Interview du Dr Michael John Gorman

Michael John Gorman est le directeur de Science Gallery International, une  initiative créée grâce au soutien de Google et visant à développer un réseau global pour attirer de jeunes adultes vers la science, la technologie et l’art.

Depuis 2007, année où il l’a fondée, il dirige la Science Gallery au Trinity College de Dublin (TCD), un espace culturel innovant tissant des liens entre l’art et la science. Il est aussi Professeur associé adjoint d’Ingénierie et de Science Informatique au Trinity College de Dublin et directeur de l’Idea Translation Lab au TCD, une collaboration entre le Trinity College et la Harvard University, encourageant l’innovation trans-disciplinaire chez les étudiants. Il est aussi coordinateur du StudioLab, un important projet européen reliant l’art, la science et le design expérimental. Il a été professeur de  »Sciences, Technologie et Société » à l’Université de Stanford et a obtenu des bourses d’études post-doctorales de la part des Universités de Harvard, de Stanford et du MIT.

Faber Futures par Natsai Chieza, dans le cadre de GROW YOUR OWN, à la Science Gallery

Faber Futures par Natsai Chieza, dans le cadre de GROW YOUR OWN, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

Pourriez-vous m’aider à définir la Science Gallery d’aujourd’hui, en dehors du langage et des communiqués de presse officiels ? La Science Gallery est un centre d’exposition, sans être à proprement parler une galerie d’art ou un lieu dédié aux médias. On pourrait dire que c’est à un endroit pour des expositions scientifiques, mais c’est bien plus que ça. C’est aussi un centre éducatif, sans être une école officielle ni un labo média qui accueille des  ateliers et des séminaires. Il s’agit aussi du centre névralgique d’un réseau global. Comment cette structure fluide permet-elle à la Science Gallery d’être unique, d’œuvrer avec les artistes et les étudiants d’une part tout en attirant par ailleurs les investisseurs industriels ?
Nous concevons la Science Gallery comme un lieu où les idées se rencontrent, un genre d’accélérateur de particules provoquant des collisions entre individus issus de différentes disciplines, un espace de sociabilité pour de conversations créatives et critiques au-delà des frontières. Nous trouvons que des thématiques vastes comme INFECTIOUS (contagieux) ou STRANGE WEATHER (étrange climat) rassemblent naturellement les artistes, les scientifiques, les ingénieurs, les médecins, les entrepreneurs et les étudiants à travers de nouvelles formes de conversations. Laissez-moi vous donner un exemple : pour notre projet INFECTIOUS, nous avons invité des immunologues et des épidémiologistes, mais aussi des économistes qui travaillent sur les paniques bancaires et des personnalités des médias viraux comme Jonah Peretti et Ze Frank de Buzzfeed.

Nous avons mené des expériences de recherche sur le public lui-même, dont une simulation numérique d’épidémie menée en collaboration avec la Fondazione ISI à Turin, qui a débouché sur la publication des conclusions de la recherche, mais a également permis à des artistes d’explorer le phénomène de la contagion. Lorsque nous développons un thème, il fonctionne comme un entonnoir à idées géant, attirant de nouveaux projets, des commandes, des projets d’étudiants, des expériences de recherche et des propositions pour des ateliers et des événements. Une thématique spécifique donnera l’idée de faire appel à de potentiels collaborateurs industriels. La souplesse de la Science Gallery signifie que tout s’y déroule en perpétuel mouvement et que nous sommes capables d’aller puiser dans les problématiques du moment et d’aborder en temps réel l’actualité de la science et de la technologie.

Counter par Anthony Murphy as part of ILLUSION, à la Science Gallery

Counter par Anthony Murphy as part of ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

La Science Gallery est l’un des premiers et des rares centres d’art soutenu par un réseau de partenaires qui ne soient ni des institutions, ni des organismes de financement, mais des entreprises et des industries privées. La Science Gallery organise des expositions et génère un large éventail d’initiatives tournées vers l’extérieur, faisant appel à d’autres lieux, centres, labos, universités, reposant sur des financements d’acteurs majeurs comme  Google, Deloitte, Icon, la NTR Foundation et Pfizer. Quel est leur modèle économique ? Pourquoi investissent-ils dans des territoires aussi liminaires que la culture et l’art ? Quel est le plus grand retour par rapport à leur contact avec le réseau artistico-culturel de la Science Gallery ?
Le lien entre l’industrie privée et le territoire à la croisée de l’art, de la science et de la technologie ne date pas d’aujourd’hui. Au sein des Bell Labs, dans les années 1960s, les artistes pouvaient soulever des questions relatives à la technologie émergente qui allait repousser les limites du techniquement possible, menant aux expériences de l’E.A.T. qu’Arthur Miller décrit dans son nouveau livre Colliding Worlds. En ce moment, des artistes du numérique comme Scott Draves et Aaron Koblin travaillent chez Google, lequel accueille également SciFOO et d’autres manifestations qui rassemblent des artistes, des scientifiques et des passionnés de technologie. La motivation qui pousse les entreprises à s’impliquer provient en partie de l’objectif égoïste de développer, à long terme, leurs propres « pompes à talents » recherchant des employés plus souples, plus créatifs et, d’autre part, de la responsabilité sociale des grandes entreprises, une forme de rétribution à la communauté.

Les entreprises retirent plusieurs bénéfices de leur proximité avec la communauté créative et la communauté de recherche qui circulent ensemble à la Science Gallery. Il faut souligner que la Science Gallery n’est pas une entité autonome, mais une « membrane poreuse » reliant un pôle de recherche à la ville, facilitant des types de connexion moins formels entre les entreprises et l’université dédiée à la recherche et ses étudiants. Ces aspects sont souvent bien plus important que les bénéfices de type plus « transactionnels » comme l’utilisation d’une image ou d’un espace. À long terme, le rôle de la Science Gallery en tant que plateforme publique dédiée à l’engagement et à l’innovation évolue. Je suis sûr que la valeur que les sociétés obtiennent grâce à l’accès anticipé aux nouvelles idées et aux participants de la galerie est en passe de devenir l’avantage majeur, sur la durée, pour les entreprises concernées.

The Invisible Eye d'Alistair Burleigh et Steph Tyszka, dans le cadre d'ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College

The Invisible Eye d’Alistair Burleigh et Steph Tyszka, dans le cadre d’ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

En 2011, vous avez reçu un cadeau de Google : le lancement du Global Science Gallery Network – un réseau de huit répliques de la Science Gallery,  développé en partenariat avec des universités de premier plan dans des centres urbains du monde entier à l’horizon de 2020. Après Dublin et Londres, d’autres lieux comme New York, Bangalore, Singapour et Melbourne s’ajoutent au réseau. Pourriez vous m’en dire davantage sur le Global Science Gallery Network ? Quels peuvent être les avantages communs, d’un point de vue culturel ou économique sur la chaîne étudiants/artistes/industries ? Pourriez-vous me donner un exemple ou un scénario susceptible de se réaliser… ?
La vision du Global Science Gallery Network est née de l’intérêt porté par les universités au  modèle de notre Science Gallery en tant que nouvelle approche de l’engagement et de l’innovation publics trans-disciplinaire. L’idée est que chaque galerie génère différents programmes, ateliers, événements et expositions puisant dans son contexte artistique et scientifique local et que quelques-uns puissent être partagés à travers notre réseau. Nous sommes très enthousiastes à l’idée d’une disparité d’emphase dans les différentes galeries, par exemple celle prévue pour le King’s College, à Londres portera davantage sur des questions de la santé et de systèmes de soins.

À plus d’un titre, sur le plan pratique, un réseau de galeries liées aux universités tombe sous le sens. Par exemple, au lieu que la galerie de Dublin ait à développer quatre expositions de A à Z chaque année, elle pourra se consacrer à deux thèmes majeurs par an, qui tourneront à travers le monde, tout en accueillant deux ou trois expositions d’autres membres du réseau. Par exemple, Londres et Bangalore pourraient s’intéresser en même temps à un thème tel que le SANG et décider de développer un projet commun, en mutualisant les chercheurs, les artistes et les designers dans les deux villes. 



À ce sujet, toutes vos présentations et expositions opèrent à la lisière subtile entre l’art, le design et la recherche scientifique. Quelle importance revêt l’idée de transdisciplinarité en termes de relation entre, d’un côté, le financement public et, de l’autre, les investisseurs privés ainsi que le public des expositions, les artistes et les scientifiques qui travaillent ensemble ? Là encore, comment les sujets/titres de ces expositions sont-ils choisis en fonction d’une nouvelle idée de la culture qui parait souvent éloignée des standards du marché de l’art contemporain ou de la  recherche scientifique ?
Pour les non-initiés et pour des raisons légèrement différentes, le marché de l’art contemporain et la recherche scientifique d’aujourd’hui paraissent très hermétiques. Lorsque nous recherchons un thème pour un projet à la Science Gallery, nous essayons d’identifier des sujets qui rassemblent différents types de praticiens — des scientifiques, des artistes, des designers, des architectes, des ingénieurs, etc. — pour explorer des zones d’intérêt commun, de sorte que le langage utilisé ne se cantonne pas à un seul champ. Des thématiques comme INFECTIOUS, STRANGE WEATHER or FAIL BETTER  (contagieux, étrange climat ou mieux échouer) sont puissantes — elles permettent les contributions de divers domaines et ouvrent la conversation à ceux qui se situent en dehors des mondes de la recherche ou de l’art contemporain. Tout en rassemblant des praticiens créatifs, les thèmes des expositions doivent aussi avoir du sens pour notre public cible, constitué en majorité de jeunes adultes.

Typographic Organism d'Adrien M et Claire B, dans le cadre d'ILLUSION, à la Science Gallery

Typographic Organism d’Adrien M et Claire B, dans le cadre d’ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

La Science Gallery s’inscrit dans plusieurs réseaux de la Communauté européenne, comme le StudioLab, Places City Partnerships (CPs) et KiiCS.  »Pépinière » semble être le maître-mot en ce qui vous concerne : un processus à travers lequel des investisseurs industriels et privés sont mis en réseau avec des artistes, des scientifiques, des chercheurs, des designers, des universitaires, des étudiants ou des amateurs pour travailler ensemble, accompagnés de formateurs, pour surmonter les obstacles conventionnels et institutionnels. Quels sont les avantages et les risques d’un tel modèle de production d’un objet d’art/de culture ? Pourriez-vous m’éclairer au sujet des processus créatifs et productifs à travers un exemple concret ?
D’ordinaire, la notion de pépinière implique l’apport de certains types de soutiens dans la phase de démarrage des projets. Dans le monde de la technologie, ces apports comprennent souvent une aide financière modeste, l’accès à des experts, la mise à disposition d’espaces partagés de travail et l’accès à de potentiels investisseurs. Dans le milieu des start-ups technologiques, il est bien connu que celles-ci doivent faire appel à des équipes interdisciplinaires (constituées d’ingénieurs et de designers). Ces dix dernières années, un certain nombre de « pépinières culturelles » ont vu le jour, réunissant des équipes interdisciplinaires à travers de nouvelles collaborations. Ce phénomène peut conduire à la création de nouveaux projets artistiques, mais aussi à de nouveaux projets sociaux ou produits commerciaux et de nouvelles recherches scientifiques.

Parmi elles on trouve des programmes de résidence comme SymbioticA, en Australie, Ars Electronica FutureLab à Linz, Le Laboratoire à Paris, MediaLab Prado à Madrid et, bien entendu, la Science Gallery. Tous abordent la notion de pépinière  de manière légèrement différente — des formats spécifiques d’ateliers, des structures de résidences, des processus de sélection, des opportunités d’investissement et ainsi de suite. À la Science Gallery nous nous sommes rendu compte que nous disposions d’une chose exceptionnelle pour une pépinière de technologie. Il s’agit des 350,000 visiteurs qui passent chaque année par le centre et se confrontent à de nouvelles idées, qu’il s’agisse d’oeuvres d’art, d’expérimentations de recherche, de prototypes ou de designs spéculatifs.

Ceci représente une incroyable opportunité d’exploiter les réactions du public à un stade précoce des projets. Il me semble que nous commençons tout juste à exploiter ce potentiel d’évaluation et à apprendre les uns des autres tandis que nous testons différents modèles. Le processus de pépinière est souvent moins formel et moins linéaire. Par exemple un prototype destiné à la désinfection solaire de l’eau, développé par des étudiants en ingénierie du Trinity College, a été montré dans le cadre de notre exposition SURFACE TENSION : The Future of Water. Un code QR au dos du projet permettait aux spectateurs de le financer de manière participative. Ils ont recueilli plus de 25.000 euros grâce à leur campagne de financement participatif et ont ainsi pu mettre le dispositif en œuvre dans trois villages du Kenya. Le type de soutien qui convient à des projets artistiques n’est pas forcément adapté à de nouveaux produits ou expériences de recherche. Parfois, l’accès aux laboratoires et aux chercheurs, le financement et l’exposition jouent un rôle tout aussi important.

Helen Pynor réanime un cœur pour The Body is a Big Place au vernissage d'OSCILLATOR, à la Science Gallery

Helen Pynor réanime un cœur pour The Body is a Big Place au vernissage d’OSCILLATOR, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

Prenons enfin l’exemple des Cool Jobs. Il s’agit d’un événement de réseautage qui met en relation des étudiants, des artistes, des investisseurs et des entreprises, la création de liens entre l’éducation et l’industrie en insistant sur les approches créatives dans les deux domaines. Quelle est l’importance de ces moments où différents acteurs peuvent se rencontrer, partager des idées et des projets et comprendre comment travailler ensemble ? Comment les plateformes Internet peuvent-elles contribuer à ce processus et comment les jeunes étudiants, artistes et designers seront-ils capables de gérer d’éventuels risques de copyright concernant leurs œuvres, leurs idées et leurs créations ?
Les sessions et ateliers au cours desquels les idées peuvent être développées et prototypées dans un milieu propice sont extrêmement importants. La Science Gallery ne prétend à aucun droit sur la propriété intellectuelle des idées développées par des artistes ou des scientifiques en son sein – les auteurs conservent l’entière propriété intellectuelle de leurs projets, nous avons juste le droit de montrer les œuvres. Nous trouvons important de sensibiliser les élèves qui travaillent sur des projets de collaboration à la propriété intellectuelle. Il est intéressant de voir les différentes « pépinières culturelles » adopter des philosophies différentes autour de cette question. Certains de nos collaborateurs sont d’ardents défenseurs d’une approche en  »open source », alors que d’autres sont très axés sur des créations garantissant la propriété intellectuelle  par le biais de brevets.

Je pense que pour tout atelier ou session où les nouveaux projets et idées font l’objet de discussions, la chose la plus importante est de déterminer très clairement à l’avance les règles de participation. J’aime le concept de « FrienNDA » [NDA : Non Disclosure Agreement, accord de non-divulgation en français, NdT] de Tim O’Reilly  qui consiste à traiter l’autre en tant qu’ami et de ne pas divulguer des idées qui pourraient être confidentielles sans demander sa permission. Je pense aussi que la formation des étudiants dans le domaine de la propriété intellectuelle est une part importante de notre mission. En termes de collaboration en ligne, pour être honnête, la plus grande force de la Science Gallery réside dans l’interaction en face à face. Jusqu’ici nous avons eu un succès limité avec des projets de collaboration purement en ligne, même si la possibilité de combiner les informations en ligne et hors ligne sur les projets en phase de démarrage est un sujet sur lequel nous réfléchissons en ce moment.

La Science Gallery n’est pas une pépinière spécialisée dans le capital-risque ou les technologies… Mais nous faisons partie d’un écosystème qui comprend, en plus de l’université et de la communauté artistique, la communauté des start-ups de technologie de Dublin, des multinationales, des pépinières et des investisseurs. Pour nous, il est important de participer en tant que plateforme et de connecter des projets qui présentent des potentiels de développement, de mettre en relation les participants avec des mentors et des investisseurs potentiels. Nous aimons évoluer dans cet espace d’émergence.

interview par Marco Mancuso
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

> https://dublin.sciencegallery.com/

 

 

la mémoire des arts de la scène au temps du numérique

Documenter les œuvres scéniques et leur processus de création est un enjeu majeur pour les équipes artistiques et les historiens du théâtre. Rekall répond à cette demande qui s’est accrue avec le développement des dispositifs technologiques numériques dans les arts de la scène.

Rekall, capture d'écran.

Rekall, capture d’écran. Photo: © Clarisse Bardiot.

La création numérique et la création scénique  face à leur propre oubli.
Le numérique et les arts de la scène ont au moins un point commun : ils engendrent des documents pour le premier, des œuvres pour le second, qui sont éphémères. L’obsolescence programmée des technologies numériques est le grand paradoxe des campagnes de numérisation — et de conservation — du patrimoine. La perspective d’un « Digital Dark Age », de l’oubli numérique, vaste trou noir de la mémoire contemporaine, rejoint le statut fugitif, volatil du spectacle vivant. Du point de vue de la mémoire des arts de la scène, les technologies numériques font surgir différentes questions : comment s’approprier les archives, comment mémoriser un parcours au sein d’un corpus de documents ? Que peuvent-elles apporter par rapport à d’autres approches comme la notation ou la captation vidéo ? Quel statut accorder aux documents numériques produits pendant le processus de création ? Comment documenter les dispositifs technologiques utilisés dans les spectacles, ne serait-ce que dans le cadre des régies son et lumière ? En quelques mots : quelle(s) mémoire(s) des arts de la scène les technologies numériques proposent-elles ?

Le chantier est vaste, les expériences nombreuses et souvent en cours de développement. Leur prolifération relève d’une préoccupation grandissante pour la mémoire, pour les traces, mais aussi pour la transmission et la compréhension du processus de création. Cette effervescence se propage auprès des institutions en charge de la mémoire du théâtre, des lieux qui mettent à l’affiche les « reprises » d’œuvres anciennes (reenacment), mais aussi et surtout des artistes, des chercheurs, du public. Depuis le milieu des années 2000, les initiatives de documentation des arts de la scène avec des technologies numériques se multiplient : capture du mouvement à même le corps des danseurs, bases de données consultables sur Internet, outils d’annotation vidéo des captations et des répétitions, génération de partitions, etc. Des outils spécifiques mis à disposition sur des plateformes en ligne permettent d’analyser les archives, de les confronter, de tisser des liens sémantiques entre de multiples documents. Cet aspect est au cœur d’un programme européen, ECLAP (e-library for performing arts) (1).

ECLAP réunit de nombreuses institutions européennes consacrées aux arts de la scène, contribue à la numérisation de leurs fonds (aujourd’hui plus d’un million de documents, reliés à la bibliothèque numérique en ligne Europeana) et propose une série d’outils qui permettent à chacun d’enregistrer son propre parcours et d’annoter les documents sélectionnés via l’application MyStoryPlayer. Une autre initiative, en Angleterre, propose de créer des carnets de notes personnalisés à partir d’un fonds d’archives disponible sur Internet : le Digital Dance Archives réunit différentes collections du National Resource Centre for Dance (NRCD) (2), dont la collection Laban, ainsi que le fonds d’archives de la chorégraphe Siobhan Davies. Des vidéos, mais aussi des photographies, des dessins, etc. sont accessibles au public. Les documents retenus par chaque personne peuvent être annotés, classés et partagés.

Parmi les expériences menées, nombreuses sont le fait de chorégraphes, ou encore d’équipes de recherches associées à un artiste. Citons, de manière non exhaustive : Emio Greco, Siobhan Davies, Wayne McGregor, Steve Paxton, Pina Bausch (via le programme d’archivage de sa fondation), Jan Fabre, Deborah Hay, Bebe Miller, Thomas Hauert. Et bien sûr William Forsythe dont les projets pionniers sont devenus des références incontournables (3) : Improvisation Technologies, Synchronous Objects et Motion Bank embrassent une réflexion conduite sur vingt années, de 1993 à aujourd’hui (4). Quelques personnes, tels le chercheur Scott deLahunta ou encore le concepteur multimédia Chris Ziegler circulent d’un projet à l’autre, disséminant réflexions, expérimentations et bonnes pratiques. Au-delà de la diversité des partis-pris, ces projets ont pour point commun la création de ressources chorégraphiques du point de vue de l’artiste, avec la prise en compte de son processus de création. Autrement dit, l’objectif n’est pas de trouver un modèle unique pour documenter toutes les démarches artistiques, mais de partir de la pratique propre à chaque chorégraphe pour développer une documentation spécifique.

Synchronous objects for One Flat Thing, reproduced by William Forsythe, site Internet, 2009, objet « The Dance », capture d’écran. Photo: D.R.

Conserver les archives pour transmettre et recycler.
Autre préoccupation partagée : il ne s’agit pas tant de documenter pour laisser une trace que de documenter pour transmettre la danse vers d’autres danseurs, voire engendrer de nouvelles œuvres. Comme le constate Scott deLahunta, ces artistes [Siobhan Davies, Emio Greco, Wayne McGregor et William Forsythe] et les organismes qui ont été construits autour d’eux ont commencé à penser, ou à repenser dans certains cas, comment créer, gérer et disséminer leurs ressources chorégraphiques. L’objectif de ces nouvelles considérations oscille entre la constitution d’une archive et la réutilisation de ces ressources dans leur œuvre (5). D’une logique de conservation à un principe de recyclage, la temporalité de l’archive est remise en question : au catalogage, à la fixation des traces d’une œuvre qui a eu lieu (traces qui privilégient souvent les documents écrits), on substitue la collecte d’éléments très divers pour être à même de les réinjecter dans le processus de création.

Ce faisant, la notion même d’archive est à reconsidérer. Dans un article intitulé What if This Were an Archive  ? (6), la spécialiste de danse contemporaine Maaike Bleeker revient sur Double Skin/Double Mind, une installation interactive dont l’objectif est de permettre au chorégraphe Emio Greco de transmettre à des danseurs les qualités de mouvement propre à son vocabulaire. Un écran vidéo montre Emio Greco expliquant et interprétant des mouvements. Dans l’espace de l’installation, le danseur les apprend en les reproduisant. Un système de reconnaissance lui permet d’avoir en temps réel un retour visuel et sonore sur la qualité de sa prestation. Pour Maaike Bleeker, si cette installation peut transmettre une compréhension de la logique des modalités du mouvement chez Greco, peut-elle également transmettre ses chorégraphies ? Qu’est-ce que cela signifierait ? Et si cela était une archive ? (7). Le numérique fait surgir de nouveaux types de documents, dont la nomenclature même est problématique. Comment nommer l’archive-installation d’Emio Greco ? De quoi est-elle la trace ? De la danse, du mouvement, du processus de création, de la pédagogie ?

Si l’on en revient à des pratiques plus largement partagées par les metteurs en scène et chorégraphes contemporains, force est de constater qu’au-delà de certains discours érigeant le plateau en sanctuaire anti-numérique, une partie du processus de création — plus ou moins importante, plus ou moins avérée et revendiquée — a lieu via les ordinateurs et les réseaux : échanges de mails, traitements de texte, rendez-vous à distance via des dispositifs de téléprésence (voix sur IP), images et vidéos numériques pour rassembler des idées, des pistes de travail, usage des réseaux de partages d’images pour mettre à disposition des documents visuels pour l’ensemble de la compagnie, croquis effectués sur tablette numérique, etc. Au-delà du processus, les œuvres elles-mêmes sont concernées : quasiment toutes les régies son et lumière sont numériques (et l’arrivée de l’éclairage à leds dans les théâtres va encore amplifier le phénomène); de nombreux spectacles font appel à des procédés de régies vidéo (numérique), à des capteurs, voire à des dispositifs plus sophistiqués comme la création de programmes informatiques spécifiques. Dans ce contexte, l’obsolescence rapide des technologies devient extrêmement problématique, à la fois pour les artistes qui doivent pouvoir continuer à faire tourner leurs spectacles, et pour les chercheurs qui souhaitent en analyser les processus de création. Les documents numériques sont alors des traces essentielles pour retracer l’histoire des arts de la scène à l’époque contemporaine.

Rekall, un environnement open source pour documenter, analyser les processus de création et simplifier la reprise des œuvres.
Ces différentes interrogations sont à l’origine d’un projet que je conduis actuellement, en étroite collaboration avec Guillaume Marais, Guillaume Jacquemin et Thierry Coduys (8). La plupart des exemples évoqués ci-dessus ont donné lieu à la création d’interfaces spécifiques à une seule œuvre, non généralisables à d’autres spectacles et qui plus est dans des formats propriétaires (Flash en particulier). Les travaux menés ont engendré des applications (sites Internet, DVD-Rom) et non des programmes. D’où une réflexion menée sur la création d’un logiciel qui puisse s’appliquer au plus grand nombre d’œuvres possible, et qui puisse s’adresser autant aux artistes, à leurs équipes techniques qu’aux chercheurs, aux fonds d’archives et au grand public. C’est ainsi qu’est né Rekall, un environnement open source pour documenter, analyser les processus de création et simplifier la reprise des œuvres.

Bertha Bermudez dans l'installation interactive Double Skin/Double Mind.

Bertha Bermudez dans l’installation interactive Double Skin/Double Mind. Photo: © Thomas Lenden.

Le fonctionnement de Rekall s’articule essentiellement autour des documents de création : croquis de scénographies, commentaires audio, descriptions d’éléments techniques, vidéos, textes, carnets de notes, conduites techniques, patches, captures d’écran de logiciels spécifiques, partitions, photographies, mails… Il permet de structurer plusieurs strates temporelles : celle du processus de création (éclairer par exemple les recherches menées pour tel aspect du spectacle), de la représentation elle-même (voire de ses différentes versions dans le cas d’un work in progress), et de sa réception (par exemple en ajoutant des commentaires audio de la compagnie sur son propre travail, ou bien de spectateurs, ou encore la revue de presse).

L’accumulation des documents est un élément clé du fonctionnement de Rekall. En effet, c’est en analysant ces documents, en les mettant en relation les uns avec les autres et en les plaçant dans des contextes soigneusement choisis (multidimensionnels, temporels ou non) que Rekall parvient peu à peu à révéler des caractéristiques spécifiques à une œuvre donnée. Cette structure ouvre alors un spectre de possibilités analytiques extrêmement important. En partant du principe qu’un processus de création peut être analysé en grande partie par les documents de création collectés (devenus documents d’exploitation pour certains), Rekall se base sur les métadonnées présentes dans chacun de ces documents pour en extraire des informations cruciales (auteur, date de création, lieu de création, mot-clé, etc.), qui sont ensuite utilisées par les outils d’analyse et de représentation de l’information, afin de révéler des comportements créatifs, des usages ou d’autres informations insoupçonnées.

Préserver les composantes technologiques d’un spectacle
Rekall permet de rendre compte des technologies utilisées dans un spectacle et d’en offrir une description pour éventuellement proposer une alternative avec d’autres composantes. Il nous semble en effet primordial de garder la trace la plus précise possible des composantes technologiques d’une œuvre, parce qu’elles sont également porteuses de dimensions esthétiques et historiques, tout en offrant la possibilité de décrire les effets de ces mêmes composantes, dans la lignée de la réflexion sur les médias variables (9). Même si Rekall répond en partie au problème d’obsolescence des technologies (nomenclatures claires, mises à jour des outils embarqués, etc.), il est indispensable que certaines actions de préservation soient réalisées par l’utilisateur. Rekall simplifie cette préservation active en alertant par exemple lorsque la pérennité d’un document est mise en danger par la dernière mise à jour de son logiciel d’exploitation.

Rekall est actuellement en version bêta. La collaboration avec des équipes artistiques dans cette phase d’expérimentation est essentielle. En effet, le logiciel est conçu pour les artistes et leurs équipes techniques afin qu’ils soient à même de documenter leur propre processus de création et les œuvres créées. C’est pourquoi nous nous appuyons sur la collaboration de deux équipes artistiques, en théâtre (Jean-François Peyret) et en danse (Mylène Benoit), en résidence respectivement au Fresnoy et au Phénix scène nationale Valenciennes. Des réunions de travail avec les différents intervenants (techniciens, régisseurs, metteur en scène, chorégraphe, éclairagiste, vidéaste) font partie du processus de conception et développement de Rekall, afin d’ajuster régulièrement le cahier des charges et les spécifications aux besoins des futurs utilisateurs. Plusieurs workshops sont également prévus afin d’évaluer et éventuellement corriger certains aspects méthodologiques, comme le tracking des actions des différents contributeurs à une œuvre, ou encore le choix d’un modèle qui puisse s’adapter à de nombreuses œuvres. En effet, il nous semble que Rekall, conçu à l’origine pour des œuvres scéniques, peut également être utilisé pour des installations plastiques ou dans d’autres contextes.

Clarisse Bardiot
(maître de conférences à l’Université de Valenciennes, spécialiste des arts de la scène à composante technologique, elle est aussi éditrice et galeriste)
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

1) ECLAP, www.eclap.eu (consulté le 01/05/2014).

(2) Digital Dance Archives, www.dance-archives.ac.uk/ (consulté le 01/05/2014).

(3) Pour des articles sur ces différentes démarches, cf. International Journal of Performance Arts & Digital Media, « Choreographic documentation », vol. 9, n°1, 2013. Performance Research, « Digital Resources », 11:4, 2007.

(4) Bardiot (C.), « Une autre mémoire : la chorégraphie des données. À propos des objets numériques développés par William Forsythe (Improvisation Technologies, Synchronous objects et Motion Bank), in Documenter, recréer… Mémoires et Transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines, Les Presses du Réel, à paraître.

(5) Scott de Lahunta et Norah Zuniga Shaw, « Constructing memory : creation of the choreographic resource », in Performance Research, 2007, 11:4, p. 54.

(6) Bleeker Maaike , « What if This Were an Archive? », in RTRSRCH, vol.2, n°2, 2010, p. 3-5.

(7) Ibid., p. 3.

(8) Projet initié et conçu par Clarisse Bardiot, en collaboration avec Buzzing Light et Thierry Coduys. Production Le Phénix scène nationale Valenciennes avec le soutien du Pôle Image Nord-Pas-de-Calais, de la Direction générale de la création artistique — Ministère de la Culture et de la Communication, du Fresnoy, Studio national des arts contemporains et de MA scène nationale — Pays de Montbéliard. Production cofinancée par PICTANOVO avec le soutien du Conseil Régional Nord-Pas-de-Calais, de Lille Métropole Communauté Urbaine, de la CCI Grand-Hainaut, du Centre National du Cinéma et de l’image animée.

(9) Depocas (A.), Ippolito (J.), Jones (C.) (sous la direction de). L’Approche des médias variables. La permanence par le changement. Guggenheim Museum Publications et Fondation Daniel Langlois, 2003. Publié sur Internet : http://variablemedia.net (consulté le 01/05/2014).

conserver, restaurer, préserver les œuvres médiatiques et numériques

Après des études en histoire de l’art, philosophie et linguistique générale et une pratique en électronique, vidéo et photographie, Johannes Gfeller, né en 1956, a été professeur à la Haute École des Arts de Berne (2001-2011) et depuis 2011 à l’Académie des Beaux-Arts de Stuttgart, où il dirige le Master de « Conservation des nouveaux média et de l’information numérique ».

Les pistes hélicoïdales d’une bande vidéo demi-pouce, rendues visibles par le ferrofluide.

Les pistes hélicoïdales d’une bande vidéo demi-pouce, rendues visibles par le ferrofluide. Photo: © Johannes Gfeller.

Vous êtes conservateur-restaurateur spécialisé dans la conservation-restauration des Nouveaux média, est-ce que ce nouveau champ a changé l’approche traditionnelle de la conservation ?
Je crains que ni à Berne ni à Stuttgart (1), les spécialisations en conservation-restauration des Nouveaux média n’ont, ou ne vont, pour beaucoup changer les approches traditionnelles de la conservation. Si les deux approches ont en commun le soin apporté à l’œuvre d’art (ou du bien culturel dans l’archive), elles n’ont rien de commun au niveau technologique. Le monde des pigments et des liants couvre un autre continent que celui des électrons dans un semi-conducteur. Si la conservation était un peu moins « conservatrice », elle créerait une spécialisation « art contemporain, biens culturels électriques et électroniques » ou quelque chose de ce genre.

Le fait que les spécialisations plus traditionnelles utilisent des appareils d’analyse de haute technologie, et que ces derniers soient devenus des appareils numériques avec des données à structurer et à conserver à long terme, peut rapprocher les « traditionalistes » et les « modernes » (numériques). Le programme de Stuttgart couvre la photographie, l’audiovisuel et les données numériques. Si ce programme avait une Licence et un Master comme les quatre autres programmes, une fécondation de ces programmes par conservation numérique serait beaucoup plus facile. Malheureusement il est difficile de trouver des horaires communs.

Plusieurs théoriciens distinguent la conservation de la préservation des nouveaux média, que pensez-vous de cette distinction ? Quelle est sa signification ?
Dans les domaines plus traditionnels de la conservation-restauration, on s’est mis d’accord sur le fait que la ligne de démarcation est située quelque part entre la documentation, la conservation préventive, le nettoyage d’un côté et de l’autre côté la restauration, invasive si nécessaire avec toutes les implications d’une réversibilité des interventions. La restauration doit être fondée sur une expérience et un savoir plus large que les premiers, pour éviter des traitements inadéquats de l’œuvre en question. Le domaine de la restauration scientifique, qui n’existe que depuis quelques décennies, digère et souffre encore des dérives certes bien intentionnées du 19ème siècle.

Dans le domaine des média, qu’ils soient analogiques ou numériques, les « traitements » ont un caractère différent. Du côté des objets à conserver, par exemple une installation vidéo — mais on peut déjà l’élargir aux objets numériques —, il y a toujours cette contradiction entre conservation de la substance et conservation de la fonction. L’impossibilité même de répondre aux exigences des deux besoins à la fois a mené à la notion de l’obsolescence de l’original, avec tous ses effets qui conduisent à une « culture » d’échange d’appareils originaux (dans la mesure où ils sont gardés ou conservés) contre des modèles plus récents. Parfois ces derniers ont non seulement une apparence toute différente, mais il leur manque aussi les fonctions « primitives » de l’original propre à une époque révolue.

Cette pratique va créer des œuvres SDF, dépourvues de leurs « boîtes » typiques. Celles-ci pourtant racontent beaucoup de l’ère de leur création. C’est d’ailleurs un grand jeu de dupes malhonnêtes de priver toutes les générations à venir d’une expérience aussi authentique que possible d’une époque du passé. La question initiale (conservation et/ou préservation) n’a ici plus tellement de pertinence.  Il est plus important de considérer la fusion entre la conservation-restauration et l’ingénierie électronique pour développer de nouveaux modèles et pratiques de pérennisation qui ne seraient pas guidés par un corset idéologique tel que la « variable media initiative » (2) (à laquelle a succédé le projet Forging the Future (3)).

Gérald Minkoff, L’envers à L’endroit, 1971. Reconstruction 2008 par Johannes Gfeller.

Gérald Minkoff, L’envers à L’endroit, 1971. Reconstruction 2008 par Johannes Gfeller. Photo: © Johannes Gfeller.

Ce projet semblait marqué par un nouveau type d’artiste-curateur, auquel la conservation, restée trop longtemps dans son milieu pigments-liants, n’était pas préparé du tout. Pour sortir de ce déficit, la conservation a développé une culture de documentation (qui était bien nécessaire), mais absolument pas une culture de l’intervention que l’époque réclamait. La « variable media initiative » cachait son propre manque par une sorte de « il faut être absolument moderne », en appliquant des termes techniques de la science informatique, telle que la migration et l’émulation sur toutes les matérialités de l’art contemporain, que cela soit approprié ou non. Pour être juste, il faut dire que plus les œuvres étaient numériques, plus les différents niveaux d’intervention, tels qu’ils sont proposés par la « variable media initiative », gagnaient en pertinence.

Pour revenir à la question initiale, on a bien sûr non seulement à traiter des objets, mais aussi des supports d’information. Comme la conservation préventive demande une haute responsabilité dans son niveau d’intervention — qui est réelle : une conservation préventive sans effet possible sur les œuvres et les supports ne mériterait probablement pas qu’on s’y arrête —, le traitement des supports doit se fonder sur des expériences. Mais ces expériences sont fondées davantage sur le savoir de la communauté de ceux qui les pratiquent tous les jours, de nombreuses heures, face à des milliers d’objets, que sur les résultats des scientifiques, qui choisissent un corpus particulier qui est limité et maniable. Il y a certes des « do’s » et des « do not » dans la migration des supports, qui peuvent toucher à l’intégrité physique de l’objet, mais ils sont autant du côté du savoir (degré des études) que de la (mal)adresse. Le succès et la qualité d’une migration dépendent donc de divers facteurs, dont le degré atteint par les études n’est qu’un élément.

Pensez-vous que la théorie de l’archéologie des média (et en particulier le point de vue matérialiste de Friedrich Kittler, chez qui le hardware est fondamental) est pertinente pour aborder la conservation-restauration des nouveaux média ?
Absolument. Si déjà on parle d’archéologie, on s’est probablement mis en accord que cela comprend aussi les média analogiques. Ceci n’est pas évident, parce que pour beaucoup de personnes de ce milieu, les nouveaux média ne commencent qu’avec l’apparition du numérique (au mieux, dans la première moitié des années 1970). Pour la description de la fonction d’une œuvre numérique, on peut bien négliger ses composants électroniques, du moins si on se contente d’une approche plus philosophique, voire informatique. On peut donner une description minutieuse de la fonction et du comportement de l’œuvre sans entrer dans le niveau technique des signaux et des composants. Mais dès que se posent les questions de sa pérennisation, la connaissance du hardware devient indispensable. Beaucoup de défauts, même dans un objet considéré comme étant numérique, sont de caractère analogique : trop de chaleur implique des défaillances. Le vieillissement des condensateurs électrolytiques, la corrosion des platines et des contacts, les soudures dites froides, etc.

Tout ce savoir s’est accumulé pendant des décennies — s’en priver par une décision, selon laquelle il ne faudrait considérer que la technologie numérique serait une grosse bêtise. Ceux qui la propagent montrent que leur connaissance en hardware — qui est tout de même la base du trafic d’électrons et des valeurs de tensions analogiques ou numériques (qui, soit dit en passant, sont passées de deux valeurs à huit par cellule dans les récents disques durs solides SSD — la renaissance de la richesse analogique en quelque sorte), est fort restreinte. Adopter un tel point de vue est peut-être suffisant pour une discussion philosophique de salon reflétant nos temps modernes, mais pas pour une recherche professionnelle qui doit considérer tous les effets possibles.

Les média sont certes toujours issus d’une situation socio-culturelle, mais aussi techno-culturelle. Nier la base technologique de notre socialisation contemporaine n’est peut-être pas politiquement conservateur, mais philosophiquement. Le juste chemin de la compréhension et de la responsabilité dans l’usage des nouveaux média ne peut donc, dès lors que l’on se place sur la route de leur pérennisation, n’être que matérialiste, non pas au nom d’un choix volontaire, mais par une vue nourrie d’expériences techno-historiques qui alimentent le long chemin vers le virtuel. La connaissance de la matérialité est de la plus grande importance dans le virtuel à venir, dans lequel une grande partie de nos œuvres et idées vont finir. Néanmoins les deux notions « matérialisme » et « matérialité » ont des origines toutes différentes… Et nous ne les aborderons pas ici…

Des composants électroniques dégradés dans la télévision de Wolf Vostell, TV für Millionen, 1959/67.

Des composants électroniques dégradés dans la télévision de Wolf Vostell, TV für Millionen, 1959/67. Photo: © Johannes Gfeller.

Pouvez-vous donner un exemple emblématique des difficultés de la conservation des œuvres d’art numériques ?
Au lieu d’un seul exemple, je préfère ici esquisser ses difficultés principales. Si l’ordinateur, sur lequel une œuvre est installée, n’est plus réparable, on peut essayer de trouver le même modèle. Probablement la migration sera un succès. Mais, tôt ou tard, le remplaçant devra lui aussi être remplacé. Ici sonne l’heure de l’émulation : un ordinateur plus moderne fait comme si, grâce à un logiciel appelé « émulateur », il était l’ordinateur obsolète et à remplacer. Le logiciel original, peut-être programmé par l’artiste(-ingénieur), va « reconnaître » son environnement initial et se mettre en marche comme jadis. Mais tout cela a un coût.  L’élaboration d’une émulation de tout un système (par exemple une Silicon Graphics Indigo2) est un travail de plusieurs mois d’un informaticien spécialisé. Ce peut être un cas pour un crowdsourcing : mais qui sont les bénéficiaires ? Les visiteurs de l’exposition ? L’artiste ? …

Une œuvre existant uniquement sur internet ne connaît pas ces difficultés du bas-fond technologique. Mais elle dépend d’un changement encore plus rapide : celui des formats de données, des protocoles de transmission et des fonctions des navigateurs. La conservation d’une telle œuvre nécessite une reprogrammation permanente, si elle veut la maintenir en ligne. Nous pouvons essayer de la garder hors ligne, mais nous entrons alors de nouveau dans la problématique générale de la conservation des ordinateurs et de leurs logiciels, une problématique augmentée d’un problème d’ordre philosophique : si l’œuvre en ligne se nourrissait de données pour en faire son propre contenu, elle est littéralement mise en état de « conservation » dès lors qu’elle est mise hors ligne. Elle est alors sa propre documentation, et non plus l’œuvre en état de fonctionnement. Probablement elle nécessite même un succédané fini au lieu du réseau infini, mis à disposition sur un serveur qui peut être connecté par une « documentation » au lieu du réseau réel. Même si le visiteur de musée ne s’en rend pas compte, il y a dans ce cas plusieurs changements sinon des altérations profondes de l’œuvre initiale.

Signal vidéo perturbé volontairement dans un but créatif par Jean Otth, Hommage à Mondrian, 1972.

Signal vidéo perturbé volontairement dans un but créatif par Jean Otth, Hommage à Mondrian, 1972. Photo: © Johannes Gfeller.

Vous dirigez le Master de « Conservation des nouveaux média et de l’information numérique » au sein de l’Académie des Beaux-Arts de Stuttgart : quel bilan dressez-vous de cette formation? Quelles sont les disciplines les plus importantes ? Y a-t-il vraiment des débouchés ?
La durée totale de notre master est de 2 ans, stages professionnels et projets (pratiques) de conservation inclus. Si on en décompte le dernier trimestre qui est uniquement réservé au mémoire, il reste un an et 9 semaines pour les cours, qui se partagent entre la photographie, l’audiovisuel et l’information numérique. Quand j’ai pris en charge la direction du programme en 2011, il y avait peu d’équipement disponible pour les étudiants, à part des ordinateurs achetés en 2006, un scanner et une imprimante, et quelques caméras et lecteurs vidéos anciens. J’ai investi dans une collection d’appareils obsolètes surtout dans le domaine de l’audiovisuel, qui nous permettent de migrer des formats audio depuis le cylindre en cire jusqu’à un vaste nombre de formats de bandes magnétiques amateurs ou studio.

Dans le domaine de la vidéo, nous lisons presque une quarantaine de formats analogiques et numériques différents et nous sommes capables de les transférer en fichier non-compressé et sans drop-outs. J’ai acheté des outils de toute sorte, des microscopes, des sources lumineuses normalisées, des scanners de négatifs et de diapos de haut de gamme, des appareils pour le color-management, etc. Les étudiants et étudiantes ont beaucoup apprécié ce « material turn », qui leur a permis de découvrir des appareils, non plus seulement à l’occasion de visites dans des institutions avec lesquelles nous avons une collaboration, mais aussi dans les cours pratiques d’atelier que j’ai introduits dans l’académie.

Les études sont denses et nous nous demandons régulièrement si les trois spécialisations ne mènent pas à une trop grande superficialité des connaissances dans chacune des trois spécialisations. En retour se contenter d’une seule discipline les deux années ne permettrait pas vraiment d’avoir une connaissance approfondie. L’argument pour ne pas laisser tomber la photographie, qui est le médium le moins technique de notre programme, est double : non seulement la production s’est complètement tournée vers le numérique, mais de plus ce défi va changer pour beaucoup le profil professionnel des conservateurs. Dans notre programme, l’informatique possède un rôle clé, d’une part comme outil de convergence de média et d’autre part comme medium concerné lui-même par l’obsolescence. Jouer ce double rôle, en laissant ouvertes en permanence les portes de l’analogique — d’où viennent les données, est l’essence du programme de Stuttgart. Avec cette diversité, les diplômés trouvent des emplois dans des archives, des bibliothèques, des musées, et des programmes de recherche.

Des courroies complètement dégradées dans un magnétoscope vidéo Philips, env. 1967. Photo: © Johannes Gfeller.

Comment, en quelques mots, décririez-vous le travail du conservateur-restaurateur  d’œuvres d’art numériques ?
Comme il n’y a pas encore ce type de professionnel, regardons dans le futur : cela devra mener à une fusion entre l’ingénierie (pour deux parts), la science de l’art contemporain et des media (pour une part) et la conservation (pour une part), la répartition exacte entre ces parts étant variable. Bien sûr on peut continuer la voie de la conservation comme discipline centrale qui engage des professionnels spécialisés, mais je crois qu’il est temps aujourd’hui d’inverser les rôles. Selon ce modèle, ce sont d’excellentes connaissances techniques et informatiques qui doivent être enrichies par les principes élémentaires de la conservation et par des études culturelles. Pourquoi l’ingénierie et non pas seulement l’informatique ?

Les œuvres d’arts numériques ne sont que rarement des produits standards installés et programmés dans un but artistique. Très souvent elles comportent des ajouts mécaniques et/ou électroniques réalisés spécialement pour elles. Les grands principes de l’émulation ou de la virtualisation ne sont pas capables à eux-seuls de manier ces cas spéciaux, pour lesquels l’ingénierie est nécessaire. Pour les œuvres purement virtuelles, qui ne dépendent pas d’un hardware dédié, la répartition tourne en faveur de l’informatique (une à deux parts).

propos recueillis par Emmanuel Guez
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Il s’agit des deux endroits d’enseignement de conservation des nouveaux média que je connais bien et qui sont en même temps les deux programmes principaux dans les pays de langue allemande. Pour une comparaison des deux programmes voir : Johannes Gfeller, À propos de la formation dans la discipline « conservation des média », in Bernhard Serexhe, Conservation de l’art numérique : théorie et pratique – Le projet digital art conservation, Walter de Gruyter, 2013, p. 567-584.

(2) www.variablemedia.net/

(3) http://forging-the-future.net/

 

 

Magie et Technologie

Manuela de Barros est philosophe, théoricienne des arts et maîtresse de conférences en philosophie à l’université Paris 8. Elle aborde dans ce MOOC le rôle marginal des techniques pour la formation de l’esprit scientifique.

En quoi la magie est-elle une science de la manipulation mentale ? Pourquoi l’art peut-il être le révélateur de pratiques scientifiques ignorées par le grand public ? Les machines et les robots pourront-ils un jour penser comme un humain ? Pourquoi parler de drones en termes « d’oeil ou de main de dieu » ? En quoi les machines nous échappent-elles parfois ?

Manuela de Barros nous exposera ici sa vision et axera plus précisément son propos sur la figure du cyborg.

Un cours animé par Dominique Moulon pour le Mooc Digital Media de l’École Professionnelle Supérieure d’Arts Graphiques de la Ville de Paris.
Réalisé au Musée du quai Branly – Jacques Chirac. Co-produit par MCD. Mai 2017.
> http://moocdigitalmedia.paris/cours/magie-et-technologie/

exposition collective du réseau des villes créatives

Difficile de prédire l’avenir, d’imaginer ce que seront les villes de demain, même dans un futur proche, tant le numérique révolutionne sans cesse notre vie quotidienne. Il sera sans doute assez amusant de se livrer, dans quelques années, à une sorte de rétro-futurisme, comme on a pu le faire au tournant du millénaire à propos des visions antérieures de l’an 2000. En attendant, les philosophes, sociologues et urbanistes, notamment, essayent toujours d’élaborer des prospectives raisonnées. En parallèle, les artistes rendent visibles les imaginaires qui s’inscrivent autour de ces questions liées à la ville.

L’exposition Data City au CDA d’Enghein est intéressante sur ce plan, en ce qu’elle révèle au travers d’une dizaine d’œuvres et d’installations les mythes et non-dits de la re-construction numérique de la cité. Label et réseau promu par l’UNESCO pour des villes qui se projettent dans l’avenir sans perdre leur âme et en conservant les dimensions sociales, économiques et environnementales du développement durable, cette estampille « ville créative » a été décernée à Enghien-les-Bains en 2013, ainsi que huit autres cités : Austin (USA), Dakar (Sénégal), Gwangju (Corée), Linz (Autriche), Lyon (France), Sapporo (Japon), Tel-Aviv (Israël) et York (Royaume-Uni). L’exposition Data City regroupe des projets d’artistes portés par chacune de ces villes.

L’œuvre la plus « évidente » par rapport à cette thématique urbaine est Mini Voxels Light de Miguel Chevalier. Il s’agit de 5 colonnes noires, surmontées de lumières colorées à leur sommet, qui se dressent comme des « sentinelles », rappelant les silhouettes des tours des quartiers d’affaires et des centres-ville modernes. En parallèle, Miguel Chevalier propose une série de trois tableaux intitulés Meta-Polis. Mêlant schémas de circuit imprimé et lignes de fuite symbolisant le flux incessant des données, le graphisme fait aussi penser à la capture d’écran d’une carte interactive. Sin Do-Won a choisi la vision de ruines, contrastant avec la déambulation d’une petite fille, pour évoquer les soubresauts socio-politiques qui traversent et remodèlent chaque ville. Au travers de One Eye, une vidéo qui combine différentes incrustations géométriques et images d’archives, Sin Do-Won témoigne de la répression meurtrière qui s’est abattue sur la ville coréenne de Gwangju suite à des manifestations contre le régime militaire de Chun Doo-hwan.

Sin Do-Won, One Eye. Capture d’écran / Photo: D.R.

L’âme d’une ville est inséparable des éléments qui la composent et l’entoure. À commencer par l’eau; les fleuves ou la mer qui détermine la physionomie des villes portuaires. Avec son installation vidéo Liquid Landscape, le collectif Officina Mamiwata (Tiziana Manfredi & Marco Lena) symbolise ce flux qui entoure Dakar et, à quelques encablures, la fameuse île de Gorée, en projetant une succession d’images dédoublées où se devinent des visages qui s’affichent telles des icônes religieuses et la présence de la déesse aquatique Mame Coumba. Ran Slavin que l’on connaît pour son approche abstraite et expérimentale du son (notamment sur le label Crónica) a choisi la terre et les puissances chtoniennes dans une allégorie vidéo mettant en scène un jeune garçon revêtu d’un scaphandre qui explore les souterrains d’une cité imaginaire enfouie sous Jérusalem.

Officina Mamiwata (Tiziana Manfredi & Marco Lena), Liquid Landscape. Capture d’écran / Photo: D.R.

Sur la gauche, à l’entrée de la salle d’exposition, nous sommes écrasés par un immense écran sur lequel se matérialise un paysage pixelisé : Datum. Conçue par Norimichi Hirakawa, suite à une résidence au sein de l’Institut de Physique et Mathématique appliqué à l’Univers du Japon, cette œuvre connectée s’anime et se transforme en un champ de datas indescriptibles qui se renversent selon la perspective de vision que l’on se donne via une application dédiée. Également relié à une tablette ou un portable, les petits graphismes d’Adrien M & Claire B s’étoffent d’une pluie de petits signes cabalistiques et au final se transforment en un livre « augmenté » au titre étrange : La neige n’a pas de sens.

Norimichi Hirakawa, Datum. Capture d’écran / Photo: D.R.

Encore plus étrange visuellement, compte tenu de la thématique de l’expo qui plus est, l’installation presque monumentale de Studio Modo (Clay Odom + Sean O’Neill) ressemble à la carapace d’une créature vivant sur une planète lointaine… Baptisée Flowering Phantasm, cette armature est bardée de capteurs qui réagissent aux sons et à la lumière environnante. Le BBots d’Anne Roquigny semble également avoir été rapporté d’outre-espace de par son aspect métallique et anguleux. Cet artefact cache un programme spécifique qui va (re)chercher sur Internet des œuvres d’une douzaine d’artistes (feat. Yoshi Sodoeka, Isabelle Arvers, Philip Stearns…) mettant l’accent sur l’aspect néfaste de l’activité humaine sur l’éco-système, puis les projette sur écran.

Le dispositif ColliderCase conçu par Chris Walker Beng (Hons) & Adam Stanning repose aussi sur la projection d’objets qui se déplient façon origami. Ce cabinet de curiosité 2.0 est présenté dans un petit présentoir translucide sous vitre, selon un système optique empruntant au sextant et s’apparentant à l’holographie dans son rendu. Dans le genre, Draw:er, l’installation de Verena Mayrhofer détonne : c’est la reconstitution partielle d’une cuisine autrichienne du siècle dernier, avec deux chaises en bois travaillé et un petit meuble pour ranger des épices. Chaque tiroir étant dûment étiqueté (sel, curry, etc.). Lorsqu’on les ouvre, on peut entendre des voix qui livrent leurs impressions sur l’Autriche. En complément de toutes ces « collectes de données », le jeudi 1er juin, Dominique Moulon (enseignant, journaliste et curateur) a assuré une conférence autour de quelques mots clefs (protocole, archive, art & politique, art vidéo, nature, pixel, retranscription…) en liaison avec des pratiques artistiques et des œuvres faisant écho à celles présentées dans cette exposition.

Laurent Diouf

Data City, exposition collective du réseau des villes créatives, jusqu’au 13 juillet, Centre des Arts d’Enghein-les-Bains. > http://www.cda95.fr/