De la tulipe à la crypto marguerite

Deux récents évènements viennent donner un relief singulier à l’exposition d’œuvres axées sur les crypto-monnaies qui se tient jusqu’au 20 mars à l’Avant Galerie Vossen dans le 3e à Paris. Tout d’abord l’intérêt renouvelé du fantasque Elon Musk (Tesla, Space X) pour le Bitcoin, et dans une autre mesure le Dogecoin, entraînant dans son sillage de nombreux remous financiers. Ensuite le récent « hold-up » de pirates boursicoteurs, réunis sur un forum du site communautaire Reddit qui ont jeté leur dévolu sur les actions de la chaîne de jeu vidéo américaine Gamestop, contrecarrant ainsi le plan des loups de Wall Street, torpillant des fonds d’investissement et obligeant les autorités financières, dépassées cette rébellion 2.0, à bricoler en urgence de nouvelles règles du marché…

Les crypto-monnaies et les échanges financiers appliqués au monde de l’art sont donc au cœur de cette exposition qui retrace aussi, comme son intitulé le laisse deviner, l’histoire de la spéculation. C’est en effet autour de la tulipe, plus exactement du commerce de ses bulbes, que s’est cristallisé le premier phénomène spéculatif de l’histoire. Nous sommes en Hollande bien évidemment, au XVIIe siècle, lorsque la machine se met en branle. Rapidement les prix s’envolent jusqu’à atteindre des valeurs stratosphériques : à l’apogée de cet emballement  « hors sol », un bulbe vaut l’équivalent d’une ou deux maisons ou quinze ans de salaire d’un artisan. Et ce qui devait arriver, arriva : le cours de la tulipe s’effondre en quelques semaines, en 1637, dans un pays par ailleurs ravagé par la peste bubonique…

Autre temps, autre épidémie. Depuis, ce scénario s’est répété, amenant à chaque fois des variantes, renouvelant l’expérience avec une multitude de denrées, de ressources, de produits, de titres… Mais le symbole de la tulipe est resté et de nombreux artistes réunis ici ont pris cette fleur comme sujet, soulignant selon les supports, matières ou protocoles mis en œuvre, la vacuité et la fragilité de ces acrobaties financières. C’est le cas, pêle-mêle, de Louise Belin (Tout doit disparaître), de Mona Oren (Wax Tulip Mania, un parterre de tulipes en cire noire et blanche), du bien nommé Denis Monfleur ou d’Anna Ridler (Mosaic Virus, une installation vidéo dont l’extrait du dataset présenté ici offre un aperçu des milliers de polaroïds qu’elle annote scrupuleusement et qui servent aussi de base de données pour l’apprentissage algorithmique de… la reconnaissance de la tulipe).

D’autres œuvres, relevant ou non de l’art numérique, partent sur d’autres pistes à l’exemple de Prosper Legault et son enseigne qui joue sur la duplicité sémantique du mot « change » (échange / changement), alignant sur le côté un inventaire à la Prévert qui se déroule comme la promesse « bonnes résolutions » (« Change » de sexe, de quartier, de mentalité, de climat, de crèmerie, de curateur, d’argent…). En 2014, la revue MCD avait justement publié un numéro intitulé Changer l’argent. Détail : à l’époque, 1 Bitcoin cotait seulement 400€… En parallèle du crypté et du virtuel, il y était aussi question de « fausses monnaies » plus vraies que nature quant à leur raison d’être (Agliomania, Gibling, Livre Lewes, Knochen, Afro…).

Jade Dalloul avec sa série Brand Currency — qui reprend les codes graphiques des billets de banque en substituant comme illustration le logo de grands groupes avec leurs patrons en effigie — s’inscrit parfaitement à la suite de ces démarches artistiques générant des utopies monétaires. Ce qui a vraiment changé, par contre, depuis la publication de cette édition, c’est bien la place du marché. Plus précisément, la question de l’achat et de la vente d’une œuvre d’art numérique ; question centrale avec, à l’autre bout du spectre, la problématique de la conservation.

Jade Dalloul, Brand Currency. Photo: D.R

Une œuvre d’art numérique pouvant être un objet « dématérialisé » (un simple fichier dans le cas du net-art par exemple) et/ou être reproductible à l’infini, alors que pour l’Ancien Monde la valeur financière est indexée au caractère unique et à la possession physique, cela invite forcément à une redéfinition des conditions de transaction. L’arrivée des crypto-monnaies offre, spécifiquement pour l’art numérique, une solution adaptée. L’idée n’est pas tant d’acheter des œuvres avec des Bitcoins ou autres, même si cela est désormais possible dans de nombreux lieux — à commencer, logiquement, par l’ Avant Galerie Vossen où se tient cette exposition — mais de transposer et d’appliquer la technologie du blockchain à une œuvre d’art.

Le code algorithmique (blockchain) assure l’identité, l’authenticité et la propriété de l’œuvre. C’est cela que l’on achète et non pas l’œuvre elle-même qui peut ainsi continuer à être dupliquée sans perdre, pour l’acheteur, son caractère unique et sa valeur. La certification de l’algorithme la rend non-interchangeable. Par définition, cela devient un bien non-fongible  (NFT, non-fongible token). Traçables grâce au blockchain, les œuvres virtuelles ou dématérialisées subissent ainsi un processus de réification qui permet aussi des reventes (le fameux marché secondaire) tout en assurant un pourcentage systématique sur la transaction à l’artiste. Ce droit de suite (un peu l’équivalent des royalties) étant automatiquement implémenté avec le blockchain.

Nous assistons en fait à la naissance du « crypto-art », dont les babillements datent seulement de quelques années. Les premières transactions de ce genre remontent notamment aux CryptoKitties, les chats virtuels échappés du jeu en ligne éponyme en 2017. Et à en juger par les points rouge présent sur bon nombre d’œuvres présentées à cette exposition, cette expérience transactionnelle séduit. Qui plus est, l’artiste Albertine Meunier propose chaque samedi, sur inscription, un atelier historique et pratique sur le crypto-art. Une conférence animée par Victor Charpiat est également prévue sur ce thème. Satoshi Nakamato, le père putatif du Bitcoin dont le portrait peint par Ronan Barrot orne les murs de la galerie, doit sourire derrière son écran…

Laurent Diouf

De la tulipe à la crypto marguerite 
atelier (Albertine Meunier) + conférence (Victor Charpiat) + exposition avec Allbi, Bananakin, Robbie Barrat, Ronan Barrot, Louise Belin, Bleh, Fernando Botero, Bady Dalloul, Jade Dalloul, DataDada, Norman Harman, Denis Laget, Prosper Legault, Lulu xXX, Albertine Meunier, Denis Monfleur, Mona Oren, Paul Rebeyrolle, Anna Ridler, Robness, Milène Sanchez, Sylvie Tissot…

> jusqu’au 20 mars, Avant Galerie Vossen, 58 rue Chapon, 75003 Paris
(mercredi / samedi, 14h30 / 17h30)
> https://avant-galerie.com/

Le philosophe Günther Anders a été le premier à penser la fin des temps, ou plutôt « le temps de la fin » qui commence dans l’immédiat après guerre, avec l’ère atomique nous condamnant à voir l’humanité sous le prisme de la catastrophe ultime, de l’anéantissement.

Mais avant que les mille soleils d’Hiroshima et Nagasaki irradient sa pensée, Günther Anders s’est tout d’abord intéressé à l’univers musical. De ce premier parcours philosophique, il ne reste qu’un projet de thèse inachevée ainsi que quelques articles et interventions rassemblés dans un recueil préfacé par Jean-Luc Nancy et édité il y a peu par la Philharmonie de Paris.

Pour comprendre pourquoi Günther Anders a abandonné cette voie, il faut revenir dans les années 20 en Allemagne. Il passe son doctorat sous la direction de Husserl et continue ensuite ses études avec Heidegger. À cette époque, il rencontre Hannah Arendt qui sera sa première épouse. L’avenir semble tout tracé et il entame des travaux visant une habilitation, soit le titre de professeur, à l’Université de Francfort. Mais la machine se grippe. Un membre du jury — un certain Theodor W. Adorno… — émet des réserves qui lui valent un refus.

La voie universitaire lui étant désormais fermée, celui qui s’appelle encore Günther Siegmund Stern se tourne alors vers la presse. C’est Berthold Brecht qui lui met le pied à l’étrier. Il écrit dans un journal à Vienne, en Autriche. Son rédacteur en chef lui demande de prendre un pseudo. Ce sera Anders (« l’Autre » — autrement en allemand). En parallèle, sous son vrai nom, il continue d’écrire des textes philosophiques.

Les années 30 arrivent. Le bruit de bottes se rapproche. Il transite à Paris où il retrouve son cousin… Walter Benjamin, et rencontre Stefan Zweig. Avant qu’il ne soit trop tard, il finit par s’exiler aux États-Unis où il côtoie notamment Herbert Marcuse. Il ne rentre en Autriche qu’en 1950. Les temps ont dramatiquement changé. Sa pensée aussi. Il y a eu une cassure et un gap… Günther Anders appelle cela la « volte ».

Après les atrocités de la Seconde Guerre mondiale et l’abîme ouvert par les armes nucléaires, Günther Anders bascule donc dans un questionnement plus « existentiel » (si l’on ose dire) ; allant jusqu’à renier ses travaux sur la musique bien que ce domaine l’attire toujours comme l’attestent les articles qu’il écrira plus tard.

Ce sont des textes « sociologiques » plus factuels, comparés au manuscrit de sa thèse rejetée qui nous plonge dans les arcanes de la philosophie (Schopenhauer, Nietzsche, Hegel, Kant, Fichte, Cassirer, Schelling…) et de la musique classique (de Berlioz et du « barbare de Bayreuth » aka Wagner à Debussy…).

Mais reprenons le fil de sa pensée première en nous interrogeant sur ce que peut être la musique, comme objet et champ de réflexion, pour un phénomélogue. Appréhendée au plus près de sa manifestation, comme phénomène et comme expérience pour la conscience, la musique se distingue avant tout par le rapport au temps spécifique qu’elle introduit pour l’individu qui écoute. La musique crée une bulle, une enclave dans le continuum de la vie humaine. Ses formes, ses mouvements sont anhistoriques. En d’autres termes, le temps musical n’est pas un temps historique.

De même, la musique a beau déclencher un mouvement dans l’espace : danse, marche, etc., posséder son espace propre, ayant une voluminosité, une épaisseur, une ténuité, une hauteur et une profondeur, être capable d’absorber notre espace réel, de l’abolir ou de le remplir — elle n’a pourtant rien à voir avec l’espace comme système de coexistence juxtaposée. Certes elle s’inscrit indéniablement « dans » l’espace […], mais elle est à la fois nulle part et partout où on l’entend […] et ne trouve jamais son unité dans une limitation spatiale.

Cette autonomie particulière de la musique qui crée sa propre temporalité et spatialité amène Günther Anders à penser avant l’heure l’écoute nomade. Bien que les techniques et moyens de diffusion de l’époque n’offrent pas encore une nomadisation comme on la connaît actuellement. C’est la radio qui lui permet de penser ce nouveau rapport au son qui conjugue déambulation et immersion.

Seule la radio abolit radicalement la neutralité spatiale qui convient à la musique. On sort de chez soi, en ayant encore dans l’oreille la musique du haut-parleur, on est en elle — elle n’est nulle part. On fait dix pas, et la même musique s’élève de chez le voisin. Or, comme ici aussi il y a de la musique, cette dernière est ici et là, plantée dans l’espace comme le seraient deux piquets.

Autre « anticipation » qui découle directement du rapport spatio-temporel induit par la musique, les systèmes d’écoute en stéréo et la spatialisation du son. Günther Anders s’intéresse au « stéréoscope acoustique » qui correspond au dispositif de visualisation dédoublé d’images qui donne une impression de profondeur, de réel, de 3D là aussi avant l’heure. Mais il ne conçoit ce volume, cette épaisseur, cette dimension immersive, qui peut aussi s’obtenir par une diffusion simultanée sur deux radios, plus pour des oeuvres musicales du XIXe siècle, lourdement orchestrées, que pour les fugues de Bach…

Selon la formule de Günther Anders, la musique est une situation insulaire. Mais c’est aussi, en jouant sur les mots, un archipel qu’il n’est pas toujours facile d’explorer, dès lors que nous sommes reclus sur notre île… Le texte le plus parlant à cet égard est celui où Günther Anders soumet littéralement à la question un « musicien exotique » (c’est sa propre expression qui reflète bien son époque…) ; en l’occurrence un musicien indien du nom de Dilip Kumar Roy.

Celui-ci lui rétorque d’emblée : vous ne voulez pas savoir ce que je sais de votre musique, mais comment je l’entends… Et de poursuivre : ce qui m’a d’abord déconcerté, c’est que dans votre musique savante, les tons étaient toujours isolés, jamais mariés. Le passage d’un do à un do dièse, même legato, restait toujours un passage, jamais un ton ne naissait de l’autre sans solution de continuité.

Notre matériau primaire est tout autre : certes nous avons aussi des gammes, avec des tons précis, rationnellement espacés les uns des autres ; mais ces tons distincts ne sont pourtant que des nœuds sur une corde. Or, chez vous, je ne vois que les nœuds ; où est passée la corde ? Où sont passées les transitions continues d’un ton à l’autre ?

Plus loin, Dilip Kumar Roy souligne d’autres particularismes. Votre musique — si l’on met à part les récitatifs et les cadences — se limite en effet à des possibilités extrêmement simples. Vous n’allez presque jamais au-delà du système quaternaire… Mais il souligne aussi, en retour, la différence ou plutôt la divergence qu’il existe sur la notion, plus exactement le cadre dans lequel un musicien joue une pièce.

Dans la tradition indienne une œuvre n’est ni déjà là sous [sa] forme, ni entièrement inventée. Le musicien indien ne la compose pas complètement, et ne la reproduit pas non plus complètement. À l’opposé, ces « alternatives » n’existent pas pour un musicien occidental. En tant qu’interprète, il est confronté à la notion d’œuvre d’art identique. En tant que compositeur, par contre, il peut explorer tous les possibles ; ouvrant ainsi à une « évolution musicale » constante, là où la musique indienne reste prisonnière, même dans l’improvisation, d’une trame de fond indépassable.

Günther Anders s’intéressant à la musique instrumentale (classique), on se prend à rêver à ce qu’il aurait pu penser des musiques électroniques actuelles dans toutes leurs diversités. Peut-être en aurait-il tiré de nouvelles approches, une autre phénoménologie de l’écoute qu’il esquisse également dans un des textes présentés… À l’inverse, peut-être aurait-il été dérouté par l’ambient ou le dub (au hasard, as usual…).

Possible, car s’il reste à l’écoute des nouvelles formes d’expressions musicales qui émergent après-guerre, dont la musique sérielle, le jazz, la musique électroacoustique avec Stockhausen, en revanche, comme le note Reinhard Ellensohn dans la postface, il semble perdre pied (sans mauvais jeu de mots…) à l’écoute de Boulez : même moi, je n’y comprends plus rien

Laurent Diouf

Günther Anders, Phénoménologie de l’écoute (éditions Philharmonie de Paris / coll. La Rue Musicale, septembre 2020)

> https://librairie.philharmoniedeparis.fr/

It really is a very odd business that all of us, to varying degrees, have music in our heads. When the Overlords of Arthur C. Clarke landed on our planet, they were surprised by the energy that our species applied to producing and listening to music; they would be even more surprised to learn that, even in the absence of external sources of stimulation, we hear for the most part continuous interior music. (Oliver Sacks, Musicophilia)

Whether we want to be or not, we are all science-fiction characters living in a science-fiction period. (Ray Bradbury)

Bach never modulated in the conventional sense, and leaves the extraordinary impression of an infinitely expanding Universe. (Glenn Gould)

 

Before we begin to imagine the natural and unnatural copulations between music and science-fiction, perhaps it’s best to define the latter, which is often for some what it is not for others, and not necessarily vice-versa.

 

In the 1950s, Jacques Sternberg titled one of his works: A Subsidiary of Fantasy called Science-Fiction. A bit simplistic, perhaps. Especially considering that fantasy is a non-rational novelistic conjecture, which squarely places it in a different conceptual niche from science-fiction, which is considered “more or less” rational. Pierre Versins, author of a now-mythical Encyclopedia published in the early 1970s, believes that science-fiction is a universe that is bigger than the known universe. A bit excessive, however. Versins must have realized as much, because he later specified: Science-fiction is not a “literary genre” but a state of mind (…) which is revealed through all genres, from poetry to film, and in all forms, from image to discourse.

This is where it gets much more interesting. Norman Spinrad, author of cult books Bug Jack Barron and The Iron Dream, hammers in the nail: We can only define science-fiction by the perception we have of it. Science-fiction is therefore what is perceived as such. So there is no doubt that Gravity’s Rainbow (Thomas Pynchon), House of Leaves (Mark Danielewski), Glamorama (Bret Easton Ellis) or Mantra (Rodrigo Fresan), while not publicized as such, can be perceived as science-fiction novels, just as Donnie Darko (Richard Kelly), Element of Crime (Lars Von Trier) or Mulholland Drive (David Lynch) can be perceived as films of the same genre.

What about music?

Since at least the 18th century, music has tapped into the world of science-fiction. One of the first musical works to be assimilated with SF is probably Joseph Haydn’s opera Il mondo della luna (1777), with a libretto by Goldoni, in which a truant tricks a gullible astronomer into believing that he lives on the moon. Later, Leos Janacek also takes an interest in our satellite with The Excursions of Mr. Broucek (1917), who first visits the moon and then time-travels to the 15th century. The science-fiction opera has tempted numerous neo-classical or post modern composers, such as Lorin Maazel (1984, based on George Orwell’s novel), Philip Glass (The Making of the Representative for Planet 8, based on a libretto by Doris Lessing) and Howard Shore (The Fly, based on George Langelaan’s short story and directed by David Cronenberg).

The worlds of jazz and especially rock, which are part of the same cultural, or rather counter-cultural community, as Boris Vian, Philip K. Dick, Robert Silverberg, Philip José Farmer, Michael Moorcock and J.G. Ballard, have more naturally built a number of bridges with SF. One of the most assiduous is David Bowie, with an imposing number of works, including Space Oddity (1969) inspired by 2001, a Space Odyssey by Arthur C. Clarke, or the concept album The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders of Mars, which narrates the escapades of an extraterrestrial rock star, and Diamond Dogs, a dystopia in the spirit of 1984.

We could list dozens of groups, of course, but that deserves an article of its own (1). However, we will mention the British group Hawkwind, almost all of whose albums fall under the sign of SF, including Warrior of the Edge of Time based on the Cycle of the Eternal Hero by Michael Moorcock (who wrote the lyrics to three of the songs on the album), and the French group Magma, whose entire production revolves around the relationships/conflicts between Earthlings and the planet Kobaïa (with lyrics written in the ad hoc invented language of Kobaïan).

But psychedelic music is where SF has most potential in the Spinrad sense of perception. First off, there is the Pink Floyd spaceship piloted by Syd Barrett who delivers titles sparkling with stars and scented with acid and marijuana, such as Astronomy Domine, Interstellar Overdrive and Set the Control for the Heart of the Sun, as well as the whole “Krautrock” constellation (German rock of the 1960s and ’70s) with the representatives of the “cosmiche musik” trend: Tangerine Dream (Alpha Centauri, Phaedra, Rubycon, Stratosfear) or Klaus Schultze (Cyborg, Timewind, Moondawn, Dune), whose album titles evoke interstellar cargo-crossed immensities and more or less exotic planets that were already celebrated by Gustave Holst in his time. But whereas the British composer’s music only fully functioned as illustration once the theme was announced, all it took was a few notes for the cosmiche rockers to propel us into space.

How is this exploit possible without the use of words or images to funnel the listener’s imagination? With David Bowie or Hawkwind, the SF perspective is also suggested by the texts and imagery on the album covers. But without these textual or visual references, their music is incapable of assuring that the listener’s imagination is oriented toward science-fictional worlds. Hence the question:

Does science-fiction music exist?

Referring to Spinrad’s definition, I believe that we can answer in the affirmative: Phaedra, Rubycon, Moondawn, Dune, and almost all the German psychedelic albums that “sound” sci-fi, and which can therefore be considered as SF music. This leads to another question, which is much more difficult to answer:
Why—or rather how—does certain music sound sci-fi?

The archetypes of science-fiction, such as time machines, teleporting machines or space machines stuffed with electronics must have something to do with it. Indeed, sequencers, drum machines, samplers and, of course, computers decked music software are no longer instruments but also “machines” that generate sound. In the first half of the 20th century, they were only pure “anticipation”, excepting the first creation of mad engineers: the telharmonium (1900) or ætherophone (1919), better known as the Theremin, which already smelled like steampunk.

These first electronic instruments were often used before the arrival of synthesizers to add a certain “strangeness” to the soundtracks of fantasy and science-fiction films. The same can be said about Ondes Martenot (1928), the ingenious “steampunk” ancestor of the synthesizer, with its wooden keyboard and portable electronics. The German group Kraftwerk (who use the Ondéa, the modern version of Ondes Martenot) has played on these archetypes with the most clairvoyance and efficiency, especially on stage: electronic music + minimalist texts made up of keywords interwoven like strands of DNA + “hard science” stage design with robots standing in for the musicians + projection of films on key topics of science and technology… Thus, they are undeniably the precurseurs of cyberpunk (2). While their cosmiche colleagues ogled the space opera, albeit as sophisticated as Dune (inspired by Frank Herbert’s novel), Kraftwerk build a bridge between William Burroughs (Naked Lunch, Nova Express) and J.G. Ballard (Atrocity Exhibition, Crash) on one hand, and William Gibson (Johnny Mnemonic, Neuromancer) and Bruce Sterling (Mozart in Mirrorshades, Schismatrix), the popes of cyberpunk, on the other.

But synthetic sounds alone do not trigger a mental cinema in the image of space opera or even cyberpunk. The “composition”, the creative talent of the musician (fortunately) remains an essential element. As evidence, let’s go back in time for a moment (time travel is still a beautiful invention):

In his Last conversation before the stars, (1982) Philip K. Dick talks about his plans for a new novel titled The Owl in Daylight in which one of the main components is music, saying Pythagorus concluded that the foundation of the universe was the combination of mathematics and music, because they are two aspects of the same thing. Such was his teaching—hence the expression “music of spheres”. Then he said that moving bodies emit music but that we don’t hear it because we’re immersed in it since the time we were born, so we’re no longer aware of it. However, we perceive uninterrupted music.

This music that we do not perceive, but that exists somewhere in the mathematical universe of the world, do we not hear it somehow in the soundtrack of Eraserhead as “interpreted” by David Lynch and Alan Splet? It seems that this reinvented music of matter, of time and of space is, according to Spinrad’s definition, unquestionably science-fiction music, just like the images that go with it.

We can also get an idea of this explicitly SF intention through a creative shock: in the overture of Zaïs, where Jean-Philippe Rameau manages to musically translate the establishment of a progressive order of matter, in a true harmonic interpretation, two centuries ahead of his time, of the evolution (or nucleosynthesis) of interstellar matter (3); or in Les Éléments (1721) by Jean-Féry Rebel, who selects chords and arranges them to express chaos by themselves, without relying on voices or décor. The surprisingly modern result could have been signed by Art Zoyd. Whatever the perspective, on one side of time or the other, from listeners of the era to those of today, the creative shock triggers a break from reality and propels the work into SF.

This “break” is now “common”. We live in a bubble of the expanded, inflated present, lashing out its tentacles in all the senses of time. Accelerated duplication, cloning, drones. Technology is icreasingly overtaking basic research. Electronic music, now digital, lives its own life. It regenerates, metamorphoses, samples and duplicates, lives, dies and rises from its samples. Compression-expansion. The entire history of music in a nanosecond loop. Numbers are numbers.

The first time that Philip K. Dick took LSD, he was listening to a quartet by Beethoven, and he saw it in the form of a cactus. With each progression, from measure to measure, the cactus gained complexity; it was a process of accretion, and no longer a succession. It grew bigger and bigger, more and more complex. Through synesthesia, Dick saw Beethoven’s quartet in the form of fractal scaling, a Fibonacci series. He “naturally” converted the sound into image, just as a software program would have done digitally. Probably without knowing it, he was anticipating the digital revolution capable of “dematerializing” sounds and “rematerializing” them as images.

Number are numbers, and today all music is science-fiction.

Jacques Barbéri
published in MCD #70, “Echo / System : music and sound art”, march / may 2013

> Version Française

(1) See, among others, the feature Culture rock & science-fiction (Bifrost 69 magazine, January 2013)
(2) In the same vein (without the electro-pop touch), we can mention the French group Heldon and the solo albums of its leader, Richard Pinhas (to whom we owe an excellent book on Deleuze and music: Les larmes de Nietzsche), precursor in the 1970s of cyber-electro music that openly referenced Philip K. Dick, Norman Spinrad and Michel Jeury.
(3) In Astronomie et musique au siècle des lumières, Dominique Proust.

A writer and musician, Jacques Barbéri has published the trilogy Narcose La Mémoire du Crime, Le tueur venu du Centaure (La Volte), short story collections, Kosmokrim (Présences du Futur), L’homme qui parlait aux araignées and more recently Le Landau du Rat (La Volte). > www.lewub.com/barberi/

Barbéri is also a member of the group Limite, formed in the mid-1980s with other writers such as Emmanuel Jouanne, Francis Berthelot, Jean-Pierre Vernay and Antoine Volodine, sharing the will to experiment and transgress writing and narrative codes in science-fiction (see the anthology Malgré le monde, Présences du Futur). > www.rumbatraciens.com/limite/mecanique/m002.html

In parallel, Barbéri performs (saxophone, electronics, text) in the group Palo Alto led by Denis Frajerman. The discography of this experimental and atypical group includes Terminal Sidéral (CD+DVD on Optical Sound), Cinq Faux Nids Six Faux Nez with DDAA (Déficit Des Années Antérieures) on the label Le Cluricaun and, of course, Slowing Apocalypse: a tribute to J.G. Ballard published by È®e, featuring Laurent Pernice, with whom Barbéri also recorded Drosophiles & Doryphores, an electronica and melodic album on the multimedia Slovenian label rx:tx.

ou comment tendre des lignes de son

Que l’on doive décrire la musique, en-dehors de ses aspects techniques, et l’on est rapidement amené à utiliser un vocabulaire physique, géographique, paysagiste. S’agit-il d’insuffisance, ou bien existe-t-il des rapports intimes entre le son et l’image qui rendent les comparaisons inévitables ? Voici un aperçu subjectif et forcément incomplet des réalisations musicales synesthésiques.

Jean-Michel Rolland, clavecin oculaire numérique conçu d’après les écrits du père Castel de 1735. Photo: D.R.

En février 1809, Ernst Florens Chladni est invité au palais des Tuileries par Napoléon Bonaparte. Le physicien et musicien allemand est venu lui présenter son extraordinaire invention, ou plutôt sa découverte, dont on parle dans toutes les cours d’Europe. Sa curiosité et son amour des sons avaient mené ce père de l’acoustique moderne à mener l’expérience suivante en 1787 : saupoudrer de sable une plaque métallique et frotter celle-ci à l’aide d’un archet. Suivant l’emplacement du jeu, sa longueur, sa fréquence, des figures géométriques apparaissent, disparaissent, se transforment, donnant à l’œil émerveillé le spectacle d’une musique qui se fait lignes.

Il n’est pas insignifiant de rappeler que cette découverte s’est rendue notoire en pleine époque de vigueur du romantisme allemand, dont le goût des analogies entre différentes résonances du monde préfigure, d’un bon siècle, un autre mouvement qui lui doit beaucoup, le surréalisme. Le romantisme, alors, visait idéalement à une synthèse des arts et une telle mise au clair des rapports intimes entre le son et l’image s’inscrit idéalement dans le Zeitgeist du 19ème siècle naissant.

Il faut attendre plus de cent cinquante ans pour qu’un autre scientifique, Hans Jenny, prolonge les expériences de Chladni en mettant en œuvre des oscillateurs sur du sable de quartz, mais également sur des fluides. Les cymatics – figures acoustiques – obtenus sont décrits par Jenny comme obéissant à des modèles ordonnés. D’étonnantes images, réagissant immédiatement au son, prennent forme dans les poudres, mais encore dans l’eau, dans l’alcool. On ne peut alors que parler, sans hyperbole, de véritable image sonore.

Voilà dès lors attestées, scientifiquement, physiquement, les corrélations entre l’harmonie des sons et celle des lignes. Car il n’a pas fallu attendre l’apparition de ces deux dispositifs géniaux pour que l’homme fasse naître des images de chaque émoi sonore. Toute description de la musique appelle tôt ou tard un vocabulaire paysagiste. Combien de ciels, de flots, de poudres, de ramures n’entendons-nous pas dans le bourdon des cordes, dans les chutes du piano, dans les vagues du synthétiseur, dans les frottements du métal…

D’autres encore éprouvent ce lien de manière intime, et la connivence image / son se produit au plus profond de leur être, à la racine même de leurs perceptions. Ce phénomène, que l’on nomme synesthésie, s’éprouve rarement, mais certains « voient » les sons en telle ou telle couleur, alors que d’autres « entendent » telle ou telle fréquence sonore à la vision du rouge, du bleu, du vert…

Poésie ou neurologie, les domaines s’accordent à intriquer la vue et l’ouïe, de Rimbaud (Voyelles) à Kandinsky, de Baudelaire (Correspondances) à Scriabine. Ce dernier, compositeur russe qui rêvait d’un grand projet associant couleurs et musique, reprenait à son compte les idées du Père Castel qui, au XVIIIème siècle, avait conçu un « clavecin oculaire », à l’intention des sourds, afin que la succession des couleurs pût agir sur l’œil de la même manière que celle des notes le fait sur l’oreille.

Tentatives audacieuses, pas toujours couronnées de succès, raillées par les uns, admirées par d’autres… Toujours est-il que le XXème siècle qui vit exploser la technologie fut ainsi le témoin de créations où la musique fuse d’autres mouvements que ceux du musicien sur son instrument.

C’est le temps du theremin, du nom de son inventeur, instrument pionnier de la musique électronique. Ce ne sont pas uniquement ses sons, ou sa technologie, qui le déterminent ainsi, c’est aussi et peut-être avant tout son mode d’exécution futuriste, « à distance », anticipant ces remote sensors qui nous environnent aujourd’hui. Le joueur de theremin manipule littéralement l’espace, il tient sa main à quelques décimètres de l’antenne qui capte ses mouvements et les transforme en son, contrôlant la hauteur de la note de la main droite, le volume avec la gauche.

L’instrument a traversé le siècle et, loin d’avoir été relégué au département des curiosités de l’histoire de la musique, il s’entend de loin en loin sur les disques de Squaremeter, The Damned, Radiohead, Cevin Key (Skinny Puppy)…

Certains griffent ainsi l’espace, alors que d’autres font chanter (enfin) la lumière ou les couleurs. C’est le cas de la harpe laser, inventée en 1980 par Bernard Szajner. Le faisceau de lumière interrompu détermine la hauteur du son. Là encore, d’autres musiciens, dont certains obtiennent ainsi un vif succès, reprennent à leur compte cette invention synesthésique que seule la technologie électronique pouvait permettre.

De senseurs en capteurs, les créations stupéfiantes augmentent le champ des possibles musicaux. Il faut voir les musiciens manipulateurs de la Biomuse, le Japonais Atau Tanaka en tête, actionner leurs bras à la manière d’un chef dont l’orchestre loge hors de toute vue, et obtenir de cet ensemble fantôme une texture domptée. La Biomuse, fruit des travaux de l’institut BioControl Systems, en particulier des deux chercheurs Hugh Lusted et Benjamin Knapp, est une interface « biomusicale » qui décèle l’énergie électrique de l’avant-bras et convertit les mouvements, les tensions de celui-ci en sons, en musique.

Le trio BioMuse, dans lequel B. Knapp revêt lui-même les biosensors, avec la violoniste Gascia Ouzounian et Eric Lyon au laptop, offre un exemple de la fantastique dynamique du dispositif, jouant littéralement des samples de violon capturés en temps à peine différé par l’informatique. L’imagination se projette dans le geste à la façon d’une gravure sur vide. Theremin, harpe laser, Biomuse : les avatars de ce geste du bras dans l’espace poursuivent en fait le même but, quel que soit le degré de sophistication du dispositif, la transgression d’une loi physique, le dépassement d’une évidence selon laquelle il faut toucher pour provoquer…

Bien plus aventureux sans doute, est le chemin qui prolonge celui que le Père Castel avait tracé avec son clavecin oculaire, que Scriabine avait défriché à son tour : trouver à relier positivement le son à l’image. L’ingénieur russe Evgeny Murzin, de 1937 à 1957, a mis au point un tel dispositif. Il ne l’a pas simplement imaginé, il l’a réalisé, et avec cet appareil, l’ANS (en hommage à Alexandre Nikolayevitch Scriabine), la réciproque des découvertes de Chladni et de Jenny : la transformation d’images en sons. D’apparence à la fois monumentale, rustique et ésotérique, ce synthétiseur (qu’Ivan Pavlov de CoH qualifie de « croisement entre une machine à explorer le temps venue du futur et un engin magique antique et mystérieux ») fonctionne sur un double principe : car l’ANS peut d’une part, lorsqu’on en joue, produire des dessins, des lignes, correspondants aux données sonores, des « paysages musicaux » peint par le musicien; mais également et surtout réagir musicalement en synthétisant un son à partir d’une représentation graphique.

Celle-ci, dessinée sur des plaques de verre enduites de résine noire, est glissée dans l’appareil qui réagit selon sa programmation dans un pur élan synesthésique. Il n’existe qu’un seul exemplaire de l’ANS, conservé à Moscou au Musée de la musique, et dont la présentation a longtemps été assurée par Stanislas Kreichi, ancien assistant de Murzin. Peu à peu, on fait balayer par la machine la plaque de verre gravée; elle convertit instantanément le tracé en musique, assimilant ainsi à une partition l’ensemble des dessins préparés.

Le synthétiseur ANS conçu par l’ingénieur russe Yevgeny Murzin. Photo: D.R.

Pour tout dire, grâce à l’ANS la forme « prend son » de la même manière que les découvertes de Chladni donnaient forme aux sons. Artemiev (pour la B.O. du Solaris de Tarkovski), A. Schnittke, Coil ou encore Cisfinitum ont utilisé les sons de l’ANS qui semblent surgis du cosmos sous les espèces d’un chant austère mais chargé de lumière. Le froid de l’espace, celui que l’on associe aux épopées soviétiques il faut bien l’avouer, nimbe les délicats bourdons de la machine, ses sifflements fragiles aussi, tout comme ses ondulations medium. Assurément, la musique de l’ANS est stupéfiante dans son procédé, elle est aussi inouïe (au propre comme au figuré) dans sa texture. Le coffret de Coil retraçant l’expérience du groupe en 2002 avec le synthétiseur russe, constitué de trois CD et d’un DVD, offre à cet égard un panorama assez large des possibilités de la machine.

Avec l’ANS, un rêve s’est accompli, conversion instantanée du dessin en vibration musicale. Une conquête de l’esprit romantique, de l’audace surréaliste sur la rigidité du vraisemblable. Chaque pas de cette importance repousse les bornes de l’impossible. Hier encore, un appareil synesthésique comme l’ANS semblait fou. Avant-hier, la conquête de l’espace se réservait le domaine de l’imagination. On sait le pas de géant que l’homme a franchi depuis… L’espace, et pourquoi pas le temps ? C’est peut-être la prochaine étape. Il n’est qu’à rêver en considérant ce que proposait le plus sérieusement du monde le prix Nobel de physique Georges Charpak, en se demandant si la vibration très ancienne du son environnant un potier de l’Antiquité pourrait avoir gravé le pot sur son tour, à la façon du sillon sur le disque de cire ou de vinyle (1). Si le futur n’est pas encore écrit, le passé regorge encore de trésors à décoder…

Denis Boyer
publié dans MCD #70, “Echo / System : musique et création sonore”, mars / mai 2013

Denis Boyer est rédacteur en chef de la revue Fear Drop > www.feardrop.net

(1) Cette « paléo-acoustique » (ou archéoacoustique) poursuit les recherches de Richard Woodbridge qui, en 1969, avait mené quatre expériences dans ce sens. La première aboutit à la transcription d’un bruit précisément produit par un tour de potier sur une poterie. Une pointe de bois et une cellule piézo-électrique permirent cette restitution sur un casque audio.

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