La valeur des transactions virtuelles est passée de 819 milliards de dollars en 2001 à un quadrillion de dollars aujourd’hui. Cette croissance exponentielle est à mettre en regard du succès du bitcoin. Un bon exemple du potentiel de la coopération sociale. Laquelle pourrait générer l’argent des Commons [communs] et s’intégrer au pouvoir de la finance par sa capacité à mobiliser, distribuer et multiplier la richesse pour nourrir la qualité de la vie et la puissance de l’intelligence sociale.

Icarus, une mine de bitcoin.

Icarus, une mine de bitcoin. www.openmobilefree.net. Photo: © Xiangfu Liu

Depuis que l’argent a perdu son référent en or, sa réserve de valeur, et trouvé un nouvel amarrage dans le silicium, le deuxième élément le plus abondant sur terre, il s’est multiplié de façon exponentielle. Bien entendu, ce glissement de l’or vers le silicium ne s’applique pas à deux substances équivalentes. Autrefois, l’or était stocké dans des coffres forts garantissant la valeur de la monnaie. Le silicium, quant à lui, est traité pour fabriquer le substrat qui permet la construction de machines logiques de plus en plus rapides, omniprésentes et reliées. Si l’or s’efforçait de stabiliser la valeur de la monnaie (avec des conséquences désastreuses lorsqu’il est devenu trop abondant, perdant ainsi de sa valeur), le silicium peut se démultiplier à l’infini.

La croissance exponentielle de la monétisation
Dans son exposé sur le fonctionnement de la finance contemporaine présenté à la conférence Money Lab à Amsterdam en 2014, Saskia Sassen décrit la finance comme une capacité et comme la machine à vapeur de notre époque, son énergie. Elle explique que la valeur des transactions virtuelles utilisant le silicium entre 2001 et 2014 est passée de 819 milliards de dollars en 2001 à 62,2 billions de dollars en 2008 et maintenant à un quadrillion de dollars. Cette trans-activité accélérée et multidirectionnelle rendue possible par les technologies numériques explique la croissance exponentielle de la monétisation.

Un bien matériel tel qu’une « petite maison » est transformé en titre adossé à des actifs et incorporé à des instruments financiers dont la complexité ne peut être gérée que par des calculs de mathématiciens. En tant que capacité, la finance crée un mode virtuel d’argent, qui ne reflète pas simplement la valeur de l’actif sous-jacent, mais les calculs, les opinions et les jugements des institutions et des réseaux d’humains et de machines. Comme dans les crises de dette souveraine, les risques de ces opérations retombent sur ceux qui possèdent l’actif matériel (les propriétaires, les citoyens ordinaires), tandis que le nombre de saisies et d’expulsions, mais aussi de réduction et de privatisation des services publics et sociaux ne cesse d’augmenter.

L’accumulation de valeur et de puissance générée par la finance reste donc une puissance dirigée contre la société — telle une armée qui utiliserait la dette comme tête de pont pour conquérir un territoire. L’histoire brève et brutale de l’augmentation exponentielle de l’argent du silicium dans les premières décennies du XXIème siècle, conclut Sassen, voit les pouvoirs prédateurs de la finance affairés à s’emparer à nouveau concrètement de terres (à la fois dans un contexte urbain et rural, dans les centres-villes à travers le monde et les terres d’Afrique), ce qui est en passe de changer l’ADN même de la société.

Activité pure
Pour les marxistes post-opéraïstes et autres critiques contemporains de l’économie, l’émergence de la finance illustre aussi la réponse du capitalisme à l’arrivée d’une nouvelle composition hétérogène de main-d’œuvre vivante dans la production. Le capitalisme n’accumule pas de plus-value uniquement en sous-payant sa main-d’œuvre, mais il extrait de la valeur de la société dans son ensemble — des activités sociales ordinaires comme parler, commenter, aimer, écouter, lire, exprimer une opinion, cuisiner, faire de la musique ou de l’art, s’habiller à la mode, prendre des photos, enregistrer des vidéos, marcher, faire la fête, etc.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins. www.canaan-creative.com Photo: © Xiexuan

Au lieu de réduire l’argent virtuel à une simulation qui se réfèrerait uniquement aux processus de mimétisme du marché boursier, les auteurs post-opéraïstes pensent qu’il exprime le moyen de saisir une nouvelle qualité de ce qui ne peut même plus se définir comme du travail, mais une sorte d’activité pure : qu’elle soit décrite comme puissance de communication et linguistique de travail (par Paolo Virno, Antonio Negri et Christian Marazzi) ou puissance pré-cognitive et pré-linguistique de la force virtuelle et subjective de la mémoire (par Maurizio Lazzarato et Brian Massumi), il s’agit d’une énergie qui ne s’épuise pas dans ses produits matériels, mais qui génère avant tout de nouveaux modes d’existence et de représentation du soi.

La valeur de la petite maison transformée en titre adossé à des actifs ne devrait donc pas être indexée en priorité à la substance matérielle de la maison, mais au travail sensible, intellectuel et affectif que les architectes, des bâtisseurs et des propriétaires ont mis en œuvre pour la construire; à la beauté de l’architecture urbaine qui l’entoure, constituée de parcs, d’hôpitaux, de musées, d’écoles et d’université; à la densité et à l’animation de sa vie sociale, de ses cafés, ses restaurants et ses marchés ; ainsi qu’aux qualités esthétiques de ses formes culturelles que sont sa musique, sa nourriture, son art, sa mode. L’activité qui a créé de la valeur pour la petite maison fonctionne avec les limites ou l’insuffisance naturelles/écologiques des ressources matérielles tout en étant alimentée par le désir croissant de vie sociale. Ceci répond à la pénurie et aux limites de la nature par de nouvelles façons d’accomplir les choses, de profiter et de prendre soin du monde et des autres en adoptant de nouvelles façons d’agir délibérément collectives.

Comme l’a souligné Maurizio Lazzarato, la coopération sociale ne concerne en rien la répartition des ressources rares, mais la réinvention et le ré-enchantement continus du monde. Elle ne s’opère pas à travers l’harmonisation d’une main invisible, mais par un jeu de sympathies et d’antipathies, de goûts et de dégoûts, des saisies mutuelles ou asymétriques modulant le flot incessant des courants ou des affects pré-individuels, des croyances et des désirs qui sous-tendent la vie sociale.

La chute généralisée du coût marginal
Contrairement à ce que Jeremy Rifkin soutient, le capital, par ailleurs, n’est pas un système complexe voué à accepter sans broncher sa propre disparition en vertu de la chute généralisée du coût marginal. En tant que rapport social basé sur la domination, sa réponse à la baisse du taux de profit est de réinjecter de la rareté et du contrôle là où il y a abondance et liberté potentielles. Par le biais de la guerre, des bulles financières et des coupes dans les services vitaux, il détruit la richesse qu’il a générée afin de pouvoir recommencer ailleurs son cycle d’accumulation. La plupart d’entre nous doit travailler et accepter le prix que le marché accorde individuellement à nos capacités et nos compétences (notre capital humain) : étant donné que nos capacités communicatives, sociales et de coopération sont aussi banales que le silicium, on ne leur accorde, dans leur ensemble, que très peu de valeur.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins. www.canaan-creative.com Photo: © Xiexuan

Le peu d’argent qui sert d’ordinaire à rétribuer le travail est pris en compte et attribué par anticipation : il servira à payer le loyer, l’hypothèque, les factures, la nourriture, les frais de cartes bancaires, les prêts, les impôts, les intérêts, les assurances et tout ce que le marché mondial estime que vous êtes capables de consommer. L’argent des salaires est la mesure de votre impuissance à vous connecter au « moteur du pouvoir », c’est-à-dire à façonner l’avenir de la société en tant que telle — pour modifier son ADN, comme l’explique Sassen.

L’hégémonie de l’argent en silicium
Le mouvement de la monnaie virtuelle a eu le mérite de montrer que dans les conditions actuelles d’hégémonie de la monnaie du silicium, l’argent peut être fabriqué de toutes pièces. La conception d’une monnaie qui ne se comporte pas comme une armée d’invasion vis-à-vis de la dynamique sociale passe probablement par des devises comme le bitcoin, mais on ne peut s’arrêter là. Le protocole du bitcoin comporte des éléments précieux que l’argent des commons (Andrea Fumagalli) pourrait adopter à des fins utiles (comme le registre comptable de toutes les transactions, le blockchain), mais les mécanismes de création monétaire adoptés par les protocoles du bitcoin ne semblent pas être adaptés à la tâche.

L’invention et le succès du bitcoin sont des exemples du potentiel de la coopération sociale, mais son système de fonctionnement n’aide pas à le promouvoir. Le bitcoin est toujours généré par le travail, c’est-à-dire un travail de minage de bitcoins, même si ce travail est essentiellement effectué par la puissance de calcul de machines logiques à base de silicium. La valeur d’un bitcoin est toujours déterminée par l’utilité, c’est-à-dire sa capacité à être dépensé pour acheter quelque chose et satisfaire ainsi un besoin individuel. Les deux mécanismes de création d’argent produisent une monnaie notoirement instable et sujette à l’accumulation tandis que le travail de minage de bitcoins devient plus difficile (produisant ainsi de la rareté) et que, dans le même temps, son utilité-valeur dépend des prix du marché et de l’utilité accordée au bitcoin en tant que valeur de réserve ou moyen d’échange.

L’argent des Commons devrait être directement généré par la coopération sociale et s’intégrer au pouvoir de la finance par sa capacité à mobiliser, distribuer et multiplier la richesse pour nourrir les biens communs sociaux — c’est-à-dire la qualité de la vie sociale et la puissance de l’intelligence sociale. Il devrait avoir sa propre logique de financement et d’investissement mobilisés, ici, pour créer de nouvelles institutions de commonfare (Carlo Vercellone) — c’est à dire des réseaux d’institutions constitutifs de nouveaux systèmes de protection sociale, de démocratie participative et soucieuse de garantir l’éducation, la recherche, la santé, le logement ainsi qu’un revenu de base. L’argent des Commons devrait donc être à la fois un objectif et un principe fondamental servant une économie où quelque chose d’aussi banal et ordinaire que l’existence sociale serait la source de tout ce qui rend la vie digne d’être vécue.

Tiziana Terranova
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

Tiziana Terranova est professeur et chercheuse en cultures numériques et de réseau à Naples, en Italie. Elle est l’auteur de Network Culture (Pluto Press, 2004) et fait partie du réseau de l’université libre Euronomade.

 

The value of virtual transactions rose from $819 billion in 2001 to a quadrillion dollars today. This exponential growth can be compared to the success of bitcoin. A good example of the potential of social cooperation which generates money from the Commons and integrate the power of finance in its ability to mobilize, distribute and multiply wealth to upgrade the quality of life and the power of social intelligence.

Icarus, une mine de bitcoin.

Icarus, une mine de bitcoin. www.openmobilefree.net. Photo: © Xiangfu Liu

Since money lost its referent in gold, the store of value, and found its new moorings in silicon, the second most common element on earth, it has multiplied exponentially. This shift from gold to silicon, of course, does not involve two equivalent substances. Gold used to be stored in fortressed vaults to guarantee the value of currency. Silicon is worked to make the substrate which enables the construction of increasingly faster, ubiquitous and connected logical machines. While gold strove to make the value of money stable (with disastrous consequences when it became too much and hence less valuable), silicon allows for its indefinite multiplication.

The exponential growth of monetisation

In her overview of the operation of contemporary finance delivered at the Money Lab Conference in Amsterdam in 2014, Saskia Sassen described finance as a ‘capability‘ and the ‘steam engine of our epoch, its power’. As she recounted, the value of silicon-based, virtual transactions between 2001 and 2014 has gone from 819 billions in 2001 to 62.2 trillion in 2008 and now to a quadrillion dollars. An accelerated and multidirectional transactivity enabled by digital technologies thus accounts for the exponential growth of monetisation.

A material asset like a ‘little house’ is turned into an asset-backed security and incorporated into financial instruments whose complexities can only be managed through the math of physicists. As a capability, finance creates a virtual mode of money, that does not simply reflect the value of the underlining asset, but the calculations, opinions and judgments of institutions and networks of humans and machines. As in the sovereign debt crises, the risks of these operations fall back on the owners of the material asset (homeowners, ordinary citizens), as the number of foreclosures and expulsions, but also cuts and privatisation of public and social services have also steeply risen.

The accumulation of value and power that finance has generated is thus at the moment a power waged against society–like an army which uses debt as a bridge to conquer a territory. The short brutal history of the exponential rise of silicon-based money in the first decades of the 21st century, she concluded, sees the predatory powers of finance employed in a new bout of very material land grabbing (both urban and rural, both the city centres of the global cities and land in Africa) which is going to change the DNA of society as such.

Bare activity

For post-workerist Marxists and other contemporary critics of the economy, the emergence of finance also indicates capitalism’s answer to the entrance of a new heterogeneous composition of living labor into production. Capitalism does not accumulate surplus value simply by underpaying labor, but it draws value from the whole of society–from ordinary social activities such as talking, commenting, liking, listening, reading, expressing an opinion, cooking, making music or art, wearing fashion, taking photos, recording videos, walking, partying etc.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins. www.canaan-creative.com Photo: © Xiexuan

Rather than reducing virtual money to a simulation which refers only to the imitative processes of the stock market, post-workerist authors believe that it expresses the mode of capture of a new quality of something that we might not even define as work any more, but as a kind of bare activity: whether it is described as the communicative and linguistic powers of labor (Paolo Virno, Antonio Negri, Christian Marazzi) or the pre-cognitive and pre-linguistic powers of the virtual subjective force of memory (Maurizio Lazzarato, Brian Massumi), this is a power that does not exhaust itself in its material products, but which first of all produces new modes of existence and figures of the self.

The value of the little house transformed into an asset-backed security is thus to be indexed not primarily to the material substance of the house, but to the emotional, intellectual and affective labor that architects, builders and owners put into it; to the beauty of its surrounding urban architecture including its parks, hospitals, museums, schools and university; to the density and liveliness of its social life, its cafès, restaurants and markets; and to the aesthetic qualities of its cultural forms, that is its music, its food, its art, its fashion. The activity which created the value of the little house works with the ecological limits of the finite or scarce nature of material resources, but it is powered by the expansive drive of the desire for social life. It meets the scarcity and limits of nature with new ways of doing things, new ways of enjoying and caring for the world and for others, and new ways of voluntarily acting in common.

As Maurizio Lazzarato put it, social cooperation is not about the distribution of scarce resources but about the continuous re-invention and re-enchantment of the world. It does not proceed through the harmonization of an invisible hand, but through the interplay of sympathies and antipathies, likes and dislikes, mutual or asymmetrical captures modulating the incessant circulation of the pre-individual currents of affects, beliefs and desires that underlie social life.

The fall of the marginal cost of everything

Unlike what Jeremy Rifkin thinks, capital, on the other hand, is not a complex system bound to rationally accept its own demise by virtue of the fall of the marginal cost of everything. As a social relation based in domination, its answer to the falling rate of profit is to reinject scarcity and control there where there is potential abundance and freedom. It destroys by means of war, bubbles and cuts to essential services, the wealth that it has generated so that it can start again its cycle of accumulation somewhere else. Most of us must work and accept the price that the market thinks our capacities, our skills and our competences (our human capital) are individually worth: as communicative, social and cooperative capacities are as common as silicon, then they are considered to be worth very little overall.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins. www.canaan-creative.com Photo: © Xiexuan

The little money that is commonly used to pay work with is money already captured in advance, it is already allocated: it goes to pay rent, mortgage, bills, food, credit cards, loans, taxes, interests, insurances and whatever the global market thinks you should be able to consume. Wage money is the measure of your powerlessness to connect to the ‘engine of power’ that is to shape the future of society as such–to change its DNA as Sassen put it.

Hegemony of silicon money

The virtual currency movement has had the merit to show that in current conditions of the hegemony of silicon money, money is something that can be designed. The design of a currency which does not behave like an invading army in relation to social life probably passes through currencies such as bitcoin, but it cannot stop there. There are valuable components of the bitcoin protocol that a money of the commons (Andrea Fumagalli) could usefully adopt (such as the blockchain ledger), but the mechanisms of money creation enacted by the bitcoin protocols seem inadequate to the task.

The invention and success of bitcoins are examples of the powers of social cooperation, but its design does not promote it. A bitcoin is still generated through work, that is the work of mining bitcoins, even as this work is mostly performed by the computational power of logic and silicon-based machines. A bitcoin’s value is still determined by utility, that is its capacity to be spent in order to purchase something and hence satisfy an individual need. The two mechanisms of money-creation produce an eminently hoardable and unstable currency as the work of mining bitcoins gets harder (thus producing scarcity) while at the same time its utility-value is dependent on market pricing and the utility it finds in bitcoin as a store of value or medium of exchange.

A money of the commons should be directly generated by social cooperation, partaking of the powers of finance as a capability to mobilize, distribute and multiply wealth in order to nurture the social common–that is the quality of social life and the powers of social intelligence. It would have its own logic of financing and investment mobilized this time to create new institutions of commonfare (Carlo Vercellone)networks of institutions composing new democratic, participatory welfare systems concerned with education, research, health, housing and the provision of a basic income. A money of the common should thus be both a goal and a presupposition for an economy where something as common and ordinary as social existence is the source of everything that makes life worth living.

Tiziana Terranova
published in MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

Tiziana Terranova teaches and researches digital and network cultures in Naples, Italy. She’s the author of Network Culture (Pluto Press, 2004) and a member of the free university network Euronomade.

Les Nouveaux Commanditaires ou la création à l’épreuve de l’intérêt général

Depuis maintenant une vingtaine d’années, l’action Nouveaux Commanditaires portée la Fondation de France stimule la création d’œuvres d’art avec la complicité des contextes sociaux et des espaces publics qui les accueille. Cette initiative originale de médiation artistique et culturelle conçue par l’artiste François Hers offre aux citoyens le pouvoir de passer commande à des artistes contemporains. Renouvelant ainsi les processus de la commande culturelle, elle permet la réalisation concertée d’une œuvre commune ayant « valeur d’usage ».

Claude Lévêque, Vie en chemin, 2007.

Claude Lévêque, Vie en chemin, 2007. Association R32. Photo: D.R.

Un protocole d’action (1) est proposé pour encourager les initiatives de la société civile, tout en amenant la création artistique à renouveler ses figures et ses missions d’intérêt général (2). Ce protocole repose sur la mise en relation de trois acteurs privilégiés : l’artiste, le citoyen commanditaire et le médiateur culturel, accompagnés des partenaires publics et privés réunis autour d’un projet. Issu du monde de l’art, le médiateur est la figure centrale du dispositif : il aide les Nouveaux Commanditaires à formuler leur demande, à mettre sur pied leur projet et à organiser le financement de l’œuvre avec d’autres partenaires, privés ou publics. L’initiative apparaît comme d’autant plus stimulante qu’il ne s’agit pas, par le mécénat, d’aider des artistes, mais d’accompagner des citoyens dans leur instauration d’une œuvre d’art en dialogue avec des artistes qui leur est donné de rencontrer et avec lesquels ils sont appelés à dialoguer et échanger.

Distribuer la commande
Une première innovation tient à l’orientation de la démarche, qui propose de partir de la « demande sociale » alors que le marché de l’art optait jusque là pour un fonctionnement avant tout adapté au principe de l’offre. La « réponse » peut alors elle-même prendre différents formats. L’artiste suisse John Armleder, invité par l’église et la confrérie des meilleurs charcutiers de France, a par exemple imaginé d’implanter son « atelier » sur le site de l’église Saint Eustache dans laquelle il réalisa une chapelle du souvenir (3). L’artiste Alain Bernardini, souhaitant amener les salariés de l’hôpital Paul Brousse à prendre une pause photographique, décida dans un premier temps et avec la complicité du directeur de l’hôpital d’agrafer son invitation aux fiches de paie des salariés, pour mieux inventer ensuite avec eux les modalités de création d’une image négociée (4). L’artiste Tadashi Kawamata imagina quant à lui de réaliser trois workshops en Bretagne, au cours desquels des étudiants d’écoles d’art ont pu être accueillis par les habitants de Saint Thélo pour former ensemble un « collectif de création » (5).

Jean-Luc Moulène, Les pages images (extrait)

Jean-Luc Moulène, Les pages images (extraits). Photo: D.R. / © Jean-Luc Moulène

Faire œuvre commune
Une deuxième innovation découle de la première. Comme l’œuvre n’existe pas a priori, il faut contribuer à sa genèse, ou comme le dit si bien Étienne Souriau, à son « instauration » (6). Car loin d’être préalablement et exclusivement « conçue » et réalisée dans l’esprit de l’artiste, seul au sein de son atelier, l’œuvre est davantage ici le produit d’une délibération collective. La circulation des œuvres et leurs transformations contextuelles (appropriation et participation) constituent une condition et un critère important de leur création (7). À l’image des Toiles que l’artiste Claude Rutault a disposées à l’attention du « public » de l’Antenne jeune Olympiades (8). À l’image également du déplacement de la valeur et de l’activité de création des maquettes-œuvres artisanales contre les objets réels manufacturés, dans le Grand Troc de Nicolas Floch conçu selon un esprit Do it yourself qui n’a rien a envier aux actuels FabLab (9).

Ou encore les Pages Images, sorte de bottin de communion visuelle, réalisées par Jean Luc Moulène avec la complicité des habitants d’Excideuil et que ces derniers peuvent réemployer à leur guise (10). Chacune de ces opérations de transformation de l’œuvre fait l’objet de contrats, de modes d’emploi, de conventions d’usages établis entre l’artiste et les commanditaires. L’action Nouveaux Commanditaires bouscule ainsi les espaces de production-circulation de l’art, car il s’agit moins ici de l’intégration d’une œuvre dans un espace délimité que dans une « sphère publique », un tissu de relations, un réseau d’activités. La finalité de l’œuvre, en l’occurrence, ne réside pas ici dans sa valeur d’échange. Inaliénable par définition, elle n’a de sens qu’avec les activités ou les projets liés à un territoire donné. Les œuvres ainsi produites et leurs parts immatérielles tirant leur « valeur d’usage » (11) au bénéfice de la collectivité.

Nicolas Floch, El Gran Trueque, Chili, 2008.

Nicolas Floch, El Gran Trueque, Chili, 2008. Photo : D.R.

Le public à l’œuvre
L’action des Nouveaux commanditaires transforme ainsi de part en part les modalités du travail artistique : un travail de création distribué (négocié, conflictuel) entre l’artiste et des commanditaires qui s’approprient l’œuvre. Ces projets amènent toutefois à distinguer différents publics : un public commanditaire, engagé et responsable, qui doit se porter garant du projet devant un public non participant et souvent non-initié, qui n’accède à l’œuvre qu’une fois achevée. La frontière entre l’action artistique et l’expression citoyenne s’en trouve largement redéfinie par l’implication plus fréquente des populations au centre des projets artistiques et culturels. La relation qui s’établit entre l’artiste et les commanditaires tableau constitue la plupart du temps un ‘pacte » ou un « accord de connivence ». À l’instar de l’implication de l’artiste Claude Levêque dans la conception du cahier des charges et tout au long de la réalisation d’un foyer d’accueil pour personnes en situation de précarité à Bordeaux (12). Ou à travers la réalisation d’entretiens et de photographies chez les habitants du quartier Montorgeuil impliqués par Jean-Luc Vilmouth dans la création du Café Reflet de l’espace Cerise à Paris (13).

Sur le terrain de la participation des publics aux œuvres médiatiques et numériques, citons le théâtre optique du vidéaste Pierrick Sorin, créé en dialogue avec l’association alcopops qui mène une action préventive aux risques de l’alcool dans les établissements éducatifs. Non dénuée d’ironie, l’œuvre Binge Drinking est depuis présentée dans les sites étudiants (universités, grandes écoles). Elle a circulé dans toutes les régions de France grâce aux délégations régionales et départementales de l’A.N.P.A.A (Association Nationale de Prévention en Alcoologie et Addictologie), au Théâtre de la Cité internationale et dans le réseau Art+Université+Culture (programme Art campus), ainsi que dans différents centres d’art (14).

Jean-Luc Vilmouth, 2003, Café Reflets

Jean-Luc Vilmouth, 2003, Café Reflets, 46 rue Montorgueil, Paris. Photo: D.R.

L’artiste Samuel Bianchini est, quant à lui, intervenu dans un haut lieu pourtant encore assez méconnu de la création d’images à destination des publics scolaires : la MGI, Maison du geste et de l’image; une dénomination évocatrice pour cet artiste qui a fait de l’interactivité et de l’invention de dispositifs visuels « praticables » par le public deux des principaux fers de lance de sa propre pratique de recherche-création (15). Sans oublier la « sculpture numérique » de l’artiste Xavier Veilhan qui à fait son apparition sur la place du Grand Marché de la ville de Tours en dialogue avec les habitants de la vielle ville et son association des commerçants qui souhaitaient renforcer l’identité de leur place. Objet de controverse, le Monstre de Tours trône aujourd’hui au centre de la place, devenu au fil du temps un symbole identitaire et un signe de ralliement pour les habitants du quartier (16).

Le public devient ici un partenaire actif du processus de création artistique. L’action Nouveaux commanditaires réhabilite l’idée de contagion ou de transformation d’une « œuvre commune », elle invite également à reconsidérer la notion de médiation culturelle, qui n’est plus ici transmission d’un contenu préexistant, mais au contraire, production du sens en fonction de la matérialité de l’œuvre, de l’espace et des circonstances de sa réception (17). L’action Nouveaux Commanditaires est par conséquent exemplaire lorsqu’elle parvient à supporter ce double enjeu de création et d’innovation artistique autant que de débat politique et citoyen.

Jean-Paul Fourmentraux
publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct./déc. 2013

Sociologue, Jean-Paul Fourmentraux est Maître de Conférences à l’Université de Lille 3, UFR Arts et Culture et laboratoire GERIICO, chercheur associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris (CRAL-CNRS). Ce texte est un écho à L’œuvre commune : affaires d’art et de citoyenneté, Jean-Paul Fourmentraux, La Lettre Volée, 2012 (préface de Paul Ardenne).

(1) Pour une présentation synthétique du protocole d’action, voir : www.newpatrons.eu.

(2) Une mission d’intérêt général désormais étendue à de nombreux domaines : patrimonial, social, médical, environnemental, etc.

(3) Cf. John Armleder, 2000, La Chapelle du Souvenir, Église Saint-Eustache 1, rue Montmartre 75001, Médiation 3CA, Paris : www.newpatrons.eu/projects/150

(4) Cf. Alain Bernardini, 2009, Monument d’images, Hôpital universitaire Paul-Brousse, 12 avenue Paul Vaillant Couturier 94804 Villejuif, Médiation 3CA, Val-de-Marne, www.newpatrons.eu/projects/189.

(5) Cf. Tadashi Kawamata, 2004-2006, Mémoire en Demeure, Médiation Pierre Marsaa, Saint-Thélo, www.newpatrons.eu/projects/66

(6) Cf. Umberto Eco, 1965. L’œuvre ouverte. Paris, Éditions Le Seuil ; Shusterman R., 1992, L’Art à l’état vif : La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Les Éditions de Minuit ; Étienne Souriau, 2009. Les différents modes d’existence (précédé d’une introduction « Le sphinx de l’œuvre » par Isabelle Stengers et Bruno Latour). Paris, PUF.

(7) Cf. Paul Ardenne, 2004. Un art contextuel : création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Paris, Flammarion ; Claire Bishop, 2006b. Participation, London: Whitechapel and MIT Press, 2006.

(8) Cf. Claude Rutault, 2007, C’est pratique d’avoir un titre, Antenne Jeunes Olympiades, Tour Anvers 32, rue du Javelot 75013, Médiation 3CA, PARIS, www.newpatrons.eu/projects/185. L’œuvre favorise le processus de création au détriment de la conservation d’un résultat obtenu. Elle se composée de 292 toiles offertes aux publics. L’espace de l’antenne devient alors un lieu d’emprunt de toiles à peindre à l’image d’une bibliothèque. À la restitution, l’emprunteur peut exposer sa peinture pendant quelque temps à l’antenne. Mais la toile sera par la suite repeinte de la même couleur que le mur et remise en circulation.

(9) Cf. Nicolas Floc’h, 2008, El Gran Trueque, Médiation Eternal Network, Santiago du Chile, www.newpatrons.eu/projects/192.

(10) Cf. Jean-Luc Moulène, 2000, Les pages images, Médiation Pierre Marsaa, Excideuil, Dordogne, www.newpatrons.eu/projects/41.

(11) Cf. Jacques Rancière, J., 2008, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions. Avant lui, Michel de Certeau, anthropologue des croyances et des phénomènes de consommation, développa la notion de « valeur d’usage ». Et parla, à ce propos, des « braconniers actifs » qui, à travers les mailles d’un réseau imposé, inventent leur quotidien. Cf. De Certeau, M., Giard, L., Mayol, P., 1980, L’invention du quotidien. Paris, UGE.

(12) Cf. Claude Lévêque, 2007, Vie en chemin, Association R32, Médiation Pierre Marsaa, Bordeaux, www.newpatrons.eu/projects/70.

(13) Cf. Jean-Luc Vilmouth, 2003, Café Reflets, 46 rue Montorgueil, Médiation 3CA, Paris, www.newpatrons.eu/projects/261

(14) Cf. Pierrick Sorin, 2012, Binge Drinking, Université Lille 3, Médiation Art Connexions, Lille, www.newpatrons.eu/news/46

(15) Cf. Samuel Bianchini, 2012, Distances, MGI, Maison du Geste et de l’image, Médiation 3CA, Paris : www.nouveauxcommanditaires.eu

(16) Cf. Xavier Veilhan, 2004, Le Monstre, Place du Grand Marché, Méditation Eternal network, Tours, www.newpatrons.eu/projects/63

(17) Cf. Antoine Hennion, 1993. La passion musicale. Une sociologie de la médiation. Paris, Métailié ; Joëlle Zask, 2003, Art et démocratie. Les peuples de l’art, Paris, PUF ; Jacques Rancière, 2000. Le Partage Du Sensible, Esthétique Et Politique, Paris, La Fabrique Éditions ; Jacques Rancière, 2008. Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions ; Christian Ruby, 2006. L’âge du public et du spectateur, Bruxelles, La Lettre Volée.