p(O)st

La nouvelle performance d’Alex Augier s’inscrit dans le sillage ses précédentes réalisations, end(O) et ex(O), en mettant également en œuvre une diffusion mutiphonique et un dispositif circulaire. Visuellement p(O)st nous immerge dans un tourbillon de formes, de filaments et de couleurs. Musicalement, on y retrouve un son spatialisé, basé sur les techniques de sampling et de looping, d’obédience « techno-tronique » avec des accents mélodiques. Très attaché à la scénographie, Alex Augier veille à la correspondance de l’audio et du visuel. Décryptage.

Comment as-tu conçu p(O)st, et avec quelle intention ?
p(O)st est une performance AV. Cette simple affirmation définit l’intention principale de mon travail. Selon moi, une performance AV s’inscrit dans un champ de création spécifique. Ce n’est pas celui de la création musicale à laquelle est associée une création visuelle (ou vice-versa) avec ce côté interchangeable, dissociable. La performance AV doit proposer un « objet » cohérent, techniquement et artistiquement, où tous les éléments sont liés de manière définitive. Impossible de soustraire un des éléments sans détruire le projet.
Dès le départ, je travaille sur une idée audiovisuelle et, non de manière isolée, sur une idée musicale ou sur une idée visuelle. J’utilise un dispositif scénique qui porte cette idée. C’est son seul rôle. Donc, quand je dis simplement que p(O)st est une performance AV, j’exclus tous les projets qui sont, à mes yeux, audio ET visuel comme le VJing, les collaborations entre un musicien et un artiste visuel qui travaille dans une même direction thématique, mais comme cela pourrait l’être d’une scène de cinéma où les deux médias restent interchangeables… Ces projets représentent plus de 90 % de ce qui est présenté comme performance AV. Je n’ai aucun mépris pour ces formes, mais je souhaiterais que le public puisse mieux faire la différence.
Dans le cas de p(O)st, la principale idée audiovisuelle est celle de la spatialisation audiovisuelle. Je voulais placer, dans un espace donné, des sons et des images. Une synchronisation audiovisuelle temporelle, mais également spatiale. La spatialisation du son est assurée par une couronne de haut-parleurs placée autour du public, et un algorithme de diffusion ambisonique qui permet une synthèse de champs sonore évitant au public d’avoir l’impression que le son vient directement des haut-parleurs, mais semble réellement présent dans le volume défini par cette couronne. Concernant le visuel, j’ai pensé cet écran cylindrique et transparent de 5 mètres de diamètres, car il me permet de placer les images dans l’espace. Une sorte de couronne visuelle. La structure scénique n’est pas un simple élément scénographique, un élément de décor… elle est faite pour porter cette idée de spatialisation mixte. Cette fonctionnalité de la structure est un élément important de mon travail.

Comme lors de tes précédentes performances, pour ce nouveau projet tu es au centre du dispositif, mais cette fois la structure est élargie et le public peut prendre place tout autour, sans place assignée, tout en conservant de fait une position frontale…
En parallèle de la spatialisation du son assurée par un système de diffusion multiphonique, le dispositif scénique permet de spatialiser les images dans un espace donné. Ce dispositif doit être installé au centre du lieu pour permettre au public de s’y installer tout autour et profiter ainsi de cette expérience. Comme dans le cas des projets précédents, oqpo_oooo et _nybble_, je suis au cœur de ce dispositif. Simplement, cela me semble être la place la plus pertinente dans le cadre d’une performance. Je fais un tout avec ma création.
Par ailleurs, je voulais que ce projet soit présenté dans une configuration frontale, c’est-à-dire face au public et non autour de lui. J’ai eu l’occasion d’assister à ce type de spectacle multi-écrans, dit immersif, et je trouve que cela ne fonctionne pas. La raison étant que les champs auditif et visuel sont traités sur le même plan, or ils sont très différents. Le champ auditif est une sphère totale nous permettant d’entendre ce qui se passe derrière nous sans être obligé de nous retourner. Alors que le champ visuel est une demi-sphère nous permettant de ne voir que ce qui est face à nous.
En général, pendant les premières minutes de ce type de spectacle, le public fait l’effort de tourner la tête pour justement rechercher l’immersion, mais rapidement il adopte une position définitive qui l’amène à suivre naturellement le spectacle de manière frontale. C’est pour cette raison que je voulais placer les images dans un espace « frontal ». Cela semble moins impressionnant, mais probablement plus pertinent. L’écran étant transparent, quelle que soit la position du public, chaque personne peut voir et entendre ce qui se passe au loin, au proche, à droite, à gauche…

En dehors de cette disposition scénique, est-ce que tu as développé des techniques ou procédés spécifiques pour cette performance ?
Le projet se veut très « live », c’est-à-dire libre, vivant et organique. Pendant la performance, chaque « impact » audiovisuel est joué. Chaque séquence et transition audiovisuelle est construite. Il y a quelqu’un aux commandes et cela se ressent. Je suis également parti sur l’idée de jouer des boucles audiovisuelles, car cela résonnait parfaitement avec la forme circulaire du dispositif scénique et cela permettait de m’inscrire dans une pratique très répandue de la musique « electro », me donnant une direction musicale claire.
J’utilise ainsi des samples/boucles musicaux, mais d’une manière très personnelle (il s’agit de samples « maison »). Plus précisément, j’utilise des fragments de samples que je recompose dans le temps, pendant la performance, afin de réaliser de nouvelles séquences (par exemple, un sample est découpé en 16 fragments, chacun de ces fragments de 1/16 est utilisé pour recomposer une nouvelle séquence). Un fragment sonore est lié à une image et ces 2 éléments sont liés à un endroit de l’espace. J’ai programmé dans Max tout ce que j’avais besoin pour ce projet. J’ai un patch Max dédié à la gestion des samples, aux traitements sonores… Ensuite, le son va dans un patch dédié à la spatialisation (j’utilise le Spat de l’IRCAM). J’utilise aussi un patch dédié au contrôle des paramètres visuels. Tout est lié. Le visuel est génératif.
Le gros du travail a été de programmer l’interface de contrôle : Monome Grid + Monome Arc. L’esthétique de ces machines est en parfaite résonance avec la forme globale du projet ! Le design de ces contrôleurs est très minimal et c’est toute leur beauté. J’ai seulement 4 encodeurs rotatifs et 16×8 boutons rétro-éclairés, mais cependant accès à tous les paramètres du projet (son, spatialisation, image…) ; c’est-à-dire à au moins une centaine de paramètres et ce de manière assez instinctive. J’ai donc fait un vrai travail de design pour obtenir l’ergonomie la plus efficiente possible. Ce travail est en constante évolution, chaque répétition me permettant d’apporter des améliorations (le simple placement d’un bouton par exemple). C’est la partie la plus sophistiquée du projet (malheureusement non visible par le public). J’aimerais la valoriser, car elle montre à quel point tout est parfaitement lié.

Quelques mots aussi sur le titre…
La scénographie évoque les techniques de sampling/looping et inscrit le projet dans l’une des pratiques les plus connues de la musique électronique. Mais p(O)st inscrit cette pratique dans un cadre transversal en intégrant images génératives, espace (son et images déployées à 360°), nouvelles manières de jeu (séquençage de fragments musicaux) et intègre une interface avant-gardiste. La transversalité du projet permet de s’émanciper des formes traditionnelles et de créer un espace unique adapté à sa propre diffusion. p(O)st à l’ambition d’aller au-delà. Le jeu graphique du titre qui inclus (O) fait le lien avec mes projets précédents end(O) et ex(O) dont la forme globale est également circulaire. Par ailleurs, ex(O) sera présenté à la Philharmonie de Paris dans le cadre du Grand Soir Numérique de la Biennale Némo, le 7 février 2020.

Tu présentes p(o)st pour la première fois dans le cadre de Nemo dans quelques jours à la MAC à Créteil. Comment appréhendes-tu l’événement ?
Je répète beaucoup et ce projet me stresse particulièrement, car je n’ai aucun filet. J’espère que le public comprendra que la musique qu’il entend et le visuel qu’il voit n’ont pas été produits tranquillement en studio, puis simplement diffusés. Mais que j’ai, sous les doigts, un méta-instrument audiovisuel et que la réussite de ma performance a une grande importance dans le rendu définitif.

Est-ce que tu développes déjà d’autres projets ?
Je vais travailler, dès le mois de mars 2020, avec Heather Rose Lander, une artiste visuelle basée à Glasgow. Il s’agira d’une performance audiovisuelle (ou audio ET visuelle, car dans le cadre d’une collaboration, il est difficile d’imposer à d’autre l’exigence technique et artistique que j’ai essayé de présenter au début de cet interview). Ce projet sera présenté en première à Londres, en octobre prochain, dans le cadre du festival Sonica.

La technologie évolue très très vite. Dans l’absolu, en spéculant sur des techniques encore imaginaires, quel dispositif aimerais-tu mettre en place si c’était possible ?
J’aimerais pouvoir alléger le plus possible (jusqu’à la disparition) tous les éléments techniques nécessaires au projet p(O)st : écran en tulle, vidéo-projecteurs… Ces éléments font malheureusement ressentir leur lourdeur esthétique. La scénographie serait tellement plus belle si on ne sentait pas tous ces éléments structurels. Dans le cadre de p(O)st, j’imagine une sorte d’écran invisible, flottant à 1 mètre du sol, sans aucun élément technique visible (câbles, VP…). C’est ce que j’ai imaginé depuis le début, mais ce n’est malheureusement pas réalisable, notamment en tenant compte de toute la logistique nécessaire à sa diffusion (tout la structure et les 4 VP sont transportables sur un vol régulier par exemple !).

propos recueillis par Laurent Diouf
photos : © Alex Augier / Quentin Chevrier

Alex Augier > https://www.alexaugier.com/

p(O)st, performance audio-visuelle. Première dans le cadre de la biennale Nemo, le 18 janvier à la MAC, à Créteil > https://www.maccreteil.com/

ex(O), performance audio-visuelle. Proposée dans le cadre du Grand Soir Numérique de la Biennale Némo, le 7 février 2020 à la Philharmonie de Paris > https://philharmoniedeparis.fr/

quel corps pour le futur ?

Comme d’autres formes d’expression, la danse contemporaine a rejoint depuis longtemps l’art numérique. Le projet transdisciplinaire Eve 2050 initié par la compagnie Corps Secrets d’Isabelle van Grimde transcende cette synergie avec les nouvelles technologies. Cette création implique les spectateurs grâce à des dispositifs interactifs permettant de capturer le mouvement, transformer des textures et éléments de décor, moduler le son et manipuler des images en temps réel. Décliné à l’origine en vidéo (une web-série en 5 épisodes) et prenant également la forme d’une installation, le spectacle Eve 2050 est une invitation à réfléchir sur la condition humaine et son « à venir » en mettant en jeu, en scène, des corps réels, augmentés, modifiés et/ou virtuels dans une ambiance de futur proche, très proche… Entretien avec Isabelle van Grimde.

Est-ce que l’idée d’une trilogie, d’un triptyque, s’est décidée dès le départ ou est-ce que cela s’est imposé au fil du développement du projet ?
Le projet était au départ un feuilleton web… Mais très rapidement nous avons exploré la possibilité d’une installation et en même temps d’une œuvre pour la scène.

Est-ce que vous pouvez résumer la trame narrative de cette mini-série — les pérégrinations et transformations que subit Eve 2050 ?
Il n’y a pas à proprement parler de trame narrative, en danse on est plus proche de la poésie… Mais la websérie par son esthétique cinématographique et l’apport du réalisateur Robert Desroches touche par moments à une forme de narration… Tous les interprètes qu’ils soient féminins, masculins, de tous âges et origines sont Eve ; donc l’histoire est multiple… Dans ORIGIN on aborde les nouveaux rituels de naissance, de mort et de reproduction, dans TRANSFORM on aborde la fusion avec la machine, dans HYBRID on aborde l’idée d’augmentation par hybridation avec d’autres espèces vivantes, végétales, animales ou bactériennes (en ce sens nous sommes déjà hybridés puisque plus de la moitié des cellules de notre corps ne sont pas humaines et près de 99% des gènes de notre corps sont bactériens également…). Enfin dans SAPIENS on aborde la possibilité de la scission de l’humanité en trois espèces : les cyborgs, les hybrides et les sapiens qui refusent l’augmentation ou la transformation ou ne peuvent se la permettre par manque de moyens…

Concernant l’installation : quel est le principe et fonctionnement de ce dispositif qui peut, si j’ai bien compris, être proposé comme simple installation ou comme dispositif avec des danseurs ?
L’installation propose aux visiteurs une expérience complètement immersive et interactive, tant au niveau visuel que sonore. Elle est composée de trois panneaux en plexi équipés de smartfilm, ce qui permet de contrôler leur degré d’opacité ou de transparence. Chacun des panneaux est équipé d’une  »sensebox ». Conçue par le designer d’interaction visuelle Jérôme Delapierre, chaque sensebox contient plusieurs types de caméras (infrarouges, kinects…), un ordinateur et un projecteur.
Sur les deux côtés des panneaux sont projetées des images déconstruites et retravaillées de la série web dans lesquelles les visiteurs ou les performeurs peuvent s’inscrire grâce aux caméras. Dans certains cas il n’y a pas de contenu de la websérie, mais les images des visiteurs ou performeurs sont transformées en temps réel pour leur donner une temporalité différente ou pour les faire apparaître par exemple en pointcloud ou sous des formes plus abstraites. Les données recueillies par les caméras sont aussi utilisées pour transformer le son en temps réel. La composition de Thom Gossage est déconstruite à travers l’espace et reconstruite en temps réel par les visiteurs ou les performeurs qui déclenchent ou transforment des sons grâce à un dispositif créé par le designer d’interaction sonore Frédéric Filteau.
Trois sculptures de l’œuvre Family portrait de Marilene Oliver ont été intégrées à l’installation. Il s’agit des corps scannés de l’artiste, de sa mère et de sa sœur reconstruits par couches d’imagerie médicale gravées en cuivre sur plexi. Une table lumineuse provenant de notre exposition Le corps en question(s) complète l’Installation. Si on assiste à une performance (d’une durée de 30 min), on découvre grâce aux actions des interprètes, tout le potentiel d’interaction de l’Installation. Mais on peut aussi la visiter en dehors des performances et la découvrir de façon intuitive. Pendant les performances, l’installation est programmée dans le temps avec des contenus visuels et sonores et des concepts interactifs qui évoluent pendant les trente minutes.

Au sens strict, la scène est une « incarnation » de ce projet avec la présence physique de danseurs : quelles sont les différences par rapport à la web-série ?
Les danseurs sont présents physiquement aussi dans l’installation. Chaque partie du triptyque permet d’aborder des facettes différentes de la thématique, c’est ce qui fait son intérêt pour les créateurs. Chaque forme engage aussi le spectateur différemment : de façon plus individuelle avec la websérie que l’on regarde sur son téléphone, tablette ou ordi. C’est une expérience très immersive dans l’installation qui met en jeu le corps du spectateur… Dans l’expérience scénique, le public est captif, l’histoire se déroule dans le temps et dans l’espace devant eux… D’une forme à l’autre, on ajoute des couches de matériel chorégraphique et de sens… J’ai déjà parlé plus haut des thèmes abordés dans la websérie, ils restent présents dans l’installation, mais les frontières entre la virtualité et la réalité y sont beaucoup plus poreuses. On est dans les changements de perception du corps. On y aborde l’idée de transcendance des genres, âges et origines, la création d’identités plus fluides… Dans l’œuvre scénique on aborde l’IA, la notion d’algorithmes qui nous régissent, l’hyperconnectivité, la cohabitation des intelligences humaines et artificielles, la survie numérique, la transformation de nos architectures neuronales, l’avènement d’Homo Deus et la possibilité d’un monde sans nous…

Sur scène, comment avez vous « négocié » la ligne de partage entre le vivant et le virtuel ?
Il y a ambiguïté, fluidité avec des moments de contrepoint où on fait ressortir la physicalité, la présence vivante du corps, même au sein d’immenses images… Curieusement, l’œuvre scénique est aussi très immersive bien qu’on ait choisi un dispositif à l’italienne et je crois que cela provient du changement d’échelle donc, par moments, les corps se fondent aux images vidéo et deviennent très virtuels, mais on a aussi beaucoup de contrepoints, de contrastes où on revient à l’échelle humaine. Ces allers-retours entre l’humain et la virtualité et l’IA sont d’ailleurs au cœur de ce que je cherche à livrer dans l’œuvre scénique…

Concernant le dialogue, l’interaction, avec les spectateurs : concrètement, quelles sont les réactions, comportements et imprévus que vous avez pu constater ?
La websérie semble avoir vraiment conquis le public. Esthétiquement elle suscite de l’admiration, du point de vue du contenu elle intrigue et amène de nombreux questionnements. Dans l’installation un des enjeux est le partage de l’espace entre les interprètes et les visiteurs, du point de vue technologique, cela nous a amené de gros défis de programmation… Quand tout le monde est dans l’espace, qui va déclencher l’interaction ? Cette question de proximité avec les interprètes et de partage de territoire s’est révélée très intéressante, du point de vue des comportements des visiteurs qui varient énormément, dépendamment des mots utilisés avant qu’ils ne pénètrent dans l’espace de l’installation, et aussi du point de vue du design, de l’affordance. Au-delà de ça, l’installation est un espace enchanté par une technologie presque invisible, les gens sont émerveillés… À l’heure où je réponds à vos questions, la première de l’œuvre scénique n’a pas encore eu lieu…

Est-ce que vous tenez compte justement de ces réactions ? Est-ce que ce « feedback » alimente — ou pourrait alimenter — la forme et la narration du projet ?
Inévitablement, consciemment ou inconsciemment, tout le feedback nous influence, mais pour des questions de logistique et de temps il aura probablement plus d’impact au moment où on remonte les œuvres ou sur les créations à venir…

Justement, et sans forcément dévoiler vos prochains projets, est-ce que vous réfléchissez déjà sur d’autres technologies à mettre en œuvre (au propre comme au figuré) ?
Nous explorons la possibilité de créer un jeu de réalité virtuelle Eve 2050. Mais dans le cadre de ma prochaine création, je réfléchis aussi à une approche plus  »curated », plus minimale et très spécifique de l’utilisation des technologies…

La danse et le spectacle « vivant » en général sont entrés dans l’ère numérique, mais à côté vous ne perdez pas pour autant de vue les sciences dites « humaines » et « sociales » : quelques mots sur ce complément nécessaire, sur cette synergie ? 
Pour moi la technologie est avant tout un outil qui me permet de créer avec des moyens ancrés dans mon temps, mais ce qui nourrit profondément ma création c’est la transdisciplinarité, les échanges avec les scientifiques, qui ont été particulièrement présents depuis une douzaine d’années tant au niveau de la génétique, la recherche en cellules souches, la biologie et les neurosciences, que la physique quantique et tout ce qui a trait à l’exploration de la nature de la réalité…
Mais mes échanges avec des historiens, anthropologues, critiques d’art et artistes me permettent effectivement de continuer à questionner le rôle de la technologie dans la société, dans l’évolution de notre espèce et de garder un esprit critique. Mais en fait je n’ai jamais été particulièrement attirée ou adepte de la technologie, ce qui peut sembler étonnant quand on voit mon travail de ces dernières années. On m’a proposé un premier projet en 2006 que j’ai finalement accepté en 2008… À travers ce projet et les suivants, j’ai constaté que l’intégration de la technologie était intéressante pour mon travail et qu’il y avait aussi une certaine inévitabilité… mais j’ai développé une philosophie de la technologie au service de l’art, et non le contraire. Je conserve un regard plus critique que jamais sur la technologie…

propos recueillis par Laurent Diouf

Cie Van Grimde Corps Secrets, Eve 2050. > https://vangrimdecorpssecrets.com

Première à l’Agora de la Danse, du 8 au 11 octobre, espace Wilder, Montréal (Québec / Canada) > https://agoradanse.com

Radiant : un univers phosphorescent

Des faisceaux laser blancs qui tournent et laissent des traces qui s’estompent lentement sur un panneau vert phosphorescent : Radiant, la nouvelle installation de HC Gilje sera visible à Stereolux jusqu’au 23 juin. Cet artiste d’origine norvégienne actuellement basé à Berlin, connu pour ses vidéos expérimentales (Cityscapes), installations lumineuses et lives A/V (notamment avec le collectif 242.pilots) livre ici un dispositif hypnotique à interprétation multiple.

Cette exposition est une première…
En effet, c’est ma première exposition personnelle en France; même si j’ai présenté avant une autre installation, In Transit X, à Marseille en 2017 dans le cadre du festival Chroniques. Auparavant, j’ai aussi fait quelques projections dans différents lieux en France, notamment à la Cinémathèque et au Centre Pompidou suite à mon contact avec l’éditeur vidéo Lowave qui a réalisé mon DVD Cityscapes en 2005.

Quelles vos sources d’inspiration pour Radiant et la manière dont les différents éléments s’articulent ?
J’ai commencé par réfléchir sur l’idée d’extinction, de croissance et de déclin; ainsi que sur la manière dont les plantes se nourrissent de la lumière. Et bien sûr, sur le laser dont la lumière est plus intense que les rayons du soleil et les pigments phosphorescents, ces matières naturelles qui capturent la lumière et la restituent lentement sous forme de lueur verte (à l’époque de Galilée, on appelait ça des éponges solaires). Radiant s’articule aussi autour de la question du temps et de la vitesse avec les éclairs intenses du laser qui contrastent avec la lente dissolution de leurs traces sur la matière phosphorescente. Il se passe des choses intéressantes dans cette superposition de traces, dans ces dessins où l’on peut voir les empreintes de multiples passages mêlées à d’autres, plus récents. Cela matérialise aussi différentes échelles de temps, de durées selon la terminologie de Bergson, qui coexistent à la surface du panneau.

Comment cet aspect de l’installation sera perçu ?
Pour le public, je pense que cela fonctionnera aussi de multiples façons, à différentes échelles (macro et micro). On peut aussi bien se projeter à l’échelle de l’univers ou subatomique.

Dans leur conception, vos installations sont imaginées comme des « conversations dans et avec l’espace ». Est-ce que Radiant fonctionne sur le même principe ?
Habituellement, je commence avec l’exploration de l’endroit où je vais concevoir une installation. Je prends le temps de l’explorer, je viens avec tout mon matériel, je teste et j’improvise systématiquement en cherchant à amplifier et transformer l’endroit. Pour Radiant, c’est différent. À l’inverse, j’ai fabriqué un grand panneau carré pour le light painting avant, sans vraiment penser à l’espace dans lequel il allait prendre place. Ce panneau pour Stéréolux fait 3,6 mètres de côtés. Mais de toute façon, une installation est transformée par le lieu dans lequel elle est présentée, et inversement elle a le pouvoir de transformer l’espace dans lequel elle est proposée. Évidemment cela diffère selon qu’elle est présentée dans environnement assez brut, comme au Kraftwerk durant le festival Berlin Atonal, ou dans un espace plus sophistiqué, comme un mur circulaire de projection lors d’une manifestation artistique en Norvège. Sinon, le faisceau laser blanc étant assez intense, les ombres qui en résultent et le rendu dans l’espace sont relativement similaires à celles de mes autres installations lumineuses.

Pour l’inauguration de l’exposition, la présentation de Radiant sera suivie d’une performance : comment s’articulera-t-elle par rapport à cette installation ?
La base matérielle de l’installation et de la performance est plus ou moins la même, c’est la structure qui diffère. La performance doit générer une expérience intense, captivante pour le public, tandis que l’installation est plus méditative. Radiant a été conçu au départ comme une installation qui est à la fois un espace et un état à expérimenter. Et je l’ai toujours pensé comme une boucle temporelle à cause de la superposition des traits de lumière qui créent constamment de nouvelles images. Le temps d’une performance live n’étant pas circulaire, cela change radicalement l’expérience que l’on en fait. D’autant qu’un live set est plus une expérience commune, publique, tandis qu’une installation s’éprouve plutôt seul ou avec peu de personnes. Et bien sûr, le live set implique une bande-son créée en temps réel. Pour Radiant, j’utilise le son mécanique que produisent les miroirs laser. Le son est amplifié et diffusé sur des haut-parleurs, mais aussi enregistré et réinterprété pour créer nouveaux sons (simultanément aux visuels). En fait, pour cette performance à Stéréolux, ce sera la première fois où j’utiliserai ce processus sonore. Pratiquement toutes mes autres lives A/V sont différents puisque ce sont des collaborations et improvisations avec d’autres musiciens ou artistes visuels, alors que Radiant Live est une performance très contrôlée, avec une structure fixe et un espace donné pour développer des variations.

Quelques mots sur vos autres projets…
J’ai récemment créé une installation lumineuse dans un cadre spécifique, en l’occurrence quatre pièces interconnectées à l’intérieur d’une galerie. Cette création s’intitule Red White Black et consiste en deux rangées de LEDS qui suivent les contours des pièces et des portes. L’une émet des pulsations de lumières blanches dans une direction, l’autre de la lumière rouge en direction opposée. C’est très simple, mais cela crée une dynamique dans le lieu, un jeu d’ouverture et de fermeture, de révélation et de dissimulation, l’espace s’étend, se contracte, se tord et s’effondre. Probablement une de mes créations favorites ! Sinon, une pièce très différente, mais qui a été la plus montrée ces dernières années : Barents (mare incognitum). Une installation vidéo avec des vues de la mer de Barent qui tournent lentement. Cela a été filmé à la frontière de la Norvège et de la Russie avec une caméra que j’ai bricolée et pointé vers le Pôle Nord. C’est un de mes nombreux travaux liés à mon engagement dans la série de projets Dark Ecology initiés par Hilde Mehti et Sonic Acts dans la zone frontalière russo-norvégienne. Mon film Rift provient également de cette initiative. Il combine ma passion pour le réalisateur expérimental Len Lye et ma préoccupation envers la longue durée de vie du plastique. Il faisait partie du programme Vertical Cinema qui proposait des films expérimentaux en 35mm projetés verticalement. Speiling est le dernier de cette série de réalisations. Une forme organique colorée est projetée sur un parterre réfléchissant, créant ainsi un espace dynamique lumineux. Actuellement, je travaille sur deux projets assez différents : une installation dans une cavité stalactique d’une vieille forteresse qui sera présentée en août et une série d’installations, prévues pour l’année prochaine dans un espace « normal », où je me donne comme chalenge de travailler à la fois avec la lumière, le son et le mouvement.

propos recueillis par Laurent Diouf

Photos: D.R.

HC Gilje, Radiant, installation du 02 au 23 juin 2019, Stereolux, Nantes.
https://www.stereolux.org/agenda/hc-gilje-radiant
http://hcgilje.com/

Liberté et révolution sur la toile : qu’il s’agisse du libre accès aux sites en P2P, de la lutte contre les blogs xénophobes ou de l’aide apportée aux partisans de la démocratie dans les pays arabes, Telecomix se présente comme l’un des collectifs de hackers les plus actifs sur le terrain technologique.

Dans le sillage et en parallèle de la mobilisation des réseaux sociaux autour des différents mouvements révolutionnaires dit du « printemps arabe », le collectif anonyme d’hacktivistes Telecomix s’est principalement fait connaître à partir de 2009 par une série d’opérations visant à soutenir les luttes démocratiques menées dans ces différents pays du Maghreb et du Moyen-Orient, depuis l’Égypte et la Tunisie jusqu’à la Syrie encore aujourd’hui.

À l’origine, les membres de Telecomix proviennent de différents milieux activistes web (The Pirate Bay, la Quadrature du Net, ou les défenseurs des droits au peer-to-peer suédois de Piratbyrån, entre autres). Ils se sont tout d’abord réunis pour se mobiliser contre une proposition de loi discutée au Parlement européen sur la surveillance du web et sur la conservation des données numériques. Leur premier objectif, fondamental, est donc celui de la défense des libertés de communication partout dans le monde.

 

Groupe anonyme au départ, le collectif s’est davantage « ouvert » ces dernières années — ses membres (estimés au total à environ 250) prenant la parole sous leur véritable identité, même si le discours général de Telecomix reste nettement ancré dans un style volontairement symbolique — au-delà de l’utilisation de multiples logos, les notes d’intention du collectif sur son site font ainsi référence à tout un tas d’axes de « désorganisation politique » autant imagés que chaotiques, mettant en avant les concepts de « machine abstraite », de « données affectives » ou « datalove », et autres concepts entendant promouvoir des principes théoriques de relations entre l’humain, la machine et le robot — et incarné, par exemple, par l’existence au sein du réseau d’un bot, nommé cameron, véritable représentation informatisée du groupe.

Datalove.

Darknet et champs de bataille technologique
Au-delà de cette rhétorique parfois assez nébuleuse, relevant d’après le collectif lui-même d’un discours fortement teinté de crypto-anarchisme, Telecomix trouve une résonance plus concrète dans ses différents projets et opérations. En terme de liberté de circulation sur la toile, le collectif offre ainsi le service Streisandme (en référence à l’effet Streisand qui se caractérise par la promotion non désirée d’informations) qui permet de mettre en place un site miroir sur son ordinateur afin de pouvoir accéder incognito à des sites censurés ou bloqués.

Telecomix héberge également un service de recherche basé sur Seeks, un moteur de recherche P2P open-source axé sur la protection de la vie privée des utilisateurs et des requêtes de recherche initiales effectuées par ces derniers. Telecomix offre enfin des accès à des canaux de discussion privés — et donc normalement non surveillés — via des réseaux IRC (Internet Relay Chat) constitués de plusieurs serveurs indépendants connectés. Des accès qui offrent, via un système de « tunnel », une plongée dans le monde secret du darknet (la face cachée du web), passant par exemple par des réseaux informatiques superposés libres comme Tor. C’est d’ailleurs en accédant à leur channel IRC que la majorité des informations du collectif circulent vers les différents membres ou contacts.

 

Car, c’est plus largement dans des actions concrètes sur les « champs de bataille technologiques » actuels que l’action de Telecomix s’est fait le plus ressentir. En 2011, en Égypte, en Tunisie et en Syrie, les hackers de Telecomix ont ainsi offert leur assistance technique aux internautes et autres bloggeurs de ces pays qui s’étaient vus couper l’accès au réseau par les autorités : méthodes de contournement de la censure on-line pour continuer à poster des vidéos des exactions des régimes en place sur les réseaux sociaux; tutoriel vidéo pour apprendre aux internautes locaux comment restaurer les connexions Internet à partir de vieux modems et autres télécopieurs; apprentissage des règles fondamentales pour pouvoir naviguer en toute sécurité cryptée et anonymement sur le web grâce à des outils de cryptage; site de dépêches et de vidéos mis à jour en temps réel; etc. Le collectif a mis sa science de l’intrusion clandestine dans les réseaux au service de la cause démocratique.

Telecomix Syria, Logo.

#OpSyria
C’est en Syrie, dans ce cadre de l’opération #OpSyria, que s’est déroulé l’épisode le plus médiatique de l’histoire de Telecomix. Cette opération d’investigation web a permis de mettre en lumière les rapports étroits entre le régime syrien et différentes firmes internationales, comme Ericsson — fourniture de matériel de filtrage notamment — et surtout la firme américaine Blue Coat Systems, spécialisée dans la sécurité Internet, qui avait toujours nié jusque là sa présence dans l’ombre du régime de Damas. Quinze appareils de détection de l’entreprise américaine ont ainsi été tracés en Syrie par les hackers de Telecomix. Un pays où, pourtant, les entreprises américaines ne peuvent pas normalement exporter en raison de l’embargo. Ces appareils sont utilisés par le régime pour identifier les personnes accédant aux sites d’opposition, mais aussi pour dérober identifiants et mots de passe, et pour accéder ainsi directement aux comptes privés des citoyens.

 

Conséquence de cet éclatement géographique des stratégies de Telecomix, différents groupes se sont constitués en relation avec certains pays. C’est ainsi le cas de Telecomix Tunisie qui se veut comme un lieu de rencontres et de ressources pour quiconque veut participer à la création d’un Internet résistant à la censure. Mais à l’échelle globale, Telecomix continue d’être actif aujourd’hui sur des questions sociétales en lien avec la montée du racisme, de l’antisémitisme et de l’islamophobie. En novembre dernier, une réunion organisée à Helsinki, en Finlande, associait ainsi Telecomix à un autre groupe de hackers basé en Suède — le Researchgruppen — afin de révéler leurs techniques pour hacker les commentaires xénophobes postés sur certains blogs et ainsi révéler les adresses IP, emails, mais aussi les noms de certaines personnalités publiques ayant proférées ce type de message sous couvert de l’anonymat. Plus que jamais pour Telecomix, la lutte continue…

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

Photos: D.R.
> http://telecomix.org

étoile montante du mapping

En arts numériques, comme en astrologie, les étoiles les plus intéressantes ne sont pas toujours visibles au premier coup d’oeil. Au fil des années, Aurélien Lafargue (alias Nature Graphique) s’est progressivement installé dans la constellation des spécialistes du mapping.

Aurélien Lafargue, Entropia (installation numérique / performance A/V immersive), SATophère, Montréal.

Aurélien Lafargue, Entropia (installation numérique / performance A/V immersive), SATophère, Montréal. Photo: © Sébastien Roy.

Avec un style reconnaissable, l’artiste français multiplie les projets collaboratifs. En 2015, il présentait Entropia et Ganymède, deux univers immersifs présentés dans le dôme de la SATosphère de Montréal. Ces projets évoquent les synergies de système organique complexe (comme le corps humain) ou la mise en scène d’un objet céleste (comme le satellite naturel de Jupiter). D’autres créations, une rampe de skate interactive (co-création avec le DJ 20Syl) ou la scénographie du DJ techno Madben, visibles en 2016, ont également mis en lumière le talent d’Aurélien Lafargue. Entretien avec cette étoile montante.

Vous travaillez sous les noms de Nature Graphique et d’Aurélien Lafargue. Pourquoi deux signatures ?
J’ai adopté le pseudonyme Nature Graphique il y a 7 ans alors que j’étais graphiste et photographe. J’exécute toujours quelques contrats liés à la communication ou en recherche et développement pour certaines marques. D’un autre côté, je travaille sur des projets artistiques où j’utilise mon vrai nom, Aurélien Lafargue.

Votre travail consiste à créer des mapping vidéos ?
Je conçois et réalise des mapping vidéos, mais pas uniquement. Je suis très attiré par des installations plastiques et interactives. Pendant longtemps je me suis attaché à l’outil informatique. En tant que graphiste ou webdesigner j’ai travaillé avec des logiciels et des langages de programmation complexes. À un moment j’ai fait une overdose. Le mapping m’a permis de me concentrer sur la recherche de matériaux plastiques, de textures. J’ai pu travailler sur des volumes improbables comme des sphères ou des lieux gigantesques. Depuis deux ans, je consacre mon travail à la lumière. Je me focalise sur un retour à la matière.

Comment se sont déroulés vos débuts artistiques ?
J’ai commencé par faire des prestations en tant que VJ en Bretagne et à Montpellier où quelques amis et moi avions une résidence au Rock Store. Puis je suis parti à Montréal. Là-bas, j’ai rencontré DJ Mini [musicienne emblématique de l’underground montréalais, N.D.L.R.] qui fréquentait la SATosphère [Société des Arts Technologiques de Montréal, N.D.L.R.]. Finalement, j’y ai travaillé un an pour présenter Espace Temps qui mélangeait l’art numérique et la danse contemporaine. C’est sans doute mon premier projet d’ampleur. Quelques mois plus tard en 2012, j’ai travaillé dans les Carrières de lumières au festival a-part aux Baux de Provence. Je présentais 3 mappings monumentaux dans un site incroyable. Il y avait des centaines de mètres de surfaces à recouvrir. La pierre blanche donnait une texture très particulière à mes créations. Mes deux premiers travaux étaient graphiques et abstraits, mais le dernier, qui s’appelait Trajectoires, exploitait différents Time Lapse que j’avais réalisés à Montréal. On y voyait passer une succession de foules. Le potentiel visuel était très intéressant et je pense revenir bientôt à ce projet. À partir de là, j’ai produit une multitude de créations plastiques et répondu à plusieurs commandes de scénographie [Festival Scopitone, Institut du Monde Arabe… N.D.L.R.]

Aurélien Lafargue, L'Échappée (mapping vidéo)

Aurélien Lafargue, L’Échappée (mapping vidéo). Photo: D.R.

Tout à l’heure, vous évoquiez un “retour à la matière”…
En fait c’est lié à mon parcours. J’ai étudié à l’ETPA, une école de photographie à Toulouse, où j’ai été formé à la photo argentique. À l’époque il y avait peu de cours sur le numérique. Plus tard j’ai monté avec quelques amis un projet dans le Morbihan, là où j’ai grandi. À 17 ans j’étais l’un des premiers VJ en Bretagne. Il s’agissait à l’époque de simple mixage de vidéos capturées à droite et à gauche. Encore aujourd’hui je trouve que je n’utilise pas suffisamment de texture dans mes créations. Même si j’ai plus de maturité, je pense être dans une phase d’apprentissage. C’est dans ce sens que je parle volontiers de “retour à la matière”. Je dois revenir à des valeurs plastiques.

Vous aimeriez donc vous affranchir de la technicité ?
Sur de futurs projets, l’idée serait peut-être d’assumer le rôle de directeur artistique. À mes débuts je souhaitais, sans doute par excès d’orgueil, me prouver que j’avais les capacités de faire les choses. Dorénavant je privilégie les collaborations. Il m’arrive donc souvent de monter des équipes où je regroupe un développer, un graphiste, un musicien… Par exemple, pour le son je travaille régulièrement avec Mourad Bennacer que j’ai rencontré à Montréal. Avec du recul, je m’aperçois que le travail en équipe est très positif. Les choix artistiques sont discutés, chacun apporte son expertise. Pour ma part, je veux me recentrer sur le sens de mes œuvres. Pour ça, je n’exclus ni de collaborer avec des scénaristes ni de m’affranchir de la technicité des outils.

Depuis plusieurs années beaucoup d’artistes exploitent le mapping, comment réinventer la discipline ?
J’ai été témoin de l’évolution des techniques du mapping moderne. C’est Amon Tobin avec son live Isam [présenté pour la première fois en 2011 à Mutek, N.D.L.R.] qui m’a vraiment donné l’envie de prendre en main cette technique. C’était monstrueux, mais aujourd’hui il y a une sorte de lassitude causée par une surenchère des technologies et du spectaculaire. Pourtant le mapping video n’est pas si nouveau. La projection sur forme, sur des corps, remonte à plusieurs décennies. Lorsque j’anime des ateliers à la Gaîté Lyrique, je présente toujours le scénographe tchécoslovaque Joseph Svoboda. C’est un modèle en son genre. Ses créations datent des années 50 et sont extraordinaires. Elles n’ont rien à envier à ce qui se fait aujourd’hui. Svoboda projetait des diapos, les grattait préalablement pour donner de la matière et un aspect quasi filaire aux visuels. Un travail vraiment magnifique. Le renouveau du mapping, si tant est qu’on puisse parler ainsi, passe donc par un retour aux choses plastiques.

2016 est un tournant dans votre carrière ?
Aujourd’hui j’assume enfin ma position d’artiste. En 2015 j’ai eu plusieurs créations importantes comme Entropia ou Ganymède qui ont été soutenues par la SATosphère. Ganymède, par exemple, est un projet de recherche lié à l’interactivité. Il s’agit de créer un univers immersif où le public interagit avec chaque objet. La platine de mixage au centre de l’installation permet de scratcher une voûte stellaire projetée dans le dôme de la SAT. Le rendu est impressionnant… Je suis sur des projets structurés où les collaborations longues portent leurs fruits. Par ailleurs, j’espère éviter les créations « one-shot » et je m’oriente plutôt vers des installations pérennes. Ça me permet de faire évoluer mon travail. Dans ce sens, Yannick Jacquet [ex AntiVJ, N.D.L.R.] avec ses Mécaniques Discursives est un modèle intéressant.

Quelles sont les inspirations de vos futures créations ?
Honnêtement avec Internet il n’est pas difficile de trouver l’inspiration. Cependant je me noie dans toutes cette abondance d’informations. Ça parait bête, mais je préfère m’inspirer de la nature. La lumière naturelle est ma première muse. Ce n’est pas un hasard si je vis à Baden, une petite ville dans le Golfe du Morbihan. Ici, quand j’invite mes amis artistes, on débriefe sur la plage. Il est tellement facile de s’inspirer des beautés de la nature que nous sommes en train de réfléchir pour organiser des workshops sur une île du Morbihan. Ça sera sans stress, ni questions d’argent, ni deadline. C’est peut-être ainsi la meilleure façon de créer.

propos recueillis Adrien Cornelissen
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> https://www.nature-graphique.com/

On pourrait aisément classer Micha Cárdenas dans la catégorie des activistes cyberpunk, ou transhumains. En effet, cette artiste transgenre connue pour ses théories et ses performances dans le domaine des arts numériques et des médias digitaux, s’engage non seulement pour une approche politique des identités sexuelles, mais questionne également l’existence de points d’intersections et de fractures coexistant entre le corps « réel » et son avatar virtuel. Deux préoccupations distinctes qui se rejoignent dans son œuvre et dans l’idée d’un corps futur à l’identité fluctuante et parfois, désincarné dans les possibles du cyberespace.

Micha Cárdenas

Tout le travail de Micha Cárdenas vise à repousser les limites de ce que signifie être « humain » aujourd’hui, à l’heure des univers virtuels, des médias numériques et des réseaux informatiques tout puissants. L’artiste, théoricienne et performeuse, pose également des questions sur ce que c’est d’être « un homme » ou « une femme », ou encore de ne pas se sentir dans le corps qui nous était destiné, dans un monde où, par le biais de ces réseaux, et ce depuis le tout début de l’avènement d’Internet, la possibilité d’endosser des identités imaginaires est devenue le lot commun de tout utilisateur du réseau. Dans Becoming Dragon, l’artiste, encore étudiant et soutenu par l’Université de San Diego, mêle par exemple biotechnologies et réalité virtuelle dans une performance qui interroge le pouvoir de l’imaginaire sur l’identité, et plus généralement, le devenir de l’humain. Pour les besoins de cette œuvre, l’artiste a dû passer près de 365 heures immergé dans Second Life, l’univers virtuel en 3D (ou métavers) dans lequel les utilisateurs peuvent créer et animer leur propre avatar, souvent le double fantasmé de leur incarnation dans la réalité.

 

Réalité et virtualité, dualité des identités
Le but de cette performance, également outil de recherche, est aussi de questionner le moment de transition entre deux identités. Le dragon étant un animal magique, en constante mutation et doué de certains pouvoirs, il est la métaphore incarnée d’une transformation pour l’artiste transsexuel, et une façon d’appréhender l’épreuve d’une transition radicale (ici, passer du sexe mâle à femelle) au cours d’une chirurgie de réassignation sexuelle (ou SRS, pour Sexual Reassignment Surgery). Opération qui exige un an de réflexion de la part des personnes désireuses d’effectuer cette chirurgie. Le dragon, et la durée de la « plongée » de Cárdenas dans Second Life, étant également l’expression des sentiments de désincarnation expérimentés par les personnes concernées. On le voit, Micha Cárdenas en tant qu’artiste, incarne physiquement ses théories et ses idées, mettant en application dans sa vie, les fondamentaux qui animent ses créations. Ces deux terrains d’études et le champ de bataille idéologique de Cárdenas s’illustrent également très nettement dans la performance donnée en novembre 2010 à l’UCLA Freud Theatre de Los Angeles. Pour Becoming Transreal: a bio-digital performance, Micha Cárdenas et Elle Mehrmand présentèrent une performance qui remet en cause l’idée de réalité. La réalité d’un corps. La réalité d’un sexe. La réalité enfin, d’une identité. Des idées que l’on peut rapprocher de la pionnière dans ce domaine, Donna Harraway, auteur du désormais fameux Cyborg Manifesto.

Challenges techniques dans le champ de l’art numérique
Pour mener à bien ces travaux, Cárdenas n’hésite pas à employer des techniques de pointe rarement utilisées dans le domaine de l’art numérique. « Vêtements communicants », capteurs de mouvement, immersion en temps réel dans des univers 3D, utilisation de feedback vidéo et casque de réalité virtuelle, Micha Cárdenas utilise toutes les technologies numériques à disposition pour rendre son discours intelligible. C’est le cas dans Becoming Dragon, où l’avatar du performeur est entièrement dirigé en temps réel par un système de capture de mouvement, alors même que celui-ci évolue dans l’univers de Second Life coiffé d’un casque de réalité virtuelle. Le tout étant également projeté en temps réel et visible par les spectateurs. Pour Local Autonomy Networks (ou « Autonets »), un autre de ses projets, réalisé avec l’aide du couturier (costume designer) Benjamin Klunker, Micha Cárdenas crée de toute pièce un réseau de communication autonome visant à augmenter l’autonomie de la communauté LGBT (Lesbienne, gay, bi et transsexuelle), mais aussi, des femmes, ou des étrangers, et ainsi réduire la violence contre les personnes qui la subissent quotidiennement en raison de leurs différences. Ce système conçu à partir de wearable electronics, soit des vêtements et accessoires comportant des éléments informatiques et électroniques connectés, permet en effet de signaler à d’autres membres de la communauté, la présence, ou les problèmes, que ceux-ci peuvent rencontrer. Une application à la fois très concrète et poétique, qui permettrait également aux personnes qui expérimentent ces « différences » de se retrouver.

 

À la recherche d’une autonomie post-corporations
Ce système, aussi pratique soit-il, est aussi l’occasion d’exprimer la vision de Micha Cárdenas en matière de communication et de réseau. Comme beaucoup de ses pairs, et en tant qu’artiste « connecté », Cárdenas milite de plus en plus régulièrement pour une autonomie des réseaux de communication. Ce qu’elle appelle l’ère du « Post Digital Networks » et des « Post Corporate Communications ». Pour l’artiste, des options comme Autonets, sont l’occasion d’expérimenter, à la fois, une nouvelle façon de communiquer, plus directe, plus « réel », même si usant des nouvelles technologies, mais également de sortir du cadre de plus en plus contrôler des réseaux de communication classiques, d’Internet et de ses réseaux sociaux propriétaires. En mai 2013, à l’occasion de la présentation de son projet Autonets, Micha Cárdenas déclare : De la fermeture temporaire de ThePirateBay.org ou Wikileaks.org à l’arrêt des communications de téléphone mobile en Égypte et à San Francisco pour empêcher les manifestations, les entreprises et les infrastructures de communication ont prouvés leur obsolescence pour les communautés résistantes. En revanche, il est possible pour ses résistants d’imaginer un nouvel avenir post-numérique. Mon travail sur l’autonomie des réseaux locaux (Autonets), actuellement en cours d’élaboration en collaboration avec des organisations communautaires à Detroit, Los Angeles et Bogotá, en Colombie, le prouvent. Mon but étant de travailler sur des réseaux post-numériques est de participer ainsi à une décolonisation de la technologie. Mon intervention vise à un rejet de la logique binaire du numérique et se tourne vers les communautés opprimées en tant qu’alternatives logiques.

Militantisme queer ou transgenre, mais aussi soucis de protections des communautés minoritaires, utilisation des technologies de pointe à des fins politiques et dans un but de renouvellement des habitudes de communication, depuis 2010, le travail de Micha Cárdenas, on le voit, évolue rapidement. De la problématique des univers virtuels, de l’identité en mode connectée, l’artiste est passé à l’action grâce à des projets qui ont trouvé un écho et des applications concrètes dans le réel. To be continued…

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars-mai 2015

Photos: D.R.
> http://michacardenas.org

Qu’il s’agisse de remettre en cause la logique industrielle de notre époque (la Mercedes en pièces détachées avec Les hommes n’ont pas fini d’aimer les voitures), ou la validité du pouvoir « mâle » symbolisé par l’armement (Le choix des armes et sa mitraillette démontée), la guerre (The Shadow) ou les clichés concernant les valeurs féminines véhiculées par les médias (ses ajouts sur toile de Jouy), l’artiste allemande Brigitte Zieger, qui vit et travaille à Paris, confronte son univers au territoire mental de nos pays « en paix ». Artiste féministe « intranquille », elle rend lisible le sous-texte de notre époque violente et hypocrite.

Brigitte Zieger, Detournements.

Brigitte Zieger, Detournements. Photo: © Brigitte Zieger

Brigitte Zieger, peut-on dire que vous interpellez le spectateur en amenant la guerre dans l’espace public ?
Oui, l’intention est bien de provoquer des réactions quand j’interviens dans l’espace public. Les projets que je mets en place traversent souvent des contextes politiques, des zones géographiques et historiques; ils prennent comme point de départ des images-événements de notre mémoire collective. Guerre et violence, mais aussi résistance sont parmi ces images collectées et déplacées vers l’espace public. Il s’agit pour moi d’interpeller le regardeur sur les failles et les injustices générées par un système dominant-dominé qui régit le récit de l’Histoire et le fonctionnement des sociétés actuelles.

Votre œuvre est parcourue, de manière subtile, par le thème de la lutte, de la guerre, de la violence infligée à l’autre, par une nation sur une autre (comme les métaphoriques B52 de The Shadow, ou les avions de Détournements 1 to 6). Pourquoi ces thèmes récurrents dans votre travail ?

Violence, lutte et guerre sont comme tissées dans les structures de l’interaction sociale et très profondément ancrées dans nos sociétés actuelles. La présence de The Shadow tente de révéler cet ancrage, de le rendre visible là où tout est fait pour qu’on l’oublie. Cette ombre du bombardier (qui a fait le plus de guerres sur la plus longue période de l’histoire) fait lever la tête de celui qui regarde, pour noter l’absence de l’avion et rappeler ainsi qu’il se déplace ailleurs, en même temps, en Irak ou en Afghanistan. Dans la série Détournements, des avions de guerre sont comme retenus dérisoirement par quelques slogans d’artistes, et ces assemblages improbables, mêlant dispositif publicitaire, armes de destruction et poésie utopiste, demandent à celui qui regarde de creuser ces imbrications complexes de la guerre et du spectacle. Le regard que je porte sur la violence et la lutte se situe ainsi sur leur fusion inextricable avec la vie quotidienne.

De fait, pensez-vous votre travail en tant qu’artiste comme « politique » ?
Oui, quand je parle de ceux qui résistent par exemple, comme dans la série des Sculptures anonymes ou dans les impressions numériques Counter-Memories et ce dans un rapport très direct à l’activisme. Dans d’autres pièces, j’avance de façon plus subtile en pervertissant des systèmes de représentation, en y glissant des parasites qui transforment des images “jolies ou décoratives” en terrain politique à investir.

Brigitte Zieger, The Shadows.

Brigitte Zieger, The Shadows. Photo: © Brigitte Zieger

Et en tant que femme ? Comme « féministe » ?
Pour moi l’engagement politique et le féminisme sont étroitement liés, car je mets au centre de mes réflexions la question de la domination et la violence qui en découle. Je préfère donc tendre vers un féminisme subversif, qui va au-delà de la simple revendication d’accession des femmes à l’égalité dans une société de structure patriarcale, pour défendre des idées plus utopiques d’anti-autoritarisme et de révolution des mentalités. Et là, ce n’est pas qu’une affaire de femmes, ces questions concernent toute l’espèce humaine. En ce qui concerne la guerre, je privilégierais l’approche de Virginia Woolf qui prône un “désengagement stratégique des femmes du système de guerre”, qui au fond ne les concernent pas et auquel elles n’ont pas à participer, au contraire de certaines factions des suffragettes qui proposaient leur soutien à la guerre pour obtenir leur émancipation.

Vous avez par exemple réalisé une installation auscultant les identités féminines / masculines avec Hits & Misses (qui porte le nom d’une série mettant en scène une tueuse transsexuelle, un hasard…), quel est le but de ce travail ?
Cette série de vidéos performatives, laisse effectivement une ambiguïté sur l’identité du personnage principal, qui est en réalité un cascadeur déguisé pour me ressembler et prendre ainsi le rôle de l’artiste; mais le titre ne vient pas de la série, il vient d’un disque réalisé suite au combat illégal de Cassius Clay, car interdit de ring pour avoir été objecteur de conscience. L’acte du cascadeur est assez impressionnant à voir, car il chute de façon répétée en traversant un sol et un plafond puis subit l’effondrement d’un mur qui l’ensevelit après une lutte vaine. L’action sans narration filmique isole ainsi la chute de l’artiste et de l’espace architectural du “white cube” qui évoque clairement le lieu d’exposition. C’est donc la situation de l’artiste et sa possible chute qui est au centre de ce travail.

Vous utilisez à peu près tous les médiums de l’art contemporain (vidéo, dessin, sculpture), quelle est la part du numérique dans vos dispositifs et dans vos œuvres ? Oui, effectivement, j’aime changer de médium. La part du numérique est assez importante, notamment avec les films animés de la série des Wallpapers [des papiers peints animés], mais aussi avec la création d’images numériques comme les Détournements. Cette pratique a pris une plus grande ampleur cette année avec la série des Counter-Memories, de grandes impressions numériques faites de multiples manipulations de l’image, dont la création d’espaces et de faux reliefs, qui donnent l’illusion de sculptures ou de bas-reliefs.

Brigitte Zieger, Tank Wallpaper.

Brigitte Zieger, Tank Wallpaper. Photo: © Brigitte Zieger/ADAGP

Quelle est l’importance d’Internet dans votre travail ? Un terreau fertile d’idées, d’images, de stéréotypes à renverser ?
Internet est une source importante de mes recherches d’images et le point de départ de la plupart de mes réalisations. Je suis toujours intéressée par l’image la plus citée, la plus connue, celle qui semble effectivement rentrer dans l’histoire collective par les clics multiples dont elle fait l’objet. Ce qui m’intéresse alors c’est de trouver une forme à ces images qui réactive leur pouvoir de provocation et de les confronter ainsi au présent (par exemple avec les Sculptures anonymes).

Plus généralement, à votre avis, Internet et les médias numériques sont-ils l’avenir de la contestation et de l’action politique ? Ou au contraire, qu’est-ce qui serait susceptible de freiner l’activisme, en réseau et dans les médias numériques, dans le futur ?
Je ne sais qu’en penser. Les réseaux sociaux permettent de lancer des actions de façon incroyablement rapide et efficace, ils fonctionnent très bien pour des actions ponctuelles ou les pétitions. En même temps, c’est toujours étrange de constater que s’organiser politiquement de façon plus globale semble être difficile aujourd’hui. Il y a une sorte de contradiction entre l’immense possibilité d’Internet comme arme politique internationale et son usage réel. Il faut espérer que  les générations à venir sauront mieux l’utiliser afin de créer de véritables mouvements politiques. Pour cela, il faudrait que se développe une fluidité plus grande entre l’écran et le réel, entre le réseau et la rue. Je pense que l’action politique a une dimension poétique, voire romantique, générée par l’esprit de communauté auquel Internet ne peut se substituer.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

> www.brigittezieger.com

Avec leur communication qui surfe sur toutes les facettes du kitsch communiste de l’ère soviétique et use de tous les clichés proposés par la révolution prolétarienne telle qu’on l’envisageait il y a plus de cinquante ans, Dmytri Kleiner et Baruch Gottlieb, alias Telekommunisten, forment une entité à la fois techniquement pointue et politiquement engagée. Idéologues nostalgiques des années qui virent éclore un Internet libre, les Telekommunisten font partie de ceux qui pensent que, remanié, l’Internet sauvera le genre humain.

Telekommunisten, R15N.

Telekommunisten, R15N. Photo: D.R.

#Art, #Politique, #Technologie sont les mots clés de Telekommunisten (accompagnés des hashtags appropriés bien entendu), une cellule d’activistes politiquement engagés dont les actions se répertorient aussi bien dans le domaine de l’art que celui des nouvelles technologies de communication en réseau. De fait, vous auriez tort de ne pas prendre les Telekommunisten au sérieux sous prétexte que ceux-ci cultivent une esthétique directement issue de la « Grande révolution » des « années d’or » du communisme international.

En effet, derrière une façade volontairement rétro, cultivant avec humour l’iconographie des riches heures de la révolution prolétarienne, Dmytri Kleiner — fondateur Allemand (russe de naissance) de Miscommunication technologies et auteur de The Telekommunist Manifesto — et l’artiste multimédia Canadien Baruch Gottlieb (auteur de My Gratitude for Technology) proposent un programme cohérent, proclamant un retour aux valeurs fondamentales du web : le partage, l’ouverture, la transparence. Les slogans The Revolution Is Calling (qui tient lieu d’en-tête à leur portail sur Internet) ou Pas de patron, pas d’investisseur, pas de business plan illustrent bien les intentions de ces iconoclastes connectés : l’avènement d’un web libre et ouvert, où le partage serait une valeur incontestée.

 

Bakounine, Marx et Engels version 2.0
Depuis sa création à Berlin en 2006, toute l’activité de Telekommunisten consiste en une virulente critique du passage d’un web ouvert et décentralisé (dans les années 80 et 90) à celui d’un espace de plus en plus dédié aux plateformes propriétaires (comme c’est le cas de la plupart des plateformes de e-commerce actuelles). Sous l’égide du révolutionnaire Michail Aleksandrovitch Bakounine, de Karl Marx ou encore du philosophe et théoricien socialiste allemand, Friedrich Engels,  ils rédigent The Telekommunist Manifesto. Un document dans lequel le collectif Berlinois questionne les technologies de la communication sous l’angle de l’économie politique, en s’intéressant particulièrement à tous les modèles économiques alternatifs, permettant une action collective en faveur d’une société libre.

Parmi ceux-ci, Die Telekommunisten propose un anti-Twitter (ou Facebook) nommé R15N. Un réseau social via téléphone mobile conçu comme une plateforme indépendante permettant la communication instantanée entre diverses communautés. Présenté au festival Transmediale de Berlin en juin 2014, R15N fait suite à la création de Thimbl, un service de microblogging qui s’appuie sur les technologies originelles du Net (et mêmes précurseurs de celui-ci), à l’image d’un protocole comme Finger (une des premières commandes informatiques créées dans les années 70), qui ne nécessite pas d’application spécifique. Décentralisé et configurable par l’utilisateur, Thimbl pourrait être une alternative à Twitter, en terme de réseau social très largement accessible.

Dmytri Kleiner, The Telekommunisten Manifesto

Dmytri Kleiner, The Telekommunisten Manifesto. Photo: D.R.

 

L’alternative Telekommunisten
Parmi les autres projets du collectif Germano-Canadien, on trouve également Dialstation, un service de communications longue distance à bon marché, Trick, qui propose du micro-hébergement de données à moindre coup, ou encore, plus ironiquement, Deadswap, un système de partage de fichiers AWFK (away from keyboard, comprendre « en live »), où les utilisateurs s’échangeraient des données de la main à la main grâce aux clés USB. On le voit, les Telekommunisten ne se contentent pas de remettre en cause les pratiques technologiques de nos contemporains, avec beaucoup d’humour, mais aussi de bon sens dans un monde de plus en plus contrôlé, ils remettent l’humain au centre des préoccupations des réseaux « dits sociaux ».

La valeur de l’échange, le peer-to-peer, étant une notion fondamentale et bientôt oubliée du net, Dmytri Kleiner et Baruch Gottlieb opposent à l’État capitaliste centralisé Client-Serveur un communisme peer-to-peer. Comme le précise Dmitry Kleiner, le partage est la raison d’être d’Internet. Déjà, à l’origine, Usenet, l’Email, IRC, toutes ces plateformes décentralisées qui n’étaient la propriété de personne, ont permis les connexions sociales, l’émergence du journalisme citoyen, le partage de photos (1).

Dans son manifeste publié en 2010, Kleiner oppose d’ailleurs ce qu’il nomme le « Venture Communism », soit un idéal qui prône l’auto-organisation des travailleurs et de la production comme moyen de lutte de classe au classique « Joint Venture »» du capitalisme (technique financière permettant la coopération entre des sociétés qui possèdent des compétences complémentaires, et ironiquement, le seul moyen d’accès des firmes étrangères voulant s’implanter dans les ex-pays communistes). De son côté, sous l’angle artistique, Baruch Gottlieb, en compagnie de l’artiste Sénégalais Mansour Ciss Kanakassy crée l’Afro, première monnaie unique destinée à l’Afrique. L’idée derrière cette initiative purement artistique, présentée à la Biennale des arts de Dakar (Dak’art 2004), étant la création d’un symbole d’espoir et d’un outil permettant de rêver concrètement (économiquement) au panafricanisme, tout en remettant en cause la toute puissance du Franc CFA. Une autre sorte d’alternative en somme.

 

Telekommunist, un manifeste
Appliquant les leçons du marxisme à l’ère de l’Internet, les Telekommunisten partent du principe que la société est composée de relations sociales. Celles-ci forment les structures qui la constituent. Les réseaux informatiques, comme les systèmes économiques, peuvent être alors décrits en termes de relations sociales. Pour Dmitry Kleiner, les partisans du communisme avaient depuis longtemps imaginé des communautés égalitaires dont les réseaux peer-to-peer seraient la clé de voûte architecturale. Inversement, le capitalisme, lui, dépend du privilège et du contrôle. Il prétend que les réseaux informatiques ne peuvent être conçus sans des applications centralisées, selon la hiérarchie client-serveur. Selon cette théorie, c’est l’économie qui façonne le système des réseaux. […] Les travailleurs du monde ne sont pas tenus de faire face aux problèmes imposés par le capitalisme et les grandes sociétés corporatives (2). Pour les Telekommunisten, il est clairement temps de reprendre les rênes de ce qui était légalement et initialement du domaine public, librement accessible et distribuable, il y a quelques années encore.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

Photo: D.R.
http://telekommunisten.net

(1) The Telekommunist Manifesto, Dmitry Kleiner (Institute of Network Cultures Hogeschool von Amsterdam, ISBN/EAN 978-90-816021-2-9
(2) Ibid

 

!Mediengruppe Bitnik est un groupe d’artistes basés à Zurich et à Londres. Nous nous sommes formés il y a environ dix ans. Le travail du collectif porte sur les potentialités et les possibilités offertes par les espaces et les réseaux publics. La stratégie des !Mediengruppe Bitnik se réfère à l’impact des médias sur la société, qu’ils soient numériques ou analogiques. Leur principe action est le détournement.

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art, 2013. Photo: D.R.

Si nous devions nommer notre pratique artistique, nous dirions qu’elle est exploratoire et interventionniste. Parmi celles-ci, le Hacking est une de nos stratégies principales. Nous nous emparons des différentes stratégies à l’œuvre dans le Hacking et nous les transformons en pratiques artistiques. Par là même, si un Hacker est considéré comme une personne qui jouit de sa connaissance des systèmes informatiques et de leur exploration, tout en étendant les capacités de ces systèmes à des utilisations auxquels n’ont pas forcément pensé les utilisateurs lambda (1), nous, en tant qu’artistes, nous utilisons les systèmes sociétaux et culturels comme matériaux artistiques.

En utilisant le Hacking comme stratégie artistique, nous tentons de recontextualiser le familier pour en proposer une nouvelle lecture. Nous sommes, par exemple, connus pour être intervenus au sein de l’espace de surveillance vidéo londonien du CCTV, et avoir remplacé les images vidéo d’origine par des invitations à jouer aux échecs. Au début de l’année 2013, nous avons envoyé un colis au fondateur de Wikileaks, Julian Assange, réfugié à l’ambassade équatorienne à Londres. Le paquet contenait un appareil photo qui a diffusé son voyage à travers le système postal en direct sur Internet. Nous appelons ce travail un SYSTEM_TEST ou une pièce de Mail Art Live. Avec nos œuvres nous formulons des questions fondamentales concernant les questions contemporaines.

À part Delivery for Mr. Assange qui a été très médiatisé (2), parmi nos actions les plus significatives nous voulons citer Opera Calling. Du 9 mars au 26 mai 2007, des micros cachés dans l’Auditorium de l’Opéra de Zurich ont transmis les spectacles de l’Opéra sur des téléphones choisis au hasard parmi les lignes terrestres [inverse des lignes de téléphone mobile, NDR] de la ville de Zurich. Dans le plus pur style des services de livraison à domicile, toute personne qui décrochait son téléphone pouvait écouter une représentation d’opéra en cours via une connexion en direct avec un micro caché. Nous avons retransmis ces spectacles à plus de 4363 abonnés. L’Opéra de Zurich a cherché les micros et déclaré qu’ils intenteraient une action en justice si les transmissions ne cessaient pas. Cela a lancé un débat dans les médias sur la propriété culturelle et les subventions culturelles. Finalement, l’Opéra a décidé de tolérer Opera Calling comme une amélioration temporaire de leur répertoire (3).

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art, 2013. Scan.

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art, 2013. Scan. Photo: D.R.

Il y a donc aussi Surveillance Chess, l’opération de Hacking du réseau de surveillance de la CCTV à Londres dont je parlais plus haut, mené à l’occasion des Jeux olympiques en 2012.  Une station de métro est l’un des espaces publics les plus surveillés au monde. !Mediengruppe Bitnik a intercepté le signal d’une des caméras de surveillance du métro londonien. Le principe est « simple ». Au moment où nous prenons le relais, l’image de surveillance disparaît et un échiquier apparaît sur le moniteur avec une voix dans les haut-parleurs qui dit : Je contrôle votre caméra de surveillance aujourd’hui. Je suis celui avec la valise jaune. L’image revient sur une femme avec une valise jaune. Puis l’image passe à l’échiquier. Que diriez-vous d’un jeu d’échecs ?, demande la voix. Vous êtes blanc. Je suis noir. Appelez-moi ou envoyez-moi un texto pour jouer. Mon numéro : 07582460851 (4).

Il y a également une autre pièce de Mail Art Live nommé Random Darknet Shopper. En 2014 nous avons créé un bot de shopping automatisé auquel nous avons alloué $100 en Bitcoins par semaine. Une fois par semaine, le bot se rend dans le darknet, achète au hasard un item et nous envoie un mail. Les objets sont actuellement exposés au sein de The Darknet. From Memes to Onionland, une exposition présentée au Kunst Halle de St. Gallen (Suisse).

Actuellement nous sommes très intéressés par les interactions offline/online dans le monde de l’art. Quelles sont les stratégies et les outils pour devenir actif dans ces espaces « publics » crées online et offline ? Comment pouvons-nous utiliser ces espaces dans les pratiques de l’art contemporain ? Nous constatons que la frontière entre offline et online devient de plus en plus floue. Tout est de plus en plus interconnecté. Le digital occupe de plus en plus d’espace physique « réel », se connecte de plus en plus avec le corps humain. Les technologies nomades et « mobiles » ont joué un grand rôle dans ses interconnections.

Dans cet univers interconnecté les questions de réseaux anonymes, d’identité (collective), d’archivage/de perte, de présence/absence, s’appréhendent sous un jour nouveau et intéressant. Dans certains de nos travaux récents, nous avons commencé à explorer ces espaces avec des interventions et des performances en ligne. Nous croyons que cet espace est intéressant pour l’art contemporain. Nous pensons que pour être pertinent, l’art doit devenir global, s’étendre aux espaces et au sujet des réalités qui nous entourent. Nous souhaitons explorer des pratiques artistiques en temps réel qui s’engagent avec les univers interconnectés, les médias en ligne: pratiques que nous nommons RRRRRRRadically Realtime.

!Mediengruppe Bitnik, The Darknet - From Memes to Onionland. An Exploration.

!Mediengruppe Bitnik, The Darknet – From Memes to Onionland. An Exploration. exposition à la Kunst Halle St. Gallen, Suisse, Octobre 2014 / Janvier 2015

Est-ce que les réseaux de communication facilitent l’action politique contemporaine ? Oui et non. Oui, il est plus facile de se connecter à un réseau d’activistes. L’interconnexion entre les mondes offline et online nous donne un certain pouvoir dans le monde physique et digital. Les réseaux digitaux distribuent l’information efficacement, et permettent aux gens de se connecter les uns aux autres, d’organiser des choses concrètes dans le réel. D’un autre côté, non. Internet et les mobiles ont également permis la surveillance de masse. Cela rend plus facile à contrôler et à réprimer l’action politique, déjouant ainsi la dissidence et le pouvoir de décision de l’opinion.

Actuellement !Mediengruppe Bitnik se concentre sur les Darknets. Ces réseaux qui se situent au-delà de l’information quotidienne visitée par la majorité des utilisateurs d’Internet. C’est une autre forme d’Internet administrée par des millions d’utilisateurs, mais ignorée des publics traditionnels. C’est une sous-culture d’Internet, formé par des réseaux décentralisés, cryptés et anonymes. Un monde parallèle de communication. La vie en ligne devient plus importante que divers aspects de nos vies offline, les forces à l’extérieur vont de plus en plus essayer de la contrôler et de la gouverner.

Après les fuites de l’affaire Snowden, nous estimons que les rapports de force changent. Depuis, il est devenu clair que le Web classique est une machine de surveillance gigantesque. De plus en plus de personnes comptent sur les réseaux anonymes, comme TOR, pour échapper regards indiscrets. Ce sont des logiciels et  des réseaux qui s’appuient sur le chiffrement et les logiciels de cryptage. Cela nous intéresse forcément, que nous soyons journalistes, dissidents, militants, artistes ou codeurs, etc.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

https://wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww.bitnik.org

(1) Définition de « Hacker » extraite de The Jargon File, a glossary of computer programmer slang.

(2) http://next.liberation.fr/arts/2014/02/24/julian-assange-avec-accuse-de-reception_982608

(3) https://wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww.bitnik.org/o/

(4) https://wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww.bitnik.org/s/

Hans Bernhard et Lizvlx d’UBERMORGEN ne se considèrent pas comme des activistes politiques, mais comme des actionnistes. De fait, s’il fallait donner un nom à la politique contre laquelle se bat ce duo d’artistes suisse austro-américain depuis la fin des années 90, ce serait « Politic of Terror ». Voilà près de 15 ans maintenant qu’UBERMORGEN subvertit le monde des médias, et particulièrement internet. Leur œuvre, engagée, pluridisciplinaire et multimédia par essence (« super-enhanced » comme ils aiment à le dire) est en constante évolution, tout comme le monde qui l’abrite.

Ubermorgen, Perpetrator.

Ubermorgen, Perpetrator. 2008. Photo: © Ubermorgen.

Hans Bernhard et Lizvlx sont très clairs quand il s’agit de nommer leurs actions artistiques. Héritier du mouvement Dada et des actionnistes viennois, le duo déclarait en 2013 : Nous n’avons aucun agenda politique dans notre travail… Nous ne sommes pas des activistes. Nous sommes des actionnistes dans la tradition expérimentale de l’Actionnisme Viennois — nous utilisons les médias internationaux, la communication et les réseaux technologiques, notre corps est le capteur ultime et immédiat… Ce que nous faisons n’est pas du pop art; c’est de l’art rupestre (1). Depuis 1999, date de leur rencontre, UBERMORGEN s’est fait connaître en créant, entre autres, un site web permettant de vendre (et acheter) aux enchères, des votes pour l’élection présidentielle américaine de 2000.

Ensuite, Hans Bernhard et Lizvlx ont lancé le débat sur le vote numérique, les tentatives politiques d’assimiler les néo-nazis en Allemagne, la société et l’esthétique de guerre, l’industrie du jeu, l’aspect tentaculaire et suprématiste de Google, ou l’esclavage 2.0 du groupe de vente en ligne Amazon. Aujourd’hui les deux d’UBERMORGEN font surtout parler d’eux suite à leur « adoption » de l’Américain Chris Arendt. Un ex-garde de la prison de Guantanamo Bay, enrôlé par les artistes dans le but de dénoncer les pratiques employées par le gouvernement US sur leurs « black sites » (les prisons secrètes de la CIA).

Écho de Guantanamo

La mise en place des « black sites » par le gouvernement et les services de renseignement américains n’est plus un secret pour personne. On le sait depuis la révélation de leur existence par le Washington Post en 2005, divers pays d’Europe dont la Grèce, la Roumanie et la Pologne, abritent des lieux de détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus. Dans Superenhanced, vaste projet artistique plurimédia (2), UBERMORGEN invite l’ex-garde de Guantanamo Chris Arendt en le prenant comme modèle et en s’appuyant sur ses témoignages. Mais la collaboration tourne court : profondément perturbé, le jeune homme devient vite incontrôlable. Suite à une crise de délire sévère, il est arrêté et enfermé par la police autrichienne.

Ubermorgen (Hans Bernhard et Lizvlx) accompagnés de Chris Arendt.

Ubermorgen (Hans Bernhard et Lizvlx) accompagnés de Chris Arendt. Photo: D.R.

À la manière des Actionnistes Viennois, les artistes se réapproprieront cet épisode d’hystérie tragi-comique, et l’intègrent à leur travail. Cela deviendra Perpetrator, partie de leur projet Superenhanced sous-titrée avec humour Gonzo research gone bad! Pour la vidéo Superenhanced – V2E1 (3), UBERMORGEN crée un logiciel d’interrogatoire que les visiteurs peuvent utiliser et qui s’inspire des techniques utiliser sur les potentiels terroristes et ennemis de la nation par le renseignement et l’armée Américaine. Au montage, les extraits de la vidéo finale réalisée à partir des choix du public montrent Chris Arendt imitant les attitudes des soldats, saluant, opérant dans des bâtiments qui évoquent la fameuse prison (en réalité filmé à Südbahnhof, une gare désaffectée de Vienne).

À propos des pratiques comme la torture, le duo UBERMORGEN note : Les événements et les pratiques psychotiques passent inaperçus et nous les acceptons lentement, au fil du temps, pour finir par s’acclimater et se familiariser avec elle. En mêlant des moments de blancheur aveuglante avec la noirceur du black out, se crée un mélange unique de douleur physique et de techniques d’interrogatoire symbolisé par le logiciel que nous avons créé pour l’occasion. Nous n’avons pas à imiter la réalité — notre monde est déjà mis en scène, superficiel et glamour, mais l’utilisateur peut en éprouver la perversion omniprésente (…). Nous rejetons la notion de torture comme légitime défense, mais nous l’acceptons comme partie de la culture rock (4). L’œuvre finale, montée en vidéo, est accompagnée du titre de Rage Against The Machine, Bullet In The Head.

Magneto avait raison !

Au sein de la saga X-Men, série de comics crée par le scénariste Stan Lee et le dessinateur Jack Kirby, le personnage de Magneto est un super-vilain dont l’unique but et de contrer les super-héros mutants du Professeur Xavier. C’est aussi le personnage le plus ambigu de l’histoire des comics US. Quand les lecteurs découvrent en 1985 que Magneto est un survivant de la Shoah, on comprend alors son angoisse de voir une race de mutants supérieurs prendre le pouvoir sur la race humaine. Lui qui a subi les horreurs au nom de la suprématie aryenne prônée par les Nazis.

Ubermorgen, Userunfriendly. Octobre/Novembre 2013.

Ubermorgen, Userunfriendly. Octobre/Novembre 2013. Photo: © Caroll / Fletcher.

Au fil de la série, on se rend compte que les agissements de Magneto, aussi dommageables soient-ils, sont en réalité dirigés par une éthique humaniste qui, si elle est discutable, prend sa source dans la peur de l’idéologie totalitaire. Sur une fameuse photo de Hans Bernhard et Lizvlx, accompagnés de Chris Arendt, on peut voir se dernier porter un tee-shirt orné du slogan Magneto Was Right. C’est aussi cette idéologie que veut combattre UBERMORGEN. Celle d’un pays, les États-Unis, dont les visées qu’ils jugent suprématistes et totalitaires font plus de mal que de bien au monde qu’ils occupent.

Critique plurimédia super-renforcée

En novembre 2013, le duo d’artistes donne sa première exposition à Londres. Userunfriendly. Comme son titre l’indique (user friendly est un terme informatique signifiant « convivial »), on peut comprendre qu’Userunfriendly signifie tout son contraire et se veut encore une fois provocateur. L’événement est présenté comme suit par le site du galeriste Carroll Fletcher : L’exposition présente des installations, des vidéos, des sites web, des actions, des gravures, des peintures à l’huile numériques pixélisées et des photographies, dans une exploration super-renforcée (superenhanced) et hyper-active, de la censure, la surveillance, la torture, la démocratie, le commerce électronique et la novlangue (4).

On le voit, le « body of work » d’UBERMORGEN ne change pas ou peu. Hans Bernhard et Lizvlx tentent d’y exercer au mieux leur esprit critique, usant de tous les médias à leur disposition afin de mettre en évidence les défauts, les hypocrisies et les dysfonctionnements qui se jouent actuellement, au niveau local, international, géopolitique et économique. Pour cela, ils examinent les usages et les normes actuelles avec distance, dans une remise en question totale des idées profondément intégrées et des comportements standardisés de la société occidentale.

 

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La politique de l’art », mars / mai 2015

 

www.ubermorgen.com

 

(1) Userunfriendly, A Conversation between Edward Snowden and UBERMORGEN
(2) www.superenhanced.com
(3) http://vimeo.com/23060621
(4) Userunfriendly, A Conversation between Edward Snowden and UBERMORGEN
(5) www.carrollfletcher.com/exhibitions/19/overview/