L’art à l’ère digitale

Multitude et singularité : ces deux notions ne s’opposent pas, mais se complètent pour dessiner notre futur immédiat. La multitude c’est bien sûr celle des réseaux et des données, celle aussi de la manière de représenter et d’appréhender le monde au fil des innovations numériques (virtualité, etc.). La Singularité (avec une majuscule) c’est l’étape suivante, celle où la technologie s’émancipe et surpasse son créateur. Vernor Vinge, mathématicien et auteur de science-fiction, en a rappelé la possibilité au début des années 90s. Un point de bascule qui commence actuellement à s’imposer à l’humanité comme questionnement majeur avec les balbutiements de l’Intelligence Artificielle.

Stine Deja & Marie Munk, Synthetic Seduction: Foreigner. Photo: D.R.

Multitude et singularité : pour l’art à l’ère digital c’est une double source d’inspiration. L’exposition collective éponyme nous en offre un aperçu au travers d’une toute petite dizaine d’œuvres visibles à Paris, à la Maison du Danemark, jusqu’au 25 février. L’emblème de cet événement est l’étrange visage d’une créature synthétique s’observant dans un miroir. Cette installation fait partie de la série Synthetic Seduction de Stine Deja et Marie Munk. Une œuvre collaborative qui « déborde » dans le réel et le virtuel, comme sculpture et installation vidéo. L’humanoïde que l’on voit découvrir son visage et surtout les formes arrondies qui s’empilent sur écran trouvent un prolongement sous forme de grosses excroissances de couleur chair (précision : une chair bien rose d’Occidental marbrée de veines bleues…). Disposées sur le sol de l’espace d’exposition, ces sculptures organiques ne sont pas sans évoquer les poufs des années 70s ; une photo montre d’ailleurs les deux artistes vautrés (lovés ?) dans cette création au penchant « régressif ».

Cecilie Waagner Falkenstrøm, An algorithmic gaze II. Photo : D.R.

La chair est également au centre de l’installation générative de Cecilie Waagner Falkenstrøm. An algorithmic gaze II montre une succession d’images fondues et enchaînées d’hommes ou de femmes qui se déploient selon une chorégraphie au ralentie. Mais ici la « couleur chair » offre une palette plus large, comme affranchie des stéréotypes si souvent reconduits par les algorithmes. La superposition de ces corps hybrides, déformés comme s’ils étaient en cire ou échappés d’un tableau de Dali, témoigne des efforts de la machine pour surmonter ce biais algorithmique en rassemblant des milliers de photographies de nus qui soient à la mesure de nos diversités en termes de genre, d’âge et d’ethnicité.

Mogens Jacobsen, No us (1 off). Photo : D.R.

La multiplicité et la mixité sont aussi à l’image des visiteurs grâce à No us (1 off) de Mogens Jacobsen. Située à l’entrée de l’exposition, cette installation générative invite le spectateur à se regarder dans un miroir semi-transparent qui « cache » une caméra couplée à un système de détection faciale. Ce qui ressemble à une platine disque, « reconfigurée » comme interface de projection, permet d’afficher le visage du visiteur puis de le fusionner avec d’autres visages sur un écran avec une résolution correspondant à celle des débuts de la télévision cathodique. Image de soi encore avec 360° Illusion IV de Jeppe Hein. Ce dispositif plus mécanique que numérique, low-tech donc, repose sur un jeu de miroirs rotatifs. Ce qui surprend c’est le mouvement de l’image qui tourne, comme scotchée sur les miroirs, alors que l’on s’attend à ce que notre reflet reste immobile malgré la rotation du dispositif…

Jens Settergen, GhostBlind Loading. Photo : D.R.

L’installation sonore de Jens Settergen, GhostBlind Loading, comporte également des miroirs ainsi que des pierres et des feuilles (mais pas de ciseaux). Ce décor est la mise en scène d’un dispositif nous permettant d’écouter l’invisible, c’est-à-dire les sons et activités électromagnétiques des appareils électroménagers « intelligents » et autres objets connectés qui ont envahi notre quotidien. C’est un autre élément qui est au centre de l’installation vidéo de Jakob Kudsk Steensen : l’eau. Indispensable à la vie, composante majoritaire de notre masse corporelle, mais aussi à l’origine pour certaines personnes de peur irrationnelle : Aquaphobia est une suite de paysages virtuels fantasmagoriques, de couleur verte bleutée, comme échappés de jeux vidéos ou d’un film d’anticipation

Laurent Diouf

> Multitude & Singularité avec Stine Déjà & Marie Munk, Jeppe Hein, Mogens Jacobsen, Jakob Kudsk Steensen, Jens Settergren, Cecilie Waagner Falkenstrøm…
> cette exposition s’inscrit dans le cadre de Nemo – Biennale internationale des arts numériques
> commissaire d’exposition : Dominique Moulon
> du 8 décembre au 25 février, Le Bicolore / Maison du Danemark, Paris
> https://lebicolore.dk/

Le narcissisme culmine actuellement au travers des réseaux sociaux où chacun peut se mettre en scène. On y déploie des « personnalités multiples ». On y offre des fragments de notre vie. Des échantillons de soi, donc, entre réel et virtuel, comme l’illustre les œuvres proposées dans le cadre l’exposition collective présentée au centre d’art contemporain La Traverse à Alfortville jusqu’au 13 janvier.

Longtemps, la représentation de soi s’est matérialisée dans la sculpture (buste), la peinture puis la photographie (portrait). Renaud Auguste-Dormeuil reprend les codes de ce marqueur social en photographiant de grands collectionneurs. Ils posent en pied devant l’objectif, souvent dans leurs appartements que l’on devine somptueux, à la mesure des œuvres qu’ils collectionnent… Il y a aussi quelques figures historiques qui détonnent dans cette galerie de personnages. Ce sont Les Ambitieux, autre série photographique. Renaud Auguste-Dormeuil pratique un découpage, un échantillonnage, sur chaque photo : il enlève une bande verticale qui supprime le visage. Les deux parties du cliché sont recollées. Les collectionneurs et les ambitieux affichent de fait une silhouette plus filiforme et surtout anonyme. Ce type de portrait retouché devient alors paradoxalement une sorte d’anti-représentation de soi !

Bettie Nin, Biodiversité. Photo: D.R.

Avec His Story, une série de « vrais-faux » autoportraits générés par IA, Grégory Chatonsky joue également sur la représentation de soi. En l’occurrence celle de l’artiste et des clichés inhérents à ce statut. Les prises de vues et la tonalité des couleurs tracent les contours d’une vie possible d’un artiste au siècle dernier et reprennent certains clichés de la bohème et de l’esthétique des ruines. À l’opposé, Inès Alpha nous projette dans le futur, avec les portraits vidéo en réalité augmentée de mannequins parés de maquillage 3D, liquide et évolutif, qui les transforment en « femmes-fleurs » fantasmagoriques. Émilie Brout et Maxime Marion optent également pour la vidéo. A Truly Shared Love montre la vie idéalisée, déréalisée, d’un couple. Avec son esthétique très plastique, artificielle, cette vidéo 4K de 28′ « surjoue » les représentations normatives (classe, genre & co) en appliquant à la lettre les codes de l’imagerie commerciale…

Fabien Zocco, Dislessia. Photo: D.R.

Dasha Ilina place le spectateur dans un rapport étrange avec Let Me Fix You. Cela tient en partie au processus puisque c’est une vidéo avec ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response, en « bon » français : réponse sensorielle culminante autonome…). Le ressort de ce procédé, par ailleurs très en vogue chez certains YouTubeurs, doit beaucoup au ton, soft, qui fait naître un sentiment de proximité, et au son qui agit un peu comme un « massage »… À l’écran, on voit une jeune femme qui entreprend de réparer un robot, décrivant en susurrant les différentes étapes de son intervention. Elle fixe l’objectif et on pourrait se croire à la place du robot. Le trouble s’installe progressivement, au fil du « diagnostic »… Le robot ne semble pas endommager matériellement, mais en proie à une crise de conscience faute d’avoir pu être pleinement au service de son propriétaire, un homme âgé… Dans un autre genre, Dasha Ilina a aussi conçu une sorte de « doudou » pour millennials. Un oreiller brodé d’un smartphone (Do Humans Dream Of Online Connection?)… Kitsch, mais significatif de l’attachement que l’on éprouve vis-à-vis de nos « machines à communiquer ». Qui plus est, la chose est interactive. En s’appuyant dessus, on peut y entendre une histoire, un mythe ou une légende urbaine autour des smartphones. Et chacun est invité à compléter cette histoire sans fin.

Dans un coin de l’espace d’exposition, on aperçoit deux bras qui sortent d’un mur… L’un armé d’aiguilles. L’autre couvert de tatouages représentant les nationalités les plus présentes en France : Bettie Nin, co-fondatrice et directrice de La Traverse, propose ici un « re-up » de sa sculpture Biodiversité. Autre objet de curiosité qui ne se donne pas au premier regard : La Parole Gelée de Fabien Zocco. Cette sculpture de porcelaine est en fait une empreinte vocale, la trace d’un mot qui n’existe pas : « ptyx », inventé par le poète Stéphane Mallarmé pour les besoins de son Sonnet en X… La voix, les mots et la syntaxe se télescopent sur Dislessia, une installation conçue également par Fabien Zocco. Cette sculpture-écran retranscrit les efforts presque désespérés d’une intelligence artificielle pour apprendre l’italien sur la base de phrases grammaticalement fausses. De cette mécanique absurde émane une forme de poésie, celle que l’on retrouve dans l’éternelle répétition des cycles, à la fois tragique et risible. Le titre de l’œuvre, qui signifie dyslexie en italien, fait également référence aux noms féminins communément attribués aux assistants vocaux (Alexa pour Amazon, Cortana pour Microsoft, Eliza pour le M.I.T., etc.).

Laurent Diouf

> Échantillons de soi, avec Ines Alpha, Renaud Auguste-Dormeuil, Emilie Brout & Maxime Marion, Grégory Chatonsky, Dasha Ilina, Bettie Nin et Fabien Zocco…
> cette exposition s’inscrit dans le cadre de Nemo – Biennale internationale des arts numériques
> commissaire d’exposition : Dominique Moulon
> du 29 novembre au 13 janvier, La Traverse, Alfortville
> https://www.cac-latraverse.com/