étoile montante du mapping

En arts numériques, comme en astrologie, les étoiles les plus intéressantes ne sont pas toujours visibles au premier coup d’oeil. Au fil des années, Aurélien Lafargue (alias Nature Graphique) s’est progressivement installé dans la constellation des spécialistes du mapping.

Aurélien Lafargue, Entropia (installation numérique / performance A/V immersive), SATophère, Montréal.

Aurélien Lafargue, Entropia (installation numérique / performance A/V immersive), SATophère, Montréal. Photo: © Sébastien Roy.

Avec un style reconnaissable, l’artiste français multiplie les projets collaboratifs. En 2015, il présentait Entropia et Ganymède, deux univers immersifs présentés dans le dôme de la SATosphère de Montréal. Ces projets évoquent les synergies de système organique complexe (comme le corps humain) ou la mise en scène d’un objet céleste (comme le satellite naturel de Jupiter). D’autres créations, une rampe de skate interactive (co-création avec le DJ 20Syl) ou la scénographie du DJ techno Madben, visibles en 2016, ont également mis en lumière le talent d’Aurélien Lafargue. Entretien avec cette étoile montante.

Vous travaillez sous les noms de Nature Graphique et d’Aurélien Lafargue. Pourquoi deux signatures ?
J’ai adopté le pseudonyme Nature Graphique il y a 7 ans alors que j’étais graphiste et photographe. J’exécute toujours quelques contrats liés à la communication ou en recherche et développement pour certaines marques. D’un autre côté, je travaille sur des projets artistiques où j’utilise mon vrai nom, Aurélien Lafargue.

Votre travail consiste à créer des mapping vidéos ?
Je conçois et réalise des mapping vidéos, mais pas uniquement. Je suis très attiré par des installations plastiques et interactives. Pendant longtemps je me suis attaché à l’outil informatique. En tant que graphiste ou webdesigner j’ai travaillé avec des logiciels et des langages de programmation complexes. À un moment j’ai fait une overdose. Le mapping m’a permis de me concentrer sur la recherche de matériaux plastiques, de textures. J’ai pu travailler sur des volumes improbables comme des sphères ou des lieux gigantesques. Depuis deux ans, je consacre mon travail à la lumière. Je me focalise sur un retour à la matière.

Comment se sont déroulés vos débuts artistiques ?
J’ai commencé par faire des prestations en tant que VJ en Bretagne et à Montpellier où quelques amis et moi avions une résidence au Rock Store. Puis je suis parti à Montréal. Là-bas, j’ai rencontré DJ Mini [musicienne emblématique de l’underground montréalais, N.D.L.R.] qui fréquentait la SATosphère [Société des Arts Technologiques de Montréal, N.D.L.R.]. Finalement, j’y ai travaillé un an pour présenter Espace Temps qui mélangeait l’art numérique et la danse contemporaine. C’est sans doute mon premier projet d’ampleur. Quelques mois plus tard en 2012, j’ai travaillé dans les Carrières de lumières au festival a-part aux Baux de Provence. Je présentais 3 mappings monumentaux dans un site incroyable. Il y avait des centaines de mètres de surfaces à recouvrir. La pierre blanche donnait une texture très particulière à mes créations. Mes deux premiers travaux étaient graphiques et abstraits, mais le dernier, qui s’appelait Trajectoires, exploitait différents Time Lapse que j’avais réalisés à Montréal. On y voyait passer une succession de foules. Le potentiel visuel était très intéressant et je pense revenir bientôt à ce projet. À partir de là, j’ai produit une multitude de créations plastiques et répondu à plusieurs commandes de scénographie [Festival Scopitone, Institut du Monde Arabe… N.D.L.R.]

Aurélien Lafargue, L'Échappée (mapping vidéo)

Aurélien Lafargue, L’Échappée (mapping vidéo). Photo: D.R.

Tout à l’heure, vous évoquiez un “retour à la matière”…
En fait c’est lié à mon parcours. J’ai étudié à l’ETPA, une école de photographie à Toulouse, où j’ai été formé à la photo argentique. À l’époque il y avait peu de cours sur le numérique. Plus tard j’ai monté avec quelques amis un projet dans le Morbihan, là où j’ai grandi. À 17 ans j’étais l’un des premiers VJ en Bretagne. Il s’agissait à l’époque de simple mixage de vidéos capturées à droite et à gauche. Encore aujourd’hui je trouve que je n’utilise pas suffisamment de texture dans mes créations. Même si j’ai plus de maturité, je pense être dans une phase d’apprentissage. C’est dans ce sens que je parle volontiers de “retour à la matière”. Je dois revenir à des valeurs plastiques.

Vous aimeriez donc vous affranchir de la technicité ?
Sur de futurs projets, l’idée serait peut-être d’assumer le rôle de directeur artistique. À mes débuts je souhaitais, sans doute par excès d’orgueil, me prouver que j’avais les capacités de faire les choses. Dorénavant je privilégie les collaborations. Il m’arrive donc souvent de monter des équipes où je regroupe un développer, un graphiste, un musicien… Par exemple, pour le son je travaille régulièrement avec Mourad Bennacer que j’ai rencontré à Montréal. Avec du recul, je m’aperçois que le travail en équipe est très positif. Les choix artistiques sont discutés, chacun apporte son expertise. Pour ma part, je veux me recentrer sur le sens de mes œuvres. Pour ça, je n’exclus ni de collaborer avec des scénaristes ni de m’affranchir de la technicité des outils.

Depuis plusieurs années beaucoup d’artistes exploitent le mapping, comment réinventer la discipline ?
J’ai été témoin de l’évolution des techniques du mapping moderne. C’est Amon Tobin avec son live Isam [présenté pour la première fois en 2011 à Mutek, N.D.L.R.] qui m’a vraiment donné l’envie de prendre en main cette technique. C’était monstrueux, mais aujourd’hui il y a une sorte de lassitude causée par une surenchère des technologies et du spectaculaire. Pourtant le mapping video n’est pas si nouveau. La projection sur forme, sur des corps, remonte à plusieurs décennies. Lorsque j’anime des ateliers à la Gaîté Lyrique, je présente toujours le scénographe tchécoslovaque Joseph Svoboda. C’est un modèle en son genre. Ses créations datent des années 50 et sont extraordinaires. Elles n’ont rien à envier à ce qui se fait aujourd’hui. Svoboda projetait des diapos, les grattait préalablement pour donner de la matière et un aspect quasi filaire aux visuels. Un travail vraiment magnifique. Le renouveau du mapping, si tant est qu’on puisse parler ainsi, passe donc par un retour aux choses plastiques.

2016 est un tournant dans votre carrière ?
Aujourd’hui j’assume enfin ma position d’artiste. En 2015 j’ai eu plusieurs créations importantes comme Entropia ou Ganymède qui ont été soutenues par la SATosphère. Ganymède, par exemple, est un projet de recherche lié à l’interactivité. Il s’agit de créer un univers immersif où le public interagit avec chaque objet. La platine de mixage au centre de l’installation permet de scratcher une voûte stellaire projetée dans le dôme de la SAT. Le rendu est impressionnant… Je suis sur des projets structurés où les collaborations longues portent leurs fruits. Par ailleurs, j’espère éviter les créations « one-shot » et je m’oriente plutôt vers des installations pérennes. Ça me permet de faire évoluer mon travail. Dans ce sens, Yannick Jacquet [ex AntiVJ, N.D.L.R.] avec ses Mécaniques Discursives est un modèle intéressant.

Quelles sont les inspirations de vos futures créations ?
Honnêtement avec Internet il n’est pas difficile de trouver l’inspiration. Cependant je me noie dans toutes cette abondance d’informations. Ça parait bête, mais je préfère m’inspirer de la nature. La lumière naturelle est ma première muse. Ce n’est pas un hasard si je vis à Baden, une petite ville dans le Golfe du Morbihan. Ici, quand j’invite mes amis artistes, on débriefe sur la plage. Il est tellement facile de s’inspirer des beautés de la nature que nous sommes en train de réfléchir pour organiser des workshops sur une île du Morbihan. Ça sera sans stress, ni questions d’argent, ni deadline. C’est peut-être ainsi la meilleure façon de créer.

propos recueillis Adrien Cornelissen
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> https://www.nature-graphique.com/

L’appel à candidatures pour une résidence au Japon à la Villa Kujoyama en 2019 est ouvert.

L’Institut français, partenaire historique de MCD,  conduit son programme de résidence ouvert aux artistes numériques à Kyoto au sein de la prestigieuse Villa Kujoyama. Tous les champs de la création numérique sont concernés et invités à concourir.

Construite en 1992 par l’architecte Kunio Kato sur la montagne d’Higashiyama à Kyoto, la Villa Kujoyama est un lieu d’échanges interdisciplinaires et a pour vocation de renforcer le dialogue interculturel entre la France et le Japon.

Les résidents sont appelés à nouer des relations de travail avec les milieux professionnels, universitaires, artistiques et culturels de Kyoto, de la région du Kansai et de l’ensemble de l’archipel. Pour ce faire, ils peuvent s’appuyer sur l’équipe de la Villa et sur le réseau culturel français au Japon constitué avec la Villa des 6 antennes de l’institut français du Japon (Fukuoka, Kyoto, Osaka, Tokyo, Yokohama), des 4 Alliances françaises (Nagoya, Sapporo, Sendai, Tokushima), et d’un Institut de recherche (Tokyo).

La Villa Kujoyama est un établissement de l’Institut français du Japon. Elle bénéficie du soutien de la Fondation Bettencourt Schueller qui en est le mécène principal, et de l’Institut français.

La Villa Kujoyama : un accueil en résidence de créateurs français et japonais, dans toutes les disciplines à travers trois dispositifs :

·         En Solo : un candidat français ou étranger résidant en France depuis au moins 5 ans présente un projet de recherche et de création.

·         En Binôme : deux candidats français ou étrangers résidant en France depuis au moins 5 ans présentent un projet commun.

·         En Duo : un candidat français ou étranger résidant en France depuis au moins 5 ans en collaboration avec un candidat japonais résidant au Japon présentent un projet commun.

Une quinzaine de projets seront sélectionnés pour des périodes de 2 à 6 mois entre janvier et décembre 2019, selon les dispositifs suivants :

·         En Solo : 3 à 6 mois

·         En Binôme : 2 à 3 mois

·         En Duo : 2 à 3 mois

Information et dépôt de candidature : http://www.institutfrancais.com/fr/actualites/residences-la-villa-kujoyama-appel-candidatures-2019

Data matérialisation entre autres fantaisies


Dans le cadre de ce MOOC Dominique Moulon reçoit Catherine Ramus, ingénieure et designer numérique. Elle nous parlera d’abord de sa double formation (l’opto-électronique et les arts visuels) lui ayant permis de se construire un parcours singulier entre arts et sciences.

Entre ingénierie et design, y a-t-il des croisements dans les méthodes et dans les approches de travail et d’élaboration des projets ? Catherine Ramus se définit comme « creative technologist » : que recouvrent ces termes ? Quelle en serait la définition ? Pour répondre à ces questions, l’ingénieure évoquera les API (Application Programming Interface) en montrant le rôle et les spécificités d’un creative technologist.

À la croisée de l’open innovation et de l’open data, il s’agira par ailleurs de décrire ce qu’est l’Orange Lab et comment il fonctionne. De la découpe à la broderie, en passant par l’impression 3D et la fraiseuse, comment ces techniques se retrouvent-elles aujourd’hui associées ?

Un cours animé par Dominique Moulon pour le Mooc Digital Media de l’École Professionnelle Supérieure d’Arts Graphiques de la Ville de Paris.
Réalisé au Troisième Lieu / Fablab Orange Gardens. Co-produit par MCD. Novembre 2017.
> http://moocdigitalmedia.paris/cours/data-materialisation-entre-autres-fantaisies/

Art Jaws Media Art fair

Variation a refermé ses portes. L’heure est donc au bilan pour l’édition 2017 de cette foire-exposition consacrée à « l’art des nouveaux médias » (media art fair) qui s’est tenue à la Galerie de la Cité internationale des arts à Paris fin novembre, sur les quais près de l’Hôtel de Ville.

Les œuvres présentées témoignaient d’un large éventail de ces pratiques artisques liées notamment aux technologies de l’information et ce que l’on nomme, par extension, l’art numérique. Comme le soulignait dans son édito Dominique Moulon, commissaire de l’exposition, ces pièces étaient proposées à travers une scénographie ouverte et propice aux dialogues improbables. Une quarantaine d’artistes voyaient ainsi leurs œuvres réparties sur les différents plateaux de la galerie.

Au détour d’installations, de dispositifs vidéos ou de reproductions photographiques, on reconnaissait une des « mosaïques temporelles » colorées du collectif LAb[au] (chronoPrints, 2009), presque déjà un « classique »; contraste absolu par rapport aux troublants amalgames de visages et lambeaux de corps générés par Grégory Chatonsky (Perfect Skin II, 2015).

Samuel Bianchini, Enseigne [tapuscript], 2012. Photo: D.R.

Les messages lumineux de Samuel Bianchini (Enseigne [tapuscript], 2012) et Fabien Léaustic (Hello World, 2016) bousculaient le sens des mots; de même que Thierry Fournier qui joue sur l’injonction paradoxale du secret à l’heure de la surexposition sur les réseaux (Hide Me, 2017). Esmeralda Kosmatopulos jongle également avec les mots, les symboles, les signes comme l’arobase ou le dièse (#Untitled, 2013), les gestes et autres Climax (2016) attachés aux smartphones et réseaux sociaux.

Objet emblématique de notre époque, le smartphone a induit toute une série de gestuelles propre aux écrans tactiles. Des gestes que l’industrie n’a pas manqué de breveter dans une logique mercantile. À rebours, Myriam Thyes sublime la beauté du geste qui s’apparente à une caresse envers les machines (Smart Pantheon, 2016). Benjamin Gaulon alias Recyclism explose, littéralement, la représentation de soi à travers les écrans brisés des téléphones portables; proposant ainsi une sorte d’auto-portrait de l’utilisateur en gueule cassée (Broken Portraits, 2016-2017).

Félicie d’Estienne d’Orves, Cosmographies, 2016. Photo: D.R.

Changement d’environnement avec les « produits dérivés » (broderies, recherches au sol) d’Eduardo Kac; variations justement autour de l’origami 3D conçu, et réalisé en collaboration avec l’astronaute Thomas Pesquet, comme une œuvre flottante en apesanteur pour la station spatiale (Téléscope Intérieur, 2016). On citera aussi les « blocs mémoire » de Lopez Soliman qui fige dans le marbre la silhouette agrandie de cartes SD (File Genenis n.2, 2016-2017).

Dans ce dialogue improvisé, aux faisceaux laser lancés dans le ciel par Félicie d’Estienne d’Orves (Cosmographies, 2016) répondait l’étrange monolithe transpercé et brillant comme un miroir métallique aux reflets bleutés de Martin Bricelj Baraga. Baptisé Cyanometer, ce dispositif s’inspire du cyanomètre, un instrument pour mesurer la couleur du ciel développé par Horace-Bénédict de Saussure au 18e siècle. Martin Bricelj Baraga en propose une version 2.0, avec écran LCD, dans une esthétique très dépouillée, qui inclut également d’autres paramètres et mesures comme celle de la pollution.

Martin Bricelj Baraga, Cyanometer. Photo: D.R.

En s’emparant des textes de William Burroughs, Pascal Dombis prolonge l’expérience du cut-up en croisant datas et algorithmes (The Limits of Control (B7), 2016). Pe Lang conçoit des objets animés. Certains alignent des anneaux ondulants sur des filins. Ils peuvent se déployer sur des panneaux de plusieurs mètres. Plus modeste en taille, celui présenté dans le cadre de Variation évoquait un boulier parcouru d’ondes magnétiques (Moving Objects, n.1751-1752). Charles Carmignac a réalisé un étrange artefact aux allures de créature aquatique avec un simple un voile de couleur turquoise en suspension dans un tube de verre (In Vitro Blue, 2016).

Enfin, dans un recoin de la galerie, on tombe nez-à-nez avec un mobile composé de tubulures et de miroirs qui tournoient. La pièce détonne parmi les autres œuvres exposées. Ses formes évoquent les années soixante. C’est le cas (Chronos X, 1969). Mais cette sculpture fait preuve d’une étonnante modernité. Temporalité, spatialité, mobilité, interactivité, lumino-dynamisme… C’est la marque de Nicolas Schöffer, pionnier de l’art cinétique et cybernétique, artiste visionnaire disparu en 1992 dont on n’a pas fini de (re)découvrir les champs d’activité. En marge, dans le cadre de la Digital Week, il était possible de visiter son atelier parisien. L’endroit semble figé dans le temps, le comble pour une œuvre en mouvement ! Sa compagne assurait la visite, partageant avec rigueur son érudition pour transmettre la mémoire d’une démarche artistique singulière, « multimédia » avant l’heure.

Nicolas Schöffer, Chronos X, 1969. Photo: D.R.

En parallèle, on pouvait aussi se replonger dans l’histoire récente de cette convergence des arts et des technologies qui s’est cristallisée dans les années soixante. Intitulé L’Origine du Monde (Numérique), cet aperçu photographique de projets et événements précurseurs — l’Art and Technology Program du County Museum of Art de Los Angeles en 1966 qui mettait en contact des artistes avec des grands groupes industriels; les performances 9 Evenings: Theatre and Engineering à l’origine du groupe Experiments in Art and Technology à New York en 1966 avec notamment John Cage; et l’exposition Cybernetic Serendipity organisée à l’Institute of Contemporary Arts de Londres en 1968 — permet aussi de relativiser la portée innovatrice de certaines œuvres contemporaines…

Laurent Diouf

Photos: D.R. / Variation
> http://variation.paris/

On pourrait aisément classer Micha Cárdenas dans la catégorie des activistes cyberpunk, ou transhumains. En effet, cette artiste transgenre connue pour ses théories et ses performances dans le domaine des arts numériques et des médias digitaux, s’engage non seulement pour une approche politique des identités sexuelles, mais questionne également l’existence de points d’intersections et de fractures coexistant entre le corps « réel » et son avatar virtuel. Deux préoccupations distinctes qui se rejoignent dans son œuvre et dans l’idée d’un corps futur à l’identité fluctuante et parfois, désincarné dans les possibles du cyberespace.

Micha Cárdenas

Tout le travail de Micha Cárdenas vise à repousser les limites de ce que signifie être « humain » aujourd’hui, à l’heure des univers virtuels, des médias numériques et des réseaux informatiques tout puissants. L’artiste, théoricienne et performeuse, pose également des questions sur ce que c’est d’être « un homme » ou « une femme », ou encore de ne pas se sentir dans le corps qui nous était destiné, dans un monde où, par le biais de ces réseaux, et ce depuis le tout début de l’avènement d’Internet, la possibilité d’endosser des identités imaginaires est devenue le lot commun de tout utilisateur du réseau. Dans Becoming Dragon, l’artiste, encore étudiant et soutenu par l’Université de San Diego, mêle par exemple biotechnologies et réalité virtuelle dans une performance qui interroge le pouvoir de l’imaginaire sur l’identité, et plus généralement, le devenir de l’humain. Pour les besoins de cette œuvre, l’artiste a dû passer près de 365 heures immergé dans Second Life, l’univers virtuel en 3D (ou métavers) dans lequel les utilisateurs peuvent créer et animer leur propre avatar, souvent le double fantasmé de leur incarnation dans la réalité.

 

Réalité et virtualité, dualité des identités
Le but de cette performance, également outil de recherche, est aussi de questionner le moment de transition entre deux identités. Le dragon étant un animal magique, en constante mutation et doué de certains pouvoirs, il est la métaphore incarnée d’une transformation pour l’artiste transsexuel, et une façon d’appréhender l’épreuve d’une transition radicale (ici, passer du sexe mâle à femelle) au cours d’une chirurgie de réassignation sexuelle (ou SRS, pour Sexual Reassignment Surgery). Opération qui exige un an de réflexion de la part des personnes désireuses d’effectuer cette chirurgie. Le dragon, et la durée de la « plongée » de Cárdenas dans Second Life, étant également l’expression des sentiments de désincarnation expérimentés par les personnes concernées. On le voit, Micha Cárdenas en tant qu’artiste, incarne physiquement ses théories et ses idées, mettant en application dans sa vie, les fondamentaux qui animent ses créations. Ces deux terrains d’études et le champ de bataille idéologique de Cárdenas s’illustrent également très nettement dans la performance donnée en novembre 2010 à l’UCLA Freud Theatre de Los Angeles. Pour Becoming Transreal: a bio-digital performance, Micha Cárdenas et Elle Mehrmand présentèrent une performance qui remet en cause l’idée de réalité. La réalité d’un corps. La réalité d’un sexe. La réalité enfin, d’une identité. Des idées que l’on peut rapprocher de la pionnière dans ce domaine, Donna Harraway, auteur du désormais fameux Cyborg Manifesto.

Challenges techniques dans le champ de l’art numérique
Pour mener à bien ces travaux, Cárdenas n’hésite pas à employer des techniques de pointe rarement utilisées dans le domaine de l’art numérique. « Vêtements communicants », capteurs de mouvement, immersion en temps réel dans des univers 3D, utilisation de feedback vidéo et casque de réalité virtuelle, Micha Cárdenas utilise toutes les technologies numériques à disposition pour rendre son discours intelligible. C’est le cas dans Becoming Dragon, où l’avatar du performeur est entièrement dirigé en temps réel par un système de capture de mouvement, alors même que celui-ci évolue dans l’univers de Second Life coiffé d’un casque de réalité virtuelle. Le tout étant également projeté en temps réel et visible par les spectateurs. Pour Local Autonomy Networks (ou « Autonets »), un autre de ses projets, réalisé avec l’aide du couturier (costume designer) Benjamin Klunker, Micha Cárdenas crée de toute pièce un réseau de communication autonome visant à augmenter l’autonomie de la communauté LGBT (Lesbienne, gay, bi et transsexuelle), mais aussi, des femmes, ou des étrangers, et ainsi réduire la violence contre les personnes qui la subissent quotidiennement en raison de leurs différences. Ce système conçu à partir de wearable electronics, soit des vêtements et accessoires comportant des éléments informatiques et électroniques connectés, permet en effet de signaler à d’autres membres de la communauté, la présence, ou les problèmes, que ceux-ci peuvent rencontrer. Une application à la fois très concrète et poétique, qui permettrait également aux personnes qui expérimentent ces « différences » de se retrouver.

 

À la recherche d’une autonomie post-corporations
Ce système, aussi pratique soit-il, est aussi l’occasion d’exprimer la vision de Micha Cárdenas en matière de communication et de réseau. Comme beaucoup de ses pairs, et en tant qu’artiste « connecté », Cárdenas milite de plus en plus régulièrement pour une autonomie des réseaux de communication. Ce qu’elle appelle l’ère du « Post Digital Networks » et des « Post Corporate Communications ». Pour l’artiste, des options comme Autonets, sont l’occasion d’expérimenter, à la fois, une nouvelle façon de communiquer, plus directe, plus « réel », même si usant des nouvelles technologies, mais également de sortir du cadre de plus en plus contrôler des réseaux de communication classiques, d’Internet et de ses réseaux sociaux propriétaires. En mai 2013, à l’occasion de la présentation de son projet Autonets, Micha Cárdenas déclare : De la fermeture temporaire de ThePirateBay.org ou Wikileaks.org à l’arrêt des communications de téléphone mobile en Égypte et à San Francisco pour empêcher les manifestations, les entreprises et les infrastructures de communication ont prouvés leur obsolescence pour les communautés résistantes. En revanche, il est possible pour ses résistants d’imaginer un nouvel avenir post-numérique. Mon travail sur l’autonomie des réseaux locaux (Autonets), actuellement en cours d’élaboration en collaboration avec des organisations communautaires à Detroit, Los Angeles et Bogotá, en Colombie, le prouvent. Mon but étant de travailler sur des réseaux post-numériques est de participer ainsi à une décolonisation de la technologie. Mon intervention vise à un rejet de la logique binaire du numérique et se tourne vers les communautés opprimées en tant qu’alternatives logiques.

Militantisme queer ou transgenre, mais aussi soucis de protections des communautés minoritaires, utilisation des technologies de pointe à des fins politiques et dans un but de renouvellement des habitudes de communication, depuis 2010, le travail de Micha Cárdenas, on le voit, évolue rapidement. De la problématique des univers virtuels, de l’identité en mode connectée, l’artiste est passé à l’action grâce à des projets qui ont trouvé un écho et des applications concrètes dans le réel. To be continued…

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars-mai 2015

Photos: D.R.
> http://michacardenas.org