques, dont les activités concernent les différentes formes de sécurité informatique et de protection des données (privées ou gouvernementales). Désormais investi dans le combat pour protection des données personnelles et le respect de la vie privée (depuis l’Affaire Snowden), le Chaos Computer Club s’attache à la dénonciation politique, par l’action, du non-respect des droits fondamentaux des utilisateurs du réseau.

Chaos Computer Club Flag.

Chaos Computer Club Flag. Photo: D.R.

Collectif mouvant, intouchable et idéologiquement vaste fondé en 1981 à Berlin, le Chaos Computer Club forme la plus vaste association de hackers d’Europe. Entité insaisissable, puisque composée d’une multitude d’individualités, de sexes, origines géographiques et ethniques, voir idéologiques, variées, le CCC est un groupe d’activistes, ou une « communauté globale », principalement germanophone, à ne pas confondre donc, avec le « Chaos Computer Club France »; un faux groupe de hackers monté de toute pièce par Jean-Bernard Condat, alias Le concombre, pour le compte des services de renseignements français… Sa première apparition à Berlin est rapidement suivie par celle d’un autre groupe, à Hambourg cette fois (CCCH), qui deviendra le lieu de réunion annuelle du collectif. Actif dès le début des années 80, le Chaos Computer Club opère sur les premiers réseaux de communications existants (Minitel, Videotext ou Bildschirmtext).

Rapidement investit dans des opérations d’attaques informatiques de grandes envergures, le Chaos Computer Club s’est rendu célèbre en 1984 en hackant le Minitel allemand (le fameux système Videotext du BTX (abréviation de Bildschirmtext), cousin germanique du Minitel). Totalement inconnu du grand public, le CCC entre ainsi dans la légende des (h)activistes informatiques par le biais de Wau Holland et Steffen Wernéry, les deux hackers connus pour être à l’origine de cette attaque. Au début des années 90, le Chaos Computer Club fait également parler de lui dans les journaux internationaux. En 1989, le hacker Allemand Karl Roch connu dans les années 80 sous le pseudonyme de Hagbard, fut en effet arrêté et accusé d’avoir lancé des actions de cyber-espionnage en faveur du KGB. Roch connaît une fin tragique à fort retentissement médiatique puisqu’on retrouve son corps brûlé à l’essence, dans une forêt près de Celle en Allemagne. Pourtant, et au-delà de cette affaire, le Chaos Computer Club a toujours milité pour la sécurité des données et la mise en place d’un « net viable » (1).

29C3, 29ème congrès du Chaos Computer Club. 27 Décembre 2012, Hambourg, Allemagne.

29C3, 29ème congrès du Chaos Computer Club. 27 Décembre 2012, Hambourg, Allemagne. Photo: © Malte Christians

Protection des données, le crédo du CCC
Globalement, il est reconnu que chaque attaque du Chaos Computer Club depuis les origines, est réalisée dans un but clairement défini : mettre en évidence, dans un système informatique donné, les failles permettant des intrusions, soit par des services de renseignement étranger, soit par d’autres hackers mal intentionnés. Pour les membres du CCC, transparence, contournement de la censure, whistleblowing (ou Lanceur d’alerte), protection des données, participe à la politique de neutralité du Net. Une notion fondamentale qui fait partie des canons fondateurs de l’association. Pour la plupart des membres du Chaos Computer Club, ces principes font partie des conditions fondamentales favorisant l’expression de la vie politique et culturelle sur internet. Ainsi, quand les hackers du CCC attaquent une société, ou le réseau d’un gouvernement, c’est souvent — la plupart du temps — afin de mettre en évidence les défauts de ce système. A contrario, les attaques peuvent aussi viser à rappeler (« whistleblower », ou lancer une alerte mais aussi rappeler à l’ordre) les autorités compétentes en matière de télécommunication ou les gouvernements fautifs de non-respect de la sphère privée numérique de ses citoyens (2).

Du hacking « préventif » au respect de la vie privée
Principalement axé depuis ses origines, les années 80, sur le domaine de la sécurité informatique, le Chaos Computer Club s’intéresse aujourd’hui à la protection des données, affaire Snowden oblige. Le 03 février dernier, le Chaos Computer Club, soutenu par la Ligue internationale des droits de l’homme, a par exemple lancé une plainte contre Angela Merkel, ainsi que son ministre de l’Intérieur Thomas de Maizière, accusés entre autres d’avoir autorisé les services de renseignement et de contre-espionnage allemands mais aussi les services de renseignement américains (NSA) et britannique (CGHQ) à pratiquer des écoutes sur les communications des citoyens Allemands. En 2012, Le groupe de hackers allemands dévoile les fondations de ce qui pourrait devenir un nouveau système de communication en réseau, autrement dit, les bases d’un Internet totalement libre. Il s’agit de l’Hackerspace Global Grid, un réseau global de communication entièrement conduit par satellites et indépendant des relais habituels. Le but étant de rendre la communication par satellite disponible à toute la communauté HackerSpace et à l’ensemble de l’humanité (3), et de permettre ainsi de contourner la censure, et le traçage des données par les gouvernements.

Chaos Computer Club Logo

Chaos Computer Club Logo. Photo: D.R.

Militer pour un internet indépendant et souverain
La neutralité du Net est un acte de foi pour les principaux membres du CC pour qui l’accès à Internet est un droit fondamental. En 2010, ceux-ci ont d’ailleurs édité une charte à visée politique très claire, dont les principaux fondements exigent qu’aucun fournisseur d’accès n’ait le droit de modifier l’accessibilité, la priorisation ou le débit de son réseau en fonction du contenu. Il y est aussi demandé que les questions de politique pratique doivent être placées au premier plan. La conception et l’attribution de projets technologiques et numériques publics, par exemple, ne doivent plus être considérées uniquement comme des projets de financement de l’industrie informatique. Et aussi que les données publiques soient gérées de manière transparente ou encore d’empêcher le profilage des utilisateurs du réseau (4).

Au-delà de l’aspect purement technique, du hacking et de l’exploitation spectaculaire qu’en font les médias, il est bien évident, à la lecture de ces déclarations que le Chaos Computer Club est une entité politiquement consciente aux visées très précises. Concrètement, l’expérience d’un tel groupe d’activistes est un atout pour tout gouvernement ou entité privée prête à tendre l’oreille aux conseils que le CCC peut prodiguer. Il est dommage, à l’heure du cyber-espionnage et de la « cyberwarfare » (la guerre économique ou stratégique larvée entre États via les réseaux informatiques) que ces talents ne soient pas mis à profit de manière plus efficace, dans une optique politique, au profit du citoyen. L’ignorance d’un tel potentiel est un risque que les gouvernements et les « décideurs économiques » de devraient pas encourager.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> https://www.ccc.de/

(1) Déclaration du CCC à l’occasion du Chaos Computer Congress 27c3, congrès organisé à Berlin du 27 au 29 décembre 2010.

(2) Tourisme de catastrophe au congrès du Chaos Computer, sur fond d’affaire Snowden. Annabelle Georgen, Slate.fr 01.01.2014 : www.slate.fr/monde/81785/congres-chaos-computer-club-nsa

(3) Déclaration du CCC datée du 3 janvier 2012.

(4) Déclaration du CCC à l’occasion du Chaos Computer Congress 27c3, congrès organisé à Berlin du 27 au 29 décembre 2010.

Le lauréat 2014 du Prix Marcel Duchamp explore de manière malicieuse et insolente, sous la forme de vidéos, de sculptures, de machines, de reproductions, de maquettes ou de performances, des questions relatives au travail, à l’économie, au monde de l’entreprise, aux techniques, aux figures du savoir et de façon plus générale aux processus de contrôles et de quantification à l’œuvre au sein de notre société ordonnée par les sciences et les technologies.

De ses célèbres Lettres de non-motivation, dans lesquelles l’artiste répondaient par l’ironie et la négative aux offres d’emploi parues dans la presse, à Forget The Money (2011), une installation réalisée à partir de la bibliothèque située dans l’appartement de l’escroc Bernard Madoff, en passant par la pièce chorégraphique, What Shall We Do Next ? (2014), inspirée par les mouvements associés aux écrans tactiles, l’artiste n’a eu de cesse de déjouer, souvent avec humour, les forces qui régissent nos existences. Une démarche que le commissaire d’exposition Christophe Gallois désigne comme une stratégie de la contre-productivité et que le philosophie Elie During décrit comme une version ludique de la critique sociale, une pratique du contre-emploi. Entretien.

Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011.

Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011. Vidéo HD, image : Vincent Bidaux, Christophe Bourlier, Robin Kobrynski. Son : Super Sonic Productions, voix : Olivier Claverie. Production galerie Édouard Manet. Durée: 8 minutes. Photo: D.R. / Courtesy Galerie Jousse Entreprise, Paris

Votre travail ne semble pas pouvoir être identifié à un support particulier…
Plutôt que le médium, le fil rouge de mes œuvres, c’est un rapport au savoir, au travail, à la connaissance et à la manière dont elle peut être mise en forme. Cela peut s’incarner sous la forme d’un film, d’une installation ou d’une performance qui va jouer des codes de la conférence. Cela a pu aussi prendre une forme épistolaire, particulièrement avec les Lettres de non-motivation, un projet que j’ai mené pendant plusieurs années. Si j’avais débuté mon travail sous la forme de performances filmées, la série des Lettres a représenté un déclic dans mon parcours.

Au début des années 2000, je cherchais une sorte d’échappatoire à ces performances très physiques qui rejouaient un peu certaines pièces des années 1970 de Chris Burden, mon héros quand j’étais aux Beaux-Arts. Ces performances utilisaient le corps comme une manière de cristalliser une sorte de lutte, de lutte contre ce qui nous entoure. Avec les Lettres, j’ai réalisé que la performance pouvait devenir une performance de papier, que ce jeu avec le réel pouvait prendre plusieurs formes, que ce rapport physique pouvait être déporté par le biais de l’écriture, tout en gardant la force d’un prélèvement et d’un parasitage du réel. À partir de là, je me suis qu’il y avait une forme spécifique à trouver pour chaque projet, afin de créer un mouvement centripète autour d’un sujet.

La dimension de critique sociale de vos œuvres laisse imaginer que vous êtes passés par l’ingénierie, l’informatique, les statistiques ou le monde de l’entreprise…
J’ai étudié la médecine, j’ai une formation scientifique menée en parallèle avec des études aux Beaux-Arts. J’ai connu le monde de l’entreprise à travers un travail à France Telecom, ainsi qu’à travers mes recherches de stage, lorsque j’étais plus jeune. Les Lettres de non-motivation découlent directement de ces expériences de recherche d’emploi. J’ai donc d’abord connu ce monde de l’entreprise et de ses techniques de manière biographique, avant de m’y pencher à travers mon travail, mais aussi sous la forme de projets collectifs et interdisciplinaires. En 2014, j’ai par exemple participé avec les chercheurs Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, à l’ouvrage collectif Statactivisme, dans lequel sont réunis des artistes (Hans Haacke, Martin Le Chevallier), des sociologues (Luc Boltanski) et des activistes autour de la question des statistiques. Il s’agissait de se poser la question de savoir comment on se compte, quels sont les effets de ce comptage, comment les statistiques changent notre regard sur le monde et comment on pourrait indirectement les utiliser, les manipuler, pour éventuellement les renverser et en faire, non plus un outil de contrôle, mais de libération.

Votre pièce la plus politique et la plus proche du hacking, est certainement Mallette n°1 (2006), un réceptacle dans lequel sont disposés différents tampons encreurs reproduisant les empreintes digitales, subtilisées à son insu, de Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur…
J’ai baigné dans la culture des hackers, mais plutôt dans sa version des années 1990. C’était à l’origine, pour moi, une référence forte dans ma manière d’envisager l’art, cette position de David contre Goliath. Je lisais alors beaucoup de science-fiction, du cyberpunk, dans laquelle la figure du hacker est très romancée, héroïque. Le hacker se rapprochait alors de mon intérêt pour Chris Burden. Je revendique toutefois moins cette approche aujourd’hui. De manière générale, mon idée du hacking n’est pas vraiment celle du pirate. Cela désigne plutôt chez moi une démarche au sein de laquelle on essaye de comprendre comment quelque chose fonctionne et comment on peut arriver à faire modifier son fonctionnement, de façon moins frontale, plus perverse. Une sorte de hacking non technologique, réalisé à l’aide de petits dispositifs, qui font qu’une situation se révèle.

Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011.

Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011. Vidéo HD, image : Vincent Bidaux, Christophe Bourlier, Robin Kobrynski. Son : Super Sonic Productions, voix : Olivier Claverie. Production galerie Édouard Manet. Durée: 8 minutes. Photo: D.R. / Courtesy Galerie Jousse Entreprise, Paris

À mi-chemin entre la politique-fiction et l’univers houellebecquien, votre vidéo Anomalies Construites met en exergue une nouvelle forme de travail à distance, ainsi qu’une forme de travail dissimulé, dans lequel les internautes participent gratuitement et collectivement à l’élaboration de nouveaux univers virtuels.
L’idée de départ de ce projet était de décrire un certain rapport à la collaboration sur Internet, comment on est mis au travail sans le savoir, notamment à travers ce que l’on nomme human computation. Dans la vidéo, à l’image, défilent une série d’écrans d’ordinateur, sur lesquels figures des formes conçues par des logiciels 3D comme Catia, 3DS Max ou Autocad, des outils qui permettent de visualiser et de mettre en forme des objets, des éléments d’architecture. En voix off, on perçoit deux personnages, dont le premier est enthousiaste de pouvoir collaborer, grâce à ces outils, à des projets de human computation, et le deuxième qui se montre plus critique.

Le film évoque par exemple le cas des « Captcha », et la façon dont Google a pu se servir de ce test afin de numériser des pages de livres, ou plutôt de convertir des lignes de textes qui avaient été maladroitement scannées. Toute l’astuce de la technique du human computation, c’est de trouver des micro-tâches assez courtes ou assez intéressantes pour faire participer gratuitement les internautes à un projet collectif. Google, bien malin, a compris que l’on pouvait se servir de ce système. C’est sur ce sujet-là, que la seconde voix du film, beaucoup plus critique, focalise son attention. Ce personnage utilise par exemple le logiciel Google Sketchup qui permet de modéliser des monuments en 3D et de compléter au fur et à mesure Google Earth. Tout cela créé des activités à priori de l’ordre de jeu, mais qui servent au final à des entreprises afin d’améliorer la qualité de leurs produits et de leurs services.

On ne vous sent toutefois pas fasciné par l’univers des technologies…
Si j’ai une fascination, c’est une forme de fascination critique, qui est à la fois de l’ordre de l’attirance, de la méfiance et du dégoût. Nous vivons aujourd’hui dans un monde configuré par les technologies et les algorithmes. Le chercheur et game designer Ian Bogost en parle d’ailleurs très bien dans un texte qui révèle ce que cela peut avoir d’attirant et de fascinant, tout en possédant une inquiétante dimension de contrôle, d’un pouvoir un peu déporté. Un pouvoir qui nous échappe, qui se développe à des vitesses que nous humains, sommes parfois incapables de suivre ou de comprendre.

propos recueillis par Jean-Yves Leloup
retrouvez l’interview complète de l’auteur sur www.culturemobile.net/artek
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> www.previeux.net

Théorie et pratique. Stratégie et action. Le collectif Critical Art Ensemble n’a de cesse de dénoncer, tant au travers de ses écrits que par le biais de ses interventions sous forme de performances et d’installations, la surveillance globale et les rapports d’aliénation générés par la modernité technologique.

Fondé en 1987, le Critical Art Ensemble est un collectif gravitant autour de 5 artistes (Steve Kurtz, Steve Barnes, Dorian Burr, Beverly Schlee et Hope Kurtz), fondateurs d’un nouveau genre d’engagement artistique à l’ère des médias électroniques de masse et des nouvelles technologies. La déclaration d’intention du Critical Art Ensemble s’intitule La Résistance Électronique, et autres idées impopulaires. Publié en même temps que TAZ, le fameux manifeste d’Hackim Bey — sur la même maison d’édition, Autonomedia —, ce texte fondateur a bénéficié depuis de « mises à jour » au fil de leurs autres essais (dont L’Invasion Moléculaire).

On y trouve des idées voisines à celle de Hackim Bey et, dans une autre mesure, au « primitiviste » John Zerzan (souvent présenté comme le théoricien des Black Blocs…). Les formules sont chocs. Critical Art Ensemble privilégie l’action directe et la guerre (sociale) de mouvement. Réactivez la stratégie de l’occupation en prenant en otage, non plus des biens, mais des données (p.39). Ainsi que le détournement généralisé contre le copyright, mettant ainsi à nu les ressorts mercantiles de la société du spectacle. Si l’industrie ne peut plus s’appuyer sur le spectacle de l’originalité et de l’unicité pour différencier ses produits, sa rentabilité s’écroule (p.116).

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002.

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002. Photo: D.R.

Le Critical Art Ensemble emprunte aussi, ne serait-ce que dans sa formulation, aux situationnistes. Il est temps d’élaborer de nouvelles stratégies qui portent atteinte à l’autorité virtuelle. Les acteurs sont trop enlisés dans le théâtre traditionnel et le théâtre de la vie quotidienne pour tout simplement comprendre que le monde virtuel a fonction de théâtre du jugement dernier (p.83). Et invite à entrer en résistance, à défaut de dynamiter les « bunkers » du pouvoir. Depuis que la révolution n’est plus une solution viable, la négation de la négation semble être la seule forme d’action réaliste. […] La structure autoritaire ne saurait être écrasée : on ne peut qu’y résister (p.152). Tout en désignant de nouveaux théâtres d’opérations. Le fondement de la stratégie de résistance reste identique : s’approprier les moyens de l’autorité et les retourner contre elle. […] Il nous faut prendre conscience que le cyberespace est un lieu et un dispositif de résistance (p. 154).

Concrètement cela donne des performances et installations qui s’imposent comme autant de coups de force, en jouant sur une certaine théâtralité et en reprenant la « stratégie des médias » : conférence, happening, vidéo, ateliers (Tactical Media Workshop, 2002), etc. On notera au passage que la rue n’est pas abandonnée… Ainsi, à Sheffield en 1998, The International Campaign for Free Alcohol and Tobacco for the Unemployed consistait, à imaginer un espace public non marchand. Une initiative à laquelle fait écho, une décennie plus tard, à Toronto, une autre revendication « citoyenne » : Keep Hope Alive Block Party (2013), un peu dans la lignée du mouvement Reclaim The Streets… En collaboration avec des artistes et activistes locaux, Critical Art Ensemble peut aussi investir une ville entière : Graz en Autriche avec des émissions radio nomades basées sur des détournements audios (Radio Bikes, 2000), Halifax au Canada autour des sites et monuments sujets à controverse (Halifax Begs Your Pardon!, 2002), Halle, en Allemagne, avec la simulation de l’explosion d’une « bombe sale » et du protocole sécuritaire qu’il s’en suit (Radiation Burn, 2010).

Critical Art Ensemble, Radiation Burn: a temporary monument to public safety. Performance menée à Halle (Saale, en Allemagne) en octobre 2010.

Critical Art Ensemble, Radiation Burn: a temporary monument to public safety. Performance menée à Halle (Saale, en Allemagne) en octobre 2010. Photo: D.R.

Le collectif Critical Art Ensemble a élargi ce cadre critique à la question environnementale ainsi qu’aux bio-technologies. Pour le problème de la pollution de l’eau, ils ont répertorié et testé les zones de baignades et de pêche aux abords des quartiers défavorisés et pollués par les géants de l’industrie chimique qui jalonnent les bords de l’Elbe, à Hambourg, « exposant » ensuite le résultat de leurs investigations dans lieux publics (Peep Under the Elbe, 2008). Ils ont aussi symbolisé les ravages liés à l’extraction du pétrole au travers d’une installation monumentale combinant projection vidéo et jeu d’eau (A Temporary Monument to North American Energy Security, présenté dans le Nathan Philips Square à Toronto, dans le cadre de la Nuit Blanche 2014).

Version soft de la « propagande par le fait », Critical Art Ensemble a aussi mis quiconque au défi de faire pousser des plantes sur un lopin de terre gorgé de pesticides (Sterile Field, 2013). Inversement, ils ont tenté une expérience de rétro-ingénierie en partant de plants de soja, de blé et de colza modifiés pour les re-soumettre à un environnement sans apports chimiques toxiques (RoundUp Ready soy, 2002). Présentée comme une forme de « sabotage biologique », cette installation alignait des semis baignants dans une lumière virant au bleu-violet… Dans le combat qui opposent les citoyens aux multinationales et, dans une moindre mesure, la législation européenne à celle des États-Unis, Critical Art Ensemble a entamé un procès public des aliments contenants des OGM lors de séances de testing aux allures de happening (Free Range Grain, 2003-2004).

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002.

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002. Photo: D.R.

Manipulations génétiques, séquençage du génome humain (ADN), bio-puces… Critical Art Ensemble s’attaque également à ce domaine avec une série de performances autour de la fécondation in vitro (Flesh Machine, 1997-1998) où les « visiteurs » sont invités à donner un échantillon de leur sang qui ira enrichir une base de données… À la suite de ce projet, le collectif monte une société baptisée Society for Reproductive Anachronisms pour attirer l’attention, toujours par le biais de rencontres / ateliers / performances, sur les dangers de ces techniques. Le fait d’avoir monté une société permet de jouer avec les codes et produits de l’industrie chimique et pharmaceutique. Et comme il n’y a pas de reproduction humaine sans « matière première », Critical Art Ensemble a aussi poussé jusqu’à l’absurde la logique mercantile des laboratoires avec une autre série de performances intitulées Intelligent Sperm On-line (1999). Pas séance de masturbation collective au programme, mais une dénonciation verbale de la marchandisation du corps et de ses « produits » lors d’une prise de parole publique…

Les manipulations chimiques, génétiques et bactériologiques ne laissent pas non plus indifférents les militaires, exposant ainsi l’humanité à des dangers au moins aussi grands que ceux du nucléaire… Se transformant en apprentis-sorciers, les membres du collectif Critical Art Ensemble se sont amusés à répandre « subtilement » quelques bacilles sur des volontaires… Menée en 2007, Target Deception rappelait les expériences menées par l’armée américaine, dans les années 50s, qui a répandu de l’anthrax à San Francisco à l’insu des citadins… Sur le même principe, la performance Marching Plague (2005-2007), en se proposant de pister des agents pathogènes et d’en retrouver la trace sur la population, opérait une dénonciation de ce type de programmes militaires. Avec une petite variable, il s’agissait là d’une référence à l’armée britannique et à la peste ! Deux « performances » qui se sont révélées parfaitement inoffensives, Critical Art Ensemble utilisant le Bacillus Subtilis, une bactérie utilisée comme modèle dans la recherche. Mais qui n’a pas empêché le FBI de poursuivre Steve Kurtz pour « bio-terrorisme »… Comme (presque) tout militant qui se respecte…

Laurent Diouf
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://critical-art.net/

Traum

Le projet de film Traum de Dorothée Smith — en cours d’écriture avec l’écrivain Lucien Raphmaj — est présenté dans le cadre de l’exposition Vu du ciel sous la forme d’une installation. L’artiste répond ici à quelques questions sur l’utilisation d’un drone-caméra dans son travail.

Traum – flight 3, Aéroclub du Béarn, Pau, en résidence pour Accès)s(. Photo: © Dorothée Smith, 2015.

Dans votre travail photographique, vos installations et votre premier film Spectrographies, vous utilisez plusieurs médiums et techniques de représentation du réel, de la caméra thermique au drone-caméra… pouvez-vous nous en expliquer la raison ?
Les technologies de contrôle et de communication sont devenues injectées, implantées, invasives. Les concepts de visible et d’invisible, de présence et d’absence, d’incorporation et de transition occupent dans mon travail une place privilégiée : transition d’une identité, d’un état, d’un espace vers un autre… il s’agit de brouiller des frontières intérieures et d’actualiser plastiquement ce trouble. Les corps fonctionnent comme des plateformes d’expérimentation des nouvelles technologies des affects et de détournement des systèmes de contrôle biopolitiques.
Je m’intéresse à la question de la performativité et à la traduction des concepts dans le réel, en interrogeant la façon dont certains concepts abstraits (tels que le genre, l’absence, la névrose) peuvent être matérialisés dans des formes synthétiques tangibles (à travers les nano et biotechnologies), et être littéralement incorporés. Mes travaux partent d’un intérêt pour certaines technologies de contrôle et outils du biopouvoir, qu’ils manipulent et détournent vers un usage poétique : les hormones de synthèse, les puces électroniques implantées, caméras thermiques, et plus récemment les drones-caméras.

Quelle sera leur fonction ?
L’un des enjeux esthétiques de mon travail filmé est de proposer un « télescopage » de différents registres d’images et différentes techniques de captation liées au dévoilement de l’invisible ou, plus exactement, à l’élaboration d’un autre point de vue : drones, microscopes, télescopes, caméras infrarouges, images d’archives… autant de registres d’images et de techniques de captation qui introduisent un regard autre.
Le projet de film Traum travaille la notion de plasticité destructrice, développée par Catherine Malabou et faisant référence au phénomène de métamorphose, de changement ou de destruction d’identité qui peut survenir en conséquence de graves traumatismes. Dans ce film, qui appartient au registre de la science-fiction, il est question d’un jeune homme qui, pour fuir un trauma qui le dépasse, traverse une lente métamorphose jusqu’à se dissoudre physiquement et habiter finalement un autre corps que le sien. Le drone-caméra est utilisé pour actualiser le mouvement de fuite et de métamorphose du protagoniste, son instinct de mort en quelque sorte, et son désir pour la femme qu’il finira par incorporer.
Le drone a pour fonction de donner une forme à cette expérience vécue, depuis une focalisation interne mouvante : celle du passage d’un corps à un autre, d’ek-stasis, de sortie de soi. Il doit (re)produire non pas le point de vue subjectif, mais le mouvement psychique du protagoniste, de l’intérieur vers l’extérieur, en révélant les errances fantomatiques de son « moi ». La fluidité propre au drone fera écho au sentiment de déréalisation vécu par le personnage; tandis qu’un contrechamp fonctionnant comme un point de vue de Sirius, constitué par un plan objectif filmé depuis un drone en suspension fixe dans les airs, dans sa position de surveillance native, permettra de comprendre le dispositif en marche. Une occasion de vérifier que la pensée et les techniques se correspondent et que, selon le mot de Goethe, « ce qui est au-dedans est aussi au-dehors »…, écrivait Merleau-Ponty. Ainsi, le regard qui se construit dans le film est sans cesse dédoublé, mis en doute, par d’autres images, d’autres perspectives qui proposent un autre point de vue sur ce qui est en train de se jouer, permettant ainsi de confronter différentes strates d’une situation vécue.

Spectrographies. Moyen-métrage, 59 min. Photo: © Dorothée Smith, 2014.

Quel serait la spécificité du regard drone aujourd’hui ?
Inspirée par les écrits de Jean Epstein qui qualifiait la machine cinématographique de « philosophe-robot-cinématographique », j’entends utiliser dans mon travail le drone-caméra comme une machine intelligente qui nous offre un accès privilégié à une représentation de l’univers ingénieuse et à peu près cohérente, ouverte au jeu de l’interprétation des apparences, et qui nous ferait voir une réalité que l’oeil humain n’est pas capable de discerner : l’invisible, l’abstraction, comme nous l’explique Juliette Cerf.
La fluidité, la mouvance perpétuelle du point de vue, et la sensation d’une omniprésence et d’une omnipotence propres au regard-drone (en témoigne la panique parisienne au mois de mars 2015, incapable d’agir face au survol nocturne de la ville par des drones non-identifiés; et la NASA qui explore actuellement la possibilité d’envoyer des drones pour explorer la planète Mars…) semblent nous rendre accessibles et communs un point de vue impossible, impensable, imaginaire, qui élabore une nouvelle grammaire cinématographique.
En s’éloignant de la vision humaine naturelle, et en se rapprochant de celle de l’oiseau ou de l’insecte, le drone-caméra nous invite à ré-interroger la position du spectateur nourri par les images qu’il produit, notamment à travers la systématisation de la vue très haute en plongée verticale, extra-diégétique, la plus souvent utilisée à ce jour. Le spectateur y est conforté dans une vision privilégiée, divine, absolue. Il y a aussi bien sûr une actualisation du fantasme du vol, de l’apesanteur, de la lévitation…

Comment imaginez-vous les machines à filmer dans vingt ans ?
Si le drone est à ce jour contrôlé par des dispositifs « hors du corps », les progrès techniques dans ce domaine tendent à affiner la possibilité d’une coïncidence entre la pensée et le pilotage des drones. Un programme expérimental a été élaboré par le professeur Bin He, du laboratoire de génie biomédical de l’Université du Minnesota : grâce à des électrodes placées sur le crâne du pilote et lorsque ce dernier se concentre sur un mouvement donné, les neurones produisent un courant électrique dans certaines zones du cortex cérébral. En cartographiant leurs chemins, les scientifiques peuvent comprendre quels neurones sont activés et transmettre ces informations au programme qui décide des mouvements de la machine. On peut facilement imaginer qu’un système invasif, par exemple implanté, nous permette à l’avenir de diriger n’importe quelle caméra par la pensée, sans casque.
L’implantation d’une puce RFID dans mon propre corps dans le cadre de mon installation Cellulairement (2012), me permettait de communiquer “à distance”, épidermiquement, avec d’autres personnes. La simplification des systèmes de prise de vue, de son, et de post-production cinématographiques, ainsi que les plateformes de diffusion vidéo, donnent la sensation que la réalisation de films de manière entièrement autonome, sans équipe et peut-être, à terme, sans machines non-incorporées, pourrait devenir un dispositif réel, que je suis impatiente de pouvoir expérimenter.

propos recueillis par Agnès de Cayeux
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Inferno, l’enfer mécanique

Les deux artistes canadiens, spécialistes de la robotique et inventeurs d’un incroyable bestiaire mécanique, collaborent de nouveau sur un projet ambitieux. Présenté pour la première fois, en mars dernier, au festival Exit, Inferno est une performance unique et participative. Dans une ambiance sombre et oppressante, une vingtaine de cobayes humains s’équipe d’exosquelettes mécaniques. Pendant près d’une heure, ces créatures hommes-robots, physiquement soumis aux machines qui les contrôlent, vivent un véritable enfer. Ce monde de limbes, déployé à grande échelle par Bill Vorn et Louis-Philippe Demers, questionne nos représentations usuelles, le rôle et l’impact de la technologie dans notre environnement. Inferno, programmé à Stereolux à Nantes en avril dernier, a été l’occasion de rencontrer ces deux artistes hors-normes et de vérifier si l’enfer est pavé de bonnes intentions…

Bill Vorn & Louis-Philippe Demers, Inferno. Photo: D.R.

Quelques mots sur votre parcours et vos collaborations…
Bill Vorn : Nous travaillons ensemble depuis 1992, en parallèle à nos projets solos. Nous venions alors de milieux différents. J’exerçais dans la musique électronique dès les années 80. Des études en communication m’ont amené au multimédia et à ce que l’on appelait les arts media. Louis-Philippe est issu de l’informatique et de l’univers théâtral. C’est lui qui maîtrise la lumière dans nos installations et performances. Nous travaillons autour des formes robotiques. Elles nous permettent d’intégrer des notions relatives au son, à la lumière afin de créer des systèmes interactifs.

En 1992, vous parliez de robotique ?
B.V. : Pour moi la robotique d’hier et aujourd’hui est identique. Il s’agit d’un système mécanique avec un feed-back et un environnement.
Louis-Philippe Demers : Nous avons expérimenté plusieurs systèmes. Ce que nous appelions à l’époque, « vie artificielle sur des systèmes quasi vivants », était des métabolismes aux comportements biologiques qui s’éloignent de la mécanique. Il s’agissait déjà de robotique. D’ailleurs notre premier projet, Espace Vectoriel, était techniquement plus complexe à réaliser qu’Inferno.

À chaque projet vous enrichissez votre bestiaire mécanique…
L-P.D. : Notre travail porte sur les comportements déviants des robots. Il est intéressant de créer des machines qui fonctionnent de manière inattendue. Nous nous situons dans la répétition du mouvement et de l’automate. Le comportement animal est considéré comme imprévisible. Le but est d’amener les machines à agir de la sorte.
B.V. : Nous dévions nos créations des normes robotiques. Avec le temps nous avons créé un cabinet de curiosité. Si nous avions construit l’Éléphant des Machines de l’île à Nantes [l’interview se déroule à proximité de l’Éléphant, N.D.L.R.], nous aurions imaginé une créature folle, désarticulée, qui se traine par terre…

Avec Inferno, vous travaillez directement sur le corps humain…
L-P.D. : Nos premières créations jouaient avec des formes géométriques, puis nous avons complexifié ces formes en aboutissant à des constructions zoomorphiques. D’une certaine façon, dès qu’une partie d’un de nos robots ressemble à un membre anatomique, le public identifie un animal, un insecte, une créature. Cependant, il est certain qu’Inferno est la forme anthropomorphique la plus aboutie de notre travail.
B.V. : Nous avons toujours travaillé sur le comportement, comme avec lors du projet Hysterical Machines. D’une manière logique, nous avions envie d’amener l’expérimentation de plus en plus proche du public.

Justement, quelles sont les caractéristiques et implications d’Inferno ?
B.V. : Inferno, notre dernière création, est une performance participative où le public est équipé de bras robotisés fonctionnant grâce à des vérins pneumatiques. En totale immersion, les participants sont soumis aux mouvements préprogrammés des exosquelettes. Nous nous sommes inspirés de la description des niveaux de l’Enfer, notamment dans la Divine Comédie de Dante et dans les Dix Cours de l’Enfer du Singapourien Haw Par Villa [basé sur l’ancienne philosophie bouddhiste chinoise, N.D.L.R.].
L-P.D. : L’Enfer renvoie à l’éternité et sous-entend l’idée de répétition. Que faire lorsque l’on a l’éternité devant soi ? Les humains sont déjà dans des automatismes constants. Avec Inferno nous embarquons le public dans un système infini et c’est finalement la monotonie qui devient l’Enfer. C’est à partir de cette trame que se développe notre travail.

Bill Vorn & Louis-Philippe Demers, Inferno. Photo: D.R.

On vous sent ironique dans votre interprétation de l’Enfer…
L-P.D. : Bien sûr que c’est ironique. Les séries de gestes et d’automatismes des participants rappellent les danses techno des premières raves parties. On s’amuse de ces stéréotypes. Parfois, nous essayons de les briser en programmant un cha-cha de robot au cours de la performance.
B.V. : On peut également voir dans Inferno un deuxième niveau de lecture : l’enfer de la technologie venant se greffer à notre quotidien. Le plus frappant c’est la servitude volontaire du public qui s’engage dans cette performance et qui en demande toujours davantage.

Le châtiment est-il corporel ou psychologique ?
L-P.D. : En réalité il est plus psychologique que corporel. L’exosquelette est lourd, pas toujours à la taille idéale, il fait chaud. Il y a de l’inconfort, mais pas de supplices. L’expérience est quasi indolore. Tous les effets scéniques transportent le participant dans notre univers et l’assujettissent à la machine. C’est avant tout dans ce sens qu’on parle de châtiment.

De votre point de vue, comment se déroule la performance ?
B.V. : Nous travaillons en binôme, de la conception à la réalisation. Au moment du live, nous nous plaçons au centre de la pièce. L’un s’occupe de la lumière, l’autre du son et des mouvements. Nous contrôlons les bras, pas le reste du corps. Certains mouvements sont programmés, mais nous laissons une place importante à l’improvisation. Elle nous permet une liberté plus étendue pour interagir avec les participants. Nous voyons lorsque le public est en souffrance, lorsqu’il s’amuse et parfois lorsqu’il entre en transe.

Le son programme conditionne justement ces comportements…
B.V. : Les nappes ambiantes d’Inferno sont organiques. Nous ne cherchons pas à composer une musique particulièrement anxiogène. Nous donnons une intention industrielle à chaque sonorité, de sorte à ne pas reconnaître la source. Ce quelque chose d’inconnu donne une singularité à nos machines et aux comportements qui en découlent.
L-P.D. : L’imaginaire robotique puisée dans la culture hollywoodienne ne fait pas partie de la composition sonore. Même si la culture des années 70 nous inspire, il n’y a pas de bruits de moteur ou de sonorités pseudo électroniques dans Inferno. Pour inventer de nouveaux conditionnements, il faut être le moins connoté possible.

Vous êtes tous deux associés à de prestigieuses universités, vos créations participent-elles à vos recherches ?
L-P.D. : Nos universités [Singapour pour Louis-Philippe Demers et Montréal pour Bill Vorn, N.D.L.R.] considèrent nos créations comme des publications universitaires. On pourrait parler d’une démarche d’expérimentation pour certains projets. Nous effectuons finalement des allers-retours entre le monde scientifique et la création artistique. Nos œuvres contribuent à enrichir nos recherches, mais il s’agit d’abord de créer un observatoire de comportement. Le plus amusant avec Inferno ? Si chacun réagit à sa manière, tous sont punis d’une même façon !

propos recueillis par Adrien Cornelissen
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Circulez, y’a tout à voir et rien à vendre

Avec ses pièces ironiques, l’artiste française Albertine Meunier nous oblige à décaler le regard, en introduisant un grain de sable dans les rouages numériques les plus huilés, Google en tête. Elle a ainsi transformé les ready-mades de Duchamp en œuvres de la période Net-Art sur le moteur de recherche hégémonique (Les Dessous de L.H.O., 2013-2014). Une actualisation très dadaïste qu’elle détaille ici.

Les Dessous de L.H.O., Albertine Meunier. Livre édité en 404 exemplaires.
Tirages certifiés L.H.O.O.Q c’est du Net Art!, édition en 3 exemplaires. Photo: D.R.

Depuis le 27 juillet 2013, Albertine Meunier détourne Google avec un « Ready Made Hack », Les Dessous de L.H.O. : l’internaute qui lance une recherche sur une œuvre de Marcel Duchamp découvre que cette pièce est affiliée à la période « net-art ». Duchamp a beau être le père de l’art contemporain, il n’a pas vécu l’arrivée d’Internet ! Grâce à ce détournement sémantique du Knowledge Graph de Google, sont ainsi estampillés « net-art » la Fontaine (l’urinoir renversé), la Roue de bicyclette, Nu descendant l’escalier ou encore le Porte-bouteille… sans que le géant américain y trouve à redire.

Comment expliquer que Google n’ait rien fait pour empêcher le Ready Made Hack de Duchamp depuis plus d’un an maintenant ?
J’apparais très ouvertement dans la liste historique des changements, ils ne peuvent pas ne pas savoir ! D’autant qu’il y a eu médiatisation : j’avais communiqué sur Les Dessous de L.H.O. pendant la FIAC, la foire d’art contemporain de Paris à l’automne 2013, et j’ai fait un appel au financement participatif avant l’été pour réaliser un livre documentant cette intervention, lequel livre vient de sortir et s’expose un peu partout. Peut-être que Google le laisse comme une transformation duchampienne ? (rires) Un grand nombre de personnes m’ont dit : pourquoi tu fais ça sur Duchamp, qui n’intéresse personne, si tu le faisais sur un politique, tout le monde en parlerait. Ça souligne parfaitement ce que je voulais pointer, que Google s’intéresse plus à la culture LOL qu’à l’art, en tout cas à ce symbole de l’art du XXème siècle qu’est Duchamp.

Confronter l’art duchampien à Google, c’est montrer que le géant surpuissant ne l’est pas tant que ça ?
Google revendique de porter toute la connaissance humaine, mais il n’est pas vigilant ! Il ouvre un institut culturel en France pour sa bonne conscience, mais il ne connaît pas les fondamentaux en art ! Mon petit hack montre son ignorance patente, tout en soulignant les visées prétentieuses de Google. Mais quand on est prétentieux, il faut être à la hauteur de la situation ! Et je voulais aussi montrer que les choses dans l’univers numérique ne sont pas forcément telles qu’elles sont, a priori acceptables, impossibles à critiquer. On peut penser le Knowledge Graph de façon critique et renverser la figure d’autorité du moteur de recherche.

Encore plus si la figure d’autorité « dévalue » l’importance de Duchamp. Peut-on y voir aussi une critique du marché de l’art ?
En 2009, je m’étais intéressée au marché de l’art, avec Mona LHO, un ready-made Internet connecté par excellence. J’avais trouvé un beau cendrier porte-cigarettes, avec la figure de la Joconde dessus, je l’ai connecté à l’indice Artprice, en l’occurrence l’index AMCI (Art Market Confidence Index), qui ne donne pas la cote de tel ou tel artiste, mais l’indice de confiance du marché de l’art (de – 40 à + 40). Je récupère cette valeur et je l’affiche au socle de Mona LHO, pour montrer qu’on peut prendre n’importe quel objet et le connecter dans l’absolu (comme Duchamp), en faire un ready-made connecté. C’est aussi un clin d’œil sur cette valeur qui fait office de bonne santé du marché, placée dans le cendrier.

Est-ce une critique de la place de la spéculation dans l’art ?
Je l’ai toujours vu positif, cet index, jamais négatif. N’est-ce pas étrange que cet indice n’aille jamais en dessous de zéro ?

Les Dessous de L.H.O., Albertine Meunier. Livre édité en 404 exemplaires.
Tirages certifiés L.H.O.O.Q c’est du Net Art!, édition en 3 exemplaires. Photo: D.R.

Le message caché, ce serait soyez détachés de ces contingences mercantiles ?
C’est bien d’acheter des œuvres, mais acheter de l’art sur le marché, ça n’a plus de sens ! J’en achète en tant que collectionneuse parce que j’aime l’art, mais le marché spéculatif tue l’art : la cote n’a plus de sens, c’est même contre-productif pour les gens qui veulent collectionner dans la mesure où ça vous met à distance de l’art. Un grand nombre de pièces deviennent inaccessibles, notamment parmi les artistes contemporains. Personnellement, je n’achète pas pour placer mon argent…

C’est une critique de l’argent ?
Oui de l’argent dans son aspect spéculatif ! Parce que cet objet que j’ai trouvé dans une brocante à Montrouge, c’est Mona Lisa, c’est un objet tout prêt, je n’ai rien fait sur l’objet lui-même. Alors, est-ce que c’est de l’art ? C’est pour moi bien plus une poupée gigogne, un objet à rebonds. C’est un des objets que je n’ai pas envie de vendre !

Pourquoi ?
Pour moi, il n’a pas de valeur, ou plutôt il a trop de valeur ! La valeur que j’y mets est tellement forte que je le garderai bien jusqu’au bout de ma vie. Comme je n’ai pas besoin de l’argent de la vente de mes pièces pour vivre [Albertine est ingénieure en R&D chez un grand opérateur, NDLR], je ne suis pas obligée de les vendre. Du coup, j’ai imaginé un autre système, en les confiant à des personnes, comme un viager. Je les laisse en viager, à charge pour la personne de s’engager à les soigner.

Tu t’exclues du marché ?
D’une certaine forme spéculative, oui. La vraie liberté de l’artiste, c’est de ne pas subir la dépendance marchande pour ne pas avoir à produire les seules choses qui se vendent. Le modèle actuel des galeries est obsolète. Avant, une galerie prenait un artiste sous son aile, prenait en charge sa production, ce qui permettait à l’artiste d’avoir une sorte de revenu universel. Ce n’est pas évident aujourd’hui de garder une marge de liberté, car il faut quand même que les pièces soient quelque part, pas dans des cartons !

Et le choix des personnes à qui tu vas confier tes pièces en viager, c’est selon ton bon plaisir ?
Oui, c’est le luxe non ? (rires) Le but c’est que ça circule. Vendu ou pas, peu importe !

propos recueillis par Annick Rivoire
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

une monnaie doit être affectée par l’environnement dans lequel elle circule

Bureau d’études est un duo d’artistes français formé à la fin des années 1990 par Léonore Bonaccini et Xavier Fourt, connu pour son travail cartographique sur la gouvernance mondiale. Le duo se définit comme un groupe conceptuel qui collabore avec de nombreuses personnes ou groupes artistiques, militants, résilients. Depuis 2009, ils ont intégré un projet complet de friche rurale en Allier avec épicerie bio, terres agricoles cultivées en biodynamie, école, salle de spectacle, association de production culturelle et gîte rural. Ils y développent une réflexion sur l’argent.

© Bureau d’Études

Quand avez-vous commencé à travailler sur la question des échanges de biens ?
Notre première approche de la question fut un temps de réflexion sur le statut de l’artiste organisé en 1998 avec le Syndicat Potentiel, un regroupement d’artistes et/ou chômeurs de Strasbourg. L’idée de zone de gratuité est alors venue en réponse à la question du travail gratuit des artistes, qui interviennent dans le champ de l’économie symbolique, subventionnée, sans être eux-mêmes rémunérés. Les artistes agissent dans une économie de la gratuité et à la différence des chômeurs, par exemple, ils n’ont pas d’allocations.

Quelle forme artistique cela a-t-il pris ensuite ?
Il y a eu deux moments. Le premier fut la création d’une zone de gratuité en 1999 dans un centre d’art en Alsace, puis dans une galerie d’art, rue des Taillandiers à Paris. À cette occasion, nous avions mis en place un questionnaire pour savoir comment la gratuité était perçue et comment elle pouvait se développer dans l’espace urbain. Nous avons organisé des collectes de biens redistribués dans le magasin, des requalifications et confections d’objets donnés, un système de prêt gratuit de vêtements de valeur. Le projet a reçu une bonne couverture médiatique et cela a suscité un afflux de monde et par la suite, il y a eu des petites zones de gratuité temporaires installées ici et là.

Le deuxième moment a été un commissariat d’exposition en 2000 au Cneai, le Centre national de l’art imprimé à Chatou, avec l’exposition Pertes et profits. L’idée générale était de demander à des artistes de proposer des formes d’échange qui puissent prendre la forme d’un don, d’un prêt, d’un troc, d’un vol… Un protocole invitait les artistes à proposer des procédures de transaction. Ces procédures ont été mises en œuvre dans quatre zones : zone de vente, zone de gratuité, zone de troc, zone d’emprunt. Le public devait apporter des biens, des expressions, pour entrer dans les propositions des artistes.

© Bureau d’Études

Vous avez pris un nouveau tournant en 2009 en vous installant en Allier dans une friche rurale. Quelles sont vos motivations ? Le projet a-t-il à voir avec une volonté de résilience ?
Le musée d’art moderne ou sa forme marchande, la galerie, sont les doublures du laboratoire et du grand magasin, le fétichisme des œuvres d’art imite le fétichisme de la marchandise et les expérimentations culturelles dans le « white cube » imitent les expérimentations scientifiques in vitro. Il existe pourtant d’autres pratiques artistiques que celles qui s’inscrivent dans ce triangle musée-grand magasin-laboratoire. Ces pratiques contribuent à la formation d’une autre spatialité que celle, abstraite, du capitalisme tardif.

Elles sculptent des localités en partant des relations de réciprocité qui lient les uns aux autres les lieux et les êtres qui s’y trouvent, en sélectionnant les relations qu‘ils veulent cultiver avec d’autres localités autour du globe, et ce faisant, contribuent à définir ce que pourrait être une résilience culturelle. C’est à la cartographie en acte de cette spatialité et de cette résilience culturelle que nous nous sommes attelés en Allier depuis cinq ans. L’expérimentation locale permet ici l’articulation des expériences fondamentales de l’existence humaine (vie, mort, sommeil…) aux structures sociales fondamentales (propriété, monnaie, communs…) qui en sont l’expression.

Comment approchez-vous la question de l’argent ?
Nous travaillons à la mise en place d’un réseau monétaire non plus abstrait et inconscient, comme l’euro ou le dollar, mais émergeant à même les réseaux sociaux, productifs et commerciaux d’un territoire. Un tel réseau — qui est une cartographie en acte — doit permettre de rendre conscientes les relations qui se tissent et forment la vie sociale d’un territoire, de le renforcer et lui donner du crédit.

La monnaie euro ne garde pas, en effet, les traces du territoire dans lequel elle circule et reste aussi abstraite que les éléments du tableau chimique de Mendeleïev. Nous pensons qu’une monnaie doit être affectée par l’environnement dans lequel elle circule comme les minerais le sont en réalité. De même, une comptabilité locale ne peut être enfermée dans une comptabilité en partie double, mais doit être imprégnée de la localité qu’elle reflète. Et nous aimerions que cette autre monnaie, cette autre relation à la propriété ou aux objets, puisse être considérée comme autant d’actions plastiques se substituant aux ready-mades, aux formes mortes reçues abondamment par les canaux de distribution du capitalisme mondial intégré, cette Zone qu’en Stalker nous parcourons.

propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

leçons de désobéissance fiscale

Nuría Güell est une artiste qui nous pousse à désobéir aux règles, nous apprend comment « confisquer » l’argent des banques et prodigue des conseils sur la façon d’éviter de payer des impôts qui heurtent notre conscience. Le sentiment qui se dégage de tout cela n’est pourtant ni artificiel ni simpliste.

Arte Político Degenrado. Protocolo Etico. Débat au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia. Madrid, novembre 2014. Affiche (détail). Photo: D.R.

Ce qui donne particulièrement matière à réflexion dans son travail et s’avère pertinent dans notre époque teintée de crise et d’incertitude, c’est que malgré une recrudescence d’artistes militants, voire engagés au niveau social, ces derniers ne s’aventurent jamais réellement hors des cercles confortables des institutions d’art. Güell ne s’arrête pas à une simple dénonciation de l’injustice sociale et des pratiques contraires à l’éthique. Au contraire, elle va jusqu’à appliquer la rétro-ingénierie aux mécanismes qui en sont responsables, pour développer des stratégies et des modèles alternatifs visant à encourager la compréhension critique et l’action indépendante de la part du public.

En 2009, l’artiste a cherché à comprendre la récession en cours et a commencé à étudier la politique monétaire. Elle a publié le résultat de ses recherches dans le manuel How to Expropriate Money from the Banks (comment confisquer l’argent des banques) (1). Ce guide contient des instructions, des informations juridiques et des textes analytiques que tout le monde peut télécharger gratuitement et mettre en pratique dans sa propre vie. Plus tard, elle a fait équipe avec Enric Duran (2) pour enseigner le système financier actuel à des élèves du secondaire. C’est le genre de connaissances que nous devrions tous acquérir sans tarder. Pourtant, le concept de l’argent et de ce qui en découle ne fait pas partie des programmes scolaires (du moins à ma connaissance).

Plus récemment, Güell a lancé l’Inverted Rescue Office (bureau de sauvetage inversé), un bureau de renseignement dont le but est de donner des conseils gratuits à des citoyens qui ont fait les frais des mesures d’austérité mises en place par l’État espagnol dans le cadre de son plan de sauvetage. Nuría Güell a obtenu un diplôme des beaux-arts de l’Université de Barcelona et a poursuivi ses études avec Tania Bruguera au Centre d’étude de l’art du comportement (Catedra Arte de Conducta) de La Havane, à Cuba. Elle a reçu plusieurs prix en Espagne et son travail a été exposé dans des biennales, des musées et des galeries à travers le monde. Alors qu’elle séjournait à Cuba, je l’ai forcée à interrompre sa déconnexion totale pour aborder avec elle le sujet de la désobéissance fiscale.

Je suis impressionnée par la somme d’informations présentées pour le projet Displaced Legal Application #1: Fractional Reserve (application juridique déplacée #1: la réserve fractionnaire) (3) : des vidéos, une conférence, un document PDF détaillé sur la manière dont on peut confisquer l’argent des banques, etc. Les enseignements de ce projet sont-ils faciles à mettre en œuvre pour un citoyen dans sa vie de tous les jours ?

Nuría Güell: Bien sûr ! C’était l’objectif de cet ouvrage qui, outre sa fonction d’entraînement potentiel à la pensée critique, présente aussi une ressource à l’usage des citoyens. Je souhaite que tous mes projets proposent une stratégie susceptible d’être reproduite. Parfois, c’est implicite à travers le processus de l’œuvre mais dans ce cas, étant donné qu’il s’agit d’un manuel, la notion de ressource destinée aux citoyens est plus explicite. L’un des chapitres, intitulé Step by Step (pas à pas), détaille toutes les étapes par lesquelles tout citoyen désireux de dépouiller les banques doit passer. Par ailleurs, si des gens ont des questions, ils peuvent nous écrire, ils ne seront pas les premiers à le faire et nous serons toujours heureux de les conseiller (4).

J’ai vraiment beaucoup appris en visionnant les vidéos sur la page du projet. J’ai appris des choses élémentaires que l’on devrait tous connaître : ce qu’est l’argent, comment une banque fabrique de l’argent, etc. Ainsi, votre travail a eu un effet direct sur ma vie. Cependant, d’un point de vue plus général, quel doit être selon vous le rôle d’un artiste qui œuvre sur des projets engagés au socialement ? Peuvent-ils avoir une réelle influence sur les problèmes qu’ils dénoncent ?

Je crois, sans faire preuve de condescendance, que nous sommes à un moment historique et socio-politique clé et que les rôles de l’artiste et de l’art devraient être à la mesure de cette situation. C’est pourquoi je souhaite que mes projets fonctionnent à deux niveaux : dans le contexte de l’art mais aussi en dehors de lui, car une transformation en un élément tangible par le biais des projets artistiques m’intéresse beaucoup plus qu’une simple représentation. Mon but est que ces projets fonctionnent non seulement comme des ressources pour les citoyens, mais aussi comme des dispositifs permettant de réfléchir en profondeur à la densité conceptuelle.

Arte Político Degenrado. Photo: © Eva Carasol

Ce qui m’intéresse n’est pas tant la représentation d’idées politiques que la création d’opportunités de réflexion et de ressources pour l’action réellement capables de contrer les systèmes politiques (ne serait-ce qu’à un niveau microscopique) ou générer un contre-pouvoir. Les rôles de l’art et de l’artiste peuvent être multiples, mais pour moi, en ces temps d’urgence, l’art politique est celui qui comporte une lutte discursive et parvient à renverser le discours hégémonique qui nous assujettit et nous opprime.

Ceci explique mon intérêt pour les projets qui ont une vie en dehors du contexte de l’art, car je veux toucher la population dans sa pluralité et pas seulement l’élite qui fréquente les institutions d’art. Lorsque je travaille sur des projets à dimension sociale, j’attache une grande importance au concept d’opérativité. Par ce terme je n’entends pas l’opérativité dans le projet artistique lui-même, mais une opérativité qui transcende l’art et le projet et qui a un effet sur les gens qui interagissent avec l’œuvre.

Oui, je pense que l’on peut exercer une vraie influence ou une transformation à travers l’art. Je connais des gens qui dépossèdent des banques en suivant le manuel, mon mari cubain a obtenu sa nationalité en m’épousant dans le cadre d’un projet artistique (5) (nous sommes en train de divorcer) et Maria (6), une réfugiée politique du Kosovo qui vit en situation illégale en Suède depuis 9 ans, parce que le gouvernement lui a refusé deux fois le droit d’asile, recevra un permis de travail dans un mois grâce à un contrat signé par un musée qui l’a embauchée pour jouer à cache-cache avec les visiteurs de la biennale de Göteborg.

L’une de vos dernières œuvres, Inverted Rescue Office (bureau du sauvetage inversé), propose des consultations gratuites à des citoyens espagnols qui voudraient retrouver un peu de l’argent que les banques et les administrations leur ont dérobé à travers les mesures politiques de sauvetage du gouvernement en 2012. Pouvez-vous donner quelques exemples de la manière dont cet argent pourrait être restitué aux individus ?

La plupart des stratégies que nous avons proposées reposaient sur la désobéissance fiscale comme mécanisme destiné à encourager la prise de pouvoir des citoyens, leur permettant de récupérer par eux-mêmes l’argent que le gouvernement avait dérobé au peuple en usant de la soi-disant « crise ». Comme on dit en Espagne : ce n’est pas une crise, c’est du racket, et le discours d’austérité a été utilisé pour privatiser les services, spoliant ainsi les ressources qui autrefois étaient publiques.

C’est évident au regard du budget général de l’État qui réduit fortement les enveloppes de la santé, de l’éducation et de la culture (une stratégie idéale pour justifier ensuite la privatisation) et augmente les mesures budgétaires favorables à l’oligarchie, comme le paiement de la dette, par exemple. L’une des ressources que nous avons proposées était la désobéissance fiscale envers l’État espagnol au moment de remplir sa déclaration de revenus. Cela consiste à ne pas payer à l’État les dépenses que vous n’estimez pas légitimes et dont vous ne souhaitez pas qu’elles soient financées par vos impôts.

Par exemple, les 24,73% employés à payer cette affreuse dette (comprenant la défense militaire, la monarchie, l’achat d’outils de répression, l’église, etc.). La procédure consiste à remplir votre feuille d’impôts mais ne payer que les dépenses de l’État que vous estimez légitimes. Vous pouvez ensuite reverser l’argent restant (les 24,73%) à des initiatives publiques qui contribuent réellement au bien commun comme les écoles gratuites, les coopératives de logement, la santé autogérée, etc. Vous joignez alors à votre feuille de déclaration la preuve des dépenses correspondant à l’argent que vous étiez supposé régler à l’État, mais sans trahir votre conscience.

D’autres stratégies comprenaient des mécanismes d’insubordination à la TVA, la location croisée de manière à ce que la banque ne puisse pas expulser les familles incapables de rembourser leurs dettes bancaires. J’ai également ajouté des ressources que j’avais créées pour des projets antérieurs telles que le manuel How To Expropriate Money From The Banks.

Alegaciones Desplazadas. ADN Galeria, Barcelona, 2012. Photo: © Roberto Ruiz

Je m’intéresse beaucoup, également, au concept de désobéissance civique qui sous-tend bon nombre de vos projets et celui-ci en particulier. Pourquoi les citoyens devraient-ils apprendre à être plus désobéissants de nos jours ? Est-ce que cela mène à enfreindre la loi de quelque manière que ce soit ?

Comme le dit la philosophe Marina Garcés, nous vivons dans la communauté du monde, que cela nous plaise ou pas, nous sommes impliqués en permanence. Cela étant, je crois que nous sommes responsables de la réalité que nous partageons, il s’agit même d’un engagement pour les sujets sociaux que nous sommes. La loi, en Espagne, a été instrumentalisée au point de dérober à la société son pouvoir fondateur, en accord avec un contrat social imposé et clairement transformé en un exercice de soumission où l’on s’endette vis-à-vis d’un souverain.

Mais ce qui nous rend humain c’est le sens de la responsabilité. Malgré les conséquences que cela entraîne, nous avons tous la possibilité (sans besoin de demander la permission à quiconque) de refuser d’obéir aux lois qui heurtent nos consciences, nos corps et notre dignité. Là est le cœur du problème, il s’agit de responsabilité, de nous rendre responsables. Pour moi, cette désobéissance civique est une action d’auto-responsabilité, de refus de déléguer.

Nous savons tous que seuls les esclaves obéissent, les autres consentent. Bien entendu, nous ne pouvons pas demander à nos oppresseurs de nous accorder la liberté ce qui, au-delà d’être naïf, est antithétique. Ainsi quand la justice est détournée par des tyrans, il faut réagir par la désobéissance. Désobéir signifie ne pas être complice et c’est pourquoi je pense qu’il est important d’aborder la désobéissance civique comme l’un des rares mécanismes informels de participation civique dans un contexte de prise de décision privé de canaux participatifs.

Bien que les pouvoirs en place le nient, nous savons que la désobéissance civique est une condition sine qua non de la démocratie. Comme le déclare le philosophe Habermas, cette forme de dissidence est un signe que la démocratie est en passe d’atteindre sa maturité. Il n’y a pas d’obligations suprêmes. Le citoyen, en transcendant sa condition silencieuse et soumise, reprend son rôle d’examinateur de réglementations et questionne en permanence les décisions politiques, légales et juridiques. En résumé, je crois que de nos jours désobéir est un devoir, car lorsque nous obéissons à la loi, nous désobéissons à la justice. Le problème de notre société n’est pas la désobéissance, c’est l’obéissance civique.

Le fait d’être artiste est-il un atout pour vos projets ? Car d’un côté, être artiste accorde quelques libertés et permet d’atteindre un certain type de public. D’un autre côté, « l’étiquette » d’artiste peut donner une image moins sérieuse, certaines personnes pourraient écarter vos pièces comme de « simples » projets d’art.

Il s’agit là d’un autre élément artistique que j’utilise dans mes projets : l’autonomie. Comme nous le savons tous, à travers l’histoire, l’art a essayé de s’émanciper des entités de pouvoir — comme la religion, la monarchie ou la politique — qui essayaient de l’utiliser à leurs propres fins. Mais comme vous le soulignez, cette autonomie acquise fait de l’art un espace plus permissif, ce qui implique que certaines personnes, dès qu’elles savent qu’il s’agit d’un projet artistique, refusent de le considérer comme une force capable de transformer la réalité.

Ce qui m’intéresse c’est d’instrumentaliser cette autonomie pour atteindre les objectifs des projets. C’est ce que j’appelle utiliser l’art comme un abri, un « espace de protection ». Ainsi, je l’utilise de manière stratégique pour réaliser certaines a-légalités qui fonctionnent pour moi en tant que ressource significatives. Quelque part, il y a aussi un désir moins conscient de tester les limites de l’art, pour peu qu’elles existent. Pour l’instant, hormis une menace de mort, je n’ai jamais eu de problèmes mais je suis consciente que tous mes projets comportent un risque légal dans et peut-être qu’il arrivera un moment où la protection qui nous est conférée par l’art ne suffira plus.

Percevez-vous de nombreux parallèles entre l’activité financière et le commerce de l’art ?
Oui, je perçois des parallèles avec le commerce de l’art. Dans les deux cas ce qui importe est la rentabilité, et par cela je veux dire la création de valeur à partir d’une valeur potentielle, une stratégie clé dans l’inflation sur lesquelles reposent à la fois les services bancaires et la spéculation dans le commerce de l’art. L’objectif dans ces deux cas est de générer un maximum de profit, souvent sans prendre en compte les valeurs culturelles, sociales et/ou humaines.

Régine Debatty
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) How to expropriate money from the banks http://mon3y.us/nuria_guell.html
(2) Enric Duran est un activiste qui, en 2008, a subtilisé 498 000 euros aux banques, suite à quoi il a utilisé cet argent pour financer des projets dotés d’une conscience sociale et qui offrent des alternatives au capitalisme : http://en.wikipedia.org/wiki/Enric_Duran
(3) www.nuriaguell.net/projects/12.html
(4) Aide Humanitaire www.nuriaguell.net/projects/10.html
(5) Aide Humanitaire www.nuriaguell.net/projects/10.html
(6) Trop de Mélanine www.nuriaguell.net/projects/31.html

Conserver l’art numérique à l’aune de ses propres valeurs

Dragan Espenschied est un artiste connu pour ses œuvres du réseau et ses musiques 8-bit. Il dirige le programme de conservation d’art numérique de Rhizome depuis cette année. Entretien.

Vous dirigez le programme de Rhizome (1) dédié à la conservation d’art numérique (Rhizome’s Digital Conservation Program). Quelle est votre approche personnelle de ce type de conservation et pourriez-vous nous en dire davantage sur ce programme ?
Rhizome est une organisation très intéressante en ce qu’elle est née sur un support numérique et qu’elle gère une archive d’œuvres elles aussi créées sur des supports numériques. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’une collection d’art sur CD-ROMs, mais d’éléments très hétérogènes liés à l’Internet. À l’instar de nombreuses organisations ancrées dans la culture numérique et caractérisée par ses valeurs d’accès libre et facile, Rhizome a amassé un grand nombre d’artefacts et doit faire face à un défi d’envergure quant à leur conservation. Il s’agit en effet de gérer plus de 2000 œuvres d’une grande diversité technique et culturelle, datant de 1998 à nos jours.

Mon objectif consiste à mettre au point un protocole de conservation qui fonctionne par catégories d’objets, voire de systèmes, au lieu de s’évertuer à gérer des œuvres individuelles. Ma précédente expérience professionnelle avec le bwFLA (2) et Geocities (3) s’est avérée très enrichissante. Il en découle que la visée de la restauration d’un artefact doit également élever la qualité de la conservation des autres pièces voire aborder en une seule fois un ensemble d’artefacts qui partagent des problématiques similaires. Si nous avons pour habitude de concevoir les œuvres d’art comme des pièces uniques qui demandent à être abordées de manière isolée, cette pratique ne convient pas à la culture numérique où la majorité des artefacts interagissent avec un large éventail de systèmes. La profondeur réside alors souvent dans son ampleur.

Vous mettez l’accent sur l’accès, pouvez-vous nous en dire plus ?
Il est nécessaire d’établir une distinction entre stockage et accès. Lorsque l’on sauvegarde une œuvre numérique, le processus devrait viser à prélever autant d’éléments que possible, sans faire toute une histoire autour des soi-disant « caractéristiques importantes ». On devrait plutôt s’efforcer de restituer tout « original » dans son intégralité. Maintenant, le fait que la culture numérique porte davantage sur les pratiques que les artefacts peut compliquer les choses et de nouvelles méthodes doivent être développées pour nous aider sur ce point. Le téléchargement d’un site Internet n’est pas adapté à la plupart des œuvres contemporaines. Rhizome se préoccupe tout autant de cet aspect. L’accès consiste à réactiver la pertinence des originaux conservés. Par exemple, la création d’une série de simulations de captures d’écran à partir du torrent de GeoCities a rétabli ce projet dans le circuit actuel des médias sociaux, comme autant de dérivés de l' »original ».

Pensez-vous que la théorie de l’archéologie des média (et de manière générale son approche qui accorde une importance prépondérante au matériel informatique) soit pertinente pour la conservation de l’art numérique ?
Dans un monde idéal, en effet, ce serait pertinent, mais en pratique je pense que pour les organisations concernées c’est quasi-impossible. Les valeurs de la culture numérique ont de multiples points d’accès et si quelque part dans une salle de lecture verrouillée, on trouvait un vieil ordinateur ce ne serait pas très utile pour écrire l’histoire du numérique. La majorité des organisations clés de la culture numérique sont petites et mobiles. Ce type de maintenance ne parait pas tenable en ce qui les concerne et se focaliser sur le maintien du matériel est un luxe que seuls quelques-uns peuvent se permettre. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’une part importante de cette culture est générée par des communautés qui ne bénéficient d’aucune forme de soutien institutionnel. Dans ces conditions, comment pourraient-elles préserver leur culture ?

Je crois fermement à l’émulation et à la conservation du système en tant que technique pour maintenir les originaux en vie, ainsi qu’à la migration et la réinterprétation comme stratégies de communication à court terme. Dans le projet bwFLA, nous avons réactivé environ 300 CD-ROMs de la fin du siècle dernier issus des archives de la Transmediale (4). Tous ne fonctionnaient pas, certains fonctionnaient mal et la performance des autres encore restait douteuse. Mais cet effort a permis de faire resurgir quelque chose qui était devenu inaccessible. Cela dit, la restauration de masse ne doit pas forcément être un point final. Elle doit aussi servir à sélectionner les artefacts qui méritent une étude encore plus poussée.

Pensez-vous que l’intégration de l’art numérique, en particulier de l’art Internet (et plus particulièrement encore du net.art), dans l’art contemporain dépende de pratiques de conservation efficaces ?
C’est le moteur principal de mon travail dans ce domaine. Je souhaite que les artistes puissent construire un corpus suffisant sans avoir à imprimer leurs sites internet pour les vendre à des galeries ou des musées. Je suis sûr que cela permettra aussi à l’art Internet de toucher des terrains beaucoup plus radicaux. Les outils développés pour la conservation de l’art numérique auront des effets positifs en dehors des institutions, pour des communautés et des individus sans soutien institutionnel.

Quel est le problème majeur de la conservation de l’art numérique ?
Trop de travail et pas assez de temps ! Je pense que les métaphores mal choisies et mal comprises de la bibliothèque, l’archéologie, l’archivage et du catalogage de l’art empêchent ce domaine de progresser. Nous semblons nous battre sur la façon d’attribuer une valeur culturelle aux artefacts numériques à l’intérieur de systèmes de mémoire établis, alors que cela fait déjà longtemps que la culture numérique a créé ses propres valeurs.

Pourriez-vous me donner un exemple de cas limite de conservation d’art numérique ?
Ha ! Ce problème concerne avant tout ce que l’on accepte comme étant suffisamment authentique. Jusqu’à présent, j’ai réussi à trouver des solutions pour conserver à peu près tout. Le vrai problème réside dans la quantité de ressources technologiques et de la main d’œuvre. On peut aussi incriminer une certaine incapacité à percevoir des abstractions ou trop de proximité avec des pratiques standard inadaptées. L’impossibilité véritable survient quand il n’y a rien à conserver, quand une pièce a totalement disparu ou a été détruite et qu’aucune copie ou documentation ne demeurent hormis les souvenirs de son existence. Elle ne peut alors subsister qu’en tant que légende.

propos recueillis par Emmanuel Guez

Captures d’écran de pages d’accueil de sites hébergés sur GeoCities choisies par E.G. Source : http://oneterabyteofkilobyteage.tumblr.com/ Photo: © Olia Lialina & Dragan Espenschied

(1) Rhizome, site fondé en 1998 par Mark Tribe, possède une base de données (appelée ArtBase). Cf. http://rhizome.org/

(2) bwFLA – Emulation as a Service (EaaS), un projet porté par Klaus Rechert, professeur en systèmes de communication à l’Université de Freiburg. Le projet consiste à faciliter et à universaliser l’émulation comme stratégie de préservation des œuvres numériques. Cf. http://bw-fla.uni-freiburg.de/

(3) GeoCities est un service d’hébergement Web qui a existé de 1994 à 2009. En 1999, il était le troisième site le plus visité dans le monde (source : http://en.wikipedia.org/wiki/GeoCities). L’idée de départ consistait à associer une page personnelle ou un site à une « cité » et non à un nom d’utilisateur. Cette idée, caractéristique du Web 1.0, a beaucoup influencé une certaine vision du Web, conçu comme espace et comme lieu. Avec le projet One Terabyte of Kilobyte Age, Dragan Espenschied et Olia Lialina ont archivé des centaines de pages d’accueil des sites de GeoCities. Cf. http://contemporary-home-computing.org/1tb/ et http://oneterabyteofkilobyteage.tumblr.com/

(4) Originellement festival d’art vidéo en marge du festival de cinéma Berlinale, la Transmediale est depuis 1998 un festival des arts et cultures numériques qui se déroulent tous les ans à Berlin.