Systèmes complexes et société numérique

David Chavalarias, chercheur et directeur de Recherche CNRS au Centre d’Analyse et de Mathématique Sociales de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales introduira ce chapitre en expliquant son intérêt pour l’analyse quantitative des grandes masses de données.

Débutant ses recherches entre mathématiques et sciences sociales sur la question des comportements collectifs de l’évolution de la société et de la culture (en s’appuyant sur des modèles telle que la théorie des jeux) il a très rapidement souhaité analyser les données des comportements collectifs (via les réseaux sociaux, les données en ligne, etc.).

L’objectif est de comprendre les dynamiques d’opinion, les dynamiques des idées, l’évolution des collectifs et donc des mesures des différents points de ces collectifs. Suite à cela, le chercheur donnera sa définition des « systèmes complexes » et expliquera en quoi la « fourmilière » et « l’urne de Polya » exemplifient de manière pertinente ce phénomène.

Un cours animé par Dominique Moulon pour le Mooc Digital Media de l’École Professionnelle Supérieure d’Arts Graphiques de la Ville de Paris.
Réalisé à l’Institut des Systèmes Complexes de Paris Île-de-France. Co-produit par MCD. Juin 2017.
> http://moocdigitalmedia.paris/cours/systemes-complexes-et-societe-numerique/

L’argent déforme la perception du monde

Olga Kisseleva est née en ex-Union soviétique, a grandi dans l’effervescence de la pérestroïka et vit à Paris à l’ère de la mondialisation. Elle a souvent épinglé dans ses installations vidéos ou interactives le monde soumis à la valeur argent. Elle revient sur trois de ses projets, parmi les plus représentatifs de son engagement dans une certaine économie de l’art, ou plutôt, un certain art de l’économie.

Olga Kisseleva, Conquistadors, 2007. Documenta 12, Magazines, Kassel, Allemagne, 2007. Photo: © Olga Kisseleva

J’ai grandi dans un monde où l’argent n’avait pas d’importance. Dans l’idéologie communiste, tout le monde gagnait la même chose, le salaire le plus important, celui d’un ministre, était de 300 roubles, un ingénieur en gagnait 150, un jeune diplômé 70, soit le quart du salaire de ministre. Et, quelle que soit la somme d’argent qu’on possédait, on ne pouvait pas acheter grand-chose : le logement, l’éducation, la santé étaient pris en charge par l’État, et le choix proposé était tellement minime à l’intérieur de l’économie soviétique qu’on n’avait simplement pas d’envie.

L’argent n’était pas intéressant. Il est apparu au moment de la pérestroïka avec les différences de modes de vie de comportements, quand certains, aux qualités morales autres, se sont révélés plus riches que les autres. Beaucoup de Soviétiques ont eu beaucoup de mal avec cette notion. En réaction, j’ai fait le Miroir des trolls, un miroir au centre duquel apparaît un signe d’argent. J’ai commencé par le dollar, puis le yen, je suis en train de faire le yuan. C’est un miroir de foire déformé, puisque l’argent déforme la perception du monde.

Je viens de Saint-Petersbourg et dans la Reine des neiges d’Andersen, le premier conte que ma grand-mère m’a lu, un troll montrait un miroir aux gens pour qu’ils voient le monde comme eux — laid. Un jour, le miroir très lourd a éclaté en mille morceaux. Ils sont entrés dans le cœur des gens, et les ont rendus méchants. Le Miroir des trolls, j’ai compris alors pourquoi il rendait les gens insensibles : ils devenaient accros à l’argent. C’est une interprétation collective de la conscience collective post-soviétique, après cette période où personne ne courait après l’argent, où l’on était libre de l’argent.

Olga Kisseleva, Le Miroir des trolls, 2008. L’Argent, Le Plateau, FRAC Ile de France, Paris, curatrices Caroline Bourgeois et Elisabeth Lebovici, 2008. Photo: © Olga Kisseleva

J’ai commencé ce projet global avec la Russie, parce que c’est en Russie qu’on a découvert l’effet des multinationales au moment de la pérestroïka. En 1983, tout appartient encore à l’État russe. Petit à petit, le territoire commence à être occupé par les différentes multinationales qui s’installent et s’approprient l’espace. Aujourd’hui, enfin en 2007, quand nous avons finalisé le projet avec les chercheurs du Centre de l’économie de la Sorbonne, il y a des milliers et des milliers de logos, l’espace est tout rempli. Conquistadors dans sa version russe n’est pas un programme en temps réel, contrairement à Arctic Conquistadors, qui est connecté à la base de données de l’ONG Barents Observer et donc mise à jour en permanence.

J’ai auparavant travaillé sur la France, dans le cadre de l’exposition Douce France à l’abbaye de Maubuisson en 2007, dans une version non dynamique. On constate que la France appartient toujours aux mêmes, le CAC40 et ses 100 premières entreprises. La taille des logos correspond au poids de l’entreprise (leur présence dans l’économie française se mesure à la fois par les cotations à la bourse et par la part de produit intérieur brut que l’entreprise apporte à l’économie), mais leur emplacement n’est pas forcément représentatif de la géographie puisque 80% des sièges sociaux sont en région parisienne ! En Russie en revanche, une même entreprise peut avoir plusieurs logos, un siège social et de multiples succursales.

Olga Kisseleva, (In)visible, 2000-2014. CAPC Museum, Bordeaux, France, 2006. Photo: © Olga Kisseleva

Ils ont la même énergie, les mêmes postures, portent des drapeaux et des slogans illisibles. Cette série de 70 photos prises sur quatre continents et dans une vingtaine de pays donne l’impression qu’il s’agit d’une même manifestation. Ce projet a deux formes, une photographique (2000-2014), l’autre vidéo (2005-2008). Dans les deux cas, rien ne permet de géolocaliser l’événement. L’image est passée en noir et blanc, on ne voit pas la couleur des drapeaux, tous les slogans sont pixellisés comme dans le langage officiel de la censure. On a donc l’impression qu’ils militent tous pour la même chose, contre Poutine, contre l’occupation palestinienne, contre le mondial au Brésil…

(In)visible montre des manifestants qui s’opposent au partage du monde entre multinationales, qui a remplacé le partage du monde entre les empires capitaliste et communiste. Aujourd’hui, ce qui gouverne le monde, ce sont les grandes multinationales capitalistes, avec leurs logos sensiblement les mêmes, en force aussi bien en France qu’en Russie ou en Arctique. Derrière les événements politiques, les guerres, les perturbations sociales du moment se trouvent toujours des réseaux économiques. Avec des multinationales qui provoquent ces événements pour pousser peuples et gouvernements en suivant leur intérêt. À propos des événements en Ukraine, on voit les quelques logos qui rivalisent au-dessus de la situation…

 

propos recueillis par Annick Rivoire
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

 

> http://kisseleva.org

Money distorts our perception of the world

Olga Kisseleva was born in the ex-Soviet Union, grew up during the effervescence of the perestroika and lives in Paris in the age of globalization. In her video and interactive installations, she often portrays the world subjugated to the value of money. She comments on three of her projects, among the most representative of her commitment to a certain economy of art, or rather, a certain art of economy.

Olga Kisseleva, Conquistadors, 2007. Documenta 12, Magazines, Kassel, Allemagne, 2007. Photo: © Olga Kisseleva

I grew up in a world where money had no importance. In the communist ideology, everybody earned the same amount. The highest salary, that of a minister, was 300 rubles, an engineer earned 150, a fresh graduate 70—a quarter of the minister’s wages. And however much money you had, there wasn’t much you could buy—housing, education, health coverage were all taken care of by the government, and the choices offered by the Soviet economy were so minimal that you just didn’t care.

Money was not interesting. It came about during the Perestroika, along with differences in lifestyles and behaviors, when some with alternative moral qualities turned out to be richer than others. Many Soviets have a problem with this notion. In response, I made Troll Mirror, a mirror with a money symbol in the center. I started with the dollar, then the yen, currently I’m doing the yuan. It’s a distorting funfair mirror, as money distorts our perception of the world.

I come from Saint Petersburg, and in Andersen’s tale Queen of Snow, the first story that my grandmother read to me, a troll showed the mirror to people so that they would see the world as the trolls did—ugly. One day, the heavy mirror shattered into a thousand pieces. The shards entered people’s hearts and made them mean. Then I understood why it made people insensible—they became addicted to money. Troll Mirror is an interpretation of the post-Soviet collective conscience, after this period when nobody was chasing money, when we were free from money.

Olga Kisseleva, Le Miroir des trolls, 2008. L’Argent, Le Plateau, FRAC Ile de France, Paris, curatrices Caroline Bourgeois et Elisabeth Lebovici, 2008. Photo: © Olga Kisseleva

I started this global project with Russia, because it was in Russia that the effects of multinationals were discovered during the perestroika. In 1983, everything still belonged to the Russian government. Little by little, the territory began to be occupied by various multinationals, which settled in and appropriated the space. Today, or at least in 2007, when we finished the project with the researchers at the Sorbonne’s Economics Center, thousands of logos filled the entire space. The Russian version of Conquistadors is not a real-time program, unlike Arctic Conquistadors, which is linked to the ONG Barents Observer database, and so constantly updated.

I had also worked on France, for the Douce France exhibition at the Maubuisson Abbey in 2007, in a non-dynamic version. We can see that France always belongs to the same CAC40 and its 100 top companies. The size of the logos corresponds to the weight of the company (its presence in the French economy is measured by both its listing on the stock market and the gross domestic product that the company brings to the economy), but their position is not geographically accurate, as 80% of headquarters are located in the Paris region! In Russia, on the other hand, the same company can have several logos, a headquarters and multiple subsidiaries.

Olga Kisseleva, (In)visible, 2000-2014. CAPC Museum, Bordeaux, France, 2006. Photo: © Olga Kisseleva

They have the same energy, the same postures, carrying unreadable flags and slogans. This series of 70 photos taken on four continents in about 20 countries gives the impression that they are from the same demonstration. There are two versions of this project: one photographic (2000-2014) and the other video (2005-2008). In both cases, nothing indicates the event’s geolocation. The image becomes black and white, so we don’t see the colors of the flags, all the slogans are pixelized like in the official language of censorship. So we get the impression that they are all protesting the same thing— Putin, occupation of Palestine, World Cup in Brazil…

(In)visible shows protestors who oppose the new “sharing” of the world, operated by multinationals, which have replaced the sharing of the world between capitalist and communist empires. Today, capitalist multinationals rule the world, with basically the same logos, just as powerful in France as in Russia or in the Arctic. Behind the political events, wars, social unrests of the moment are always the economic networks, with multinationals that provoke these events in order to push people and governments to follow their own interest. Regarding events in Ukraine, we see the few rivaling logos that are above the situation…

Interview by Annick Rivoire
published in MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

Olga Kisseleva works mainly in installation, science and media art, focusing on exact sciences, genetic biology, geophysics, and political and social sciences.

> http://kisseleva.org

LE RÊVE DES FORMES
art, science, etc.

En 2007 Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains basé à Tourcoing, fêtait sa première décennie en proposant, notamment, une exposition au Grand Palais à Paris. Pour célébrer son vingtième anniversaire, cette structure créée et dirigée par Alain Fleischer se téléporte une nouvelle fois hors de ses murs, au Palais de Tokyo à Paris, pour présenter un vaste aperçu de créations artistiques en résonnance avec des questionnements scientifiques. Baptisée Le Rêve des formes, cette exposition est le temps fort de cette célébration qui compte par ailleurs d’autres événements et se prolongera jusqu’à la rentrée.

Katja Novitskova, Approximation V. Photo: D.R.

Mettant l’accent les différentes facettes de la conjonction art/science, Le Rêve des formes offre un très bon aperçu de créations faisant appel à l’univers de la 3D, la physique des particules, les mutations génétiques ou la robotique. Comme le souligne Alain Fleischer dans le texte introductif de cette exposition dont il est le commissaire avec Claire Moulène, ce qui est mis en valeur c’est une plasticité qui est aussi celle de la matière biologique, des vagues à la surface de l’océan, des laves volcaniques ou des galaxies dans le cosmos. On pourrait rajouter les circonvolutions de la botanique, du règne animal et du corps humain, tant cette manifestation focalise sur formes du vivant. De cette diversité formelle naît aussi la possibilité d’un regard trouble qui questionne l’évidence, d’une vision décentrée qui réinjecte de l’opacité…

Ce qui retient l’attention d’Alain Fleischer c’est justement les formes qu’on finit par ne plus voir et « le comment du pourquoi » de cette cécité. Comment une forme devient-elle énigmatique ? Où est la frontière entre forme, difforme et informe ? Les pièces proposées dans le cadre de cette exposition offrent plus une réponse en « forme » de rêves artistiques que des certitudes scientifiques, mais l’intention première est, tout simplement, de confronter des œuvres d’art contemporain à des objets formels, issus des domaines de la recherche scientifique, et qui peuvent être offerts à la contemplation à l’imagination, à la curiosité, au sens ludique du public traditionnel de l’art.

Concrètement, cette confrontation commence avec un ensemble d’éclairage suspendu comme on peut en voir dans une usine ou un hangar abandonné. Sauf qu’au lieu de la poussière et des insectes morts accumulés au fil du temps, ce sont des (fausses) grenouilles dont on aperçoit l’ombre par transparence. Fragment d’une installation de Dora Butor intitulée Adaptation of an Instrument, ce dispositif est censé réagir au passage des visiteurs grâce à un système régit par des réseaux neuronaux. En contrepoint, les agrandissements photographiques du génome d’Annick Lesne et Julien Mozziconacci (chercheurs en génie génétique, CNRS & UPMC) nous plongent dans les arcanes secrets du vivant. Même impression de transfiguration devant les macros de Gwendal Sartre où les détails d’une chevelure prennent l’allure de paysages dantesques (J’ai gravé dans ses cheveux).

Dora Butor, Adaptation of an Instrument. Photo: D.R.

Le végétal est aussi très présent parmi les pièces exposées. Marie-Jeanne Musiol photographie en quelque sorte l’aura des plantes et propose une série de clichés électromagnétiques (Nébuleuses végétales). Alain Fleischer, Anicka Yi et Spiros Hadjudjanos nous montrent des fleurs et cactus déformés, en mutation, dont la croissance désordonnée peut revêtir un aspect fantasmagorique, et même s’animer et se transformer en fauteuils, château, etc. Bertrand Dezoteux avec Super-règne, son film d’animation 3D dont les personnages sont inspirés à la fois de la lecture de L’Univers bactériel de la biologiste Lynn Margulis et des sculptures de Bruno Gironcoli, raconte les péripéties d’un livreur dans un monde science-fictionnesque peuplé de petits êtres démultipliés et de créatures bio-mécaniques improbables.

Le vent, l’eau, le sable — ou, pour résumer, la mécanique des fluides — sont source d’inspiration pour de nombreux artistes. À commencer par Hicham Berrada, Sylvain Courrech du Pont et Simon de Dreuille avec Infragilis qui met en œuvre une maquette dans laquelle sont dispersées de fines particules qui s’assemblent, composent et recomposent un désert en miniature dont on peut observer les variations en grand format sur une vidéoprojection. En modélisant le ressac de la mer sur des rochers, au travers de son installation algorithmique En recherchant la vague, Gaëtan Robillard illustre cette « géométrie des formes inhabituelles » (tribute to Maryam Mirzakhani…) renforcée par les propos de Bernard Stiegler diffusés en bande-son. Ryoichi Kurokawa fait également « danser » des particules en suspension, de manière saccadée et scandée par de l’electronica noisy pour son installation holographique, Mol. D’un abord moins évident — avec, au sens strict, un titre en trompe l’œil : La Clepsydre — l’installation vidéo cubique de Sylvie Chartrand finit par dévoiler de façon parcellaire les contours d’une silhouette humaine.

Au final, l’ensemble de ces créations présente des formes fluctuantes et surtout trompeuses comme les couleurs du caméléon de Katja Novitskova (Approximation V), emblème de cette exposition qui se poursuivra début septembre par une réflexion approfondie au Collège de France. Un colloque qui fera intervenir de nombreux philosophes (dont Georges Didi-Huberman), ainsi que des artistes et chercheurs. Les actes de ce colloque seront par ailleurs publiés dans la collection Le Genre Humain des Éditions du Seuil. Outre une rétrospective de films et vidéos qui témoigne des « utopies créatrices » soutenues par Le Fresnoy, d’autres temps forts viendront compléter cet anniversaire. Notamment à Rome à l’invitation de l’Académie de France, ainsi qu’à Buenos Aires et au Daegu Museum en Corée au l’exposition sera reprise avec le soutien l’Institut Français. Enfin, dans son fief à Tourcoing, l’équipe du Fresnoy pilotera la 19e édition du festival Panorama qui nous permettra une fois encore de découvrir des artistes émergents. Bon anniversaire, donc.

Laurent Diouf

Exposition Le Rêve Des Formes, art, science, etc. jusqu’au 10 septembre, au Palais de Tokyo, Paris. > http://www.palaisdetokyo.com/fr/evenement/le-reve-des-formes

Colloque Le Rêve Des Formes, les 5, 6 et 7 septembre, au Collège de France, Paris.

Festival Panorama 19, Rendez-vous annuel de la création, du 23 septembre au 31 décembre 2017, Tourcoing.

Le FresnoyStudio national des arts contemporains > www.lefresnoy.net

revesformes

la réalité virtuelle est une première étape…

Et si la réalité virtuelle n’était qu’un premier (petit) pas pour l’homme, un nouvel essor, aussi bien technologique que psychologique, pour l’humanité…? Sans verser dans le transhumanisme effréné, et malgré des prémices encore balbutiantes et limitées, ce que laisse entrevoir des « technologies de rupture » comme la VR, en terme d’expériences sensorielles, d’exploration de nouveaux mondes et de révolution technique, augure un futur dont les contours échappent encore à notre conscience actuelle. Entretien avec William Eldin, co-fondateur avec Damien Mulhem du studio de création Horam\VR, sur « la réalité de la réalité virtuelle », aujourd’hui et après-demain…

Quels sont vos clients et les champs d’applications de la réalité virtuelle que vous développez ?
Au début, nos collaborations étaient simples. Nous avons participé à des projets de développement avec Cap Gemini et Dassault. Pour Dassault Aviation, il s’agissait de faire visiter, virtuellement, leur nouveau Falcon. Ensuite, nous avons travaillé pour Dassault Systèmes, qui a bien aimé notre vision de la technologie et de son avenir. Nous faisons aussi du contenu pour les marques. Par exemple, L’Oréal et son nouveau magasin (décliné dans les centres commerciaux) que l’on a modélisés pour permettre de voir à quoi cela allait ressembler (volume, couleur, etc.). En l’occurrence, c’est vraiment un test virtuel avant le réel. De même, Shiseido nous a demandé de réaliser un film promotionnel pour immerger une centaine de personnes lors d’une conférence de presse pour présenter une nouvelle crème. On fait aussi du learning, des vidéos de formation, pour des personnes chargées de contrôler les normes pour les bateaux ou les bureaux, par exemple, en les immergeant dans l’environnement dans lequel ils seront amenés à travailler. Nous faisons aussi des visites d’immeubles à 360° pour BNP Real Estate. Pour le cinéma, en marge de la sortie de certains films, il y a parfois des animations et des jeux. Ainsi, nous avons réalisé une scène d’un film qui sortira l’année prochaine, et nous serons présents au Comic-Con où le public pourra re-jouer la scène du film en question avec des HTC Vive.

Pour la télévision, nous avons travaillé avec M6 sur une émission comme Enquête Exclusive, sur un reportage sur Le Puy du Fou, pour que les téléspectateurs avec leur tablette puissent visionner certaines séquences à 360°. Le but est vraiment d’augmenter ce qui est filmé, de pouvoir voir ce qui hors écran télé. Pour TF1, nous avons modélisé une poutre sur laquelle les candidats d’un jeu doivent rester en équilibre, avec un casque qui leur donne l’impression d’être au 50e étage… Nous faisons aussi du software, nous créons également les players, les applications, etc. En fait, il n’y a pas d’écosystème pour la VR chez nos clients, donc nous sommes obligés de mettre en place les bases. Nous faisons un peu de hardware aussi : nous travaillons en partenariat avec Samsung sur une petite caméra 360 qui sort là, en juillet. Nous avons fait beaucoup de tests notamment. Enfin, ce qui marche bien, c’est évidemment le gaming. Nous avons créé notre premier jeu, Dwingle, où l’on fabrique son propre robot en réalité virtuelle (avec les capteurs et manettes, on peut manipuler des objets) avant de combattre des adversaires. Il y a une sorte d’apprentissage.

D’une manière générale quelles sont les promesses du virtuel ?
On se rend compte qu’il y a une appétence formidable. Il y a un effet « waouh » en premier, mais ensuite il y a une vraie expérience. C’est le meilleur moyen de faire vivre des expériences. Nous l’avons vérifié dans des hôpitaux, quand nous avons immergé des gens en situation de handicap ou psychologiquement en souffrance dans des univers de jeux où ils se sentaient différents, à l’aise, dans un autre monde, pas celui du jugement auquel ils sont confrontés habituellement. On s’en rendu compte que cette technologie pouvait vraiment aider.

On va pouvoir aussi développer l’empathie, vu que l’on sera à l’intérieur de bulles numériques où l’on pourra éprouver des situations intenses. Pour prendre un exemple parlant, à la COP21, des responsables importants de plusieurs pays ont pu « voir » comment vivait un réfugié syrien dans un camp. Assis sur un siège, avec un casque, immergé avec une vision à 360°, on est mis en présence avec personnes blessées qui nous interpellent, etc. Il y a là une « réelle » empathie grâce à la réalité virtuelle. Après cette expérience, on ne peut pas penser pareil, on ne peut pas avoir le même « regard » sur cette situation. Je suis persuadé que la Réalité Virtuelle est l’exemple et la preuve que notre culture va changer par le digital. Il ne faut pas que cela se résume à un petit film divertissant, mais qu’elle nous apprenne des choses et qu’elle nous élève.

Quelles sont  les contraintes et problématiques posées par la réalité virtuelle ?
Tout d’abord, il faut dire que les technologies sont encore un peu rudimentaires et cela entraîne notamment un effet « gerbatif », des nausées liées au mouvement pour 60% du public. Pour eux, la durée moyenne supportable d’un film est de 2 minutes. Les 40% restant allant jusqu’à 15 minutes. De fait, les films sont courts, mais plus la technologie évoluera, plus la durée va augmenter. Ensuite, la narration dans le virtuel change tout. D’habitude on a un 4/3e ou un 16/9e devant nous, avec un hors champ qui permet à l’imagination de jouer librement. Avec le virtuel, à 360°, il n’y a forcément plus du tout de hors-champ. Plus question de jouer avec. C’est impossible. Nous sommes au cœur d’une bulle, virtuelle, où le spectateur peut regarder absolument partout. Il faut guider la personne à l’intérieur. Il faut raconter une histoire, et il faut que ce soit logique.

Donc, en premier il y a une histoire, du visuel, et le son qui joue beaucoup aussi (notamment grâce à la spatialisation). On guide la narration par l’action et le son. Mais on sait qu’il y a 20% de déperdition : même si l’action est à tel endroit, certains auront le regard fixé sur un autre point, dans ce qui était auparavant le hors-champ. Et c’est cela qui est compliqué. Il y a quelques personnes comme Balthazar Auxietre de Innerspace VR ou Antoine Cayrol de Okio-Studio qui s’intéressent de près à cette problématique de la narration et du hors-champ pour la réalité virtuelle. Enfin, il y a une étude faite par Standford, reprise par Chris Milk (un peu le pape de la réalité virtuelle, il a fait les plus beaux films) qui souligne qu’un reportage sur écran s’inscrit comme une information pour le cerveau, alors qu’une expérience vécue — y compris une situation vécue dans le virtuel — s’inscrit comme souvenir dans le cerveau… Par conséquent, l’impact de la réalité virtuelle sur nos consciences est 6 fois plus fort qu’une simple vidéo !

Comment voyez-vous la suite, l’avenir de la réalité virtuelle ?
Il faut préciser que Horam\VR est dédié à la VR, mais nos autres activités sont faites sous d’autres noms. Aujourd’hui, nous sommes plus un lab de R&D, essentiellement sur la Réalité Virtuelle donc (c’est ce qui fait principalement notre chiffre d’affaires), mais aussi sur la Réalité Augmentée et l’Intelligence Artificielle. Par exemple, nous programmons le « cerveau virtuel » de NVIDIA pour essayer de mettre au point l’œil de l’Intelligence Artificielle. Nous travaillons aussi sur la robotique. Et depuis six mois, nous avons aussi abordé la neuro-science. En terme d’application, par exemple, c’est un casque avec des capteurs et un paramétrage qui permettent de faire décoller et piloter un drone par la pensée… En fait, c’est simple. Il suffit de mapper le champ d’activité cérébrale et de l’interpréter pour traduire ça en commande.

Ce qui est important pour moi, c’est de rendre l’innovation « digeste ». Et pour ce faire, il faut sortir des niveaux de conscience actuels qui ne permettent pas de se réconcilier avec la robotique et l’Intelligence Artificielle. Nous avons tous vu Terminator… Je voudrais que l’on sorte de ce regard-là, que l’on s’éduque à l’innovation, que l’on accepte les nouvelles technologies. Personne n’a envie, par exemple, d’avoir un implant Google… Par contre, si demain un implant permet d’apprendre l’anglais plus facilement, beaucoup de gens vont changer d’avis… Je suis persuadé que nous aurons ce genre de supports, d’aides artificiels, même si cela n’est pas possible de se le représenter encore. Demain, la puissance des CPU sera dix fois plus puissante que notre cerveau. Petit à petit la puissance va augmenter et, de fait, notre niveau de conscience aussi : la fameuse Loi de Moore et l’échelle de Hawkins. Et la réalité virtuelle, pour moi, est une étape pour accélérer l’augmentation du niveau de conscience de l’humanité.

 

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet-septembre 2016

Photos: D.R.
> www.horamvr.com

les mondes virtuels de Pia MYrvoLD

Après avoir présenté ses œuvres interactives en 3D au Centre Pompidou à Paris en 2014, Pia MYrvoLD en propose une deuxième « version », reconfigurée, à la Vitenfabrikken de Sandnes en Norvège. Dans le hall de ce lieu dédié à l’art et à la science, dans un esprit proche de celui de La Villette, on retrouve Stargate. Une porte heptagonale où défilent en boucle des images de synthèse colorées. Mais tout se passe à l’étage, dans une salle obscure. La luminosité des écrans se détache dans la pénombre. Les couleurs éclatent. Les formes se démultiplient. Les avatars tournoient. Les dispositifs de contrôle nous attendent. Nous sommes au cœur de la machine…

Art Avatar 2 est plus qu’une exposition; ou plutôt ce n’est pas uniquement une exposition. Ici, il ne s’agit pas seulement de contempler les installations numériques de Pia MYrvoLD, mais littéralement de s’impliquer dans cet univers graphique au contour changeant. D’emblée, le visiteur est invité à participer à l’élaboration de ces créations évolutives. Le processus est simple : via une petite interface, en quelques clics et modifications de paramètres, on peut créer un avatar. De forme ovoïde, évoquant quelques créatures des abysses, doté d’excroissances tentaculaires ou de filaments réactifs, cet avatar rejoint ensuite une galerie d'(auto)portraits qui s’étoffe au fil des participants.

Première étape, en activant l’avatar via une carte à puce, on a la possibilité de danser avec notre double numérique. L’effet est saisissant. Dans un espace assez lounge, délimité par deux panneaux de projection vidéo, on se retrouve en face-à-face avec notre créature… Synchronisée sur nos mouvements, la « chose » s’anime, s’avance, pivote et ondule au gré de nos gesticulations. Une bande-son, également modulable selon les paramètres choisis, achève de nous embarquer vers le futur. Au passage, soulignons une fois encore le grand rôle que « joue » la musique, généralement post-industrielle, dans ce type d’installation. Que ce soit des loops ou des patterns plus séquencés, plus rythmés, ce n’est pas un simple habillage sonore, cela renforce le processus d’immersion. Un tapis de sol reprenant les motifs du décor 3D complète par ailleurs l’immersion dans ce monde virtuel, en jouant sur l’effet de continuité avec le monde réel.

Ensuite, dans un deuxième temps, à un autre endroit, les avatars viennent peupler une sorte de parc virtuel dans lequel on peut se télétransporter, se déplacer, se perdre… Au fur et à mesure de la durée de l’expo, cet espace miroir s’étoffe, passant d’un paysage assez vide à un décor augmenté, en évolution constante. Et l’on peut même y recroiser son propre avatar au détour d’une pérégrination… Même si ce n’est pas l’intention première, on ne peut s’empêcher de penser qu’un casque VR aurait permis de prolonger cette expérience unique en se plongeant complètement (définitivement ?) au sein de ce jardin d’Eden 2.0 qui évoque aussi quelques recoins oubliés de Second Life.

Reste que le fait de donner la possibilité au public de créer des avatars et de les intégrer dans une œuvre qui, de fait, devient « plurielle » dépasse, de loin, la simple interactivité que l’on retrouve généralement dans les créations artistiques de l’ère digitale. Pour désigner ce processus, au terme « co-création », on préféra toutefois parler de dialogue et d’horizontalité entre l’artiste et le « visiteur-créateur »… Un protocole qui correspond bien aux modalités de la révolution informatique qui va à l’encontre de toute verticalité, qui offre une échappatoire à esthétique surplombante de l’art « classique » que l’on ne peut que contempler.

Par ailleurs, et c’est également essentiel, les modalités de cette création/intervention des visiteurs ré-implique le mouvement et le corps, trop souvent « absents » dans la relation aux œuvres. De plus, cet aspect ludique et performatif gomme l’aspect narcissique que l’on pourrait penser être prégnant dans ce rapport à notre avatar. Mais plus que Narcisse, à la suite de la philosophe et professeure d’esthétique Christine Buci-Gluckmann, c’est la figure de Protée qui nous semble plus pertinente pour symboliser les créations de Pia MYrvoLD. Outre la danse pour laquelle cette divinité grecque est parfois associée, c’est surtout ses capacités à se métamorphoser à l’infini qui résonne au regard des formes et figures génératives qui occupent les écrans.

Une constance dans les créations de Pia MYrvoLD, comme on peut le constater au travers des autres œuvres réunies pour Art Avatar 2. C’est tout un bestiaire fluctuant et coloré, une galerie de formes mouvantes telles des créatures marines, des vers à soie enroulés dans leur fil, des grappes de mercure en suspension, des monstres aquatiques, des geysers qui explosent au ralenti ou entités extraterrestres qui lévitent sur les écrans agissant comme des miroirs démultipliés. Dans cette expérience visuelle sans cesse renouvelée, ces peintures et sculptures 3D conservent des rondeurs rassurantes, même si parfois quelques excroissances anguleuses et déplacements intempestifs peuvent paraître menaçants. La raison de cette « bienveillance » esthétique tient sans doute à la figure de la déesse-mère, aux Vénus chères à Pia MYrvoLD.

Conçu avec l’aide technique de Yann Minh (artiste cyberpunk et pionnier des métavers, cf. MCD #33 et MCD #59) et Éric Wenger (artiste programmeur et designer sonore), Art Avatar s’inscrit dans le parcours artistique de Pia MYrvoLD. Révélée dans les années 80/90s pour son approche pluridisciplinaire (vidéo, design, musique électronique, multimédia, vêtements connectés…), elle opte ensuite pour une approche plus poussée vers les techniques de l’animation 3D, de l’interactivité, de l’immersion. Et surtout du virtuel qu’elle considère, au-delà de la question des nouvelles technologiques, comme le schème, la condition sous-jacente de toutes créations et représentations mentales; qu’elles soient artistiques, politiques, sociales, religieuses…

Sans délaisser des réalisations qui jouent sur les matières et la lumière comme en témoigne notamment ses smart sculptures, Pia MYrvoLD va donc continuer d’explorer l’univers immatériel du virtuel et proposera d’autres déclinaisons d’Art Avatar qu’elle conçoit comme une série d’expositions évolutive naviguant entre réalité virtuelle, réalité augmentée et réalité mixte, et questionnant le monde réel. L’élément-clé de ce questionnement étant ce « miroir » où évoluent les avatars, véritable pont entre le monde réel et virtuel. Sachant qu’à l’avenir, d’autres environnements permettront encore d’enrichir et croiser les relations du public dans le virtuel.

En-dehors d’Art Avatar et de la série Métamorphoses du Virtuel dont elle est fondatrice et curatrice, et qui fut présentée à Venise en 2013 puis à Shangaïa en 2014, Pia MYrvoLD est aussi investie sur d’autres projets. En particulier SYN-ENERGIES, développé comme une série de sculptures monumentales intelligentes qui absorbent l’énergie grâce à une interaction éolienne, solaire, hydraulique ou humaine. Présentée lors de la conférence Art For Tomorrow, organisée par le New York Times à Doha en 2016, une étude initiale a été finalisée pour SUN TRUMPETS. Une installation de 200 m2 pour les musées du Qatar qui consiste en 12 tours générant de l’énergie pour alimenter les évènements artistiques autour des nouveaux médias.

WANDS, une autre série de sculptures intelligentes basées sur une première génération lancée en 2015 dans l’Atelier Nord ANX à Oslo, est actuellement en attente de partenariat. L’idée notamment étant de passer de l’immatériel au matériel pour l’art des nouveaux médias, de proposer des objets d’art « plug & play » pour des tablettes, et une architecture d’évènement basée sur de multiples paramètres de temps et d’interactions. En attendant, on pourra découvrir d’autres pièces et installations de Pia MYrvoLD à la galerie Lélia Mordoch à Paris — qui la représente aussi à Miami et doit publier un livre retraçant sa démarche artistique sur la décennie passée — à partir du 21 septembre, ainsi qu’en Norvège pour deux expositions personnelles à l’automne prochain.

Laurent Diouf

Photos: D.R.

Exposer des « zombies »

Pourquoi le Net Art, l’art du réseau, devrait se séparer de l’art contemporain avant de l’épouser. Exposer, médier et conserver le Net Art sont réductibles à un unique problème : son éphémérité. La question est de savoir s’il faut sauver quelque chose de cet art et, si oui, ce qu’il faut en sauver. 

Les Net artistes voient dans l’Internet la possibilité de montrer leurs travaux sans passer par la médiation du monde de l’art traditionnel. Par définition, le Net Art fusionne les média de la création et de l’exposition — qui est dans le même temps un médium politique, économique et culturel : l’œuvre réalisée avec le réseau est montrée sur le réseau et pour le réseau (1). Dès son origine, l’Internet est, pour les Net artistes, synonyme de liberté d’expression, de relation directe au public, d’indépendance à l’égard des mécanismes du marché de l’art, de renversement de la position de l’auteur, d’actions communes, collectives et plus ou moins anonymes… La mémoire du Net Art se confond alors avec les cultures numériques. Ainsi le Net Art s’est-il construit contre l’institution de l’art — qui le lui a bien rendu (2).

Capture d’écran de la vidéo de présentation de l’Exposition net.art / Painters and Poets à Ljubljana (19 juin – 31 août 2014) (curateurs : Vuk Ćosić & Alenka Gregorič). Photo : D.R

Parallèlement, dès les débuts du Net Art, les artistes et les théoriciens ont cherché à montrer l’art du réseau ailleurs que sur l’Internet. Il existe quelques stratégies remarquablement bien pensées, comme les webjays d’Anne Roquigny, les  speedshows du F.A.T. Lab, ou l’exposition récente net.art / Painters and Poets à Ljubljana (Vuk Ćosić & Alenka Gregorič) qui résume à elle seule les différentes stratégies  d’exposition du Net Art : accès aux œuvres via des postes informatiques (Documenta X, 1997), routeurs WiFi (XPO Gallery, 2014), encadrements de captures de sites de Net Art (Daniel Garcia Andujar, 1999 et Per Platou, Written in Stone – a net.art archaeology, Oslo, 2003), vidéo et installations… Au-delà d’un certain désir d’aller porter le Net Art dans des milieux qui en ignorent tout, ces dernières traductions de l’art du réseau dans l’exposition travaillent à son intégration dans l’art contemporain.

Net Art et art contemporain
Or, le Net Art a-t-il son avenir dans l’art contemporain ? C’est en tout cas la stratégie retenue par bon nombre d’artistes du réseau aujourd’hui regroupés sous le nom d’art post-Internet (3). Contrairement au Net Art qui fonde sa pratique sur le flux, l’art Post-Internet, partant de l’idée que l’Internet irradie tous les autres media, fige son flux temporel dans des objets conformes au marché traditionnel de l’art (photographies, sculptures, installations, vidéo, mais aussi URL, etc.). L’artiste bénéficie ainsi des avantages liés au monde de l’art : une rémunération en tant qu’auteur; une visibilité plus efficace que s’il était resté au sein d’un réseau noyé par les multiples productions des artistes professionnels et amateurs du réseau; l’illusion de voir son nom peut-être un jour inscrit dans le panthéon des artistes immortels. Mais que faire alors de ces œuvres restées au sein du flux et en dehors de tout objet ? Faut-il donc qu’elles courent elles aussi après le white cube ?

L’avenir du Net Art : produits dérivés ou arts dans l’espace public ?
Les deux forces du Net Art sont aussi ses faiblesses. Il est éphémère, en raison de l’obsolescence du hardware et du software (logiciels, navigateurs, etc.). D’autre part, son accès est indifférencié (il ne serait rien sans la « culture ouverte »). En résumé, deux bêtes noires de l’art contemporain. C’est pour cette raison que le Net Art est devenu post-Internet, qu’il a commencé à produire des objets à tirage limité (des impressions, des routeurs par exemple) ou des produits dérivés, dans le droit fil du capitalisme culturel cinématographique. Cette pratique conduit naturellement à la signature, aux droits d’auteur, à une relation au public médiée par le marché… Ne peut-on pas imaginer un autre monde de l’art qui corresponde enfin au Net Art, à d’autres stratégies, qui ne l’aurait pas contraint à sortir du réseau ?

Imaginons par exemple que l’argent de l’art considère la création, non comme un investissement, mais comme une perte, à l’image de l’éphémérité et de la gratuité du Net Art. Avec ce mode de consommation, la dépense disparaît en même temps que sa consommation culturelle. C’est d’une certaine manière ce qui advient lorsque l’on va au théâtre ou quand on assiste à une performance. De ce à quoi nous avons assisté, nous ne conservons que le souvenir. Il faudrait alors que, partout où le théâtre est subventionné par les puissances publiques, ces dernières financent aussi l’Art Internet, moins sans doute du côté du cinéma que du côté d’un art qui, sous le nom d’un art de l’espace public, regrouperait par exemple les arts de la rue et l’art du réseau. Dans cet art, la jouissance esthétique et la puissance symbolique liées à l’œuvre ne résident pas dans la possession et la pérennisation, mais dans le don de l’œuvre, sa perte ou son recyclage.

Capture d’écran de la vidéo de présentation de l’Exposition net.art / Painters and Poets à Ljubljana (19 juin – 31 août 2014) (curateurs : Vuk Ćosić & Alenka Gregorič). Photo : D.R

Faut-il sauver le Net Art et, si oui, comment ?
Ce qui fait œuvre dans le monde de l’art contemporain de plus en plus saturé d’artistes et d’objets n’est pas seulement le moment de son instauration ni le moment de sa monstration, ni encore son achat, mais surtout la décision de sa conservation et de sa restauration. Parmi les différents moyens de conservation des œuvres numériques, la ré-interprétation, défendue par « la théorie des médias variables », qui consiste à faire passer une œuvre de son médium obsolète à un médium actuel, permet à l’œuvre d’être toujours « à jour » pour les besoins de l’exposition et des collections. Cette théorie dualiste (car il lui faut distinguer le matériel de l’immatériel de l’œuvre) entre en contradiction avec sa visée. Car si l’on peut vouloir une métempsycose de l’œuvre, il n’en existe pas à ce jour de possible pour les artistes. Mortels, ils ne pourront éternellement accompagner les réinterprétations, à moins qu’on ne les dépossède de leur œuvre après leur mort…

Mais, au-delà de cela, si cette méthode peut s’avérer pertinente pour des installations (4), elle n’a guère de sens concernant le Net Art. Les écritures du Net Art tirent leurs effets esthétiques de leur relation avec leur écosystème médiatique — technologique et industriel. Durant les dix premières années du Net Art, tel hack répondait à l’émergence d’une innovation industrielle (cf. uebermorgen.com), telle action à la bulle Internet (cf. etoy.com), telle production au cyberféminisme (cf. VNS Matrix)… Ces écosystèmes ayant partiellement disparu, une réinterprétation de ces œuvres nécessiterait d’en faire des entièrement nouvelles. Enfin, les productions de Net Art demeurent à l’image de leur médium : elles sont en réseau. S’il faut les sauver, ce n’est pas individuellement, selon le couple traditionnel conserver/montrer, mais comme les éléments d’un écosystème, dont l’institutionnalisation de la mémoire garantira leur pérennité.

L’Internet est une succession de média morts. L’obsolescence y frappe aussi vite que l’émergence. En quelques années, ses productions deviennent des zombies illisibles, qui ne laissent derrière eux que traces, récits et documents épars. S’il faut pérenniser les productions du Net Art, ce n’est pas en les traitant comme des œuvres d’art contemporain — en les restaurant tous les dix-huit mois, ou en les travestissant pour l’argent de l’art —, mais en intégrant ce qu’il y a en elle de proprement numérique : elles sont des écritures éphémères, des textes écrits en code-machine et en code-réseau (nous voici ici encore proche du théâtre). Cela revient à accepter un jour l’illisibilité du texte et la destruction de sa machine de lecture. Cela revient à penser le désir d’éternité autrement.

Quand le laboratoire PAMAL propose l’idée d’un second original conservant la machine d’origine et le code-machine de l’œuvre — devenue archive — accompagnée d’une documentation (entretien de l’artiste, témoignages sur les usages, etc.) (5), c’est pour accueillir et non lutter contre l’éphémérité de l’œuvre. Il reste maintenant à leur trouver un cimetière digne, visitable par le plus grand nombre. Ce ne sera sans doute pas un musée d’art contemporain — car pourquoi déciderait-il de stocker et de préserver des textes et des machines de lecture au regard de leur valeur dans le marché de l’art. Ne serait-il pas plus cohérent que ce soit un lieu déjà en charge des archives de l’écrit ?

Emmanuel Guez
(artiste et chercheur)
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Laforet (A.), Le net art au musée. Stratégies de conservation des œuvres en ligne, L>P, Questions théoriques, 2011.
(2) Cf. Lambert (N.), « Internet Art versus the institutions of art », in Art and the Internet, Black Dog Publishing, 2013.
(3) Cf. Olson (M.), « Post-Internet, Art after the Internet » (2011), in Art and the Internet, op.cit.
(4) Cf. L’exposition « Seeing Double : Emulation in theory and practice », Ippolito / Jones, N-Y-C, 2004.
(5) Cf. Broye (L.), « Projet H.A.L 8999, Save our bit ! », dans ce numéro.