Médium, infra-médium, média, intermédia, transmédia, multimédia, cross-média, post-média… Ces multiples glissements sémantiques recouvrent moins une réalité plurielle qu’une pluralité conceptuelle. Tentative d’éclaircissement avec l’ouvrage collectif Art, Medium, Media dirigé par Pascal Krajewski, au travers d’une douzaine de contributions signées notamment par Lev Manovich ou John Barber, et dont la plupart ont précédemment publié dans la revue en ligne l’Appareil.

Si les termes « médium » et « média » nous ramènent inexorablement aux thèses de McLuhan, il convient néanmoins de s’en éloigner un peu pour appréhender la portée de ces termes appliqués à l’art à l’ère du numérique. Comme le souligne Pascal Krajewski dans son texte introductif, si l’informatique a accouché de la notion de multimédia, c’est peut-être qu’elle est moins un nouveau médium qu’un « infra-médium », sur lequel les autres peuvent se greffer et apparaître presque tels qu’en eux-mêmes. Toute l’ambiguïté vient de ce que l’on projette dans cette terminologie : l’irruption des nouvelles technologies dans l’art a produit l’avènement d’un « art des nouveaux média(s) », à l’appellation aussi discutable qu’étonnante. Sont concernés a priori les arts usant de l’électronique (puis de l’informatique), d’Internet et des interfaces interactives, pour produire des œuvres d’un nouveau genre. S’il s’agit vraiment de l’art d’un seul nouveau médium — celui du numérique — pourquoi le qualifier d’un pluriel nébuleux (« les nouveaux médias ») ?

Pour John Barber cette « polysémie » résulte d’une multiplicité d’objets ou d’actes désignés qui varie, en plus, selon la source, le vecteur ou l’émetteur : un médium est un canal de production/transmission de contenu culturel et d’information. Au pluriel, nous pourrions parler de « médiums », mais on emploiera plus couramment le terme « média ». Ce passage au pluriel donne une tout autre ampleur à l’objet en question […] Pour les universitaires et les critiques culturels, le terme « médium », toujours pris comme substantif, pourrait encore signifier une prothèse, un appendice, une extension du sensorium humain comme dans la célèbre citation du théoricien de la communication Canadien Marshall McLuhan : « le médium est le massage [message] ». Il voulait signifier par là que la technologie façonne la sensibilité humaine. Pour les artistes, le nom « médium » peut aussi bien désigner un volume à la surface duquel ils peuvent concevoir, créer et critiquer l’autonomie et la pureté de l’art, que le matériau ou la forme d’une expression artistique. Si un artiste utilise plusieurs médiums en même temps, les oeuvres d’art qui en résultent sont dites « multimédia ».

Si, comme le souligne Pascal Krajewski, cette terminologie trouve son point de départ avec Clement Greenberg qui a popularisé l’idée de « médium » dans le champ de la critique d’art et plus globalement de l’esthétique en 1940, à ce modernisme auquel était appliqué cette formulation a succédé ensuite l’usage d’un « volapük » pétri de néologismes et d’anglicismes dont use et abuse le microcosme du monde numérique (artistes, journalistes, curateurs…). Sans parler, pour les francophones, de l’écueil d’une traduction littérale : une difficulté supplémentaire tient à l’importance et à la spécificité de la terminologie anglo-saxonne. Car l’anglais ne connaît que le couple medium/media (singulier/pluriel), pour évoquer tout ce qui touche à la transmission d’un contenu – de sorte que la télévision est un médium pour le locuteur anglais, tandis qu’elle est un média pour le locuteur français. L’emprise de l’anglo-saxon étant particulièrement prégnante dans les industries culturelles comme dans le numérique, l’incompatibilité terminologique entre notre approche et la leur sera particulièrement épineuse…

Pour élargir ce point de vue, certains intervenants remontent aux temps pré-numériques pour développer leurs analyses : Giuseppe Di Liberti esquisse une préhistoire du médium chez Diderot et Danielle Lories invoque Kant. Tandis que d’autres contributeurs s’appuient sur des pratiques plus contemporaines et diverses, et pas forcément hig-tech : le dessin pour Lucien Massaert, la BD pour Pascal Krajewski, le dessin animé pour Jean-Baptiste Massuet, la radio pour John Barber… Ou bien encore les fictions, Strange Days, la réalité virtuelle, les jeux vidéo et, plus surprenant, les collages audiovisuels des Residents ou d’EBN (Emergency Broadcast Network) pour Jay David Bolter et Richard Grusin qui développent la notion de remédiation : toute médiation est remédiation parce que chaque acte de médiation dépend d’autres actes de médiation. Continuellement, les média se commentent, se reproduisent, se remplacent entre eux, et ce processus est inhérent aux média.

Pour Lev Manovich, cette problématique s’enracine dans le « surgissement » de la technologisation de la culture. Dans le dernier tiers du XXe siècle, divers développements culturels et technologiques ont conjointement vidé de son sens l’un des concepts clés de l’art moderne – celui de médium. […] Une autre mutation du concept de médium est survenue lorsque de nouvelles formes culturelles fondées sur les technologies récentes ont progressivement pris place à côté de l’ancienne typologie des médiums artistiques. La bascule étant complète dès lors que les critères d’unicité et/ou de rareté, point aveugle d’une œuvre d’art, se sont retrouvés enchâssés dans un contexte technique autorisant la reproductibilité à l’infini. Lorsque les artistes commencèrent à utiliser les technologies des médias de masse pour faire de l’art, l’économie du système artistique leur prescrivait de créer des éditions limitées, mais en utilisant à présent des technologies conçues pour la reproduction de masse, et ce de façon tout à fait contradictoire (ainsi, en visitant un musée d’art contemporain, vous pouvez trouver des objets conceptuellement paradoxaux tels qu’une « cassette vidéo, éditée à 6 exemplaires » ou un « DVD, édité à 3 exemplaires »). Peu à peu, ces lignes de partage sociologiques entre les différents mécanismes de distribution, renforçant les autres fractures sociologiques déjà mentionnées, devinrent des critères prépondérants pour distinguer différents médiums, plus que les anciennes distinctions construites sur le matériau utilisé ou sur les conditions de réception. En bref, la sociologie et l’économie prirent le pas sur l’esthétique.

Pour Lev Manovich, ce ne sont là que quelques exemples des limites du concept traditionnel de médium dans notre culture post-numérique (ou post-Internet). Et pourtant, malgré l’insuffisance évidente de la notion de médium pour décrire les réalités culturelle et artistique contemporaines, celle-ci persiste. Pour contrer cette inertie conceptuelle, il souhaite jeter les bases d’un nouveau système théorique apte à remplacer le vieux discours des médiums en proposant une description plus adéquate de la culture postnumérique, post-Internet. La solution pour sortir de cette impasse sémantique c’est, peut-être, de remplacer la notion de médium par de nouveaux concepts issus de l’informatique et de la culture d’Internet. Ces concepts pouvant être utilisés à la fois littéralement (dans le cas effectif de la communication par ordinateur), mais aussi métaphoriquement, dans un sens élargi (dans le cadre de la culture pré-informatique).

Laurent Diouf

Art, Médium, Média, sous la direction de Pascal Krajewski (L’Harmattan / coll. Esthétiques, 2018)

> http://www.editions-harmattan.fr/

L’édition 2018 du festival Gamerz est axée principalement autour de deux expositions Master/Slave de Quentin Destieu à Marseille, et Digital Defiance, à Aix-en-Provence; ainsi que des ateliers et conférences. Exposition collective, Digital Defiance, a déjà refermé ses portes il y a quelques jours. Comme son titre l’indique, cette manifestation rassemblait des œuvres critiques envers la technologie envahissante et la redéfinition de notre appréhension du monde par le numérique.

Quentin Destieu, Maraboutage 3D. Photo: D.R.

Des Territoires recomposés de Géraud Soulhiol qui utilise des clichés de Google Earth en les morcelant et en les réagençant pour nous faire découvrir une cartographie imaginaire, aux gisants qui se mettent à léviter sous l’effet d’animations gérées par Harm van den Dorpel (Resurrections), en passant par les puzzles de Caroline Delieutraz qui invitent à voir différemment des tableaux (Sans Titre (La Tour de Babel)) ou des images satellites (Kamil Crater), et l’énigmatique objet sonore conçu par eRikM qui restitue de manière aléatoire des bribes de codes utilisés par les soldats amérindiens Choctaw durant la Première Guerre mondiale (La Borne) : ce panorama offrait de multiples points de vue sur cette reconfiguration, voire transfiguration, du monde et la « défiance » que cela suscite, avec en point d’orgue la Salle de brouillage de Julien Clauss. Une installation basée sur une trentaine de micro-émetteurs radio plaqués sur des plaques de cuivre et prolongés de câbles accrochés dans une salle blanche et dépouillée de la Fondation Vasarely où se tenait cette exposition. Balayant le spectre de la bande FM, les spectateurs-auditeurs pouvaient s’amuser à en capter quelques échos (bribes de conversation, interférences, bruits parasites, etc.) grâce à de petits transistors. Lors de la performance donnée pour le vernissage, Julien Clauss a joué avec cet entrelacs d’ondes invisibles, renforcé par un synthé modulaire qui apportait quelques modulations supplémentaires.

Julien Clauss, Agrégation de porteuses dans l’Ultrakurzwellen, performance en ouverture de l’installation Salle de Brouillage. Festival Gamerz, Fondation Vasarely, le 10/11/18. Photo: © Luce Moreau.

Dans cet esprit de mise en question des technologies, Quentin Destieu présentait de nombreuses pièces à Art-Cade, la Galerie des Grands Bains Douches à Marseille à deux pas du fameux mur de La Plaine… Intitulée Master/Slave, cette exposition se prolonge jusqu’au 15 décembre. Au travers de certaines œuvres, on imagine que la grande catastrophe numérique a déjà eu lieu. Ainsi avec les étranges mannequins qui portent les stigmates de bugs informatiques, matérialisation d’un Maraboutage 3D qui s’incarne aussi sous la forme d’une poupée vaudou hérissée d’aiguilles à l’effigie de Bre Pettis; personnage peu scrupuleux et vénal qui a breveté les principes de l’imprimante 3D développés par la communauté open-source pour en faire l’exploitation commerciale. Quentin Destieu s’est également amusé à fondre les composants d’un ordinateur pour en extraire de quoi fabriquer des outils primitifs (pointes de flèches, couteau, etc.) qui semblent sortir d’une deuxième préhistoire (Refonte, Gold revolution, Opération pièces jaunes). Le sarcophage qui renferme une réplique agrandie du premier micro-processeur — le seul à avoir été dessiné de la main de l’homme — renforce cette sensation d’immersion dans un futur antérieur où règne une « techno-primitive » (À cœur ouvert). Mais le dispositif le plus futuriste et humoristique est sans aucun doute ce dispositif qui permet à un poisson rouge, grâce à des capteurs, de se ballader dans son aquarium placé sur une petite plateforme robotisée (Machine 2 Fish) !

Laurent Diouf

Master/Slave, exposition de Quentin Destieu dans le cadre du festival multimédia Gamerz, à la Galerie des grands Bains-Douches à Marseille jusqu’au 15 décembre.

> http://www.festival-gamerz.com/gamerz14/