metteur en son

Martin Messier, jeune artiste montréalais, est devenu l’une des références lorsqu’il s’agit de mettre en scène des œuvres sonores. Ses performances décalées sont présentées dans les plus grands festivals internationaux : Mutek au Canada, Sonar à Barcelone, Transmediale à Berlin ou Nemo à Paris. Elles mettent en avant les corps en mouvement et la musicalité d’objets, tantôt inventés, tantôt détournés.

Martin Messier, Projectors.

Martin Messier, Projectors. Photo: © Maxime Bouchard.

Créée en 2011, Sewing Machines Orchestra rassemble une dizaine de machines à coudre des années 40 composant une véritable symphonie bruitiste. Ces objets — crayons, projecteurs 8 mm ou réveille-matins — se transforment parfois en structure plus abstraite. Machine_Variation, gigantesque mécanisme fait de bois et de métal, explore de nouvelles sonorités à la croisée de l’acoustique et de l’électronique. L’artiste ne cesse de repousser les frontières, mélangeant danse et art numérique à ses compositions. Entre deux dates d’une tournée bien chargée, Martin Messier est revenu sur son parcours. Entretien avec cet artiste qui murmure à l’oreille des objets.

Comment vous êtes-vous dirigé vers les arts numériques ?
Étudiant en électroacoustique au début des années 2000, je ne maîtrisais que le son. Puis je me suis intéressé à la vidéo. Cela m’a forgé une culture numérique, notamment sur la relation son-image. En 2007, je suis devenu membre de Perte de Signal. Dans ce centre d’artistes montréalais, j’ai côtoyé une nouvelle génération qui concevait des installations et qui évoluait dans le domaine des arts médiatiques. Aujourd’hui, je me rends compte que je suis catalogué comme artiste numérique. Tous mes projets sont des performances, mais je ne les aborde pas comme des projets numériques. Avant tout, il faut qu’une expérience vivante se passe, peu importe le médium. La part du corps sur scène est donc prépondérante.

C’est ce qui définit votre empreinte artistique ?
J’accorde toujours une grande importance à la présence humaine même si elle ne définit pas entièrement mon travail. Je préfère parler de « physicalité » sur scène. Je m’intéresse alors à la façon de produire une œuvre. Le résultat final n’est pas chose sacrée. Dans l’ensemble, mes projets ont en commun la synchronisation du son et de la gestuelle. Mon travail se passe uniquement sur scène avec une série d’objets. Je ne produis jamais de CD ou de publications sonores. C’est la performance qui est unique et qui me distingue sans doute des autres artistes.

Vous parlez de « physicalité », pourtant la mécanique est toujours présente…
Ce sont deux notions complémentaires à mes yeux. Les objets que j’utilise, quels qu’ils soient, réveille-matins, électroménagers ou machines à coudre, sont manipulés par des humains. Pour les animer, il doit y avoir un contact physique, un toucher. La rencontre entre la mécanique et l’homme est primordiale.

Martin Messier & Nicolas Bernier, La Chambre Des Machines.

Martin Messier & Nicolas Bernier, La Chambre Des Machines. Photo: © Isabelle Gardner, 2010.

D’où vous vient cette passion pour le détournement d’objet ?
L’usage d’objets quotidiens est né d’une volonté de réinventer mon environnement. Je recherche une deuxième fonctionnalité, un second degré aux objets. Ensuite j’effectue un travail d’orchestration et de composition. Nous oublions que la machine à coudre produit du son alors qu’il existe un potentiel musical énorme, plus important d’ailleurs que ce que j’avais initialement imaginé pour Sewing Machines Orchestra. Jusqu’alors l’usage des objets du quotidien était omniprésent. Ils tendent désormais à disparaître de mes créations. Ce n’est donc pas l’essence de mon œuvre. Je suis capable de travailler sur une forme de matériau physique, palpable, mais pas nécessairement dérivée de notre environnement.

Vous entamez donc un nouveau cycle de création ?
Je ne conceptualise jamais mes projets. Ils apparaissent au gré de mes fantasmes. J’ai un rêve, je tente de le réaliser. Le public m’identifie pour mes détournements d’objets, mais passer d’un objet à l’autre indéfiniment n’est pas une démarche séduisante. Depuis peu, je change de direction afin d’amener la musicalité plus loin dans l’expérimentation. Ce qui m’intéresse dorénavant c’est la performance, non l’objet. Ainsi Machine_Variation était déjà un détournement plus abstrait et moins identifiable. La dimension scénographique se place au centre de toute réflexion. Cela permet une visualisation de la forme, du son et du déroulement de la performance. Projectors, illustre mon nouvel attachement à la scénographie.

Quelles sont vos créations les plus marquantes ?
Ma première performance, The Pencil Project [N.D.L.R détournement de crayons], a changé du tout au tout ma façon d’appréhender la création. Pour la première fois, je prenais un objet en le décortiquant et en allant au maximum de ses possibilités. Elle m’a permis de réfléchir à la cohérence d’un projet. Ce qui est acceptable de voir et ce qui ne l’est pas, de faire ou ne pas faire… C’est également à partir de ce moment que j’ai commencé mes premières  collaborations.
Plus tard Sewing Machines Orchestra a connu un vrai succès à travers le monde. Il y a eu un avant et un après cette performance. Je ne m’attendais pas à ce succès même si Singer, la marque des machines à coudre que j’utilise, était mondialement réputée. Finalement j’étais naïf en pensant que je n’allais faire qu’une date.
La Chambre des machines, une machine faite d’engrenages et de manivelles, est une autre création majeure. Pour la collaboration avec Nicolas Bernier [N.D.L.R artiste canadien, auteur de frequencies(a) Prix Ars Electronica 2013]. Ensemble nous avons réalisé la conception sonore et visuelle. Si Nicolas a une démarche conceptuelle, je suis beaucoup plus spontané. Je revendique des concepts simples : faire une performance où la gestuelle est amplifiée.

Martin Messier & Nicolas Bernier, La Chambre Des Machines.

Martin Messier & Nicolas Bernier, La Chambre Des Machines. Photo: © Isabelle Gardner, 2010.

C’est ce qui explique un retour à des projets solos ? 
Je crois que les premières collaborations sont toujours faciles. Avec le temps je suis moins enclin à faire des compromis. Je parlais de rêve tout à l’heure… parfois je rêve en solitaire. C’est le cas avec Projectors ou Field qui était présentée pour la première fois à Mutek 2015. Et puis c’est aussi une question de timing… Dans les prochains mois, je termine mes collaborations avec les chorégraphes Anne Thériault et Caroline Laurin-Beaucage. En vérité, je n’aime pas travailler seul. Je préfère me nourrir d’ échanges. Intellectuellement, je trouve cela plus stimulant.

Quels artistes vous ont marqué dernièrement ?
À Berlin j’ai eu la chance de voir une pièce du chorégraphe allemand David Wampach. Les costumes et les décors sont vraiment osés. Son univers m’a totalement surpris. Quand je suis sorti du spectacle, je me suis dit qu’il avait réussi à sortir le spectateur de sa zone de confort. Pour ma part ce fut le cas ! Côté art numérique, sans hésiter, je cite le Mexicain Mario de Vega. Je suis traumatisé par son travail. La meilleure performance jamais vue. Une présence exceptionnelle sur scène alors qu’il n’y a qu’un homme derrière quelques machines. Que quelque chose d’aussi simple soit aussi beau, je trouve cela très inspirant.

propos recueillis par Adrien Cornelissen
remerciements à l’équipe de Stereolux pour l’organisation de cette rencontre
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

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substance et code

Paul Vanouse est un artiste identifié dans le bioart qui interroge les technosciences. Sa démarche va bien au-delà de projets basés sur des principes numériques ou interactifs. Ses travaux tiennent à la fois en des performances, mais aussi des installations, temps particuliers durant lesquels il travaille à partir d’un bien singulier matériau : la biochimie et l’un de ses composants, l’ADN.

Paul Vanouse, Ocular Revision - circular rig.

Paul Vanouse, Ocular Revision – circular rig. Photo: © Paul Vanouse.

Dans la continuité du Critical Art Ensemble, collectif avec lequel il a régulièrement coopéré, il engage une réflexion complexe allant à rebours d’une vision commune, par trop simpliste, qui met en exergue des points de débat cruciaux et pleinement d’actualité. Ainsi, il n’hésite pas à aborder des questions d’éthique relatives à la science, la génétique, l’eugénisme, mais aussi les méthodes d’investigation policière et l’institutionnalisation de la catégorisation des individus.
C’est donc à travers des partis-pris forts et au-delà d’une vision consensuelle qu’il engage des procédures propres au champ de l’art. Au sein d’installations et performances présentées au cours de festivals, musées et événements spécifiques, Paul Vanouse connecte deux milieux initialement étrangers. Face au public, il figure le chercheur et active des procédures et méthodologies de laboratoire. Opérant face au public et à l’aide de machines spécifiques, des systèmes d’analyse et d’opération chimique, il développe des processus d’analyse et de visualisation se référant souvent au génome humain.
Ces processus, inscrits dans la durée, sous-tendent l’appropriation d’un médium, la génétique, la donnée qui en est extraite, sa visualisation et instrumentalisation; par extension leur démystification. Mais aussi, et c’est un élément important, l’incidence sociétale qu’impactent ces technologies, notamment par l’acceptation tacite de leur caractère de vérité. Il s’agit donc, pour Paul Vanouse, de signifier l’orientation et la détermination politiques, qui en sont faites et par ce biais initier une pensée critique et responsable de leurs impacts.

Dans le champ du bioart, la technologie se joint à l’art intégrant les sciences du vivant et ce sont par conséquent des outils et protocoles se référant au laboratoire qui sont engagés. Vous-même êtes engagé dans une telle démarche, et plutôt que de bioart, vous la qualifieriez de biomédia. Dans quelle mesure opérez-vous une distinction entre ces deux notions ?
J’ai plutôt tendance à utiliser ces deux termes de façon indistincte, particulièrement quand je m’adresse à des publics plus généralistes. Le terme « bioart » est simple, direct. Cependant, « biomédia » m’apparaît plus précis dans la mesure où il désigne explicitement le médium, tandis que « bioart » crée des confusions avec les formes d’art qui prennent pour sujet la biologie. Il y a aussi cette délicate question de la cohérence. En effet, nous ne qualifions pas la peinture sous l’appellation « art de la peinture ». Dans tous les cas, la notion d’art associée à un qualificatif me semble galvaudée parce qu’elle décrit habituellement l’essence, tandis que le média décrit plus simplement la forme, le format ou les matériaux. Il me semble en conséquence plus pertinent de me désigner comme artiste travaillant avec les biomédias. Sur un autre plan, je tiens à mentionner Jens Hauser. Celui-ci a problématisé et développé une singulière visée, au sujet des résonances biologiques du terme « média »; en rapprochant notamment cette notion du milieu de culture cellulaire placé en boîte de Petri.

Vous avez plutôt un parcours de plasticien et vous enseignez également à l’Université de Buffalo au département d’études visuelles. Ce parcours peut étonner car il va à rebours d’un préconçu suivant lequel vous viendriez des sciences dures et évolueriez dans ce domaine. Avez-vous suivi également une formation scientifique vous permettant d’être plus familier au travail en laboratoire ou êtes-vous plus simplement autodidacte ? Comment en êtes-vous venu à travailler avec la génétique et assimiler les procédures techniques, mais aussi éthiques de cette discipline ?
J’ai étudié la peinture et simultanément suivi un ensemble de cours en biologie et chimie à la fin des années 80. Au terme de mon cursus, j’ai rencontré beaucoup d’artistes issus du post-modernisme dont Jenny Holzer et Hans Haacke. Fondamentalement, la majeure partie de ma démarche, d’un point de vue critique et réflexif, mais aussi mon approche conceptuelle des médias, émane de cette période. J’ai appris à programmer de sorte à produire des formes culturelles complexes pouvant exister simultanément et en différents lieux, comme des consoles d’information et guichets automatiques.
Les années 90 m’ont permis de développer cet intérêt pour les médias interactifs. Mais aussi pour les industries relatives aux champs du vivant — que l’on peut identifier comme bio-technologies ou plutôt techno-biologies — étaient en pleine émergence tout en produisant déjà un lot de contradictions perverses. Il était alors bien naturel de commencer à travailler sur ces formes pour les engager dans une réflexion critique.
Ce fut le cas notamment avec Visible Human Project et Human Genome Project. Je suis également et tout particulièrement reconnaissant à Robin Held, qui a organisé une table ronde à Seattle en 1999, offrant un contexte unique à des artistes et scientifiques pour discuter des problématiques éthiques relatives au projet d’identification génomique de l’homme (1). Pour conclure sur mon parcours, je ne peux que saluer de notables scientifiques, comme les professeurs Mary-Claire King et Robert Ferrel pour leur générosité et m’avoir appris les principes d’amplification et séparation de l’ADN.

L’une des techniques que vous employez couramment est l’électrophorèse sur gel (2). Pourriez-vous nous décrire ce processus et comment vous l’êtes-vous approprié, notamment dans le cadre de vos dernières productions : Ocular Revision et Suspect Inversion Center ?
Dès le début — à la fin des années 90 — j’ai été fasciné par cette technique. Il s’agit essentiellement d’une procédure qui produit les profils de bandes souvent appelés « empreintes génétiques ». Je ne vais pas entrer dans le détail de ce procédé, mais ce qui est intéressant au sujet de l’électrophorèse, c’est qu’il permet d’observer l’ADN à l’œil nu. En outre, il utilise la position de l’ADN dans un gel mis à plat dans une coupelle pour faire la lumière sur l’identité d’une personne ou d’un organisme, ce qui, à l’instar de tout support visuel et auprès d’un artiste, semble une invitation à la recherche, la critique, l’appropriation, la réutilisation, le détournement.

Paul Vanouse, Ocular Revision.

Paul Vanouse, Ocular Revision. Photo: © Paul Vanouse.

On peut donc en déduire que ce médium est évolutif, manipulable et sujet à l’interprétation. Or les images de l’ADN produites en laboratoire sont manipulées de multiples façons (électrophorèse, découpe, amplification). La perception commune de l’ADN, c’est qu’il ne peut mentir car il est la signature unique de tout individu. La question n’est pas de considérer l’ADN seulement comme un sujet, mais également comme médium. L’ADN est alors présenté comme une substance plutôt que comme code. Serait-il possible de développer cette articulation ?
Oui, il y a une suite d’oppositions que j’ai développées. Dans la première, il s’agit de considérer l’image de l’ADN comme un médium plutôt que comme une empreinte directe du sujet et la seconde opposition serait de percevoir l’ADN comme une substance plutôt qu’un code. Dans le premier cas, l’ADN est considéré comme un moyen plastique de représenter une forme de communication et de représentation. Ce qui en émane, c’est l’idée que l’ADN est malléable et capable de représenter visuellement n’importe quoi. Ceci contrevient à cette idée préconçue suivant laquelle les images d’ADN transcrivent l’essence immuable d’une subjectivité individuelle.
Ces images produites avec l’ADN seraient le gold standard (3) d’une enquête criminelle voire un infaillible détecteur de mensonges. L’autorité qui émane de l’image d’ADN résulte en partie de puissantes métaphores inscrites dans notre quotidien et couramment usitées dans le langage : « l’empreinte génétique » ou « l’empreinte ADN ». Ces métaphores induisent en erreur les novices et présupposent que l’ADN serait l’empreinte directe et unique d’un individu plutôt que le résultat d’un ensemble de manipulations complexes et arbitraires réalisé en laboratoire.
Le second point sur lequel il est important de se pencher, c’est la tendance à envisager l’ADN comme un code. Une fois que l’ADN est traité comme une simple information (ou code), il est coupé — il est rendu abstrait, voire transcendé — de la vie en général et devient plus facilement rationalisé, breveté. L’ADN, à mon avis, n’est après tout qu’une substance inscrite dans la matrice de la vie; elle n’est ni virtuelle ni purement symbolique, mais reliée à des processus vivants et inscrite dans une profonde matérialité.
Sans se limiter à l’électrophorèse, il y a d’autres protocoles qui exploitent la nature physique de l’ADN. Dans les expérimentations radicales que j’ai faites en faisant usage de l’électrophorèse comme Ocular Revision, je suis allé un cran plus loin en fabriquant une structure circulaire mettant en évidence l’ADN comme matériau doté d’une masse, d’une charge, etc. Dans ce travail, je me suis réapproprié la métaphore de la carte génétique et l’ai détourné. Plutôt que reproduire un système classique de représentation génétique, j’ai créé une mappemonde avec de l’ADN. Ce qui nous ramène à la première proposition. L’ADN peut aussi être un médium de représentation plutôt qu’un sujet de représentation.
Je déconstruis. En un sens, cela apporte de la clarté. Dénaturer, détourner les constructions idéologiques faites autour de l’ADN, et à d’autres égards, cela permet d’initier de nouvelles métaphores, associations d’idées, valeurs et significations auxquelles adhérer. J’espère que cela fait sens. Mon opinion, c’est que non seulement les métaphores utilisées pour décrire l’ADN sont douteuses, mais aussi, elles sont devenues opérationnelles et entravent la formation de nouvelles idées : un régime de signes agglomérés. Cependant, j’aime les métaphores et les associations logiques, lesquelles sont à la base de la plupart des langages humains, après tout, et je ne crois pas que l’art ou la science pourraient aller où que ce soit sans elles.

Pensez-vous que votre travail produise du sens critique auprès des publics, les incite à mieux s’informer, les aide à s’autonomiser davantage et mettre en question leur rapport à la génétique et aux techniques d’investigation, de recherche médico-légales ?
Oui, ceci est particulièrement important dans des pièces comme Latent Figure Protocol et Suspect Inversion Center. Dans cette dernière réalisation, par exemple, je souhaitais contrer la façon dont les mass-médias dramatisent l’information, notamment avec l’Investigation de Scènes de Crime (4). Ce traitement médiatique est typique de la désinformation du public. Ce faisant, on offre au public des outils conceptuels pour comprendre les enjeux actuels qui entourent l’utilisation de l’imagerie de l’ADN ainsi que l’exploitation de fichiers génétiques. Avec SIC, j’ai créé un laboratoire ouvert dans lequel tout ce qui s’y passait pouvait être exploité. Mais il était aussi important qu’aucune question ne puisse être trop technique ni trop culturelle. De telles distinctions, démarcations, sont aussi des limites construites pour induire en erreur. Après tout, un précédent juridique, sa décision, et l’acceptation scientifique sont des processus très liés et interdépendants.

Paul Vanouse, Ocular Revision @ Surveyor, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo.

Paul Vanouse, Ocular Revision @ Surveyor, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo. Photo: © Tom Loonan.

A contrario des différentes technologies produites depuis le 19ème siècle, notamment avec les microscopes et autres systèmes d’observation optiques, l’ADN n’a pas été conçu comme un médium de représentation visuelle. Lors de vos performances, vous donnez à voir visuellement le processus d’émergence de l’ADN et son processus de visualisation. Quelles problématiques spécifiques, formelles, techniques, temporelles rencontrez-vous ?
J’ai rencontré dans mes projets des flopées de casse-tête. Le plus significatif pour moi étant Relative Velocity Inscription Device débuté en 2000. L’un des problèmes que je rencontrai portait sur la mise en brillance de l’ADN. Il devait rester suffisamment visible pour tenir une semaine entière dans le cadre d’une exposition, mais aussi rester détectable par un système de visualisation automatisé. Une concentration plus forte en ADN aurait été dispendieuse, des rayonnements UVS plus concentrés aurait mis en danger le dispositif et rendu l’espace obscurci de la galerie inexploitable, etc. Comment et à partir de quand accepte-t-on le seuil de visibilité ? La réponse à ces problèmes implique de ne pas seulement être malin et averti quant aux solutions technologiques, mais aussi de définir l’intention politique et conceptuelle de l’œuvre. Alors, nous pouvons nous laisser guider vers des réponses.

Vos performances, différemment, se font sous les yeux du public et laissent place à l’échange. Pensez-vous que votre travail puisse apparaître dans une démarche de sensibilisation pour que chaque citoyen trouve des moyens simplifiés pour interroger son quotidien, puis à son tour, essaimer, diffuser de nouveaux outils de réflexion critique ? Est-ce en cela que nous atteignons la dimension des médias avec les biomédias (5) ?
Comme votre question le suggère, j’aime penser que mon travail est ouvert, populaire, progressif et voué à démystifier. Cependant, je ne me résoudrais pas à exclure un projet qui nécessiterait un peu plus d’obscurité, d’opacité et de mystification (ou ce qui pourrait être perçu comme tel), dans la mesure où il servirait des buts progressistes et populaires. Je pense que la définition d’un « contre-laboratoire » faite par Bruno Latour dans La science en action est pertinente. Pour maîtriser le développement d’un argument — l’application à des arguments politiques et scientifiques est également valable — il nous faut construire un système (le contre-laboratoire) dans lequel les prémices d’un argument sont posées, interrogées et réévaluées. Faire cela, c’est engager une réflexion critique à l’encontre de l’argument, ou rouvrir une boîte noire, et ainsi par l’activation au sein de ce système, nous pouvons vérifier l’argument pour le réfuter. Le professeur William Thompson, à l’université d’Irvine, a justement abordé ce procédé qui consiste à opposer un argument à un autre de la même façon qu’on élaborerait un contre-récit ou une multiplicité d’autres récits possibles.

propos recueillis par Gaspard Bébié-Valérian
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

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(1) Le Projet Génome Humain est un projet entrepris en 1990 dont la mission était d’établir le séquençage complet de l’ADN du génome humain. Son achèvement a été annoncé le 14 avril 2003. [Wikipedia]

(2) L’électrophorèse sur gel est utilisée en biochimie ou chimie moléculaire pour séparer des molécules en fonction de leur taille (appelée poids moléculaire) et en les faisant migrer à travers un gel par application d’un champ électrique. Cette technique peut être utilisée pour séparer des acides nucléiques (ADN ou ARN, sur gels d’agarose ou d’acrylamide) ou des protéines (sur gel d’acrylamide). [Wikipedia]

(3) En médecine ou en statistique, un gold standard est un test qui fait référence dans un domaine pour établir la validité d’un fait. Le gold standard a pour but d’être très fiable, mais ne l’est que rarement totalement. Le gold standard est utilisé en médecine dans le but d’effectuer des études fiables. [Wikipedia]

(4) Contrecarrer l’effet CSI (Crime Scene Investigation), mode déclinée à toutes les sauces dans plusieurs séries télévisées et faisant l’apologie des techniques d’investigation médico-légales tout en en exagérant la précision.

(5) Je pense notamment au Critical Art Ensemble et son kit de détection d’OGM ou, dans cette lignée, au projet Safecast, kit open source de détection de radioactivité.

 

Man Made Clouds

Formé par Helen Evans et Heiko Hansen, le collectif HeHe multiplie les projets qui ont pour point commun la jonction entre les nouvelles technologies et l’écologie. Héritiers du « Design critique », HeHe interroge et détourne les innovations les plus contemporaines pour mettre en œuvre et donner à percevoir et à penser les questions de société que posent les problématiques écologiques ou énergétiques actuelles. À l’occasion de la sortie de leur catalogue Man Made Clouds, retour sur un projet emblématique de leur travail, Nuage Vert.

HeHe, Nuage Vert, Ivry-sur-Seine, 2010.

HeHe, Nuage Vert, Ivry-sur-Seine, 2010. Photo: D.R.

La réflexion sur l’environnement et sur l’espace public — sa constitution, ses contraintes, ses transformations technologiques — est au cœur de la série Man Made Clouds que le collectif HeHe mène depuis 2003 (1). Le projet Nuage Vert, lauréat en 2008 d’un Golden Nica au festival Ars Electronica est de ce point de vue exemplaire, tant il œuvre « in situ », dans l’espace social, hors des espaces domestiqués de l’art contemporain, inventant d’autres manières d’entrer en relation et de solliciter le public.

C’est d’abord à Helsinki en 2008 que le projet Nuage vert voit le jour lorsque HeHe met en lumière le nuage de vapeur de la centrale thermique Salmisaari par projection d’un laser vert qui en souligne les contours. Inscrite dans le programme du festival Pixelache (Mal au Pixel), cette performance et installation invite les habitants à scruter durant une semaine leur consommation respective puis à mesurer leur capacité d’agir par la réduction de leurs consommations électriques. Tous les soirs du 22 au 29 février 2008, le nuage de vapeur s’élevant de la centrale électrique de Salmisaari (2) fut illuminé à l’aide d’un puissant laser de couleur verte. Une image laser était projetée sur le contour fluctuant du nuage de vapeur, réagissant à des données en temps-réel fournies par la centrale.

Il s’agissait d’une installation assez complexe, puisqu’elle a nécessité de filmer par caméra thermique les émissions de l’usine afin qu’elles puissent être ensuite interprétées par un logiciel guidant la projection d’un laser vert qui épousait et reproduisait le nuage, ses formes et ses mouvements (3). Le 29 février 2008, le public était ensuite invité à se réunir pour observer le nuage, à la condition de débrancher ses appareils électriques durant une heure. La démarche était simple : moins les gens consommaient, plus le nuage grandissait. Le but de HeHe était de créer une relation ombilicale entre les actions locales et le nuage de vapeur. Si la population voulait le voir, l’admirer, le garder alors ils devaient éteindre leur ordinateur au lieu de le laisser en veille, baisser d’un degré leur chauffage, utiliser moins d’eau chaude, etc.

HeHe, Champ d'Ozone

HeHe, Champ d’Ozone, 2007. Photo: D.R.

Engagement esthétique et espace public
Dans un tel projet, c’est en effet toute une ville qui est concernée, les habitants, la collectivité et bien sûr les entreprises avec lesquelles les artistes instaurent leur projet. Le Nuage vert permet ainsi d’associer différents acteurs de terrain : la centrale énergétique, les établissements publics, les activistes écologiques, les résidents, les opérateurs culturels, dans un projet artistique collectif et citoyen (4). La performance n’est évidemment pas passée inaperçue, jouant de l’ambiguïté, provoquant la fascination et l’inquiétude, elle a suscité l’interrogation des citoyens quant à leur responsabilité écologique. L’expérience a eu pour effet une réduction de la consommation électrique de 800 kilowatts-heure, soit l’équivalent de l’énergie produite par une éolienne en 60 minutes.

Mais en France Nuage Vert n’a pas reçu le même accueil. À Saint-Ouen (ou résidaient le duo d’artistes), l’usine, un incinérateur de déchets, était un objet et un outil qui suscitait beaucoup plus de tension et soulevait beaucoup plus de questions embarrassantes qu’à Helsinki, avec notamment un plan de la Municipalité de Saint-Ouen de réaliser un éco-village à proximité du site de l’incinérateur. Bien qu’intégré au programme Futur en Seine soutenu par la Région Île-de-France, le projet fut cependant l’objet de censure par les opérateurs locaux. L’action artistique proposée n’ayant pu recevoir toutes les autorisations à temps, HeHe réalise cependant un court test pirate grandeur nature et génère un tollé local. Le projet artistique embarrasse les responsables et autorités locales, ce qui les conduit à bloquer et refuser la réalisation de l’œuvre à Saint-Ouen (5).

Leurs usines ne sont pas disposées à attirer les regards et l’attention du public, ni à se retrouver sous le feu des projecteurs. L’argument principal évoqué relève d’un problème de perception du public, qui pourrait mal interpréter cette action. Les collectivités et la municipalité se sont montrées sceptiques, projetant d’hypothétiques répercussions liées aux réactions des habitants de la commune, nourries par la peur de dégrader l’image de la ville. Dans un courrier adressé par une directrice d’association à la maire de la commune de Saint-Ouen on peut lire : Vous justifiez votre parti pris d’interdire la mise en œuvre de Nuage Vert par le fait que la fumée verte puisse être mal perçue de la population, et qu’elle ajoute des peurs à l’incertitude.

Contre la censure du projet, un certain nombre d’habitants, citoyens et artistes, ont décidé de soutenir le projet et ont pour cela envoyé une lettre au maire de la commune de Saint-Ouen afin de préciser leurs attentes et intérêts : l’installation Nuage Vert est une œuvre d’art qui participe de l’esthétique urbaine autant que de la vie commune, en même temps qu’une communication à la population sur la trop grande quantité de déchets qui oblige les incinérateurs à fonctionner constamment. De nombreuses associations luttant contre la pollution vont également multiplier les courriers pour demander la réparation et le soutien de la municipalité :

Cette communication n’avait aucune incidence financière pour la commune et venait sous-tendre celle du service de l’environnement […] vous considérez que la population de Saint-Ouen est infantile, incapable de comprendre et d’adhérer à une démarche artistique au point d’être inquiétée parce que le nuage passe du blanc au vert. La population, dont le collectif HeHe fait partie, déplore que les entreprises et leur ville prétendent refuser ce projet pour le bien de ses habitants, alors qu’il s’agirait plutôt de ne pas ternir leur image (6). HeHe ne baissera pas les bras et parviendra l’année suivante à réaliser le projet une soirée entière. À Ivry-sur-Seine entre 18h30 et 22h30 le 27 novembre 2010, un nuage vert apparaîtra sur la sortie de cheminée de l’incinérateur.

HeHe, Toy Emission, image fixe tirée de la vidéo

HeHe, Toy Emission, image fixe tirée de la vidéo, 2007. Photo: D.R.

« Exploration de l’espace interstitiel entre le design et l’art électronique. Regard critique sur l’espace public »
Dans son catalogue Man Made Clouds, HeHe note qu’au début de l’ère industrielle, le panache de fumée blanche symbolisait le succès d’une entreprise, et donc le travail et la réussite. Aujourd’hui cette même fumée inspire davantage la menace de la pollution et du changement climatique. Le collectif HeHe ne se situe toutefois pas dans une démarche de revendication, de boycott ou de manipulation des foules. Nuage Vert est au contraire fondé sur l’idée que des formes publiques peuvent incarner un projet écologique et matérialiser des questions environnementales, afin de les rendre tangibles dans nos vies quotidiennes au sein de la collectivité.

Une installation lumineuse à l’échelle de la ville utilisant comme support l’icône même de la pollution industrielle a le pouvoir de mettre le public en alerte, de générer un débat et de convaincre les gens de changer leurs habitudes de consommation. Pour HeHe, la ville est le lieu de multiples possibilités d’action et d’exercice du sens critique. Auprès des écoles locales, des maisons de quartier, des associations, Nuage Vert déploie une recherche sur les relations entre les individus et leur environnement architectural ou urbain et souhaite créer un dialogue esthétique et politique avec les habitants et citoyens.

Nuage Vert nous montre aussi tout le bénéfice que l’on peut tirer à envisager l’art dans sa dimension opératoire, comme un opérateur de pratiques qui fait bouger les lignes de notre expérience ordinaire. Le public y est mis en situation d’agir, pas uniquement de recevoir ou de contempler. L’enjeu est d’avoir initié une situation originale de création, qui relie art et démocratie, problématique esthétique et débat public. C’est là le sens du Design Critique ou de la démarche de « reverse cultural engineering » que revendique le duo HeHe : amplifier, faire résonner, transformer le relief des innovations technologiques et leur impact social, le mettre en scène dans des propositions artistiques. L’intérêt réside aussi dans le fait que le public peut devenir commanditaire et s’impliquer directement dans un projet dont il n’est pas le premier décisionnaire : le projet s’inscrivant ainsi dans un contexte de délibération collective et d’interdépendance.

Car le projet Nuage Vert engage en effet la participation des citoyens, en les confrontant aux problèmes publics, au sens de la philosophie pragmatiste de John Dewey qui théorise ainsi dans The public and its problems la notion de public comme sujet de la communauté politique (7). Cette communauté n’existe pas comme un tout déjà constitué : elle n’implique pas seulement divers liens associatifs qui maintiennent sous diverses formes les personnes ensemble, le public apparaît surtout comme un problème. Dewey désigne par ce nom ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés par les conséquences d’une action humaine collective. Le Nuage Vert est-il toxique ou bien est-il l’emblème de l’effort collectif d’une communauté locale ? Un des effets de l’œuvre, doublement esthétique et politique, est d’avoir généré un débat public.

Jean-Paul Fourmentraux
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

Jean-Paul Fourmentraux, sociologue et critique d’art, est Professeur en Esthétique et théories des arts et humanités numériques à l’université de Provence, Aix-Marseille.

> http://hehe.org.free.fr/

(1) Hehe, Man Made Clouds, Éditions Hyx, 2015

(2) L’histoire de Ruoholahti est celle d’un ancien port industriel transformé en une zone résidentielle moderne, où la consommation d’énergie n’en finit pas de franchir de nouveaux records.

(3) L’œuvre a été soutenue par le Helsinki City Cultural Office, le Centre Français d’Helsinki et la Foundation for Environmental Art.

(4) Cf. http://hehe.org2.free.fr/?page_id=915&language=fr où se trouve la charte du projet Nuage Vert.

(5) Cf. le site web Nuage Vert contenant tous les articles y faisant référence ainsi que les réponses des municipalités et activistes soutenant le projet (www.nuagevert.org). Ce blog souligne bien l’impact médiatique qu’a eu l’annulation du projet sur la presse et sur les esprits. Car il semble que la censure du projet a eu plus d’impact sur l’écologie dans la presse que si le nuage vert avait abouti comme à Helsinki. Il y a pour le coup une vraie remise en cause de la fonction de cet incinérateur sur l’opinion publique et des hypothèses planent sur les effets que peuvent avoir cette usine sur la population.

(6) Sur leur site hehe.org le collectif diffuse les courriers concernant leurs démarches, ils postent des vidéos des débats que leur projet suscite, ainsi que les articles de presse les concernant.

(7) Cf. Rancière, J., 2008, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions. Avant lui, De Certeau, anthropologue des croyances et des phénomènes de consommation, développa la notion de « valeur d’usage ». Et parla, à ce propos, des « braconniers actifs » qui, à travers les mailles d’un réseau imposé, inventent leur quotidien. Cf. De Certeau, M., Giard, L., Mayol, P., 1980, L’invention du quotidien. Paris, UGE.

Devenir Graine

Depuis plusieurs années les artistes Magali Daniaux et Cédric Pigot travaillent sur les enjeux géopolitiques de l’Arctique. Après de nombreux séjours en Norvège, au Svalbard, ils poursuivent aujourd’hui leurs investigations en Alaska.

Devenir Graine. Action devant le Svalbard Global Seed Vault, Longyearbyen, Svalbard, Mai 2012

Devenir Graine. Action devant le Svalbard Global Seed Vault, Longyearbyen, Svalbard, Mai 2012 – Vidéo – 12 min. Photo: D.R.

Pouvez-vous nous raconter ce qui vous a conduit à mener ce travail d’investigation en Arctique ?
Le projet Devenir Graine (1) est d’abord né d’une envie de chercher des inspirations dans les stratégies végétales pour imaginer des modèles de société. Nous voulions creuser l’idée que la flore, de par son immobilité active, sa plasticité et son adaptabilité, pouvait être considérée comme un modèle pertinent pour envisager de nouveaux schémas économiques et sociaux. La faculté d’adaptation du végétal, qui prend en compte son environnement, nous intéressait : les haricots se déplacent avec le vent, les plantes se mettent en sommeil, les cactus peuvent survivre un temps considérable sans eau, etc. Par contre, la plasticité animale dans sa forme extérieure est faible, et il en va de même concernant son génome, il n’a aucune raison de se changer lui-même intérieurement, un seul génome lui convient. La plante, elle, doit être capable, dans une certaine mesure, de se changer elle-même, faute de quoi, elle disparaît, car elle n’est plus adaptée à un nouvel environnement.

Toutes ces questions sur le génome nous ont amenées à nous questionner sur la réserve mondiale de semences du Svalbard, le Svalbard Global Seed Vault. Et puis nous voulions aussi enquêter sur le fait que dans certaines régions du monde le réchauffement climatique est considéré comme une opportunité de développement économique. Nous nous sommes demandé quels étaient les États qui pouvaient profiter du réchauffement climatique. En Arctique se jouent des enjeux géopolitiques colossaux et les deux gros acteurs sont la Norvège et la Russie. À la frontière entre la Norvège et la Russie, à Kirkenes sur la mer de Barents, les enjeux économiques sont très forts, notamment pour la prospection de gisements de gaz et de pétrole. Ce fut notre première destination. Entre les enjeux sur les ressources et les questions que soulève le Vault, Devenir Graine est apparu alors comme un projet global.

Dans Devenir Graine, vous diffusez une vidéo d’une action où vous restez statique en boule devant la porte du Vault. Pouvez-vous nous expliquer un peu plus cela ?
Quand tu arrives à Svalbard, tu vois le Vault juste au-dessus de l’aéroport. Il n’est pas du tout caché. Nous savions cependant que nous ne pourrions pas y rentrer, mais nous avons tout de même décidé de faire cette action. Comme si les personnes qui s’occupent de ce Vault pouvaient nous voir avec leurs caméras de surveillance et constater notre condition de graine, et du coup nous ouvrir la porte. Mais de manière générale, les gestionnaires du site ont peur de la mauvaise publicité. Par exemple, quand nous avons commencé à travailler, la page Wikipedia du Global Seed Vault n’était pas du tout celle que l’on a maintenant. Elle était écrite dans un style beaucoup plus conspirationniste par une personne que nous avons interviewée, William Engdahl, l’auteur de Seeds of destruction (Graines de la destruction) (2). La page a été complètement changée entre-temps. Donc, avant même de partir là-bas nous l’avons interviewé, comme Roland von Bothmer, le manager du site qui nous a refusé l’accès au Vault. Et aussi Cary Fowler, l’environnementaliste qui a eu l’idée de le construire le Vault et qui nous a donné des plans du site.

Modélisation 3D du Global Seed Vault, bunker de semences.

Modélisation 3D du Global Seed Vault, bunker de semences. Daniaux-Pigot 2014. Photo: D.R.

Cette banque à graine est très controversée, car elle a été en grande partie financée par les géants des OGM. Et le Global Seed Vault a le surnom de Doomsday Seed Vault, car il s’agit aussi de mettre les graines dans un abri anti-nucléaire. C’était aussi cela que vous vouliez montrer ?
Le Vault a été financé par l’état norvégien, mais également par les parties prenantes de l’agro-business, Syngenta, la Fondation Rockefeller, Monsanto, etc. Et la fondation Bill & Melinda Gates a investi également 20 millions de dollars dans l’acheminement des graines vers le Svalbard. Il est bon de rappeler que la Fondation Rockefeller est à l’origine de la « révolution verte » d’après-guerre. Dans les années 40, la fondation avait rassemblé des généticiens et phytopathologistes pour travailler sur l’intensification et l’utilisation de variétés de céréales à hauts potentiels de rendements. Cette politique a conduit à la monoculture que l’on connait, et aujourd’hui on imagine bien pourquoi la Fondation Rockefeller veut avoir un contrôle sur le Vault.

On sait bien que la plupart des graines qui sont dans le Vault ne pousseront plus, ce qui est donc essentiellement conservé c’est le matériel génétique. Donc, ces gens se constituent une vaste bibliothèque de matériel génétique natif de la biodiversité alimentaire. Au lieu d’une philanthropie de conservation, on peut se demander s’ils n’investissent pas là sur les marchés du futur. Monsanto vend avant tout de la chimie, du Roundup par exemple, et pour leur chimie ils ont créé des graines adaptées. Certaines se sont vues affublées de jolis noms comme Terminator ou Traitor. La révolution verte des années cinquante était en réalité une révolution chimique, toute la recherche réalisée pendant la Seconde Guerre Mondiale devait bien aboutir à quelque chose. Cette banque de graines c’est la continuité de cela. Ce sont des questions auxquelles nous intéressons beaucoup, en étant notamment éclairés par le travail de Vandana Shiva en Inde et d’autres personnes.

Quelle forme a pris le projet artistique ?
Comme nous n’avons pas pu entrer dans le Vault, la première œuvre que nous avons réalisée pour parler de cette non-expérience, c’est l’odeur de la conservation que nous avons exposée à Kirkenes dans un container. Ensuite nous nous sommes dit que nous allions donner la possibilité à tout le monde d’y rentrer en réalisant une version 3D du bâtiment permettant de circuler dedans. Nous avons aussi acheté le nom de domaine svalbardglobalseedvault.com pour cela. Si tu regardes bien le Vault virtuel, il est vide, on a enlevé les graines. Comme s’il y avait eu un hold-up et qu’on y avait laissé un poème à la place. Le poème est la voix du dernier homme sur Terre qui raconte et décrit le monde autour de lui dans une sorte d’extase. Par ailleurs nous avons développé une navigation online (3) qui a aussi été présentée au Jeu de Paume et qui rassemble les interviews réalisés dans toute cette période. Nous avons aussi poussé en dérision l’idée de la communication corporate sur le thème de la catastrophe en formulant des invitations très officielles à des catastrophes.

Vue du fond du Vault 3D, Le Bip de l’Âme, Extrafleur, poème sonore

Vue du fond du Vault 3D, Le Bip de l’Âme, Extrafleur, poème sonore 15min. Daniaux-Pigot 2014. Photo: D.R.

Quelles sont les prochaines étapes de votre recherche ?
Un autre aspect que nous aurions aimé aborder ce sont les problématiques autour du site d’enfouissement de déchets nucléaires qui se construit à Onkalo en Finlande. En ce moment nous travaillons à Kotzebue en Alaska sur des projets en rapport avec le paysage et le temps de la Terre. Nous sommes par exemple en train de créer une anomalie archéologique. Mais nous continuons nos enquêtes, c’est par exemple intéressant de voir que de nouvelles routes commerciales se mettent en place vers la Chine qui investit énormément là-dedans et a compris ses intérêts. Un terme a été inventé qui montre bien l’intérêt croissant des puissances mondiales : les « near Arctic countries » [Le Proche-Artique, NDLR].

propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

Magali Daniaux et Cédric Pigot sont un duo d’artistes français formé il y a douze ans, dont le travail intermedia aborde les correspondances entre science-fiction et documentaire, ingénierie de pointe et contes fantastiques, matériaux lourds et sensations fugaces.

(1) http://daniauxpigot.com/portfolio/devenir-graine-3/
(2) F. William Engdahl, Seeds of destruction, The Hidden Agenda of Genetic Manipulation, Global Research, 2007.
(3) http://lo-moth.org

la question du genre dans la réalité virtuelle

Micha Cárdenas est artiste performeur, essayiste et professeur assistant à l’Université de Bothell (Washington). Également activiste transgenre, son travail en réalité virtuelle, et en réalité mixte, vise à questionner les stéréotypes du genre, et à porter assistance aux membres des communautés LGBT, mais également aux minorités des États-Unis. À l’origine de Becoming Dragon, une performance de 365 heures en réalité mixte qui abordait ces questions, nous ne pouvions manquer de l’interroger.

Micha Cárdenas, Becoming Dragon. Performance de 365 heures en réalité mixte. Photo: D.R.

Les Gender Studies américaines ont aidé à avoir une meilleure compréhension des problèmes concernant le genre et l’identité, en mettant en lumière des projets novateurs, des mouvements sociaux et diverses initiatives dans le domaine de la société civile et de l’activisme. Pourtant, les études sur ces sujets restent encore très américaines. Pourquoi ?
Cette question reproduit le mythe de l’exceptionnalisme américain, qui voit les États-Unis comme plus avancés en termes d’équité entre les sexes. Une idée qui a été critiquée par les chercheurs, y compris Jasbir Puar [professeur associé en Women’s & Gender Studies à l’Université de Rutgers, New Jersey, NDR]. Je ne pense pas que les études de genre soient moins pratiquées en dehors des États-Unis. Une partie du problème est que le terme « gender studies » fait spécifiquement partie d’une structure universitaire néolibérale qui vise à compartimenter les différences afin de les gérer. Si vous regardez la sociologie du genre et les études féministes, qui sont des études de genre, vous voyez que beaucoup de théoriciens importants sont extérieurs aux États-Unis. Mon travail en réalité virtuelle et en réalité mixte, Becoming Dragon, est d’ailleurs une réponse aux féministes françaises, telles que Monique Wittig et Hélène Cixous, qui ont fait des progrès significatifs dans ce que nous pouvons décrire comme « les études de genre » dans les 60’s et 70’s.

Dans votre travail, vous utilisez la réalité virtuelle; en particulier Second Life. Pourquoi avoir choisi ces plateformes ?
L’important était de dénoncer les violences faites aux personnes transgenres par la communauté médicale et psychiatrique, qui impose à celles-ci de justifier d’une « expérience » de vie dans le genre pour lequel elles ont opté. Pour ce faire, je questionnais la notion de « réalité » en proposant le postulat suivant : pourriez-vous vivre un an en réalité mixte et vous baser sur cette expérience dans Second Life pour choisir votre orientation de genre et ses suites chirurgicales ? Après des années à participer à des sit-in virtuels avec l’Electronic Disturbance Theater, au cours desquels les corps manifestent en ligne, je voulais pousser plus loin l’incarnation online du corps. Pour cela, je voulais explorer le fait d’avoir un avatar en transition de genre, et d’examiner la politique du genre dans l’espace virtuel. J’étais également intéressé par l’idée de Lacan selon laquelle nous évoluons dans l’espace sous l’influence de l’image que l’on a de soi, et comment cet apprentissage peut interférer également sur un corps virtuel et non-humain. Je me suis donc demandé : si tu peux apprendre à marcher comme une femme, est-ce que tu peux également faire cet apprentissage dans le corps d’un avatar de dragon ?

Pourquoi avoir choisi d’incarner un dragon pour mener ce projet ?
J’ai choisi cet avatar parce que je voulais contester les dichotomies de genre, qui sont souvent encore renforcées dans les espaces virtuels. Dans la mythologie et la fantaisie, les dragons ont souvent la capacité de changer de forme. Il existe aussi une riche communauté d’avatars non-humains dans Second Life, y compris des dragons, que je trouvais intéressant en termes questionnement des limites d’identification établies.

Becoming Dragon était une performance de 365 heures en réalité mixte, comment cela s’est-il passé ?
Il s’agissait d’une plongée en la réalité mixte à l’aide d’un casque, au laboratoire de motion design de San Diego en Californie. La performance était visible durant les heures d’ouverture de la galerie et également au public dans Second Life. Mes mouvements étaient couverts par un avatar de dragon grâce à un logiciel que j’ai créé avec deux autres artistes, Chris Head et Kael Greco. Un flux vidéo de mon corps physique était diffusé en direct dans un modèle de laboratoire que j’avais créé pour la performance dans Second Life. J’ai eu de nombreuses conversations avec des personnes dans cet espace et je lisais de la poésie issue de mon livre The Transreal: Political Aesthetics of Crossing Realities. C’était un exemple de la façon dont les environnements en réseau peuvent être utilisés pour contester les structures causant de la violence aux personnes transgenres aujourd’hui.

Jovan Wolfe, Autonets hoodie. Design: Micha Cárdenas & Ben Klunker. Photo: D.R.

La réalité virtuelle peut aussi être un outil pour permettre d’expérimenter le corps de l’autre, l’altérité homme/femme, d’expérimenter un genre différent…
L’échange virtuel d’un corps à l’autre ne propose qu’une approximation de ce que la transition entre les sexes est en réalité. C’est une expérience libre de conséquences, et cela peut générer une mésinterprétation de ce que c’est d’être dans le corps de l’autre. Aujourd’hui, une femme sur quatre est agressée sexuellement. Presque tous les jours de l’année, une personne transgenre est assassinée quelque part dans le monde. Penser qu’une expérience virtuelle momentanée peut vous informer sur ce qu’est la vie de l’autre sexe ignore le fait que le genre est un système de pouvoir où la violence est presque incontournable. Malheureusement, les expériences menées dans ce cadre [telles que The Machine To Be Another : www.themachinetobeanother.org, NDR] sont souvent basées sur des idées transophobes ou misogynes.

En tant qu’artiste, vous êtes également à l’origine du Local Autonomy Networks (ou Autonets), une action réalisée l’aide du couturier Benjamin Klunker pour augmenter l’autonomie de la communauté transgenre et LGBTQ…
Local Autonomy Networks est une ligne de vêtement et d’accessoires en réseau, conçu pour prévenir la violence. Cela a débuté en 2011 et se poursuit aujourd’hui. En me concentrant sur les femmes transgenres de couleur, qui continuent d’être la cible numéro un de la violence parmi les personnes LGBTQ aux États-Unis, j’ai conçu une approche à faible coût pour créer un réseau de sécurité numérique autonome, destiné à assurer la sécurité de cette communauté, mais aussi des femmes, ou des étrangers. Je suis toujours en quête de financement pour un projet pilote visant à élargir Autonets et permettre aux vêtements de se connecter avec des réseaux communautaires établis, comme à Detroit.

Est-ce lié au Transborder Immigrant Tool, un outil développé pour guider les immigrants entrés illégalement par la frontière américano-mexicaine ?
Oui, le TBT, sur lequel je collabore avec l’Electronic Disturbance Theater 2.0/b.a.n.g. Lab, s’en inspirait. Ce projet visait à créer des logiciels pour les téléphones cellulaires usagés à bas prix, qui dirigeraient les personnes près de la frontière États-Unis/Mexique vers des points d’eau, aussi bien que leur fournir des moyens de subsistance poétique. Travailler sur le TBT m’a inspiré dans ma volonté de création de dispositifs de sécurité sous forme d’art pour les femmes transgenres de couleur. Dans mon laboratoire, nous développons un ensemble de collaborations poétiques et de meilleures pratiques pour la conception de l’égalité et de la libération raciale.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

https://faculty.washington.edu/michamc/

une artiste pour animaux voyeurs

Est-ce que visionner des séries télévisées est aussi naturel que manger des bananes ? L’artiste vidéo Rachel Mayeri explore la fiction inter-espèces et ce que cela signifie que d’être un animal (humain).

Rachel Mayeri, The Life Cycle of Toxoplasma Gondii, 2015. Détail d’installation vidéo à 29 canaux. Photo: D.R.

Au beau milieu d’Apes as Family (« Des grands singes pour famille »), une sorte de série télévisée que Rachel Mayeri a réalisée pour les chimpanzés du zoo d’Édimbourg, on aperçoit l’artiste caméra à la main. Nous la regardons en train d’observer les chimpanzés tandis qu’eux-mêmes regardent son film — un « signe » clair que l’œuvre va bien au-delà d’une série inter-espèces, même si c’est intrigant. Mayeri fait partie d’un groupe important d’artistes contemporains qui, attentifs aux critiques féministes de la science et de la médecine, font de l’art avec des êtres vivants non-humains. Dans des œuvres qui vont d’installations à l’utilisation des nouveaux médias en passant par des interventions sociales, des artistes comme Kathy High, Natalie Jeremijenko, Gail Wight et Rachel Mayeri ont créé des zones imaginatives de communication inter-espèces. Le travail de Mayeri se distingue par une double fascination pour la culture animale et pour la culture télévisuelle humaine, assorti d’un humour au second degré.

Apes as Family fait partie d’une série d’installations vidéo que Mayeri nomme Primate Cinema. Le premier volet de la série, Baboons as Friends (« Des babouins comme amis », 2007), juxtaposait des images de recherche sur les babouins filmés dans la nature avec celles de la reconstitution des interactions entre les babouins reproduites par des humains. La primatologue Deborah Forster, collaboratrice de longue date de Mayeri, a fourni les images de recherche et narre, avec délectation, l’action centrée sur la sexualité. Elle souligne les alliances et les trahisons tandis que les mâles sont en compétition pour attirer l’attention des femmes/femelles des deux côtés de l’écran. Mayeri a imaginé sa transposition de la société de babouins dans la sphère humaine comme un ensemble d’histoires semblables à celles de la série télévisée à succès Friends. Il s’agit là d’un rappel saisissant et probant que les humains sont des grands singes.

Rachel Mayeri, Primate Cinema: Apes as Family, 2011. Image fixe d’installation vidéo à deux canaux, boucle 22’00 ». Photo: D.R.

Dans le second volet de la série, How to Act Like an Animal (« Comment agir comme un animal », 2009), les acteurs humains recréent l’action montrée dans un documentaire du National Geographic sur un groupe de chimpanzés étudiés par la célèbre primatologue Jane Goodall. Dans l’extrait choisi par Mayeri pour la reconstitution, les chimpanzés chassent et mangent un singe colobe, le déchiquetant membre après membre. Les chimpanzés restent sérieux et impitoyables tandis qu’ils dépècent le singe hurlant. Les acteurs humains étudient la scène macabre, puis improvisent leur propre version. C’est émotionnellement et physiquement dérangeant : ils sautent à quatre pattes autour de leur « victime » tout en mâchouillant un chandail. Mais les efforts des acteurs pour comprendre les chimpanzés, tout comme leur incapacité à égaler la cruauté de ces derniers, donnent la mesure de l’empathie humaine et sont autant de rappels de la complexité des sentiments humains au regard de notre animalité.

Apes as Family continue la série de fictions inter-espèces. Bénéficiant du soutien du Wellcome Trust, Mayeri a travaillé pendant un an avec Sarah-Jane Vick, une spécialiste de la psychologie comparée, montrant différentes vidéos aux chimpanzés du zoo d’Édimbourg. L’idée centrale découle de pratiques banales dans les zoos : les singes s’ennuient en captivité alors de nombreux zoos leur offrent des télévisions. Mayeri et Vick ont mené un genre d’étude d’impact Nielsen appliquée aux chimpanzés pour comprendre leurs préférences en matière de divertissement. Mayeri écrit : Les chimpanzés, une espèce intelligente et sociale, ont besoin, comme nous, de se surveiller mutuellement pour maintenir une bonne entente. Connaître le statut d’autrui, son humeur, ses relations et sa disponibilité sexuelle (les bases de Facebook) est important pour la vie sociale. L’attrait compulsif pour l’observation de ses semblables est sans doute un instinct primaire chez les grands singes, à la base de notre intérêt pour les histoires de relations sociales, que ce soit directement ou par le biais d’enregistrements.

Rachel Mayeri, Primate Cinema: Apes as Family, 2011. Image fixe d’installation vidéo à deux canaux, boucle 22’00 ». Photo: D.R.

Cela paraît simple, mais l’installation vidéo de Mayeri, résultant de son année de recherche, entremêle la curiosité des chimpanzés et celle des humains de manière très étrange. Pour cette fiction destinée aux résidents du zoo, elle est partie de l’histoire d’un chimpanzé étranger qui rencontre une troupe sédentaire — une situation assurément spectaculaire dans la vie sauvage. Ceci a été filmé avec des acteurs humains déguisés en chimpanzés qui mêlent les actions « humaines », comme regarder la télévision, à un comportement « chimpanzé », comme jeter de la nourriture. On y trouve des films dans le film : un singe qui zappe entre les chaînes regarde une animation avec un scientifique et un singe de laboratoire qui eux-mêmes regardent un documentaire sur des singes sauvages. Au moment où Mayeri apparaît, pointant sa caméra sur les grands singes en cage, on se demande si elle ne s’identifie pas elle-même au chimpanzé étranger, essayant se faire une place.

La facilité de Mayeri à circuler entre l’art et la science a une origine familiale. Elle est la fille du neurobiologiste Earl Mayeri et de la céramiste Beverly Howard Mayeri, qui avaient tous deux suivi une formation en zoologie — ils se sont d’ailleurs rencontrés dans un cours sur le comportement animal. Il se peut que l’exposition précoce de Rachel à des vidéos de recherche scientifique, comparées à la télévision grand public de son enfance dans les années 1970, l’ait sensibilisée au langage conventionnel de son médium. Son travail attire toujours les spectateurs par le biais d’une histoire pour leur demander ensuite de réfléchir au fait qu’ils aient été happés par ses intrigues.

Mayeri travaille actuellement, dans une autre collaboration avec Forster, sur un nouveau volet de Primate Cinema basé sur la vie de la primatologue Alison Jolly. Une visite de leur studio révèle des murs couverts de « Post-Its » et de minuscules dessins esquissant une histoire de la primatologie. Forster était présente pour les étapes importantes — elle a étudié avec Shirley Strum qui, à partir de ses travaux sur les babouins, a remis en cause la manière dont la primatologie était utilisée pour conforter des stéréotypes dans les sociétés humaines. Mayeri et Forster sont du genre à terminent les phrases l’une de l’autre et ce film est leur projet le plus ambitieux à ce jour.

Mais Mayeri a également commencé à explorer différents aspects de « l’animalité » humaine avec des œuvres sur des thèmes scatologiques. The Life Cycle of Toxoplasma Gondii (« Le cycle de vie du Toxoplasme Gondii », 2015), une installation vidéo en 29 canaux, utilise des vidéos circulant sur Internet pour raconter l’histoire d’un microbe que l’on trouve dans les excréments de chat. C’est du moins le sujet officiel : comme d’habitude, Mayeri raconte plus d’une histoire à la fois. Comme vous le savez peut-être, cette recherche étant devenue célèbre, le biologiste Jaroslav Flegr pense que le Toxoplasme Gondii colonise les cerveaux des souris et des humains pour déclencher chez eux une fascination pour les chats. Mayeri compare cet effet du microbiome, qui modifie le comportement humain au profit d’un protozoaire, à la puissance de l’Internet dans sa capacité de détournement de l’attention humaine. Quel que soit le sujet, l’approche narrative prismatique de Mayeri attire le public vers son travail parce qu’il est avant tout captivant.

Meredith Tromble
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> www.rachelmayeri.com

Messagers quantiques

De la lévitation sonore de feuilles d’or à des projections d’agrandissements d’une structure en bulles de savon, le duo d’artistes Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand créent des œuvres de performances sensorielles et des installations méditatives qui explorent l’étrange comportement quantique et les franges extrêmes de phénomènes ondulatoires exotiques.

Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand, Camera Lucida. Photo: D.R.

Après que nous ayons été conduits, solennellement, dans une pièce totalement obscure, nos yeux commencent à s’acclimater à un vide d’un noir profond. Dmitry Gelfand nous demande de ne pas bouger ni toucher la surface du grand réservoir de verre sphérique qui se trouve au milieu de la pièce fermée. Un silence quasi-anéchoïque répond à cette obscurité totale. La trépidation silencieuse est soudain ponctuée d’une lueur irréelle au cœur de la sphère — lueur qui met à l’épreuve les capacités de perception de l’œil et du cerveau. La vision en néon s’éteint progressivement dans un scintillement ténébreux qui nous replonge dans l’obscurité visqueuse. Après un court silence, de minuscules points de lumière réapparaissent et se configurent en une forme géométrique intelligible — un maillage lumineux scintillant dans l’espace liquide. Il se pourrait que nous voyions là des fac-similés isomorphes de nos propres transmissions neurales au moment même où elles perçoivent ce spectacle de lucioles tremblotantes.

Plus encore, ces minuscules vecteurs de lumière animés semblent se positionner pour former des glyphes; une écriture nébuleuse; une calligraphie fantomatique qui griffonne ses propres secrets dans des sceaux translucides de lumière. Des scientifiques de tout premier plan nous avaient affirmé qu’il serait impossible de recréer cette expérience de laboratoire à l’échelle envisagée. Nous leur avons donné tort, déclare Gelfand. Il poursuit en expliquant que l’installation, Camera Lucida, utilise un processus connu sous le nom de sonoluminescence par lequel des formes de lumière naissent de l’implosion de bulles de gaz dans l’eau, déclenchée par des ondes sonores à très haute fréquence. Ces fréquences ultrasoniques, bien au-delà des limites de la perception auditive humaine, provoquent la destruction des bulles et génèrent une onde de choc d’implosion qui fait grimper la température à l’intérieur de la bulle jusqu’à 20 000K. Ces températures sont assez élevées pour engendrer la lumière.

Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand, 10,000 Peacock Feathers in Foaming Acid. Photo: D.R.

Camera Lucida est typique des performances et installations audiovisuelles créées par Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand, un duo d’artistes installé aux Pays-Bas. Œuvrant souvent en collaboration avec des scientifiques, leurs travaux se réapproprient des expériences scientifiques de pointe pour explorer les dimensions atypiques de phénomènes optiques éthérés et les interactions quantiques étranges. Dotées d’une esthétique sophistiquée et d’une inclination naturelle vers la poésie de la science, leurs œuvres agissent comme autant de loupes qui révèlent les caractéristiques morphologiques de mondes multiples, inédits et invisibles. Pour créer leurs œuvres, les deux artistes ont dû eux-mêmes devenir des scientifiques chevronnés. C’était indispensable pour qu’ils acquièrent une compréhension profonde du fonctionnement ésotérique de phénomènes quantiques sur lesquels leurs œuvres reposaient grandement. Il n’est pas surprenant que leur studio soit rempli de piles d’articles sur des recherches récentes et des derniers numéros de la revue Nature.

En 2014, près des rives du Danube, à l’occasion d’Ars Electronica, le couple a présenté la performance 10000 Peacock Feathers in Foaming Acid (« 10000 Plumes de paons flottant dans de l’acide moussant »). Entassés à l’intérieur d’un dôme gonflable, les spectateurs — allongé sur le dos — étaient immergés dans des pans de denses projections de formes irisées. Les contorsions fluides non-linéaires et les oscillations spectrales de ces plasmas chaotiques étaient parfaitement synchronisées avec des drones d’ondes sinusoïdales de basse fréquence. Dans cette performance, Domnitch fabrique soigneusement des grappes de bulles de savon en soufflant de l’air sur une plaque recouverte de savon liquide. La lumière laser visant la surface de chaque bulle en nucléation est réfléchie comme un faisceau lumineux — un agrandissement projeté révèle les nano-topologies détaillées de la structure de bulles de savon; une abondance d’agglomérations proto-cellulaire psychédéliques qui se forme — se déplace du corporel à la mathématique. Gelfand manipule un système de caméra de surveillance qui transforme les projections en assemblages sonores. L’interruption soudaine, mais fortuite, de cloches de l’église nous rappelle que nous sommes toujours ancrés quelque part sur Terre.

Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand, Sonolevitation. Photo: D.R.

Dans une autre performance, Sonolevitation, les répercussions kinesthésiques de la propagation acoustique sont canalisées pour faire léviter de petits morceaux de feuille d’or. Arborant une coupe de cheveux rasés en croissant de lune et vêtue d’une robe jaune vif d’alchimiste, Domnitch place méticuleusement avec une pince à épiler de fines feuilles d’or entre deux cylindres métalliques — un intonateur et un réflecteur sonore. Ses mouvements lents et concentrés sont d’une précision chirurgicale. Placé entre les transducteurs la feuille d’or commence à se soulever délicatement et tourner à toute vitesse sur son axe central. D’autres feuilles d’or sont ajoutées, chacune d’une forme différente — une procession alchimique de cercles, de carrés et d’hexagones ayant chacun une façon unique de tournoyer. Penché sur une table de contrôle, Gelfand — lui aussi avec un symbole de talisman rasé sur la tête — affine le système de sorte que les feuilles d’or soient suspendues dans les airs par un vide dépressurisé créé par une onde stationnaire engendrée par la réflexion d’une vibration acoustique à une distance précise de sa source.

Requérant une grande attention, les œuvres de Domnitch et Gelfand permettent de sensibiliser notre conscience afin de révéler des propriétés insaisissables de phénomènes énigmatiques existant au-delà des limites de la perception ordinaire. Comme autant de méditations sur la phénoménologie, leurs œuvres re-cadrent la méthode scientifique — avec ses fondements d’observation, de déduction et de pensée rationnelle — pour faciliter une interprétation large et poétique qui transcende le mode dominant « empirico-réductionniste » de l’expérience. En favorisant les manifestations indéterminées de la résolution quantique (contrairement à l’impasse de l’enregistrement des médias fixes), chaque expérience de leurs œuvres recèle ses propres particularités, ses propres révélations, ses narrations sous-jacentes et théâtralités inattendues. C’est donc dans l’expérience, au cours de l’ajustement de la perception, que leurs œuvres — transmutations d’eau, d’air et de laser — définissent leur « signification ». Si selon le grand psychonaute John C Lilly, L’Univers a créé une partie de lui-même pour étudier le reste…, les travaux de Domnitch et Gelfand sont autant de mécanismes de facilitation et d’amplification de cette interaction. À travers leurs œuvres, nous pouvons non seulement étudier l’Univers, mais aussi nous-mêmes en train de l’étudier, ainsi, comme poursuit Lilly, …nous pouvons appréhender la vérité de nos propres réalités intérieures.

Paul Prudence, Septembre 2015
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

épure numérique

Présentée à la Carpenters Workshop Gallery, l’exposition Before The Rain du studio de création rAndom International ouvre grandes les perspectives d’un art numérique ouvert sur une représentation humaine comportementale, technologique et épurée

FAR, rAndom International / Wayne McGregor.

FAR, rAndom International / Wayne McGregor. Photo: © Deepres / courtesy Carpenters Workshop Gallery

Se situant au croisement de l’art cinétique et des installations interactives, le jeune – fondé en 2005 – studio de création londonien rAndom International témoigne déjà d’un travail poussé dans des logiques de représentations humaines jouant des relations de l’œuvre aux mouvements, à la lumière, à des esthétiques fortes bien que souvent minimalistes.
Malgré leur sobriété, rien n’est jamais figé dans leurs pièces. Leur travail étrangement texturé, dévoile des dispositifs agissant parfois comme des peintures numériques, où la lumière s’estompe entre apparition et disparition évanescente de la forme représentée, notamment dans la matérialisation de l’image du visiteur dont les gestes sont réinterprétés (filtrés par des lumières LED sur Swarm Light ou Future Yourself, captés par des encres photosensibles sur Self Portrait et Study For A Mirror) avant sa disparition programmée.
Les trois têtes pensantes de rAndom International – Stuart Wood, Florian Ortkrass et Hannes Koch – font appel à un mélange très sensitif d’outils technologiques (ordinateurs, logiciel de captation de mouvements, LEDs et OLEDs, etc.) et de principes de représentation (cadre, imprimantes murales, miroirs) plus classiques, qu’ils se plaisent à transcender conjointement, dans des propositions interrogeant les logiques comportementales.
Alors que le trio s’apprête à investir l’espace The Curve, au Barbican Center de Londres, pour son installation Rain Room, la tenue de leur exposition Before The Rain à la Carpenters Workshop Gallery de Paris avait donc presque valeur de bilan d’étape. L’occasion idéale pour aller à la rencontre de leur travail si particulier.

La création du studio de création rAndom International est plutôt récente. Aviez-vous dès le début une direction esthétique aussi marquée ?
En fait, la création du studio a eu lieu juste après notre remise de diplôme du Royal College of Art de Londres, même s’il existait déjà auparavant, depuis 2002, un collectif plus instable. Esthétiquement, nous ne suivons pas une école prédéterminée. On se base davantage sur notre compréhension intuitive commune. On partage un mépris unanime pour le gaspillage, la mode, et une passion commune pour les procédés minimalistes, réductionnistes dans la dimension physique de notre travail. Artistiquement, nous sommes fascinés par une large gamme d’artistes, de scientifiques et de performeurs. Ça change un peu selon les périodes, mais ces deux dernières années, nous avons été particulièrement guidés par notre attirance pour les découvertes en matière de recherche comportementale et cognitive. Nous avons un intérêt croissant pour certaines niches de l’histoire de l’art couvrant des artistes et des institutions travaillant sur des thèmes similaires comme Otto Piene, Group Zero, Howard Wise et d’autres. C’est très intéressant de se confronter à ça dans une perspective contemporaine.

Swarm @ Victoria & Albert Museum, rAndom International, 2010.

Swarm @ Victoria & Albert Museum, rAndom International, 2010. Photo: D.R. / courtesy Carpenters Workshop Gallery

Votre pièce Swarm Light, qui traduit les déplacements et les sons des visiteurs dans une sorte de « conscience collective », des mouvements lumineux interactifs procédant de lumières individuelles et se déplaçant sur les tiges de LEDs fixés au plafond comme une nuée d’oiseaux, est présentée comme une pièce très importante dans cette relation dynamique que vous souhaitez installer entre l’œuvre et le spectateur. C’est une déclinaison utilisée par de nombreux autres collectifs artistiques comme UVA. Travailler autour de cette mobilité de la lumière, de son interaction avec le visiteur, est-il un axe essentiel de travail pour rAndom International ?
La réaction du spectateur et l’échange qui en procède sont en effet fondamentaux dans beaucoup de nos recherches. Le caractère imprévisible du comportement humain est un point de départ tellement intéressant pour des travaux sculpturaux et d’installation, et ces derniers sont des « outils » tellement révélateurs pour évoquer, prédire, tester et même parfois contrôler les réactions comportementales. Le médium – une lumière, un algorithme, un capteur de mouvement, la cinétique – est en fait secondaire. Avec des pièces comme Swarm Light, on était intéressés de savoir si nous pouvions simuler et incarner un mouvement aussi beau et efficace de façon naturelle. Savoir ce que l’exposition à une telle simulation provoquerait en nous. S’il était possible d’établir des relations plus émotionnelles entre un objet et le spectateur si le comportement de cet objet apparaissait de manière très naturelle. Swarm Light est la première pièce pour laquelle nous avons simulé un comportement figuratif naturel. Nous avons depuis poussé la recherche beaucoup plus loin dans cette direction. C’est un travail très représentatif de ce que nous faisons.

Dans une pièce comme You Fade To Light, où les déplacements du spectateur sont reflétés de façon mouvante, comme une silhouette symbolique, sur des grilles de miroirs, on s’aperçoit que ce rapport interactif du visiteur à sa représentation lumineuse s’appuie sur son côté informel, mais aussi sur sa disparition programmée. Il y a un côté très réel, mais aussi très abstrait dans cette fluctuation de la représentation. C’est un peu comme si le spectateur communiquait avec lui-même à travers l’œuvre, comme si celle-ci redevenait un véritable média artistique, induisant une idée de rapprochement avec soi-même…
Le principe d’auto-reconnaissance, en créant une image de soi-même est sans contestation quelque chose qui joue un rôle important dans notre travail. On s’est rendu compte que ce dialogue avec soi-même est souvent beaucoup plus riche lorsqu’il implique un engagement physique, un mouvement, qu’à travers une pure image de sa représentation. Communiquer avec, et à travers, l’intégralité de son propre corps dans l’espace ajoute une troisième dimension et un nouveau niveau de contrôle sur votre environnement, qu’il s’agisse d’un geste, d’un mouvement ou d’une expression faciale. Cette idée d’ »auto-communication » prend plus prise avec la réalité comme ça.

You Fade To Light, rAndom International, 2009.

You Fade To Light, rAndom International, 2009. Photo: D.R. / courtesy Carpenters Workshop Gallery

J’aime beaucoup l’originalité d’une pièce comme Self-Portrait, où le travail de représentation/interaction se matérialise lentement à travers une captation/impression dans un cadre, vide au départ, de l’image du visiteur par le biais d’une encre de photosynthèse. Peut-on dire qu’il y a, à travers une pièce comme celle-ci, une volonté de transcender les supports traditionnels comme la peinture, la photo, dans de nouvelles perspectives technologiques ?
Nous voyons plus cela comme une exploration des valeurs de l’image. Les images habituelles, et bien sûr les portraits, sont rangées quelque part et vous donne un souvenir tangible – souvent charmant, ou mis en scène – de comment vous « étiez » à un temps donné particulier. Avec Self-Portrait, vous n’avez pas ce réconfort. Vous devez être complètement présent pour assumer cet acte induit par l’art du portrait, parce qu’il s’évanouira en moins d’une minute. En retirant cette idée de conservation, le spectateur est encouragé à s’expérimenter eux-mêmes avec plus de présence. Ou du moins, il est invité à prendre du plaisir en essayant encore et encore sans craindre de se manquer.

Cette pièce s’inscrit dans un cycle d’œuvres que vous avez intitulé Temporary Printing Machine. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aller dans cette direction de l’impression temporaire, et plus largement dans cette esthétique de la présence et de l’effacement ?
Ce qui fonctionne pour une image, un portrait, est également valable pour toutes sortes de données numériques. Avec notre consommation croissante d’images et de textes sur écran aujourd’hui, on tend à croire que ces données sont « réelles » ou « tangibles ». Mais cela peut aussi nous induire légèrement en erreur. Si on retire l’électricité de cette équation, on reste finalement sans rien. Fabriquer des machines qui élève l’expérience de ce « rien » est l’une des raisons qui explique le cycle Temporary Printing Machines.

Pour Self-Portrait, vous travaillez avec un dispositif matériel très particulier : de l’encre photosensible sur verre. Je trouve que ce support renforce le côté abstrait de la représentation d’une très belle manière, mais aussi son côté organique. Cela m’évoque les silhouettes thermiques des Rémanences de Thierry de Mey. Était-ce un souhait fort pour vous d’éviter une représentation de cette captation qui aurait fait trop hautement technologique ?
Choisir un procédé où l’impression sur un écran en canevas de coton est le principal composant, dans une installation utilisant des algorithmes de reconnaissance du visage, des LEDs et un Mac Dual-Core intel, répondait à une véritable réflexion, car cela apporte une touche analogique à la création d’une image numérique. Le principe chimique temporaire aide aussi à maintenir l’illusion de voir quelque chose de réel que vous n’auriez pas obtenu à partir d’un écran TFT, ou via une projection.

Dans la même lignée, une pièce comme Study For a Mirror interroge aussi la question de la permanence d’une œuvre dans le temps. Il y a actuellement un vrai questionnement autour de la conservation des œuvres par le biais des composants informatiques ou technologiques par exemple, mais est-ce qu’une pièce « évolutive » comme Study For a Mirror s’inscrit quelque part dans ce genre de réflexion, sur la pérennisation d’une œuvre, sur sa temporalité ?
Oui, tout à fait. Cette pièce particulière a été intégrée à la collection permanente du Victoria & Albert Museum en 2009 et nous travaillons de façon rapprochée avec le département de la conservation sur toutes les questions de conservation d’œuvres comme celle-ci. En marge de la qualité immatérielle du rendu actuel de la pièce, nous discutons des points centraux relatifs à son concept, des procédés technologiques intrinsèquement liés qui sont utilisés pour lui donner du sens et des problèmes concernant l’obsolescence de ses composants. Pour l’instant, nous cherchons à trouver des manières durables de mesurer et de contrôler sa « fonction » actuelle, afin de la préserver. En fin de compte, ce n’est pas si grave si elle tourne avec un PC nec plus ultra de 2009 ou avec un ordinateur quantique. Ce qui compte, c’est qu’elle fonctionne, pas comment. Essayer de préserver cela est un défi intéressant.

Audience, rAndom International, 2011.

Audience, rAndom International, 2011. Photo: D.R. / courtesy Carpenters Workshop Gallery

Avec sa série de 64 miroirs venant fixer le visiteur se déplaçant sur le plateau, la pièce Audience est très caractéristique de l’art numérique qui place le spectateur au cœur du dispositif. Mais cette pièce semble accentuer ce positionnement en jouant d’un rapport inquisiteur, presque paranoïaque qui peut induire un sentiment d’inconfort à être suivi de la sorte par son propre regard. Audience cherche-t-elle à pousser cette idée de « sur-représentation » portée par l’interactivité, en la liant avec des références gênantes comme le voyeurisme ou les principes de télésurveillance omniprésents actuellement dans une ville comme Londres ?
À l’origine, on s’était dit que cette pièce induirait une réflexion autour de son caractère étrange, de la notion de surveillance et de perte de contrôle. Mais ce que nous trouvons plus intéressant, c’est l’idée de comportement qu’elle sous-tend vis-à-vis du spectateur et l’inversement des rôles qui se met en place : le spectateur devient le performeur, et c’est l’installation qui devient le spectateur.

J’ai cru comprendre que le projet sur lequel vous travaillez actuellement au Barbican Center de Londres, Rain Room, accentue encore davantage cette idée d’inconfort chez le spectateur. On évoque une pièce se présentant sous la forme d’une chute d’eau que le spectateur est invité à traverser ? Pouvons-nous avoir plus de détails ?
Non pas encore (sourire). Elle sera inaugurée au Barbican Curve space le 3 octobre et nous sommes très impatients d’y être et de voir la réaction du public.

À travers cette pièce à venir, peut-on dire que tout autant que le rapport du visiteur à l’œuvre, c’est aussi l’étude des expériences qui peuvent en découler qui vous intéresse ? C’est un peu la partie « random », aléatoire, de votre nom d’artiste ?
Encore une fois, nous pensons que l’expérience est avant tout créée pour provoquer une réaction comportementale chez le spectateur. Observer cette réaction, et travailler avec elle, est vraiment au cœur des préoccupations qui alimentent notre travail.

Study Of Time, rAndom International, 2011.

Study Of Time, rAndom International, 2011. Photo: D.R. / courtesy Carpenters Workshop Gallery

Study of Time /I joue encore de cette idée de présence et d’effacement, mais à travers un panneau mural de tiges LEDs induisant un ballet de lumières fines. C’est une pièce créée à partir de FAR, un spectacle de danse contemporaine signé Wayne McGregor. L’expression chorégraphique poussée est-elle une autre approche développée par rAndom International ? Pourquoi avez-vous souhaité développer une adaptation plus dépouillée, sous la forme d’une installation lumineuse douce, d’un travail scénographique au départ ?
Prolonger notre travail dans une expérience chorégraphique n’est vraiment pas une option que nous avons développée. C’est plus un dialogue qui a évolué à partir d’anciennes collaborations avec Wayne McGregor. Sa mise en perspective de notre travail rajoute des idées intéressantes et de nouveaux points d’entrées qui auraient été difficilement accessibles autrement.
Study of Time /I est une exploration des principes algorithmiques de mouvement que Stuart [Wood] et Wayne [McGregor] ont développée pendant la réalisation de FAR. Transposer ces principes dans une pièce comme celle-ci nous semblait pertinent et nous autorisait à aller vers des travaux plus poussés dans cette direction, dans des environnements plus intimistes. La scénographie de FAR s’étendait sur près de 10 mètres.

Future Self, rAndom International, 2012.

Future Self, rAndom International, 2012. Photo: D.R. / courtesy Carpenters Workshop Gallery

Pourtant, on trouve bien une approche chorégraphique sur une pièce comme Future Self, encore avec Wayne McGregor et Max Richter pour la musique, qui traduit votre observation du comportement du spectateur sous la forme d’une sculpture de LEDs filaire tridimensionnelle où apparait un avatar lumineux ?
Future Self résulte de conversations que nous avons eues avec le chercheur en sciences cognitives Phil Barnard et avec Joss Knight, qui dirige le département de recherche de NaturalMotion [une société travaillant dans le domaine du développement d’animations pour jeux vidéos] à l’été 2011. Ces discussions portaient sur notre perception du mouvement et sa simulation à une échelle large. Au même moment, nous nous sommes dit qu’il serait bien de transposer le résultat de ces échanges dans une pièce qui proposerait une représentation entière de soi-même par le biais de la lumière. Les collaborations avec Wayne [McGregor] et Max [Richter] ont été soutenues par l’équipe du MADE Space [une plateforme de création] à Berlin, qui a commissionnée la pièce entière, ainsi que la performance et la bande-son. Pour nous, c’est très intéressant d’avoir une pièce qui fonctionne à la fois comme une performance et une sculpture interactive se suffisant à elle-même.

À travers cette silhouette de lumière qu’elle visualise, je trouve que Future Self explore aussi une idée de « personnage augmenté », capable de saisir les mouvements de tous les spectateurs dans une sorte de quintessence de leur représentation, ce qui donne une esthétique rappelant certaines installations d’Electronic Shadow…
L’accent de Future Self, et en particulier l’idée de tracking, est mis sur le désir de créer des itérations intéressantes de sa propre image. La pièce peut donc se comporter de différentes façons selon qu’une ou deux personnes lui font face. Mais l’aspect le plus percutant est le décalage de l’effet miroir, qui vous permet d’interagir avec la future image de vous-même.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

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l’art du cinéma interactif

Reconnu comme l’un des artistes pionniers dans le développement d’environnements numériques cinématographiques virtuels, interactifs ou faisant appel aux principes de la réalité augmentée, l’artiste australien Jeffrey Shaw a été l’un des premiers à réaliser des installations hybrides, à l’image de sa pièce The Legible City, où l’utilisation d’un véritable vélo permettait d’explorer un paysage urbain défilant en temps réel sur écran. Depuis quelques années, il travaille sur des dispositifs de plus en plus cinématiques et technologiques, au sein d’unités de recherche comme le iCinema Research Centre de l’Université du New South Wales ou encore la School of Creative Media de l’université de Hong Kong, mais a su garder prévalent le principe fondamental de la mise du public au centre des dispositifs numériques qu’il conçoit. Entretien.

Jean-Michel Bruyère, La dispersion du fils (Lfks + AVIE)

Jean-Michel Bruyère, La dispersion du fils (Lfks + AVIE). Photo: D.R.

Le déploiement de moyens technologiques interactifs que les nouveaux outils numériques offrent au public est aujourd’hui évident, mais, dans vos premiers travaux, qu’est-ce qui vous a poussé à travailler sur cette mise en avant du public et sur cette logique d’interaction, d’immersion du public dans l’œuvre ?
L’idée de focaliser sur l’interaction dans ma pratique artistique a avant tout pour origine le désir de construire un rapport nouveau et une dynamique entre l’œuvre et le spectateur. Tout est parti en fait d’une certaine désillusion concernant les modes traditionnels de production artistique — la peinture, la sculpture, etc. — qui ont semble-t-il perdu à partir des années 60 leur capacité à mobiliser le spectateur de façon profonde et attentive. Pour paraphraser Guy Debord, l’art moderne semble avoir été totalement corrompu par la « société du spectacle » !
En cherchant à établir différentes modalités d’interaction, j’ai découvert une propriété essentielle de ce genre d’installations : elles ne font pas seulement appel aux capacités visuelles du spectateur, mais elles invitent ce dernier à partir à leur découverte, à les diriger voire à les modifier par ses actions propres. Concrètement, les spectateurs se transforment en partenaires de création en devenant des agents de performances uniques. Cette propriété très intéressante et porteuse — d’un point de vue conceptuel, esthétique et expressif — a été grandement facilitée par l’apparition des nouveaux médias. Spécialement celle des médias numériques utilisant des plateformes logicielles, car l’articulation du travail d’interaction est largement définie par cette architecture software, où l’interface avec l’usager intervient comme un élément de design.

Votre travail a toujours été marqué par son attirance par le médium cinéma. Vos premières pièces dans les années 60 étaient très cinématographiques (Continuous Sound and Image Moments, Corpocinema, Moviemovie). Je me souviens également de l’exposition Future Cinema, codirigé avec Peter Weibel au ZKM en 2003. Qu’est-ce qui vous attire tant dans le cinéma ? Pensez-vous qu’il s’agisse du média le plus à même d’intégrer les arts numériques ?
Le cinéma est indubitablement la technique et la forme esthétique la plus audacieuse du 20e siècle. C’est le gesamtkunstwerk [NDLR : l’œuvre d’art total] de notre temps, une plateforme conceptuelle et esthétique qui s’est révélée comme le point culminant de tant d’aspirations et de pratiques artistiques à travers les siècles. Il est donc plutôt approprié, je trouve, qu’un art expérimental comme le mien ait pris le cinéma comme contexte et cadre de référence pour repousser les limites d’un « nouvel art à venir ». Comme je l’ai écrit dans mon livre Future Cinema [NDLR : paru aux éditions MIT Press, 2002], la grande tradition expérimentale du cinéma, celle des réalisateurs et plus largement des artistes, s’est perdue à cause de l’hégémonie du cinéma hollywoodien, de ses modalités de production, de sa façon d’écrire des histoires. J’ai donc ressenti comme nécessaire de subvertir ce modèle et de déplacer mes propres recherches dans cette idée d’expanded cinema, de « cinéma élargi », où le génie du cinéma pourrait encore trouver de nouvelles directions artistiques expressives et améliorer l’expérience du spectateur.

L’idée de cinéma interactif est venue très tôt dans votre travail, au sein du Research Group à Amsterdam dans les années 70 puis après au ZKM de Karlsruhe où vous avez d’ailleurs initié le projet de cinéma interactif EVE. Dans ce dernier, les spectateurs peuvent choisir ce qu’ils veulent voir d’un film dans lequel ils sont immergés, en devenant à la fois preneurs de vue et monteurs de chaque projection. Jean-Michel Bruyère (Si Poteris narrare, licet) et Ulf Langheinrich (Perm) ont utilisé ce dispositif. Est-ce que combiner cinéma et interaction est pour vous l’évolution logique du cinéma ?
Oui. Depuis la fin des années 60, j’ai senti que la notion de cinéma interactif était l’avancée la plus logique et la plus intéressante qui pouvait procéder de cette idée d’élargissement du médium cinématographique. Elle permettait au pouvoir expressif, à l’approche idéalisée du gesamtkunstwerk, de l’art total cinématographique, d’être transposé dans un rapport plus personnel et plus intime avec le spectateur. C’était également une manière de s’affranchir de ces formes narratives, linéaires et compulsives, du cinéma traditionnel. Et de découvrir, de façonner, toute une gamme beaucoup plus intéressante de structures narratives interactives. Jean-Michel et Ulf sont des artistes qui ont su relever ce challenge et, chacun à leur manière, ils ont participé au repoussement des limites esthétiques délimitant un nouvel Youniverse, un espace narratif à la fois personnel et interactif.

Jean-Michel Bruyère, La dispersion du fils (Lfks + AVIE)

Jean-Michel Bruyère, La dispersion du fils (Lfks + AVIE). Photo: D.R.

Vous travaillez à de véritables plateformes créatives depuis les années 90, avec les systèmes Extended Virtual Environment en 1993, PLACE en 1995 ou Panoramic Navigator en 1995. Pouvez nous présenter le principe interactif de ces environnements ?
J’ai exploré — et parfois même inventé — de nombreuses modalités d’interaction dans ma pratique artistique. Certains dénominateurs communs apparaissent de différentes manières dans ces dispositifs. Il y a ainsi une certaine pertinence dans le fait que deux de mes installations les plus anciennes s’intitulaient Viewpoint (Paris, 1986) et Points of View (Amsterdam, 1989). Parce que je cherchais à développer surtout à l’époque des systèmes optiques qui donnaient au spectateur des outils de contrôle personnalisés, pour voir et explorer les espaces de représentation qui constituaient les œuvres. Alors que dans le cinéma, nous — en tant que spectateurs —, sommes toujours rivés à l’œil de la caméra qui est dirigée par le réalisateur, des dispositifs comme EVE et PLACE ouvrent la perspective d’un cinéma élargi où le rôle plus interactif du spectateur lui permet de contrôler le mouvement d’une caméra virtuelle, mais aussi d’avoir un vrai pouvoir de décision sur le montage et la narration qui en découle. L’idée est que, nous, le public, puissions voir et expérimenter l’œuvre à travers nos propres yeux. Que nous puissions nous l’approprier, en devenir complices dans son déroulement. Ce qui est intéressant, c’est que cette réappropriation personnelle du principe de visionnage s’étend même aux spectateurs inactifs, ceux qui regardent juste ce que fait un autre spectateur, car il y a de fait un caractère unique, impossible à répéter, dans ce genre de performance.

PLACE est un dispositif particulièrement monumental, un panneau à 360° qui se matérialise sous la forme de photographies panoramiques 3D et de sources d’enregistrements spatialisées, d’origine turque sur le projet Yer-Turkiye, ou dans des influences plus indiennes sur Place-Hampi. Est-ce que l’idée de voyage, de connexion entre les gens à un autre champ de connaissances, est quelque chose qui a aussi une grande importance dans votre travail ?
Dans une pratique artistique, il y a toujours beaucoup de « places » possibles, qui peuvent devenir autant de lieux de représentation. Comme dans le cinéma, le lieu est autant un protagoniste que le sont les acteurs. Si on va plus loin, l’histoire de l’art est une histoire de références qui s’entrecroisent, de réappropriation, car l’art opère au plus large des domaines de la culture humaine et de la mémoire. Si ma pratique artistique peut être réduite comme une stratégie pour voir et expérimenter de façon nouvelle — et à travers l’idée d’interactivité, de « découvrir à nouveau » — il n’y a donc pas de surprise à ce que la richesse de contextes culturels aussi passionnants que les cultures turques ou indiennes interagissent avec mon propre intérêt. L’imaginaire esthétique n’est pas seulement un lieu d’invention, c’est également un lieu de récupération, de reformulation et de réinterprétation.

L’orientation en 360° vous a conduit a développé l’AVIE (Advanced Visualisation and Interaction Environment), un système de projection en cylindre argenté composé de douze écrans vidéo, conçus pour une interaction avec un ou plusieurs usagers grâce à un joystick, un iPod ou un système de tracking visuel que les spectateurs peuvent endosser avec des lunettes polarisées spéciales. Plusieurs artistes ont utilisé ce dispositif. Vous l’avez fait vous-mêmes avec le projet T_Visionarium… Est-ce important pour vous de continuer à créer des dispositifs qu’utiliseront d’autres artistes ?
Pour AVIE comme pour le reste, le cinéma est à la fois le modèle et l’inspiration. Au cinéma, tout un appareillage technologique a été inventé : la pellicule, la caméra, le projecteur… Un nombre infini d’artistes a utilisé ces outils pour exprimer sa créativité. Je développe beaucoup de mes « machines » avec le même souci générique de les mettre à la disposition d’autres artistes. AVIE est un environnement paradigmatique contemporain qui exprime des espaces de représentation panoramique. Il suit en cela la tradition immersive, « surround », des panoramas en peinture baroque. En tant qu’artiste, je me vois autant comme un créateur de nouveaux systèmes de représentation — que d’autres artistes peuvent d’ailleurs utiliser avec plus de talent que moi ! — que comme un créateur de systèmes permettant des temps de représentation absolument uniques.

Sarah Kenderdine & Jeffrey Shaw, ReACTOR, 2008. Photo: D.R.

EN 2003, vous êtes retourné en Australie pour cofonder et diriger le programme de recherche en systèmes interactifs du iCinema Research Centre de l’Université du New South Wales [NDLR : une unité de recherche tournant autour de trois axes majeurs : les systèmes interactifs narratifs, les systèmes de visualisation immersive et les systèmes avec interface connectable au réseau internet]. Est-ce que ce poste vous a permis de pousser votre réflexion et vos conceptions encore plus loin ?
Ce travail dans le cadre d’iCinema que vous évoquez est la continuation complète de mes précédents projets artistiques, à Amsterdam ou au ZKM. Ce qui peut peut-être distinguer iCinema est que pour la première fois ces recherches sont conduites dans un contexte plus académique, avec donc un cadre de recherche plus rigoureux, mais aussi plus de moyens financiers. C’est quelque chose de positif dans mon cas, car beaucoup de mes réalisations précédentes l’ont été dans un contexte plutôt en dehors du « marché de l’art », de sa logique économique et de ses modalités de production et de consommation. L’institut des médias visuels du ZKM et le iCinema de l’Université du New South Wales sont des lieux de création qui offre un contexte de création différent, mais innovant. C’est toujours une excellente opportunité pour saisir de nouvelles opportunités de travail et étendre mes centres de réflexion.

Quand on s’intéresse de plus près au programme de recherche d’iCinema, on y dénote des modalités collaboratives entre artistes et chercheurs qu’on peut retrouver en France, dans des structures particulières comme l’Atelier Arts Sciences de Grenoble par exemple…
C’est le genre d’expérience que j’avais déjà goûté. L’approche scientifique de la recherche est quelque chose de très bénéfique pour les artistes de nos jours, et le fait de s’intéresser aux nouvelles étapes de développement technologique est une source de compréhension et d’inspiration indispensable pour quiconque réfléchit à des modalités humaines dans son travail artistique. On constate une convergence de plus en plus forte entre l’art et les sciences, souvent guidée par la reconnaissance par les artistes du fait que les sciences sont un domaine de réflexion critique et esthétique particulièrement approprié. Mais je partage aussi votre point de vue sur le fait que les artistes intégrés dans des structures plutôt académiques bénéficient grandement de cette plus grande proximité avec des étudiants. Le principe de participer à l’éclosion de nouvelles générations pour délimiter de nouveaux horizons de création est d’ailleurs commun à l’art et aux sciences.

Vous avec toujours beaucoup aimé travailler en collaboration, avec Bernd Linterman, Dirk Groeneveld, Sarah Kenderdine, Ulf Langheinrich, Jean-Michel Bruyère… Est-ce parce vous aimez travailler au sein d’une équipe ou avec des amis ? Ou alors est-ce que la complexité technologique de vos dispositifs requiert un certain nombre de contributeurs ?
Un peu les deux. Tous ces dispositifs particulièrement techniques nécessitent un travail collaboratif, car chaque membre est responsable, en fonction de ses degrés de compétence, d’une partie bien spécifique. La plupart des œuvres conduisent donc naturellement à une forme de co-écriture à partir du moment où, comme moi, on aime cette façon de partager les processus créatifs. Après, les œuvres elles-mêmes réclament l’activation d’une certaine interaction sociale dans leur proprioception. La phase de création et aussi de réalisation de mes pièces est par nature sociale. C’est un plaisir réel que de bénéficier d’une véritable plateforme artistique, que de nombreux artistes peuvent rejoindre pour apporter leur savoir-faire spécifique ou pour contribuer au succès de la coloration transdisciplinaire des projets.

Robert Lepage / Ex Machina, Fragmentation (ReACTOR), 2011

Robert Lepage / Ex Machina, Fragmentation (ReACTOR), 2011. Photo: D.R.

Au-delà des facteurs interactifs et cinématiques, vos projets ont toujours été marqués par leur nature transdisciplinaire justement. Je pense à ce cochon gonflable qui surplombait la station électrique de Battersea à Londres, utilisé pour la pochette d’album de Pink Floyd, à l’utilisation de textes en trois dimensions, aux collaborations avec Peter Gabriel… Pensez vous que l’heure est venue pour les arts numériques d’être véritablement au centre de la création artistique… ?
À mes yeux, les arts numériques sont la force la plus expressive de la culture contemporaine. Comme je disais, je peux encore être enchanté quand une pièce non-numérique exprime une force équivalente, voire supérieure. De nombreux artistes en sont encore capables. Mais c’est vers le numérique que va ma préférence — peut-être parce que ma longue expérience me permet d’être familiarisé avec toutes les possibilités qu’il induit. Il y a aussi un autre facteur. Les outils de la culture contemporaine se sont largement insinués dans notre vie quotidienne. Même à l’échelle de la communication humaine, les rapports directs et transmis par les nouveaux médias sont tellement enchevêtrés que les relations sociales — mais aussi les logiques politiques — en sont transformées. Tout cela crée les conditions d’un besoin urgent pour une critique esthétique qui exploite ce faisceau de supports médiatiques numériques dans des réflexions plus alternatives, selon des modèles sociétaux globaux qui viendraient remettre en question ceux produits par les « industries médiatiques ».

De 1991 à 2003, vous avez été le directeur fondateur du ZKM de Karlsruhe. Le ZKM a récemment conduit toute une réflexion autour de la question de la conservation des œuvres numériques, à travers un programme de protection des œuvres existantes, mais aussi par le biais de l’exposition Digital Art Works: The Challenge of Conservation… Est-ce une problématique dont vous étiez conscients lorsque vous avez créé vos premiers dispositifs interactifs ?
Pour la plupart des gens, la présence d’un témoignage artistique du passé est un bien inestimable pour les générations suivantes. Cela perpétue à l’échelle la plus fondamentale la lignée d’une culture humaine axée sur le questionnement et l’expérience, et participe à la connaissance et à l’enchantement de nos destinées. Si l’on s’accorde sur la valeur de l’art sur la durée, le défi de sa conservation sera relevé. Un artiste peut ensuite choisir d’intégrer ou pas cette réflexion sur la durée dans son œuvre. Quel que soit son choix, il est de la responsabilité des conservateurs de se donner les moyens de conserver les œuvres avec les méthodes les plus appropriées, qu’il s’agisse d’une fresque sur un mur abîmé ou d’une pièce numérique fonctionnant sur un système informatique obsolète. Dans la plupart de mes pièces, je privilégie davantage une stratégie de « reconstruction numérique » plutôt que celle d’une maintenance permanente en l’état du système original. Une telle méthode s’appuie tout autant sur une documentation solide et rigoureuse. Ce principe de portage vers une nouvelle plateforme informatique est donc tout autant respectueux de l’intégrité d’origine de l’œuvre. Et il a l’avantage de pouvoir être mis en action par n’importe quel technicien dans le futur.

Vous avez présenté récemment à la neuvième Biennale de Shanghai une nouvelle création interactive, conçue avec Sinan Goo : Fall Again, Fall Better. Elle se compose d’un immense écran où les spectateurs peuvent déclencher la chute de silhouettes humaines modélisées en 3D en actionnant une commande spéciale. Le commissaire de la biennale Qiu Zhijie a écrit que cette pièce révèle un sens tragique de la tristesse…
Elle a effectivement un côté très tragique ! Autant par son expressivité que par l’usage que peut en avoir le public. Dans cette installation, deux lignes de réflexion se conjuguent. L’une est directement tirée de la formule désenchantée de Samuel Beckett : Try Again. Fail again. Fail better. Et l’autre repose sur les multiples façons dont les notions de chute et les déclinaisons du mot Fall [tomber] interfèrent avec nos vies, notre littérature, nos mythologies et nos conversations du quotidien. Failure et Falling [l’échec et la chute] sont synonymes en termes d’anxiété quand ces mots expriment les ruptures d’environnement, les ruptures sociales qui hantent les consciences globales de la modernité. C’est une vaste thématique qui part de la nature métaphysique de la chute jusqu’à la servitude de l’amour, qui traverse les désastres de l’histoire ou le caractère tragicomique du personnage de Buster Keaton. En ce sens, cette œuvre peut être interprétée comme un « monument dédié à la chute ». L’idée n’est pas de donner une lecture cryptée de l’état de regret, mais plutôt de proposer un regard cruel, numérique et théâtral d’une constante remise en action de cette chute. Chaque spectateur en est l’acteur interagissant, à travers lequel la morale de Beckett peut être constamment visionnée et répétée.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

> https://www.jeffreyshawcompendium.com/

dispositifs interactifs

À la fois artiste et chercheur, le Néerlandais Edwin van der Heide explore les champs combinatoires du son, de la lumière et de la spatialité. Une démarche interactive où le public est souvent placé au cœur de son travail, confronté à une exploration active de dispositifs aux dimensions autant volumineuses que volumétriques. Entretien.

Sound Modulated Light 3

Sound Modulated Light 3 @ ZKM, 2012. Photo: D.R.

Edwin, votre nouvelle pièce, Sound Modulated Light 3, sera présentée à partir du mois de mars et jusque début août au ZKM de Karlsruhe. C’est la suite d’une série de travaux entamée il y a quelques années et présentée, entre autres, à l’IFFR de Rotterdam en 2005 ou encore au Voltage festival de Courtrai en 2008. Son principe tourne toujours autour de la déambulation du spectateur équipé de ce boîtier un peu spécial, permettant de rendre audible dans un casque les modulations lumineuses structurant la spatialité de la pièce. Quels sont les principes forts de cette nouvelle mouture du projet ?
En fait, Sound Modulated Light est un environnement de lumière et de sons où le son n’est pas acoustiquement présent. Il est transporté par la lumière. L’espace de la pièce est structuré selon un réseau de lumières multiples. Le son est modulé en intensité à travers ces lumières. Les fréquences audio basses  proviennent d’un flicker, un clignotement visible des lumières. Les fréquences plus hautes sont-elles émises par un clignotement tellement rapide qu’il ne peut pas être perçu par nos  yeux. Chaque source lumineuse dispose de sa propre bande-son assignée.
Dans les versions plus anciennes de Sound Modulated Light, j’utilisais les murs du lieu pour donner la structure aux lumières. Pour Sound Modulated Light 3, je suspends les lumières dans l’espace afin de créer plusieurs couches de lumière, les unes derrière les autres. Il y a un chevauchement plus complexe entre ces lumières, qui résulte en un plus complexe enchevêtrement des couches sonores. Cette complexité est plus stimulante pour le public et il doit s’attendre à des moments plutôt « inattendus » je dirais.

On retrouve cette « complexité », cette multiplicité des directions dans le projet de façade médiatique que vous êtes en train de mettre en place avec l’architecte Lars Spuybroek sur le fronton du centre interdisciplinaire art/média de Rotterdam, le V2_. En quoi consiste-t-il ? L’articulation de votre travail dans une approche encore plus architecturale me semble finalement assez logique…
Pour être exact, Overtone Facade – c’est son titre de travail -, est déjà ma troisième collaboration avec Lars Spuybroek. Nous avons d’abord collaboré sur le Water Pavilion qui a ouvert en 1997, puis nous avons réalisé Son-O-House en 2004 et maintenant nous travaillons sur cette façade pour le V2_. En fait, il est vrai que le besoin de créer et de structurer l’espace joue un grand rôle dans mon travail. Mais je cherche aussi à m’adresser au « corps » des spectateurs dans sa totalité, pas juste à leur ouïe ou à leur vue. Le public doit être engagé de manière active dans mes pièces, se confronter en quelque sorte avec elles.
Ce qui m’intéresse particulièrement dans le travail de Lars Spuybroek, c’est qu’il n’est pas intéressé par une architecture fonctionnelle, mais simplement par des questions de forme. Tout comme moi, il aime articuler cela avec une audience active. Il aime donner forme physiquement à l’espace, alors que moi je me préoccupe de structurer l’espace en utilisant le son et la lumière, à un niveau d’intensité qui devient presque une expérience physique tangible. C’est très intéressant de combiner ces deux approches et de jouer de leur amplification, des oppositions entre le matériel et l’immatériel.
Pour Overtone Facade, je m’amuse à séparer – ou, peut-être est-il plus adéquat de dire à exploser ? – des sons dans des « overtones », des fréquences partielles, des harmoniques. Ces harmoniques disposent de leur propre comportement autonome et spatialisé, qui circule à travers 90 petits haut-parleurs qui sont intégrés dans la façade. Il faut voir chacune de ces harmoniques comme des entités indépendantes qui peuvent dynamiquement entrer en relation, mais aussi rester isolées ou dans un « entre-deux ». En inversant la hiérarchie entre le son et ses harmoniques, un niveau de contrôle peut être établi, où le « morphing », la métamorphose du son, devient un aspect primordial de la synthèse sonore obtenue.

LSP – Laser Sound Performance. Photo: D.R.

Derrière toute cette structuration de l’espace, le principe d’interaction entre le public, le son, les lumières et l’espace est fondamental dans votre travail. Une approche qui donne souvent aux spectateurs un rôle très important de déclencheur, d’expérimentateur d’un dispositif qui n’aurait sans doute pas autant de sens sans lui. Est-ce la caractéristique primordiale à laquelle vous pensez quand vous concevez une installation ? Mettre le public au centre de l’œuvre ?
Oui, c’est cette idée que j’évoquais tout à l’heure de stimulation du public. Il doit créer son propre chemin dans l’espace. Mes travaux partent souvent de principes exploratoires simples auxquels je fais subir des sortes « d’extrapolations » dans l’espace. Je vois ces processus de structuration de l’espace et de structuration des interactions comme des formes augmentées de composition. Là où les compositions traditionnelles sont relatives à des pièces achevées, mes travaux structurent des possibilités qui doivent en quelque sorte se révéler au public.

Dans votre pièce Evolving Spark Network, que vous avez encore présenté récemment à Montréal pour Mois Multi 13, cette structuration interactive intégrant le public prend une dimension physique encore plus importante, matérialisée par ce réseau de connexion électrique lumineux et sonore au-dessus du sol. Il y a finalement un côté très « organique » dans cette pièce, comme si l’humain rentrait en contact avec une sorte de vie artificielle ?
J’utilise intentionnellement ce réseau de connexion électrique à cause de cette physicalité supplémentaire. C’est aussi une manière de souligner qu’il y a dans mes travaux une combinaison customisée de procédés informatiques virtuels, mais aussi des vraies expériences, « vraies », au sens de vivantes. Des choses se déroulent véritablement dans l’espace et pas sur un écran ou au cours d’une projection.

En parlant d’expériences, une autre série que je trouve très intéressante, mais plus par sa nature immersive est celle des DSLE, que vous avez développée pour le projet Cinechamber de Naut Humon — un dispositif de dix écrans entourant le public pour des shows live AV particulièrement immersifs — et qui se caractérise par un son octophonique et la présence de plus d’une centaine de lumières LED. Vous en avez présenté une version retravaillée à l’automne dernier au festival STRP d’Eindhoven. Quelles sont les nouveautés ? Est-ce un projet indépendant des Cinechamber désormais ?
Avec DSLE, je me dirige vers trois réalisations différentes. Au départ, j’essayais d’utiliser un système de contrôle customisé de LEDs, un système qui pouvait être manipulé de façon extrêmement rapide et précis. Mais pendant que je travaillais sur cette première installation, je me suis intéressé à explorer les possibilités d’une version pour Cinechamber plus basée sur la vidéo. Avec des projecteurs vidéo, je ne peux pas obtenir la vitesse et la précision que je peux obtenir avec des lumières LEDs mais j’ai une beaucoup plus grande résolution.
Cela ouvre beaucoup de nouvelles possibilités sans sacrifier les lignes initiales du projet. DSLE-2, que j’ai présenté à STRP utilise des panels de LEDs développés par Philips. Ces panels sont magnifiques parce qu’ils donnent vraiment une très belle lumière diffuse. Ils ne permettent cependant pas encore d’avoir un véritable contrôle grande vitesse. Je travaille actuellement sur DSLE-3, qui utilise des interfaces LED que j’ai développées moi-même et qui me permettent de faire vraiment ce que j’ai en tête depuis le début. Ce nouveau dispositif me permet d’avoir des transitions plus fines dans notre perception de la vitesse et du mouvement, ce qui améliore grandement le contenu de la pièce. La première de DSLE-3 aura lieu en juin dans le cadre de l’exposition Panorama 2012 aux studios des arts contemporains du Fresnoy à Tourcoing.

Spatial Sounds

Spatial Sounds (100dB at 100km/h). Photo: D.R.

Ce que vous me dîtes là résume bien la grande variabilité de votre approche. On peut le constater si on compare une installation intimiste, seulement audible au casque, comme Sound Modulated Light, et d’autres, plus vrombissantes, comme Spatial Sounds (100dB at 100km/h). Pouvez-vous nous parler de cette installation, conçue avec Marnix de Nijs et présentée encore récemment à Reims aux Caves Pommery dans le cadre de l’exposition La Fabrique Sonore ? Elle a un caractère très radical…
Spatial Sounds (100dB at 100km/h) est une installation interactive qui focalise sur la relation homme-machine et qui joue avec la question de savoir si nous contrôlons la machine ou si c’est elle qui nous contrôle. L’installation oppose des moments où le spectateur peut sentir que celle-ci a « choisi » d’interagir avec lui, où le public a d’une certaine manière le contrôle des opérations, et d’autres où filtre la perception d’une peur résultant de l’emballement d’un haut-parleur installé sur un bras robotique tournant à grande vitesse. Cette opposition conduit à des séquences alternées, où l’on peut ressentir de l’empathie, contrôler les choses, mais aussi avoir peur de l’installation ! En quelque sorte, Spatial Sounds (100dB at 100km/h) touche aux limites de l’idée du « qui contrôle qui ».

Cette « empathie », cette idée de « qui contrôle ? », ça doit être une question que vous vous posez quand vous performez directement en live sur certaines de vos pièces. Il y en a une, plus ancienne, que vous jouez encore très souvent, LSP – Laser Sound Performance, une sorte de show à base de lasers et de sons combinés. Pouvez-vous nous parler de cette performance ? Répond-elle à une certaine tentation chez vous de se mettre plus en avant sur une scène, comme à l’époque du Sensorband avec Atau Tanaka et Zbigniew Karkowski ? 
Comme vous savez, à l’origine je viens du milieu des musiques électroniques. Et très vite, j’ai été intéressé par l’utilisation d’interfaces procédant de senseurs, de capteurs physiques, afin de contrôler des sons générés par ordinateur en temps réel. J’ai fait pas mal de performances comme ça, en solo ou au sein du Sensorband. Mais, avec le temps, je me suis davantage intéressé à cette question de spatialité et j’ai réalisé que cela entrait un peu en conflit avec le principe de performer sur une scène. Même si j’aime toujours jouer live, mon intérêt s’est donc davantage porté sur tout ce qui peut se produire dans un dispositif spatialement conçu. Et LSP est donc un bon exemple de cette évolution du processus. Je présenterai d’ailleurs en mai au festival Lichtströme de Coblence en Allemagne, une version en extérieur de LSP. Ce sera la première fois que je travaillerai avec du vrai brouillard – et pas une machine à fumée ! Je suis vraiment impatient de voir le résultat.

Sun-O-House.

Sun-O-House. Photo: © Edwin van der Heide

La musique reste quand même quelque chose d’important pour vous, votre création Extended Atmospheres, présentée en octobre dernier au festival autrichien Kontraste, et basée sur la pièce Atmosphères de György Ligeti, composée en 1961 – et d’ailleurs reprise par Stanley Kubrick dans son 2001, L’odyssée de l’Espace – en témoigne… 
Oui, Atmospheres est une pièce musicale très intéressante dans le sens où il s’agit d’une composition orchestrale portant surtout sur la texture et le timbre. Elle résulte d’un travail avec le compositeur Jan-Peter Sonntag avec lequel je partage la même fascination pour cette œuvre. Nous nous sommes toujours demandé comment elle aurait sonné si elle avait été écrite de nos jours.

Un point intéressant, vous avez été professeur invité au TU (Technische Universitat) de Berlin en 2009 et êtes actuellement artiste invité à l’École du Fresnoy à Tourcoing. Est-ce important pour vous d’être au contact avec toute une génération de nouveaux artistes numériques ou audiovisuels ?
Bien sûr. Je pense qu’enseigner aide surtout à bien structurer votre réflexion. Et c’est une bonne manière de créer un dialogue.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

 

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