La plateforme Covid-Initiatives, soutenue par le Réseau Français des Fablabs, rassemble les initiatives de makers en France et au-delà qui proposent des équipements et solutions de fortune dans la lutte contre le Covid-19.

Le Réseau Français des Fablabs appelle à la mobilisation générale des makers et des fablabs pour lancer la fabrication coordonnée et distribuée sur tous les territoires de métropole, des DOM-TOM et de l’Outremer. Leur conviction : produire au plus près des besoins réduit considérablement les risques de dissémination du virus et réduit les temps de livraison. Pour répondre à cela, une équipe de bénévoles sort aujourd’hui Covid-Initiatives, un riche site rassemblant les initiatives de makers en France qui proposent des équipements et solutions de fortune dans la lutte contre le Covid-19.

Capture d’écran de la carte du site Covid-Initiatives. Photo: D.R.

Coordonner les initiatives des makers et fablabs

La force d’un réseau national c’est d’être une plateforme au carrefour des idées, savoir-faire, propositions, offres, besoins et désirs d’une communauté. C’est ce qui fait du Réseau Français des Fablabs l’interface nécessaire à une action coordonnée des makers en France.

En effet, depuis le début de la crise, de nombreux makers se mobilisent, se mettent en action collective via diverses plateformes d’échange et s’organisent en communs pour fournir des réponses en urgence. Partout l’entraide et l’auto-organisation démontrent leur capacité à fournir des solutions crédibles. Mais les initiatives fleurissent à une allure telle qu’il devient difficile de s’y retrouver et de s’orienter à travers le foisonnement d’informations.

« Plusieurs plateformes ont été ouvertes. Au Réseau Français des Fablabs nous communiquons sur le fait qu’il faut se fédérer. le RFFLabs peut jouer ce rôle, car nous sommes en contact avec les autorités de santé nationales, nous recevons des demandes des hôpitaux et nous faisons retomber en régions. Certains makers et fablabs surproduisent par rapport à la demande, alors que d’autres n’ont pas assez de matériel pour répondre aux sollicitations. Nous essayons d’équilibrer cela », explique Simon Laurent, président du Réseau Français des Fablabs.

Par souci d’efficacité le RFFLabs encourage donc de se faire référencer sur la plateforme Covid-Initiatives mise en ligne ce mardi 31 mars et développé par une équipe de bénévoles. La plateforme vise à recenser le maximum de projets émergents et à aider ceux qui font, ces citoyens qui contribuent, les « makers » – artisans, ingénieurs, bricoleurs, faiseurs de tous bords – qui agissent dans l’urgence. Elle recense aussi les initiatives de ceux qui permettent d’assurer la continuité pédagogique, de garantir l’approvisionnement alimentaire des personnes en difficulté, de venir en aide aux personnes seules, ou encore de ceux qui prototypent du matériel médical pour tenter de répondre aux urgences.

Par ailleurs, des rapprochements sont en cours entre le RFFLabs, JOGL, France Tiers-lieux, la communauté de makers rassemblée sur le Discord de Mr Bidouille, les communautés Facebook, des rassemblements locaux de makers et Covid-Initiatives pour se coordonner autour des besoins, ressources et initiatives.

Covid-Initiatives propose une cartographie interactive à partir de bases de données développées par d’autres acteurs : une plateforme d’auto-recensement des fabricants d’impression 3D ; un référencement des Fablabs et Makerspaces du territoire français réalisé par le RFFLabs. Cette carte donne à voir les acteurs de cette mobilisation du monde makers. Elle sera augmentée au jour le jour.


Chaîne de production de la visière « Folded Face Shield » fabriquée et montée en une minute chrono et développée à Volumes Coworking (coordinateur RFFLabs pour l’Ile-de-France) en Creative Commons. Elle est conçue pour la découpe laser afin de minimiser la matière et le temps. (ici le formulaire de besoins en matériel pour les établissements hospitaliers).

Les besoins et priorités

Visières : le besoin auquel la communauté des makers semble être le plus à même de répondre efficacement est celui des visières de protection (voir la page spéciale). Utiles pour les soignants autant que pour tous les professionnels en contact avec des publics (commerce, forces de sécurité, ambulanciers, postiers…) elles sont faciles à produire et neutres en termes de risques sanitaires. Des solutions existent en impression 3D, mais également en découpe laser. Coordonnée, la communauté des makers pourrait produire jusqu’à 100 000 visières en un temps record.

Pousse-seringues électriques : les hôpitaux font savoir qu’ils commencent à manquer de pousse-seringues électriques, et le RFFLabs appelle les makers à initier un challenge pour répondre à ce besoin via les canaux habituels, avec comme contrainte une utilisation minimale de l’impression 3D.

Respirateurs : nous savons aujourd’hui que les hôpitaux manquent de respirateurs, essentiels pour maintenir en vie les personnes les plus gravement touchées. Il existe aujourd’hui plusieurs prototypes à l’essai issus de la communauté. On citera les projets Minimal Universal Respirator et MakAir.life qui sont déjà très avancés. Si l’industrie est mobilisée aujourd’hui pour répondre aux besoins en France, ces appareils plus légers pourront également répondre à la demande dans des zones dans le monde plus démunies en équipements.

Bien évidemment, les besoins en masques (de préférence en tissus, voir le patron de référence), en blouses, gels et autres dispositifs sanitaires basiques sont toujours d’actualité.

Le MUR Project conçoit un respirateur de fortune en partenariat avec Objectif Sciences International et le teste en ce moment avec l’hôpital de Créteil et La Salpêtrière. Photo: DR.

Un besoin de coordonner pour tenir la durée

« Au-delà des visières de protection, d’autres demandes vont tomber dans les semaines qui viennent, on risque d’avoir des problèmes pour avoir du plastique pour imprimer, il faut donc organiser la production. Localement des makers sont contactés par des EHPAD et des hôpitaux mais aujourd’hui le message est passé au niveau de la coordination générale des hôpitaux et nous recevons maintenant en direct des messages de services hospitaliers, qu’on redistribue aux fablabs en réseau, sur le principe de la fabrication distribuée, de manière à produire et distribuer dans de bonnes conditions », défend Simon Laurent.

Bémol ? « Cela fait 15 jours que nous demandons une régulation ministérielle là-dessus, mais pour le moment nous n’avons eu aucune réponse de ministères, aucune réponse des Agences Régionales de Santé, sachant qu’il y a des inégalités suivant les territoires, dans certaines régions des ARS travaillent avec des fablabs, mais dans d’autres elles ne veulent pas en entendre parler. Nous sommes cependant en contact avec le pilotage des services ORL de toute la France et le message a été redistribué, explique Simon Laurent. Nous cherchons également à entrer en contact avec le réseau des EHPAD », ajoute-t-il.

Il importe pour les makers de France de se coordonner. Makery tient en ce sens à rappeler que les actions entreprises et solutions partageables ne seront pas seulement utiles pour la France mais aussi très vite pour d’autres communautés dans le monde où les équipements font peut-être encore plus cruellement défaut.

publié en partenariat avec Makery.info

Makers, signalez-vous auprès de la plateforme Covid-Initiatives.

un espace critique

À quoi servent les outils numériques et qui servent-ils ? Peut-on en faire autre chose que ce pour quoi ils ont été prévus ? L’utilisateur peut-il reprendre un certain pouvoir face à des solutions techniques de plus en plus complexes et formatées dans des objectifs marchands ?

Jon Rafman, 9 Eyes (2011-2014). Photo: D.R.

Dans sa théorie critique de la technique, Andrew Feenberg s’intéressait aux outils numériques qu’il analysait comme des outils de rationalisation sociale au service d’instances de domination. Mais il ne se limitait pas à cette vision déterministe : l’appropriation des technologies y est présentée aussi comme une co-construction sociale (1). Les technologies numériques paraissent en effet marquées par une instabilité inédite et les groupes subordonnés (les utilisateurs) peuvent manifester leur influence à l’encontre des forces hégémoniques via des stratégies de détournement, contournement, rejet, etc. Le succès de certains outils et technologies est par conséquent, plus souvent qu’on ne le dit, lié à l’invention simultanée de leurs usages, au point que ce sont parfois ces derniers qui constituent la véritable innovation.

Prenons pour exemple la perspective, la photographie, les plus contemporains outils vidéographiques d’enregistrement du réel et jusqu’aux tout derniers réseaux informationnels numériques : si le moteur principal de leur innovation est technologique, relevant en cela de la recherche stratégique, scientifique ou même militaire, leur (re)connaissance sociale s’origine tout autant dans le monde culturel ou dans l’univers de la création artistique. Leur succès et leur diffusion, difficile à promouvoir, et qui la plupart du temps ne peut être pleinement prédéfinie ou anticipée, supposent en effet une première appropriation sociale de ces technologies.

L’approche proposée par Andrew Feenberg croise ici les travaux du « prophète de l’âge électronique » et théoricien canadien Marshall McLuhan selon lequel la pratique artistique est dans ce contexte appelée à jouer un rôle spécifique : l’art constitue un contre milieu ou un antidote et un moyen de former la perception et le jugement. Ce dernier pariait sur le pouvoir qu’ont les arts de devancer une évolution sociale et technologique future, quelquefois plus d’une génération à l’avance : (car) l’art est un radar, une sorte de système de détection à distance, qui nous permet de détecter des phénomènes sociaux et psychologiques assez tôt pour nous y préparer […]. Si l’art est bien un système « d’alerte préalable », comme on appelait le radar, il peut devenir « extrêmement pertinent non seulement à l’étude des media, mais aussi à la création de moyens de les dominer » (2).

À ce titre, plusieurs projets artistiques contemporains donnent la possibilité de voir le temps d’un instant nos villes comme des espaces négociables qui ne sont pas uniquement destinés à la consommation ou à la lecture, mais sur lesquels on peut écrire, dans lesquelles on peut s’exprimer. L’enjeu est surtout de bousculer l’idée que l’on se fait de l’espace public en questionnant l’hybridation et/ou l’articulation entre « réel » et « virtuel » à l’ère numérique.

Jon Rafman, 9 Eyes (2011-2014). Photo: D.R.

Images virus et détournements logiciels
À l’ère du flux et des Big data, les images produites par des machines de vision sont indexées à des bases de données numériques qui en déterminent sinon le sens, au moins les usages : médiatique, policiers et militaire autant qu’artistique. Google participe à cet égard d’une cartographie visuelle du monde, opérée par la technologie Nine Eyes et ses neuf caméras photographiques embarquée dans les Google Cars qui sillonnent la planète et instaurent une surveillance généralisée. L’artiste Julien Levesque a proposé un détournement poétique de ses images opératoires au fil de différents voyages dans Google.

Ses Street Views Patchwork forment 12 tableaux photographiques vivants qui évoluent au rythme du temps dicté par les bases de données de Google. Relié à au flux d’Internet, ce patchwork d’images forme des paysages à la géographie changeante, susceptibles d’évoluer à chaque instant, ré-actualisés par la base de données en ligne. À contre-courant du flux et de l’obsolescence programmée, les photographies de Julien Levesque composent un paysage imaginaire juxtaposant les prises de vues automatiques de différents lieux dans le monde. À partir de trois échelles du paysage — le sol, le ciel et l’horizon — la capture diversement géolocalisée et évoluant dans le temps, se transformant petit à petit, au gré des jours au rythme des saisons, altère notre vision de la réalité du monde.

On pense aussi au projet précurseur de l’artiste canadien Jon Rafman — 9 Eyes — qui propose une exploitation « parodique » des images réalisées par la voiture Google équipée de neuf caméras qui enregistrent les rues de ce monde pour Google Street View. Ce service lancé en 2007 dans l’objectif d’organiser les informations à l’échelle mondiale dans le but de les rendre accessibles et utiles à tous, utilise la technologie Immersive Media qui permet de fournir une vue de la rue à 360 degrés en n’importe quel point donné. Les images ainsi enregistrées sont ensuite traitées par un logiciel propriétaire de Google qui les assemble pour donner l’impression de continuité. Des instants décisifs robotisés que l’artiste Jon Rafman traque avec une application obstinée pour mieux rendre compte des visions du monde ainsi produites par la machine qui fait « acte d’image » avec une spontanéité sans égal, sans volonté et sans intentionnalité.

Jon Rafman, 9 Eyes (2011-2014). Photo: D.R.

Ces images dont il n’est pas l’auteur, mais qu’il a méticuleusement sélectionnées, donnent à voir un autre monde : étrange, extra-terrestre, incohérent, rendu presque irréel au moins autant du fait des erreurs de traitement algorithmique des images que par la nature des scènes photographiées. Aujourd’hui controversé en raison d’atteintes envers la vie privée, le service de Google intègre désormais une possibilité de signaler une anomalie en cliquant au bas de l’image : report a problem… L’œil automatique de Google sollicite ainsi paradoxalement les humains (le regard humain) pour vérifier les images et signaler des indiscrétions ou violations de l’intégrité des sujets commises par la machine de vision (3) algorithmique de Google.

Les œuvres de l’artiste italien Paolo Cirio — artiste italien vivant à New York, hacker et activiste — participent également d’une critique de l’utilisation des nouvelles technologies lorsque celles-ci constituent un pouvoir hors de tout contrôle, alors même que la transparence est érigée en nouveau principe par nos sociétés contemporaines. L’artiste nous invite à une réflexion sur les notions d’anonymat, de vie privée et de démocratie. Son œuvre Face to Facebook (2011) procède du vol d’un million de profils d’utilisateurs Facebook et de leur traitement par un logiciel de reconnaissance faciale, à partir duquel une sélection de 250 000 profils sont publiés sur un site de rencontre fabriqué sur mesure — chaque profil étant trié selon les caractéristiques d’expression du visage (4). Face à l’omniprésence des médias sociaux, ce détournement de données est une mise en garde à grande échelle face aux risques de partage d’informations personnelles sensibles.

Paolo Cirio, Face to Facebook (2011-2014). Photo: D.R.

Au-delà de l’écran : investir l’espace public
Apparu entre 2008 et 2010 dans des expositions de rue à Berlin (Transmediale) et à Bruxelles (Media Façades Festival) ou encore à Rotterdam (Image Festival) l’Artvertiser (5) propose de s’approprier les espaces publicitaires en les détournant via un dispositif numérique de « réalité augmentée » qui révèle des œuvres d’art à la place des panneaux publicitaires. Il s’agit là d’occuper l’espace public, de plus en plus privatisé par les campagnes marketing, en transformant des places comme Time Square ou Picadilly Circus en véritables galeries d’art.

Pour en faire l’expérience, l’œuvre propose aux citoyens un dispositif technique — le Billboard Intercept Unit (en français : unité d’interception d’affichage) — sortes de jumelles spécialement conçues, équipées de caméra à l’avant et de lentilles oculaires à l’arrière. Pilotées par un algorithme, les jumelles fonctionnent via un logiciel de recherche d’images dans l’environnement urbain. L’Artvertiser substitue ainsi aux images publicitaires une production plastique qui interroge de façon critique le débat sur la privatisation grandissante de l’espace public. Si une connexion Internet est disponible à proximité, la substitution peut s’archiver directement ou être publiée en ligne sur des sites tels que Flickr et YouTube, proposant et construisant ainsi une « mémoire » alternative de la vision de la ville.

L’Artvertiser donne par conséquent la possibilité de voir le temps d’un instant nos villes comme des espaces négociables qui ne sont pas uniquement destinés à la consommation ou à la lecture, mais sur lesquels on peut écrire, dans lesquelles on peut s’exprimer. L’enjeu est surtout de bousculer l’idée que l’on se fait de l’espace public en questionnant l’hybridation et/ou l’articulation entre « réel » et « virtuel » à l’ère numérique. Ce projet entre en résonnance avec d’autres travaux d’artistes qui travaillent également la question de la réappropriation de l’espace public.

Julian Oliver, The Artvertiser (2010). Photo: D.R.

Le Graffiti Research Lab a mis au point un dispositif de tag lumineux, un graffiti éphémère tracé à distance (projeté) à l’aide d’un crayon-laser « tracké » par une caméra : le Laser Tag. Le programme crée une trace lumineuse dans le sillage du point-laser, sur le même principe qu’une souris et un logiciel de dessin. La démarche est en « open source » : le Graffiti Research Lab met à disposition le manuel et le code de toutes leurs inventions, invitant chacun à fabriquer et améliorer leurs outils. Ce détournement de l’espace public comporte souvent un message politique engagé.

Avec Pixelator, l’artiste Jason Eppink réalise une intervention urbaine utilisant une « grille » en carton-mousse recouverte d’une feuille translucide (feuille de gélatine utilisée dans l’éclairage photo ou au cinéma) pour détourner des écrans publicitaires convertis inopinément en œuvre d’art vidéo. Cette œuvre fait figure d’anti-publicité en remplaçant cet encart publicitaire par un Do It Yourself, encourageant la création virtuelle.

L’artiste Julius von Bismarck a conçu l’Image Fulgurator, instrument pour manipuler physiquement des photographies, affectant clandestinement l’information visuelle des images faites par d’autres. Dès qu’un flash est perçu aux alentours, l’Image Fulgurator — sorte d’appareil photo inversé — projette en une fraction de seconde une image invisible à l’œil nu sur le sujet visé, uniquement visible ensuite lors du tirage ou de la prévisualisation de la photo. Ce dispositif de « prise de vue » et « projection de vue » permet de manipuler physiquement les photographies.

En inversant le processus photographique à l’intérieur de sa machine, il permet d’intervenir lorsqu’une photo est prise sans que le photographe soit en mesure de détecter quoi que ce soit. La manipulation est uniquement visible une fois la photo effectuée. Cette intervention de « guérilla photo » permet d’introduire des éléments graphiques dans les photos des autres et peut être utilisée quel que soit l’endroit, du moment qu’un appareil photo avec un flash sert à faire des prises de vue, comme par exemple lors d’un discours de Barack Obama à Berlin.

Graffiti Research Lab, Laser Tag (2007-2008). Photo: D.R.

On pense enfin à l’œuvre Street Ghost de l’artiste italien Paolo Cirio qui détourne les « portraits photographiques » floutés de Google Street View. Entre net et street art, Paolo Cirio imprime les photos floutées de personnes saisies au hasard dans la rue par la Google Car, sans leur autorisation, les imprime et les affiche grandeur nature à l’endroit même de la prise de vue réalisée par les caméras de Google. Ces « Street Ghosts », corps fantomatiques, victimes algorithmiques, interrogent la propriété intellectuelle et l’utilisation des données privées.

Ces pratiques interventionnistes s’inscrivent dans le courant des arts médiactivistes qui critiquent l’ordre social, politique et économique dominant. Elles font de la ville ou de la question urbaine un problème public au sens du philosophe pragmatiste américain John Dewey (2010) théorise dans The public and its problems. L’espace public et la notion d’arène publique forment ici le sujet de la communauté politique. Une communauté qui n’existe pas comme un tout déjà constitué, mais qui doit être instaurée et maintenue activement : elle n’implique pas seulement divers liens associatifs qui maintiennent sous diverses formes les personnes ensemble, le public apparaît surtout comme un problème. Dewey (2005) désigne par le public ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés » par les conséquences d’une action humaine collective.

À l’ère des « lunettes intelligentes » développées par la firme Google, des projets tels que l’Artvertiser, héritiers des Hacker Spaces, s’inscrivent également dans l’archéologie des médias : un courant des media studies influencé par l’archéologie du savoir de Michel Foucault et par les théories médiascritiques (Marshall Mc Luhan, Wilem Flusser, Jussi Parrika). Ces théories s’intéressent aux machines médiatiques (qui communiquent ou mémorisent) qu’ils cherchent, comme des archéologues, à exhumer en même temps que leur environnement social, culturel et économique. Leurs recherches se développent aujourd’hui en lien étroit avec l’histoire de l’art qui questionne la pérennité (matérielle et intellectuelle) d’œuvres d’art qui, depuis plusieurs décennies, font largement appel aux machines médiatiques et numériques. Dans ce contexte, au-delà de la démarche artistique et à l’instar de Julian Oliver, les praticiens des nouveaux médias s’engagent dans une politique esthétique de perturbation, d’intervention et d’éducation visuelle.

Jean-Paul Fourmentraux
publié dans MCD #82, « Réalités virtuelles », juillet / septembre 2016

Docteur en sociologie et critique d’art, Jean-Paul Fourmentraux est Professeur en humanités numériques à l’université de Provence, Aix-Marseille, membre du Laboratoire en Sciences des arts (LESA – Aix-en-Provence) et chercheur associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) au Centre Norbert Elias (UMR-CNRS 8562). Ses recherches interdisciplinaires portent sur les interfaces entre arts et cultures numériques, médias critiques et émancipation sociale. Il est l’auteur des ouvrages Art et Internet (CNRS, 2010), Artistes de laboratoire : Recherche et création à l’ère numérique (Hermann, 2011), L’œuvre commune : affaire d’art et de citoyen (Presses du réel, 2012), L’Œuvre virale : net art et culture hacker (La Lettre Volée, 2013).

(1) Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique (Montréal, Lux, 2014).

(2) Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’Homme (Paris, Le Seuil, 1968, p.15-17). Michel de Certeau, L’Invention du quotidien : arts de faire (Paris, Gallimard, 1990). Étienne Souriau, Les Différents modes d’existence, suivi de L’œuvre à faire (Paris, PUF, 2009).

(3) Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison (Paris, Gallimard, 1975). On trouvera une généalogie de l’idée d’image opératoire et d’œil/machine ou de machines de vision (drones, caméras de surveillance, satellites, webcams, jeux vidéos de simulation, etc.) confrontée au montage cinématographique, dans l’œuvre d’Harun Farocki : Cf. Harun Farocki, Films (Paris, Théâtre Typographique, 2007, p. 135)

(4) Cf. Paolo Cirio, Face to Facebook, 2011. www.lovely-faces.com

(5) The Artvertiser (2010) est un projet de Julian Oliver, membre du Free Art Technology (FAT) qui confronte l’art et l’advert, l’artistique et la publicité de masse qu’il dénonce. Cf. http://theartvertiser.com

design, biologie synthétique et conservation

Si la nature est totalement industrialisée pour le bénéfice de la société — ce qui pour certains est un aboutissement logique de la biologie synthétique — en restera-t-il encore quelque chose à sauver ? À travers les codes du design, Alexandra Daisy Ginsberg teste et explore la délicate relation entre biologie synthétique et conservation.

Réintroduire du sauvage par la biologie de synthèse. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

Revenons en arrière vers un présent révolu. Nous sommes au printemps 2013 et les principaux membres de deux communautés sont à bord d’avions, de trains et de voitures, en route pour une toute première rencontre. Il s’agit là d’une première congrégation de scientifiques à l’issue de laquelle la nature telle que nous la connaissons pourrait être entièrement reconfigurée; ces 36 heures pourraient être un jour considérées comme déterminantes dans la trajectoire de l’Anthropocène, l’âge de l’homme. Comment la biologie synthétique et la conservation de la nature façonneront-elles l’avenir ? C’est la question que pose la Wildlife Conservation Society, qui a lancé les invitations (1). Des écologistes, des biologistes de synthèse et des ONGs peuvent-ils se mettre d’accord sur un avenir commun ou bien la survie d’un domaine empêche-t-elle celle des autres ?

Tandis que la discussion progresse, il est clair que leurs chemins divergent. Le sixième épisode d’extinction de masse de l’histoire de la biologie pourrait avoir débuté et nous autres, les humains, en sommes la cause probable (2). Les conservationnistes regardent désespérément en arrière, essayant d’arrêter le temps, ou mieux, de l’inverser. Ils souhaitent protéger la biodiversité existante de l’impact de l’humanité, pour soutenir et préserver ce qui vit déjà. Pendant ce temps, les biologistes de synthèse, avec leur tournure d’esprit d’ingénieurs éprouvés à la résolution de problèmes, sont enthousiastes et impatients d’utiliser le génie génétique afin d’élaborer une nouvelle biodiversité pour « le bénéfice de l’humanité ».

Ces rêves sont plus compatibles qu’il n’y paraît. Les formes de vie du design biologique pourraient potentiellement aider à résoudre non seulement ce que nous percevons comme des problèmes humains — l’alimentation, les matières premières, l’énergie et les traitements médicamenteux —, mais il se pourrait bien qu’elles deviennent aussi des armes dans la lutte des conservationnistes contre les espèces invasives, la défaunation (perte de bio-abondance animale), l’acidification des océans, les agents pathogènes décimant la flore et la faune, la désertification et la pollution.

Ces derniers font remarquer que la dissémination d’organismes de synthèse, aussi nobles que soient les intentions de leur conception, est un acte irréversible. Ils redoutent les effets du transfert de matériel génétique du laboratoire à l’environnement naturel ou encore que l’utilisation de la biologie synthétique pour supprimer des populations (comme les moustiques porteurs de maladies) ne fasse que déplacer des problèmes vers de nouveaux vecteurs ou maladies. La biologie trouvera toujours un moyen de survivre et qu’elle soit disséminée intentionnellement ou par erreur, la biologie synthétique pourrait devenir une nouvelle bataille pour la conservation. Des détails concernant les mesures de biosécurité en cours de développement sont alors partagés : des disjoncteurs, des « gardes gènes » et des systèmes alternatifs d’ADN. Les ONGs réitèrent leur appel à un moratoire, exigeant de contenir l’ambition humaine jusqu’à ce que la complexité de la biologie soit mieux comprise.

Stewart Brand, pionnier de l’écologie, détaille son travail avec le biologiste de synthèse George Church pour faire revivre des espèces disparues, petites et grandes, du mammouth au pigeon voyageur. Il défend son mouvement de « désextinction » contre la critique l’accusant de détourner le financement de la conservation « réelle » ou de présenter la technologie comme un outil solutionniste, limitant ainsi l’élan à transformer le comportement humain. Brand fait valoir que les animaux ressuscités pourraient racheter nos erreurs passées et susciter de l’intérêt pour l’écologie.

Même l’instrumentalisme est présenté comme une raison de préserver la biodiversité. La nature contient des éléments précieux pour fabriquer une biologie nouvelle — une bibliothèque de matériaux pour une « bioéconomie » future — si seulement nous nous en occupions. La réunion se termine, les participants retournent à leurs préoccupations du moment. Le biologiste de synthèse Jay Keasling est parti pour lancer la production du produit phare dans ce domaine, son antipaludique cultivé en cuve pour pallier aux récoltes imprévisibles dans la nature. Les ONGs retournent à leur militantisme; les biologistes de synthèse à leurs laboratoires; les conservationnistes doivent s’occuper de forêts sauvages.

La forme que prendra le futur de la nature n’est pas encore décidée. Nous repartons avec davantage de questions que de réponses. Il s’agit de savoir si la technologie peut profiter à la fois à l’humanité et à la planète : l’environnement peut-il être autre chose qu’un instrument extrinsèque pour notre bien-être à long terme ? Pourrions-nous vraiment contrôler les inventions biologiques sur de longues périodes ? Peut-on préserver la nature en se tournant vers l’avant ? Si l’acte de préservation modifie irrévocablement sa nature, la nature peut-elle encore exister ? Il se peut que nous ne soyons pas capables de façonner son avenir. Comme les mammouths, l’Anthropocène a également tué la nature.

Bioaerosol Microtrapping Biofilm. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

Designing for the Sixth Extinction projette un futur à partir de ces questionnements, en utilisant le langage du design pour étudier les tensions entre la conservation et la biologie synthétique. Anticipant le cadre sociétal d’un futur imaginaire, le projet extrapole la science et les débats actuels pour identifier les problèmes, tester les logiques, révéler les incohérences et explorer les aspects irrationnels de notre relation complexe à la nature et à son exploitation. La conception du futur comme un design (qu’on le perçoive comme une dystopie porteuse d’espoir ou une utopie critique, selon sa position) pourrait-elle avoir un impact sur la trajectoire du présent ?

L’œuvre explore la manière dont nous pourrions tolérer un réensauvagement (la stratégie de conservation qui permet à la nature de reprendre le contrôle) par la biologie synthétique. À quoi pourraient ressembler les « zones sauvages » de cet avenir biologique de synthèse ? Quatre voies réelles sous-tendent la logique de cet avenir : les extinctions de masse, la naissance de la pensée écologique et, avec elle, la politique environnementale, et l’essor de la biologie synthétique. Guidées par ces voies, quelles infrastructures politiques, juridiques et économiques pourraient émerger pour façonner une nature du futur ?

Le résultat pouvait être visualisé au Stedelijk Museum d’Amsterdam (également présenté en 2015 au ZKM de Karlsruhe) au moyen d’un très grand panneau photographique lumineux, de plus de deux mètres de large, une fenêtre sur ce qui semble être un cadre verdoyant, une forêt vierge. Une observation plus minutieuse permet au spectateur de percevoir des organismes inhabituels qui colonisent le sol et se répandent sur les arbres du sous-bois. Dans ce futur, de nouvelles « espèces de compagnie » ont été conçues pour soutenir les organismes et les écosystèmes naturels menacés d’extinction.

La biodiversité de synthèse a récemment été disséminée pour préserver cette nature que nous idéalisons. Son développement serait financé par des programmes d’entreprises de compensation biodiversité, atténuant l’impact de la bioéconomie et de sa monoculture de matière première de biomasse. Bien que controversée, la compensation biodiversité est une politique réelle actuellement testée ou mise en œuvre à travers le monde. Les terrains en friche se voient attribuer une note, le développement est simplement compensé par l’amélioration de la nature ailleurs, pour éviter une perte nette.

Calquées sur les comportements des champignons, des bactéries, des invertébrés et des mammifères, les quatre espèces fonctionnelles sont conçues pour être des outils écologiques. Elles remplissent le vide laissé par les mammifères disparus ou offrent une nouvelle protection contre des espèces étrangères, des pathogènes et la pollution. Dans la galerie, elles sont décrites en utilisant le champ lexical des demandes de brevets : des rendus numériques de machines biologiques in situ sont présentés sous forme de photographies aux côtés de schémas techniques fictifs, d’extraits de brevets et de modèles de prototypes.

La Self-Inflating Anti-Pathogenic Membrane Pump (pompe à membrane autogonflante anti-pathogène) combat la mort subite du chêne, une maladie actuellement incurable. Le brevet décrit un dispositif distribué par des spores qui établissent des réseaux semblables à des champignons filamenteux dans les chênes. Un capteur biochimique active le réseau si l’infection est détectée et une pompe s’auto-assemble, tel un champignon. La chambre extérieure est tapissée de vannes qui aspirent l’air tandis que l’organisme pousse et que la chambre intérieure produit un sérum anti-pathogène. Lorsqu’il est gonflé, la pression des forces différentielles pousse le sérum dans l’arbre infecté. Vidée, la pompe se dégonfle, se détache et libère des spores.

Le Bioaerosol Microtrapping Biofilm (biofilm de microcapture de bioaérosols) est un film respirant qui s’auto-régénère et recouvre les feuilles. Il piège les polluants atmosphériques et les particules de matière biologiques nocifs, y compris les virus, les bactéries et les spores fongiques qui menacent la biodiversité, comme les spores de Chalara fraxinea qui provoquent le dépérissement du frêne. Les toxines ainsi emprisonnées sont éliminées en toute sécurité lorsque les feuilles tombent.

La Mobile Bioremediation Unit (unité mobile de biorestauration) qui ressemble à une limace neutralise le sol rendu acide par la pollution. Sa couche inférieure distribue un liquide alcalin, tandis que le corps remue la couche arable. Programmés pour rechercher les sols acides, les capteurs de sa couche inférieure contrôlent le pH et la couleur de ses voyants passe du jaune au rouge dans les zones à problèmes.

L’Autonomous Seed Disperser (distributeur autonome de graines) est un dispositif itinérant de dispersion des graines qui remplace l’action des mammifères disparus qui autrefois propageaient les graines naturellement par leur piétinement, augmentant ainsi la biodiversité végétale. Au fur et à mesure qu’il arpente le sol de la forêt, ses poils grossiers, entrecroisés d’épines en caoutchouc sur sa surface maximisent la collecte et la dissémination tandis que son châssis enfonce les graines dans le sol.

Autonomous Seed Disperser. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

Il se peut que l’échelle de ces designs soit un obstacle à leur réalisation. Ils représentent en partie ce que les designers Dunne & Raby appellent des « fonctions fictives » (3), cependant, les textes des brevets font référence à des directions de recherche réelles, ancrant l’existence de ces fictions dans le présent, tout en étirant ses limites. Ces applications se basent sur la réalité (même si elles ne sont pas aussi grandes que des limaces, on parle beaucoup de bactéries modifiées destinées à nettoyer la pollution) et ces dispositifs fonctionnent sur un ADN élargi à 6 bases qui produit des acides aminés inexistants dans la nature.

Bien que ce schéma politique soit imaginé ici comme le résultat de décennies de futures négociations autour de la biosécurité et de la dissémination, un ADN alternatif et de nouveaux acides aminés sont aujourd’hui véritablement à l’étude (4). Ici, l’ADN confère aux machines une véritable qualité de synthèse : les enzymes ne sont pas encore assez évolués pour digérer les protéines à partir desquelles ils sont fabriqués. Au lieu de cela ils se consomment entre eux, opérant dans un écosystème technologique clos. Des dispositifs de comptage génétique limitent le nombre d’exemplaires produits par chaque appareil, tandis que des interrupteurs génétiques limitent leur durée de vie. Ces techniques sont également proposées pour la biosécurité (5) (et la stratégie économique, comme pour les très critiqués « gènes terminator » de Monsanto).

Les machines biologiques ne se connectent pas entièrement à la nature; elles ne vivent que pour la préserver. Le statut taxonomique d’organismes technologiquement isolés, sans autre but que celui de sauver les organismes naturels est incertain. Sont-ils même vivants ? Si la nature est totalement industrialisée pour le bénéfice de la société — ce qui pour certains est un aboutissement logique de la biologie synthétique — en restera-t-il encore quelque chose à sauver ?

Les organismes conçus industriellement pour préserver les écosystèmes exigeraient des attitudes laxistes face au contrôle, au risque et à la propriété biologique. Cette discipline présente aujourd’hui deux récits de biosécurité : la technologie isolée en toute sécurité dans des cuves et celle opérant sans danger dans la nature. Le Secrétariat de la Convention sur la Diversité Biologique aborde cette dichotomie dans son rapport de 2015 et examine la régulation de cet avenir de la nature (6). Les biologistes de synthèse redoutent la perception du public, étant donné que leur obstacle majeur est le rejet constant de la modification génétique par le public. Cette « phobie de la synbiophobie », comme l’appelle la sociologue Claire Marris, la peur de la peur du public de la biologie synthétique (7), se manifeste à travers de vives critiques à l’encontre des biologistes de synthèse.

Lorsque les gens voient une œuvre au graphisme réaliste représentant une utopie, ils se préoccupent finalement peu des « brevets » qui soulèvent la question de l’instrumentalisation de la vie ou du titre fataliste, mais s’inquiètent cependant de l’idée que ce rêve puisse devenir réalité. Des articles aux titres comme « Synthetic Animals Will Save the Planet » (les animaux de synthèse vont sauver la planète) (8) se sont alors multipliés sur internet et si j’avais cherché à explorer la manière dont les biologistes de synthèse affirmaient que leur science pourrait aider à sauver la nature, tout à coup j’étais devenue celle qui allait la sauver. La designer Alexandra Daisy Ginsberg propose que des créatures soient lâchées dans la nature pour sauver les espèces en voie de disparition et nettoyer la pollution. Elle a déjà conçu quatre organismes à cet effet…

En lisant l’article, il apparaissait évident qu’il s’agit d’une provocation, mais dissociée du contexte maîtrisé de la galerie, l’œuvre était effectivement devenue férale (10). Dans un débat à la radio, un généticien alla jusqu’à argumenter que la biorestauration par le biais de grands organismes était peu probable en raison de la grande complexité des écosystèmes; le design de micro-organismes semblait une meilleure idée (9). À la fin de la discussion, nous convenions tout de même que le simple fait qu’ils soient plus petits n’en garantissait pas un meilleur contrôle.

Les biologistes de synthèse étaient essentiellement concernés par le fait que la fiction présentait un rêve irréalisable qui n’aboutirait qu’à de la déception : la biologie synthétique n’allait pas sauver la nature. Tandis que nous revenons de cet avenir vers le présent, peut-être la question n’est-elle pas Comment la biologie synthétique et la conservation façonneront-elles l’avenir de la nature ?, mais plutôt, comment voulons-nous façonner son avenir ?

Alexandra Daisy Ginsberg
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #79, “Nouveaux récits du climat”, sept./nov. 2015

Alexandra Daisy Ginsberg développe des approches expérimentales afin d’imaginer des idéaux alternatifs autour du design. Daisy est l’auteur principal de Synthetic Aesthetics: Investigating Synthetic Biology’s Designs on Nature (esthétique de synthèse : enquête sur les desseins de la biologie synthétique pour la nature) (MIT Press, 2014). The Dream of Better (rêver le mieux), sa thèse de doctorat au Royal College of Art, utilise le design pour interroger la manière dont nous définissons le « mieux ».

Intérêts divergents entre biodiversité passée et future. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

(1) « How will Synthetic Biology and Conservation Shape the Future of Nature? », University of Cambridge, Cambridge, du 9 au 11 avril 2013. c.f. https://secure3.convio.net/wcs/site/SPageNavigator/Cambridge.html;jsessionid=E7B9DF2282B8B03028AE9CC9F77A9661.app353a

(2) Kolbert, Elizabeth. The Sixth Extinction: An Unnatural History. London, Bloomsbury Publishing, 2014.

(3) Dunne & Raby and Troika. « Fictional Functions and Functional Fictions ». Dunne & Raby. www.dunneandraby.co.uk/content/bydandr/46/0.

(4) Cf. les travaux du Chin Lab ou du Benner Group.

(5) Caliando, Brian J., et Christopher A. Voigt. « Targeted DNA Degradation Using a CRISPR Device Stably Carried in the Host Genome » dans Nature Communications 6 (19 mai 2015). doi:10.1038/ncomms7989.

(6) Secretariat of the Convention on Biological Diversity. « CBD Technical Series n°. 82: Synthetic Biology », mars 2015. www.cbd.int/ts/cbd-ts-82-en.pdf

(7) Marris, Claire. « The Construction of Imaginaries of the Public as a Threat to Synthetic Biology ». Science as Culture 24, n°1 (2 janvier 2015), 83–98. doi:10.1080/09505431.2014.986320.

(8) Dvorsky, George. « Synthetic Animals Will Save the Planet ». iO9, 13 novembre 2013. http://io9.com/genetically-modified-animals-will-save-the-planet-1463801439.

(9) « Mutations in Nature », The Forum. BBC World Service, 24 novembre 2014. www.bbc.co.uk/programmes/p02c3zgc.

(10) Se dit d’un animal domestique qui est retourné à l’état sauvage. Ndlr.

 

théorie pour l’Anthropocène

La bonne nouvelle c’est que cette civilisation s’achève. Tout le monde est au courant. L’autre bonne nouvelle c’est que nous pouvons commencer ensemble à en construire une autre, ici et maintenant, sur les ruines et avec les vestiges de l’ancienne.

HeHe, Champ d’Ozone, 2011. Le dispositif exploite les données analytiques de la qualité de l’air et les transpose visuellement sur une des vitres de l’espace d’exposition. Photo: D.R.

Le sous-titre de mon livre Molecular Red (rouge moléculaire) est Theory for the Anthropocene (théorie pour l’Anthropocène) (1). Vous pouvez choisir d’appeler ça l’anthropocène, le misanthropocène, l’anthrobscène voire, à la manière de Marx, l’échange métabolique. Appelez ça comme bon vous chante. Appelez ça le capitaloscène, tant que vous gardez à l’esprit que si le capitalisme devait être aboli demain les problèmes de l’échange métabolique ne seraient pas pour autant résolus d’un coup de baguette magique.

Molecular Red n’est pas une théorie de l’Anthropocène. Je ne suis pas un scientifique de la terre. Il s’agit d’une théorie pour l’Anthropocène. C’est une théorie pour cette époque où la vie sociale ne peut plus être envisagée comme une sphère autonome, séparée de la base de ses conditions naturelles d’existence. C’est la théorie pour ce moment où les ouvrages collectifs de sept milliards d’humains déstabilisent leurs propres conditions d’existence à l’échelle planétaire.

D’un point de vue émotionnel, il peut être difficile d’accepter que notre monde se dirige lentement à sa perte. C’est pourquoi je présente cela comme une histoire de bonnes nouvelles. Allons de l’avant pour construire un monde nouveau sur les ruines de l’ancien. Tout ce qui est solide fond dans l’air. À vrai dire, ce principe est en passe de devenir réalité. La solidité apparente des bases naturelles des relations sociales fond sous les fortes concentrations de carbone atmosphérique que le travail collectif diffuse dans l’air.

Quel rôle mineur une simple théorie spéculative peut-elle jouer dans une entreprise aussi audacieuse que la construction d’une nouvelle civilisation ? Eh bien, les livres de théorie traitent de concepts. Ainsi, un bon fait est surtout vrai, mais s’applique à quelque chose de spécifique tandis qu’un bon concept est en partie vrai, mais s’applique à de nombreuses choses. C’est un moyen de grouper les faits selon des modèles. Les faits sont nouveaux, ils requièrent de nouveaux modèles.

Les nouvelles théories sont fabriquées à partir des vieilles. Nous devons étudier l’écart entre le monde et les idées pour trouver dans les archives de la pensée ancienne quelques modèles susceptibles de nous aider à comprendre le présent de façon tout aussi familière qu’étrange. Une bonne théorie montre à la fois l’état actuel du monde et l’état passé de la pensée sous un nouveau jour.

Ainsi, pour penser et travailler dans une situation qui présente de nouveaux éléments — comme l’Anthropocène — nous pourrions utiliser une nouvelle théorie, ou une « nouvelle-vieille » théorie, en partant de quelques archives oubliées. Je ne crois pas que les grands noms sanctifiés dont nous lisons les œuvres — ou dont nous entendons parler — dans nos études universitaires, dans les médias voire à l’école du parti soient encore très pertinents. La plupart de nos théoriciens cultes sont des penseurs de l’Holocène — d’un temps où la terre était stable. Ils ne sont pas des penseurs de l’Anthropocène, cette époque où la terre est devenue instable.

Si nous souhaitons bâtir une nouvelle civilisation qui puisse faire face à un monde instable, nous pourrions commencer par fouiller dans les ruines de la dernière grande tentative de construction d’une civilisation nouvelle. Une tentative qui a échoué. L’Union Soviétique a duré moins d’un siècle. La seule chose l’on ne puisse lui reprocher c’est son manque d’ambition.

Je commence Molecular Red en parlant d’Alexandre Bogdanov. Il était le rival de Lénine à la tête des bolcheviks. Après avoir été répudié par Lénine, il se consacra à la théorie, la science et la science-fiction. Voici quelques-uns des éléments qui à mon avis font de lui un précurseur dont nous pouvons utiliser la théorie dans le présent.

Alexandre Bogdanov jouant aux échec avec Lénine durant une visite à Maxim Gorky, Capri, 10-17 avril 1908. Photo: D.R.

Tout d’abord, il a failli élaborer la bonne théorie du changement climatique dès 1908. Ensuite, il a pratiquement compris le cycle du carbone vers 1920. Pas mal pour un théoricien marxiste en cavale doublé d’un scientifique amateur. Il a compris la corrélation entre travail et nature dans le sens où la nature n’est ni statique ni permanente. La nature résiste.

D’autre part, il a pensé que le travail devait vaincre le capital pour pouvoir venir à bout d’un problème beaucoup plus fondamental, celui du rapport entre le travail et la nature. Ceci me semble crucial. Pour Bogdanov, le travail s’intègre à deux relations : l’une, fausse et temporaire, avec le capital; l’autre, inéluctable et vraie, avec la nature (où la nature représente ce que le travail doit affronter et qui lui résiste).

Troisièmement, il ne s’était rallié à une aucune philosophie marxiste dogmatique pour arbitrer sa praxis. Pour lui, être marxiste signifiait penser du point de vue du travail et essayer d’organiser les connaissances et le travail en synergie. Toutes formes de travail (qu’il soit industriel, sensible ou scientifique) produisent des connaissances et la fonction du marxisme réside dans l’organisation d’une coordination fraternelle de toutes les connaissances du travail portant sur le monde. Pour Bogdanov, le marxisme est une forme de connaissance et de collaboration fraternelle émancipée des rapports de force et d’échange.

L’idée que les Soviétiques ont perdu et l’Occident a gagné est un artefact fabriqué par l’idéologie de la guerre froide. Dans Molecular Red, je relate une parabole historique différente. L’échec de la civilisation soviétique préfigure l’échec de notre civilisation. Ironiquement, elles souffrent toutes deux du même revers tragique. Les superstructures étincelantes de ce monde, comme celles-là, ignorent la dette qu’elles ont envers une base née du remaniement de la nature par le travail social.

De tous les théoriciens fous, grincheux, géniaux, marxistes ou non issus du XXe siècle, ce pauvre vieux Bogdanov n’a jamais été tout à fait redécouvert. Des vieux marxistes aux « soixante-huitards », aux post-structuralistes, aux déconstructivistes et jusqu’aux réalistes spéculatifs, presque tout le monde l’a ignoré ou traité comme un hérétique. Ironiquement, c’est dans l’Union Soviétique qu’il a le mieux survécu grâce aux attaques virulentes quoique peu judicieuse de Lénine à son encontre dans Matérialisme et Empiriocriticisme. Il était le « mouton noir » désigné par le marxisme soviétique officiel.

Bogdanov est bien connu dans l’univers de la théorie des systèmes comme un précurseur voire une source obscure, en dehors de quoi il reste largement oublié. Il existe une traduction française de certains de ses écrits, publiés dans la collection de Louis Althusser [Maspero, NDLR], mais Althusser lui-même et ses élèves ont généralement reproduit les déclarations soviétiques officielles et dogmatiques à son sujet. Il n’apparaît nulle part, même pas là où on l’aurait attendu comme, par exemple, dans la pensée des Deleuziens ou des autonomistes italiens.

Quelqu’un a tout de même revisité des éléments clés de sa méthode, les remettant au goût du jour sans même s’en rendre compte. Il s’agit de Donna Haraway. Haraway n’est généralement pas rangée du côté des penseurs marxistes, même si elle a utilisé la théorie critique disponible en Amérique dans les années 1970, dont la pensée de Marcuse.

Cependant, ce que je trouve le plus intéressant c’est sa rencontre précoce avec le biologiste, biochimiste et historien des sciences et de la technologie chinoise, le marxiste Joseph Needham. Malgré son adhésion publique au marxisme-léninisme, dans les faits, la pratique intellectuelle de Needham me semble plus proche de Bogdanov. En effet, la « philosophie spontanée » des personnes formées aux sciences ou aux techniques qui s’intéressent à une compréhension accrue du monde et de ses actions peut être caractérisée de Bogdanovisme.

Ainsi, la seconde moitié de Molecular Red puise son inspiration chez Donna Haraway, dans l’analogie entre cet empire américain déchu et l’Union Soviétique de Bogdanov. Voici quelques aspects de son travail que je trouve utile pour notre époque.

HeHe, Fracking Futures, 2013. Fracking Futures met en scène le modèle réduit d’un site de fracturation hydraulique pour extraire le gaz de schiste. Photo: © HeHe.

Tout d’abord, comme Bogdanov, Haraway pense du point de vue du travail, mais chez elle le travail s’incarne dans le cyborg, ce désordre « schizo » de chair et de technologie, avec ses nombreux genres et races. Nous sommes même, comme elle le décrit, un embrouillamini multi-espèces. Haraway a anticipé le type de travail que nous effectuons à présent et le type de travailleurs que nous sommes devenus.

D’autre part, comme Bogdanov, elle s’est intéressée à l’espace entre la nature et le travail, ou ce qu’elle synthétise en un mot la natureculture. Elle n’a jamais mis le monde naturel entre parenthèses et le traite comme une donnée ou une constante. Ni l’un ni l’autre ne sont en ce sens des penseurs de l’Holocène.

Troisièmement, comme Bogdanov, elle porte un intérêt à la fois vif et respectueux (bien que critique) aux sciences naturelles. L’approche de Bogdanov questionnait la manière dont l’organisation sociale du travail génère des métaphores qui façonnent la vision du monde dans lequel la science doit se battre pour une connaissance vérifiable. Haraway se penche davantage sur la manière dont l’organisation du pouvoir de genre et de race génère les métaphores qui façonnent la vision du monde dans lequel la science doit se battre pour obtenir la connaissance vérifiable.

Il me semble frappant que dans l’Amérique d’aujourd’hui, on puisse réprimander les gens pour avoir manqué de respect à autrui en raison de leur race, leur genre ou leur sexualité, mais qu’il soit, en quelque sorte, acceptable de manquer de respect à ceux dont l’identité repose sur un « mode de vie » scientifique et technique. Toute personne sensée et raisonnable reconnaît aujourd’hui que le changement climatique est bien réel. Pourtant le manque de respect envers les gens qui travaillent sur la production des données factuelles du changement climatique reste toléré. À une époque où les scientifiques du climat reçoivent des menaces de mort, il me semble vital d’affirmer clairement que nous nous rangeons de leur côté à eux, et non pas de celui des négationnistes du climat — et pas seulement des conservateurs – qui utilisent les vieux syntagmes rhétoriques du savoir des sciences humaines pour occulter l’Anthropocène.

Ainsi, la deuxième partie de Molecular Red est centrée sur Donna Haraway, en tant que guide pour notre civilisation actuelle, dans sa réalité de complexe militaro-médiatique (military entertainment complex). Haraway, comme Bogdanov, imagine un ouvrier cyborg pris en un seul et même temps dans le réseau de relations sociales de pouvoir et travaillant pourtant dans, sur, à travers et en tant que « nature ». Ainsi je trouve chez Bogdanov, Haraway et leurs camarades respectifs, les outils conceptuels capables de nous aider à effectuer trois choses, que je définirai ici sous forme de questions.

Tout d’abord, que signifie aujourd’hui penser du point de vue du travail ? Peut-il y avoir des alliances entre ceux qui exécutent toutes sortes de travail : manuel, intellectuel, sensible, précaire, artistique, scientifique ? De tels labeurs peuvent-ils être organisés en dehors des relations d’autorité ou d’échange ? Pouvons-nous nous auto-organiser ?

D’autre part, pouvons-nous, dès à présent, commencer à travailler dans nos institutions, notre vie quotidienne, nos mouvements sociaux respectifs, à renforcer la capacité à collaborer, à construire une vie qui soit (au moins en partie) autre chose qu’une forme de marchandise ? Bogdanov pensait que le travail devait en premier lieu assurer la défaite du capital et ensuite aborder le problème plus complexe de la relation entre travail et nature. Il se pourrait toutefois que nous ayons à régler ces deux problématiques à la fois.

Troisièmement, pourrait-on faire appel à une sorte d’imagination utopique, mais au sens opposé de celui communément accordé à l' »utopie » ? Au lieu d’un idéal impossible, l’utopie pourrait-elle être une façon pragmatique et constante de proposer des formes de vie possibles ? Après tout, ce sont les auteurs des utopies, et non pas ceux des romans bourgeois, qui posent les questions dérangeantes concernant ceux qui effectuent les tâches ingrates et sortent les poubelles. Dans Molecular Red, je suis une ligne de pensée des utopies qui passe par Bogdanov, son « disciple » du Proletkult Andreï Platonov, Haraway et son compatriote californien Kim Stanley Robinson.

Ces trois questions portant sur l’organisation des connaissances, l’organisation du travail et l’organisation de l’affect illustrent en quelque sorte les trois problèmes classiques de la théorie [critique kantienne, NDLR] : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ? Molecular Red parle de vivre, d’aimer et de travailler à la lumière de ces problématiques et en période d’instabilité. Comme Raoul Duke l’a déclaré : Quand les choses deviennent bizarres, les bizarres deviennent des pros. Ainsi il est temps de revenir aux archives pour en extraire quelques dossiers étranges. Nous allons avoir besoin de nouvelles figures historiques pour notre prochaine civilisation.

McKenzie Wark
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept./nov. 2015

McKenzie Wark est un écrivain et universitaire d’origine australienne. Wark est connu pour ses écrits sur la théorie des médias, la théorie critique, les nouveaux médias et l’Internationale Situationniste. Ses œuvres les plus connues sont A Hacker Manifesto (manifeste du hacker) et Gamer Theory (théorie du gamer).

(1) McKenzie Wark, Molecular Red, Theory for the Anthropocene, Verso (USA, 2015).