Des Écrans aux robots

Dans le cadre de ce MOOC Dominique Moulon reçoit Serge Tisseron, psychiatre, docteur en psychologie, membre de l’Académie des technologies, chercheur associé à l’Université Paris Diderot.

La première question reviendra sur la thèse du chercheur, thèse singulière puisqu’elle a pris la forme d’une bande dessinée sur l’Histoire de la psychiatrie. Qu’est-ce qui a motivé le doctorant à la rédiger sous cette forme ? En outre, à quoi correspondent les balises de l’enfance (3-6-9-12 ans) identifiées par le psychologue vis-à-vis du média télévisuel ?

Puis le chercheur interviendra d’une part sur la « révolution numérique » toujours en cours actuellement et nos rapports aux écrans, à leur rôle dans nos relations sociales et d’autre part sur l’arrivée de la robotique.

Un cours animé par Dominique Moulon pour le Mooc Digital Media de l’École Professionnelle Supérieure d’Arts Graphiques de la Ville de Paris.
Co-produit par MCD. Janvier 2018.
> http://moocdigitalmedia.paris/cours/des-ecrans-aux-robots/

ceci n’est pas une exposition…

À proprement parler, comme le proclame de manière intempestive le panneau d’infos à l’entrée de la Fondation EDF, il ne s’agit pas d’une exposition, même si c’est le terme employé. Au travers des pièces rassemblées par Fabrice Bousteau, La Belle Vie Numérique est en fait une illustration de la manière dont le numérique bouleverse notre vie quotidienne. Et de ce que ce bouleversement induit au niveau des pratiques artistiques, en terme de champ d’investigation, d’outils, de supports et de normes esthétiques.

Marie-Julie Bourgeois, Tempo II. Photo: D.R.

Pour autant, on reconnaît quelques œuvres emblématiques pour qui s’intéressent à l’art numérique. À commencer par Tempo II de Marie-Julie Bourgeois qui sert de signalétique à cette manifestation. Cette version 2 proposée sous forme de triptyque reprend son principe d’origine : une mosaïque d’écrans branchés sur des webcams qui laissent entrevoir des fragments de ciel en temps réel. Au total, 270 petites fenêtres bleutées qui clignotent au gré des nuages, des fuseaux horaires et de la rotation terrestre, avec un habillage sonore qui fluctue toutes les 4 minutes, au rythme des mises à jour de ces images.

Autres pièces significatives, les dispositifs hybrides de Grégory Lasserre & Anaïs met den Ancxt, alias Scenocosme, mêlant le végétal au digital. Dans ce cadre, on redécouvre Akousmaflore. Un jardin suspendu et interactif : les visiteurs étant invités à toucher les feuilles qui réagissent en émettant des sons modulés selon l’intensité des caresses prodiguées. Basé aussi sur ce principe du toucher lié aux variations des courants électrostatiques corporels, le couple d’artistes présente également une pièce de leur série Matières Sensibles : une fine planche dont on peut jouer comme d’une harpe en laissant glisser nos doigts sur les nervures du bois.

Mais nombre d’installations pointent les travers des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et des réseaux sociaux, du narcissisme puéril des utilisateurs, les abus, jusqu’à l’absurdité, de la géolocalisation, du partage et de l’exploitation des données personnelles, des protocoles d’accès… Ainsi Aram Bartholl et ses séries Are You Human? et Select All Squares qui parodient les codes Captcha et grilles d’images qui se multiplient pour accéder à un site et/ou confirmer l’envoi d’un message. Entre topographie composite et cartes postales dématérialisées, Julien Levesque puise, comme son titre l’indique, dans Google Street View pour sa série Street Views Patchwork.

Le selfie — ou l’égoportrait selon la terminologie de nos cousins québécois — est mis à l’index avec Encoreunestp, via des miroirs qui s’offrent comme une mise en abîme. Carla Gannis en propose une version colorée et augmentée (The Selfie Drawings). Elle met également en scène, façon Jérôme Bosch, les émoticônes dont on parsème nos posts (The Garden of Emoji Delights). En forme de performance, Amalia Ulman développe une fiction en prenant comme support Instagram, avant d’être célébrée à la Tate Modern (Excellences & Perfections)… Mwood utilise pour sa part l’application de streaming vidéo Periscope, dont on a mesuré l’impact en France lors du mouvement contre la Loi Travail en 2016, via une installation où il projette une sorte de mini-zapping sur d’antiques ordinateurs (Fifteen Seconds of Fame).

Mais par rapport à la philosophie affichée de cette « non exposition », c’est sans aucun doute le projet Rembrandt.2016 qui pose le mieux cette problématique de l’art confronté à la révolution du numérique. En 2016 donc, sous l’égide de Microsoft, des ingénieurs mettent au point une sorte de monographie informatique des peintures Rembrandt. Position des yeux, expressions du visage, apparence vestimentaire, etc. Toutes les données sont recoupées pour établir, sans jeu de mots, une sorte de portrait-robot. Conforme aux canons de Rembrandt, il en ressort le portrait d’un homme blanc âgé de 30 à 40 ans, de face, tourné vers la droite, dans un costume noir, portant un chapeau et une fraise… La réalisation de ce faux, baptisé The Next Rembrandt, a été confié a une imprimante 3D pour parfaire le rendu, la trame et la matière de la toile (le mouvement des coups de pinceau, l’épaisseur de la peinture, la superposition des glacis). L’effet est saisisant, tout comme les perspectives ouvertes par cette démarche transgressive.

Laurent Diouf

La Belle Vie Numérique, entrée libre, jusqu’au 18 mars 2018, Fondation EDF, Paris.
> https://fondation.edf.com/fr/expositions/la-belle-vie

LES SOMBRES RÊVES DE LA TECHNOLOGIE
Luttes fratricides entre réalités actuelle et virtuelle dans la série Black Mirror

Schopenhauer considérait dans Le Monde comme volonté et comme représentation que la réalité qui nous entoure n’est rien d’autre que le rêve d’un esprit démoniaque. Le propos extrêmement pessimiste de la série britannique Black Mirror, créée en 2011 par Charlie Brooker et diffusée sur la chaîne Channel 4, a en un sens des accents schopenhaueriens.

Série organisée en deux saisons de six épisodes indépendants, auxquelles il faut ajouter un épisode spécial de Noël (un christmas special dans la tradition des séries anglaises), Black Mirror entend révéler en quoi les avancées technologiques et l’apparition d’une réalité virtuelle de plus en plus présente pourraient, dans un futur si proche que cela fait froid dans le dos, se retourner contre une humanité qui se comporte en démiurge et crée (ou a déjà créé) les conditions de sa propre annihilation. L’être humain s’est toujours efforcé de rêver un monde meilleur et de faire naître les outils nécessaires à améliorer ses conditions de vie. C’est peut-être aujourd’hui la technologie elle-même, à laquelle il est de plus en plus et irrémédiablement dépendant (ces black mirrors des écrans d’ordinateur, de smartphone ou de télévision à l’ère du numérique), qui rêve le monde futur à sa place et l’entraîne dans son inquiétant cauchemar.

Si le premier épisode intitulé National Anthem, dans lequel un terroriste arty enlève un membre de la famille royale, une princesse adorée du grand public, et demande au Premier ministre de commettre un acte zoophile à la télévision en guise de rançon, est le plus connu et a récemment refait parler de lui en raison des révélations sur un moment particulier de la vie personnelle de David Cameron, chaque nouvel épisode de Black Mirror présente un univers dystopique différent dans lequel certaines dynamiques du monde 2.0 contemporain sont exacerbées, souvent en raison de l’invention d’un nouvel outil technologique — à l’image de ces puces permettant d’enregistrer chaque instant de son existence dont sont équipés les personnages du troisième épisode de la première saison, ou de ce système permettant de créer des avatars numériques de l’esprit d’un individu dans le christmas special ; avatars pour la plupart destinés à devenir des sortes de lares modernes gérant pour vous votre maison et votre agenda. Comme le résume Charlie Brooker : Chaque épisode a un casting différent, un décor différent, et montre même une réalité différente. Mais ils parlent tous de la façon dont nous vivons aujourd’hui — et de la façon dont nous pourrions vivre dans dix minutes si nous sommes maladroits. Et s’il y a bien une chose dont je suis sûr, c’est que l’humanité est maladroite.

Le tout premier épisode montre bien que l’un des enjeux principaux de Black Mirror n’est pas de développer un discours technophobe ou de condamner les diverses formes de réalités virtuelles présentes dans la société contemporaine, mais de pointer les dangers d’un dérèglement dans les rapports entre actualité et virtualité — et il faut se rappeler avec Deleuze que l’expression « réalité virtuelle » n’est pas oxymorique, contrairement à ce que l’on considère habituellement ; il ne s’agit pas d’opposer la « vraie réalité » matérielle à la « fausse réalité » virtuelle, la réalité virtuelle n’étant que le complément de la réalité actuelle. Deux diagrammes apparaissent sur des écrans télévisés au cours de l’épisode initial, montrant l’évolution de l’opinion publique au sujet de l’attitude à adopter par le Premier ministre face aux demandes du kidnappeur : sur le premier, l’opinion publique s’oppose fermement à l’effectuation de l’acte obscène qui est réclamé ; sur le second, par un effet de vase communicant, les statistiques sont inversées et ceux qui sont interrogés se prononcent massivement pour que le Premier ministre accepte de se prêter à la dégradante relation zoophile.

Les deux diagrammes mettent en évidence le glissement menaçant qui hante la société contemporaine, où l’obscénité physique et matérielle d’un acte peut être gommée sous l’influence d’Internet et des réseaux sociaux, univers de défouloir, de truchement du réel, des identités et des opinions, selon un phénomène par lequel la réalité virtuelle prend le pouvoir sur le monde actuel qui l’a fait naître afin de le mettre à mort, et de mettre à mort avec lui les signes les plus élémentaires d’humanité. Comme pour contrer visuellement, ou du moins retarder la progression de cette menace croissante, le montage fait souvent alterner des séquences montrant le traitement de l’affaire à la télévision et sur Internet avec des séquences montrant la souffrance physique et morale du Premier ministre à mesure que le temps passe, afin de faire surgir le réel corporel et matériel dans toute sa brutalité et de pousser à lire l’épisode comme une véritable tragédie, comme le récit tragique de l’exécution de la réalité actuelle par son double virtuel — et c’est peut-être précisément pour aller dans le sens d’un rapprochement avec la tragédie que le premier épisode, et avec lui pratiquement tous les autres, est divisé en plusieurs parties que l’on doit comprendre comme différents actes d’une pièce de théâtre.

Les personnages de Black Mirror ne cessent de se demander où se trouve la réalité actuelle, quelles sont les marques qui permettent d’identifier un événement ou un élément comme réel et surtout comment arriver encore à provoquer quoi que ce soit de réel, de vraiment réel comme il est dit à un moment. C’est bien cette rupture, cette brèche dans la complémentarité et le rapport de forces entre réalité actuelle et réalité virtuelle qu’explorent la plupart des épisodes, brèche magnifiquement symbolisée par la surface de cet écran se lézardant au générique. Le deuxième épisode de la première saison, Fifteen Million Merits, le plus traditionnel dans son imagerie futuriste, mais non le moins intéressant, dépeint une société dictatoriale dans laquelle la grande majorité des individus vivent comme des esclaves habillés de la même manière et sont contraints de pédaler sans relâche pour produire de l’énergie et obtenir des crédits nécessaires à leur survie.

Ils sont surtout esclaves du monde virtuel qui les entoure en permanence sur de vastes écrans qui tapissent les murs, puisqu’ils possèdent chacun un avatar numérique dont ils peuvent modifier le look en utilisant des crédits, doubles virtuels qui se trouvent ainsi chargés d’endosser pour eux les marques d’une individuation ayant disparu de la réalité actuelle. Le personnage principal cherche à faire voler en éclat l’univers totalitaire dans lequel il vit, en menaçant de se suicider sur le plateau d’une des trois ou quatre émissions de télévision destinées à uniformiser les goûts des esclaves à vélo qui composent la société, c’est-à-dire en menaçant de produire un événement actuel qui pourrait détruire l’univers virtuel médiatico-numérique de simulacre qui se dresse face à lui. Avec une ironie grinçante, il finit par se voir offrir une émission de télévision grâce à laquelle il pourra faire entendre des discours contestataires à sa guise — sorte de génial coup d’échec de la part de la réalité virtuelle qui vide le geste du personnage principal de la possibilité de son actualisation et intègre en elle sa propre critique pour mieux la rendre inoffensive.

En parallèle, le troisième épisode de la deuxième saison, The Waldo Moment, exacerbe certaines implications politiques des rapports de force entre réalités actuelle et virtuelle. Dans une Grande-Bretagne ressemblant à s’y méprendre à celle du début des années deux mille dix, le récit suit une élection à laquelle se présente, en plus des candidats traditionnels de l’establishment politique britannique, un personnage virtuel nommé Waldo, petit ours bleu extrêmement ordurier conçu initialement pour basher les puissants sur un plateau de télévision. D’abord amusé par le projet, le comédien qui se cache derrière Waldo et contrôle ses faits et gestes prend conscience (bien trop tard) de la violence et de l’horreur du populisme sur lequel reposent la candidature et la popularité croissante de la figure virtuelle.

La chaîne pour laquelle il travaille le remplace, ce qui produit une déconnexion dramatique entre le corps du comédien et celui de la marionnette informatique, permettant à Waldo d’acquérir une vie propre, de se libérer des entraves de l’actualité, et, même s’il ne remporte pas les élections, de saper définitivement les fondements du discours politique. Au fil de l’épisode, l’image de la figure virtuelle est de plus en plus monstrueuse : d’abord minuscule sur les écrans du plateau télévisé, elle est énorme lors des séquences montrant la campagne, où elle occupe toute la surface latérale d’une camionnette recouverte d’écrans plats, pour finir par être gigantesque lorsqu’elle apparaît reproduite sur plusieurs avions. Visuellement, elle donne ainsi l’impression de dévorer tout ce qui l’entoure, de s’adonner à un festin par lequel c’est avant tout la réalité actuelle qu’elle phagocyte, pour faire basculer le réel dans un univers où tout élément est destiné à devenir blague virtuelle, simulacre, et à perdre toute possibilité d’avoir encore un sens.

Shakespeare faisait dire à l’un des personnages de As You Like It que All the world’s a stage, And all the men and women merely players, phrase qui défend un lien indestructible entre la réalité actuelle qui nous entoure et la réalité virtuelle qui se dresse sur scène. Certains personnages de Black Mirror, à commencer par le comédien de The Waldo Moment constatent avec stupeur que le monde virtuel est devenu une scène de théâtre sur laquelle se joue une version farcesque de la vie actuelle, version farcesque qui vise au final à travestir et à détruire la vie actuelle. La série produit implicitement un commentaire pessimiste de la formule shakespearienne en l’appliquant à notre société 2.0. En effet, pauvres de nous si le monde ne devient que la scène de théâtre virtuelle sur laquelle se déroule une représentation grotesque et hideuse de la vie elle-même et si nous ne pouvons échapper au fait d’en être les players, à la fois acteurs et joueurs !

Ce n’est peut-être pas par hasard qu’il est fait référence à la série Downton Abbey (Julian Fellowes, ITV1, 2010-2015) dans le premier épisode et que des acteurs de Downton Abbey (dont Jessica « Lady Sybil » Brown Findlay) jouent dans Black Mirror. Les deux séries reposent sur des miroirs temporels inverses. Avec Downton Abbey, la Grande-Bretagne actuelle contemple son passé à travers un miroir extrêmement flatteur, alors qu’avec Black Mirror c’est précisément le contraire. Plus généralement, les questions temporelles sont centrales dans la série créée par Charlie Brooker pour penser de façon complexe le dérèglement des rapports entre réalités actuelle et virtuelle. Commentant les thèses principales de la philosophie bergsonienne, Deleuze établit dans L’Image-temps, deuxième volet de son diptyque sur le cinéma, qu’il existe une relation d’actualité/virtualité entre présent et passé — chacun fonctionnant comme l’actualité ou la virtualité de l’autre. Deux épisodes de Black Mirror, le troisième de la première saison intitulé The Entire History of you et le premier de la deuxième saison intitulé Be Right Back, modélisent de façon deleuzienne la prise de pouvoir de la réalité virtuelle en termes temporels, en ce que les avancées technologiques font à chaque fois disparaître le présent et la possibilité même du hic et nunc.

Dans The Entire History of You, les puces dont sont équipés les personnages leur permettent de revoir de manière onaniste les moments passés et plus heureux de leur existence, en procédant à ce qu’ils appellent des re-do. L’une des scènes les plus frappantes commence par montrer une relation sexuelle passionnée entre l’homme et la femme au centre du récit. Puis, par un jeu de montage, le spectateur comprend que ces images qu’il croyait au présent sont en fait des images passées de leur premier rapport que se repassent les deux membres du couple pour pimenter leur triste et mécanique relation sexuelle présente — les terrifiants yeux blancs des personnages, signes visuels qu’ils procèdent tous les deux à un re-do, fonctionnent également comme les signes d’un présent, d’un être au monde actuel et d’une ouverture à l’aléatoire futur devenus impossibles pour des individus qui se contentent désormais d’une seule expérience satisfaisante et la revivent ad vitam aeternam.

Be Right Back traite quant à lui de la question du deuil en imaginant un logiciel qui glanerait toutes les informations laissées par quelqu’un qui vient de mourir sur les réseaux sociaux et reconstituerait sa voix ainsi que sa façon de parler, jusqu’à ses expressions les plus caractéristiques, offrant la possibilité de lui téléphoner après sa mort — processus censé officiellement accompagner et adoucir le travail de deuil, mais au résultat totalement inverse, puisque la figure féminine centrale finit par sacrifier la réalité actuelle et présente de la mort de son compagnon à l’idée toute virtuelle et contre-nature de sa survie à travers une intelligence artificielle. Comme pour définitivement accomplir ce geste de remplacement de l’actualité présente par la virtualité, le personnage principal accepte la dernière étape proposée par la société d’aide au deuil et commande un robot à l’effigie de son compagnon, se comportant exactement comme lui, auquel il ne manque que des empreintes digitales, c’est-à-dire auquel il ne manque que les signes d’une identité actuelle.

Le robot de Be Right Back étant une version parfaite, bêta et sans défauts du disparu, qui ne s’énerve jamais ou ne connaît jamais de panne sexuelle, il faut comprendre que Black Mirror s’intéresse d’une part à la manière dont la technologie exacerbe les pires défauts de l’humanité, avec les épisodes les plus directement politiques où le monde virtuel des réseaux sociaux sert de défouloir à la haine et la bêtise, et d’autre part à la manière dont elle se révèle également dangereuse lorsqu’elle cherche à créer une version virtuelle et plus parfaite de l’être humain, puisqu’elle entend alors nier l’imperfection individuelle pourtant essentielle à la définition même de l’humanité — et ce précisément parce qu’elle se veut elle-même parfaite.

Les œuvres du vidéaste Jacques Perconte répondent d’une certaine manière aux conclusions pessimistes de Black Mirror en ce que Perconte fait justement du défaut numérique un moteur esthétique. Plusieurs de ses vidéos présentent des plans-séquences de paysages filmés en travelling et retravaillés afin de créer progressivement des bugs de plus en plus marqués, des défauts volontaires de lecture du fichier numérique, jusqu’à ce que la surface de l’écran soit remplie de formes et de couleurs abstraites. Héritier contemporain des impressionnistes, le peintre Perconte adresse aux sombres miroirs lézardés de Black Mirror des miroirs solaires, où l’actualité de la Nature et son image virtuelle sont mises à égalité et entament avec joie une danse serpentine digne de la Loïe Fuller des premiers temps.

Guillaume Bourgois
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

Maître de conférences en études cinématographiques à l’université Grenoble Alpes, Guillaume Bourgois travaille principalement sur le cinéma portugais, le cinéma moderne américain, les films de Jean-Luc Godard et les séries américaines et britanniques

Photos: Black Mirror. Saison 1. Capture d’écran. Photo: D.R.

 

 

la révolution pour la musique contemporaine

C’est la présence d’Alex Augier, à l’affiche du Grand Soir Numérique, qui nous a décidés de sortir de notre tanière pour assister aux concerts donnés à la Philharmonie dans le cadre de la biennale Nemo le 26 janvier dernier. Nous avions découvert oqpo_oooo, sa précédente performance A/V, lors du festival Elektra à Montréal en 2016. Campé au milieu d’un dispositif assez simple (une structure tubulaire et de la toile) qui forme une sorte de cube 3D, Alex Augier dispensait de la « techno-tronique » assez cinglante et articulée autour de motifs géométriques synchronisés sur les fréquences et la rythmique.

Sa nouvelle performance baptisée _nybble_ (soit le terme anglais pour désigner un demi-octet équivalent à 4 bits) reprend ce principe. Mais cette fois le cube semble un peu plus ouvert, un peu plus transparent; de fait Alex Augier semble moins enfermé dans cette structure. Les visuels sont moins compacts également. Les tracés ressemblent plus à des explosions de particules qu’à des perspectives rectilignes. Et sa musique se fait plus « brute », si ce n’est brutale. Ses fulgurances electronic-noise ricochent d’un canal à un autre, de même que les projections vidéos passent d’un écran à un autre.

Changement de décor avec Nicolas Crosse. Il fait face à un batteur, un pianiste et un violoncelliste. Les premières mesures laissent penser à la simple interprétation d’une pièce « classique ». La scène est vide de tout dispositif. Mais bien vite la gestuelle saccadée laisse transparaître un tout autre scénario. Nicolas Crosse est équipé de capteur, tout comme les musiciens. Ces capteurs permettent de générer et séquencer des sons en temps réel. Gestes répétitifs, chaotiques ou au contraire affûtés comme un rasoir : l’attaque des mouvements détermine la tonalité et la sonorité des samples. Un « duel » s’engage entre les protagonistes. Le télescopage de sonorités acoustiques et électroniques va crescendo. Le tout avec humour ! Une composante plutôt rare dans le domaine. Le titre de cette pièce écrite par Alexander Schubert n’en est que plus significatif : Serious smile.

On esquisse quelques sourires également lorsque l’on voit apparaître les raquettes stylisées de l’antique jeu vidéo Pong sur écran. Curieux et amusant « cross over » entre quelques bruits cartoonesques, une projection vidéo azimutée et une bonne vingtaine de musiciens classiques (hautbois, clarinette, contrebasse, violon, etc.). Nous sommes cette fois en compagnie de l’Ensemble InterContemporain placé sous la direction de Vimbayi Kaziboni. Osons une parenthèse et chromatisons notre propos, le fait qu’une personne née au Zimbabwe, partageant ses activités entre l’Europe et les États-Unis, dirige une telle formation nous réjouis profondément. C’est aussi rare que l’humour dans ce milieu justement… Baptisée Any Road, cette pièce créée par Daniele Ghisi, avec Boris Labbé pour les visuels, est la transposition d’un projet avorté qui devait justement combiner jeu vidéo et création musicale.

Par contre, nous restons septique sur la pertinence du deuxième set mené par l’Ensemble InterContemporain. Non que les qualités du pianiste Dimitri Vassilakis soient en cause, mais simplement parce que ce concerto de Rene Glerup n’a strictement rien d’électronique et, de fait, est en contradiction avec l’intention même de cette soirée : souligner que la révolution numérique n’a pas épargné la musique contemporaine, conjuguer l’image et le son, croiser les pratiques et les technologies pour développer de nouvelles esthétiques sonores.

Après cette « sortie de route », on se retrouve de nouveau en terrain conquis avec de l’electronica noisy et des visuels vidéo. En l’occurrence, un maelstrom rougeoyant, dense et grésillant conçu par Tarik Barri. Le son, « drone post-indus noise » (pour résumer), est assuré par Paul Jebanasam qui donne aussi dans le dubstep sous le pseudo de Jabba pour le projet Moving Ninja signé sur Tectonic. Intitulé Continuum, cette performance A/V se veut une exploration en trois temps de la vie, la puissance et l’énergie de l’univers… Plus prosaïquement, c’est aussi un très bon album éponyme, ambient-experimental de 3 plages aux titres pour le moins alambiqués, paru en 2016 sur Subtext; label cofondé par Paul Jebanasam avec James Ginzburg (30Hz, Emptyset) et Roly Porter (Vex’d).

Laurent Diouf

Grand Soir Numérique, le 26/01/18, Philharmonie, Paris.
> https://www.biennalenemo.fr/2017/08/04/grand-soir-numerique/