Fukushima, quatre ans après

Bouleversée par la catastrophe de Fukushima, Keiko Courdy a réalisé le film et webdocumentaire Au-delà du nuage °Yonaoshi 3.11. Elle prépare actuellement un nouveau documentaire sur les liquidateurs de la centrale et un long-métrage de fiction dans les zones interdites.

Tu as une histoire personnelle avec le Japon, peux-tu nous détailler les différentes raisons qui t’ont fait consacrer l’essentiel de ton travail ces dernières années à la catastrophe de Fukushima ?
Souvent, les désirs de création naissent de grands chocs émotionnels. J’ai vécu longtemps au Japon. J’aime le Japon. Depuis mes années d’étudiante à Tokyo dans les années 1990, j’attendais le méga-séisme annoncé de tous les scientifiques. Un choc gigantesque s’est produit le 11 mars 2011 à 14h46 : une triple catastrophe à la fois naturelle et technologique (séisme, tsunami, accident nucléaire). J’étais à Paris lorsqu’a eu lieu le tremblement de terre. De magnitude 9.0, il était si puissant qu’il a modifié l’axe de la terre. J’étais bouleversée. Mon instinct me disait de partir immédiatement. J’ai acheté un billet d’avion et je suis partie le long de la côte sinistrée avec ma caméra. Cela a été ma première réponse à la catastrophe. En plus de la dévastation du tsunami, il y avait cette chose invisible que je connaissais mal : un accident nucléaire majeur de niveau 7.

À la centrale de Fukushima Daiichi, trois coeurs de réacteur étaient entrés en fusion presque simultanément. Au début, les médias n’en parlaient pas. Les informations étaient opaques. On ne savait pas très bien comment départager le vrai du faux. La tension était extrême. Tout pouvait arriver. L’évacuation générale de Tokyo venait d’être évitée. Les gens étaient laissés à eux-mêmes, et devaient faire des choix essentiels de vie tous seuls. Pour essayer de comprendre, j’ai sillonné les zones. J’ai rencontré de nombreux habitants, femmes, enfants, médecins.

Pendant un an et demi, j’ai aussi rencontré des personnalités célèbres engagées : écrivains, spécialistes du nucléaire, ingénieurs, artistes, architectes, ancien premier ministre pendant la crise. J’en ai fait un film et un webdocumentaire, Au-delà du nuage °Yonaoshi 3.11 (1). Je me demandais comment on pouvait se relever d’un tel traumatisme, et si cette remise à zéro pouvait être l’occasion de penser différemment le monde. Les Japonais ont quelque chose d’important à nous apprendre de leur expérience. Je rêvais de reconstruire des mondes nouveaux sur les ruines balayées de l’ancien. Je voulais participer, agir sur le monde, témoigner de ce qui se passait.

Hirono, Zone interdite, stockage de terre contaminée.

Hirono, Zone interdite, stockage de terre contaminée. Photo: © Keiko Courdy, 2014.

Tu travailles sur plusieurs films, quelles évolutions as-tu constaté ces derniers temps sur le secteur de Fukushima ? Comment cela a fait évoluer ta manière de raconter l’après-catastrophe ?
Aujourd’hui, bientôt 5 ans après, rien n’est réglé. Plus de 150.000 personnes ont quitté leur foyer et vivent encore dans des logements temporaires. À Fukushima, dans les villes proches de la centrale, tout paraît banal, normal, mais tout est étrange, anormal. L’invisible domine. La radioactivité ne se voit pas, ne se sent pas. On ne peut qu’en chercher
les manifestations visibles dans les taux affichés par le compteur Geiger, dans les problèmes de thyroïde des enfants, dans les plaines de sacs noirs de terre contaminée et les villes-fantômes. Les grands travaux de décontamination sont terminés et le gouvernement pousse les gens à retourner chez eux, mais peu viennent se réinstaller.

D’un côté le gouvernement cherche à effacer le plus rapidement possible les traces du désastre en préparant l’accueil des JO de Tokyo de 2020 pour relancer l’économie, et de l’autre côté se trouve la réalité d’un monstre radioactif avec des accidents qui se succèdent sur le chantier. Je sillonne la région depuis plusieurs années, et une chose me frappe sans cesse : l’étonnante juxtaposition de l’ordinaire et de l’extraordinaire. Fukushima est
un espace où l’invisible règne en maître. Comment donner à voir ces mondes cachés est un défi. La nature qui a repris ses droits dans la zone interdite me fascine.

L’univers des liquidateurs n’a encore jamais été montré. Je prépare un nouveau documentaire sur le sujet. 7000 hommes roulent chaque matin sur la route nationale 6 vers la centrale. Le film va à leur rencontre sur leur lieu de travail et dans l’intimité des endroits où ils logent. J’ai aussi commencé à écrire un road-movie dans les zones sur le thème de l’oubli et la mémoire. La fiction permet de toucher le sujet avec sensibilité et d’apporter un regard décalé. Au-delà du tabou nucléaire, les gens en ont assez d’entendre parler de la catastrophe de Fukushima au Japon. La fiction permet en cela de continuer à parler des zones différemment, de manière poétique.

Ouvrier de décontamination, site de Tomioka.

Ouvrier de décontamination, site de Tomioka. Photo: © Keiko Courdy, 2014.

Tu as constaté lors de tes derniers séjours un développement du tourisme autour de la catastrophe toujours en cours, cela t’a inspiré un nouveau projet et une narration spécifique. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?
C’est à force de me questionner sur ma propre position d’étrangère qui traversait ces zones que j’en suis venue à réfléchir au thème du tourisme noir (dark tourism). Évidemment, je viens pour aider, pour témoigner, mais qu’est-ce que j’apporte vraiment ? Pourquoi est-ce que je vais là-bas ? N’est-ce pas du voyeurisme ? Quel risque est-ce que je suis prête à prendre ? Et à faire prendre à mon équipe ? Voyager dans ces zones est une manière de réfléchir à notre engagement dans le monde.

J’ai imaginé un webdocumentaire sous forme de cityguide interactif sur les zones proches de la centrale. Nous le développons avec Jérôme Sullerot, co-fondateur de Pika Pika Films (2). C’est un guide touristique qui montre un point limite de fin de civilisation.
 Les informations données sont vraies et pratiques. Nous proposons une véritable expérience en laissant les internautes libres d’organiser leur visite. Ils peuvent aussi suivre nos parcours proposés, sachant qu’un dosimètre personnel les informe en temps réel de leur cumul de radioactivité selon les lieux qu’ils vont visiter et le temps qu’ils y passent.

La rubrique Ma santé leur permet de comprendre les implications directes sur la santé grâce aux témoignages de spécialistes. Les gens qui voyagent dans ces zones viennent voir des traces du désastre. Le voyeurisme est un danger, mais je conçois aussi ces visites comme une manière de garder la mémoire. Les gens sur place sont souvent touchés qu’on vienne s’intéresser à eux, et contents qu’on ne les oublie pas. Lorsqu’on va sur le site d’une catastrophe, il est important de toujours prendre la mesure du drame qui a touché les gens et la région afin de les respecter et créer une véritable rencontre, en empathie. Le danger, dans le cadre de certains voyages organisés est de partir là-bas pour simplement se conforter des ravages faits par l’industrie nucléaire, et stigmatiser les gens, sans chercher vraiment à les comprendre.

Cette catastrophe technologique et humaine est une plongée dans le temps. La particularité d’un accident nucléaire, contrairement à l’explosion d’une usine chimique, est qu’il dure sur plusieurs générations. Il entraîne des conséquences dans le temps non encore mesurables. Personne ne sait qui seront les prochains touchés, ni à quel degré. La seule certitude est que la catastrophe de Fukushima n’est pas terminée, elle vient juste de commencer. Un ingénieur nucléaire m’expliquait la chose suivante : la vie biologique n’est apparue sur terre que lorsque la radioactivité a disparu de la surface. En recréant de la radioactivité, nous fabriquons les conditions de notre propre destruction. L’homme aspire au bien, pourtant il s’autodétruit. Alors je continue. Je n’en ai pas terminé avec Fukushima.

propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

Keïko Courdy écrit, réalise, et produit des films, et installations numériques entre la France et le Japon. Docteur de l’Université de Tokyo, elle a enseigné les performances nouveaux médias à l’Université d’Art et de Design de Kyoto. Elle est co-fondatrice de Pika Pika Films à Paris.

(1) www.yonaoshi311.com
(2) www.pikapikafilms.com

Design et numérique

Stéphane Vial, philosophe, chercheur en design et spécialisé en cultures numériques, débutera ce MOOC en décrivant précisément ce que recouvre le terme « design ».

Un cours animé par Dominique Moulon pour le Mooc Digital Media de l’Ecole Professionnelle Supérieure d’Arts Graphiques de la Ville de Paris.
Réalisé aux Docks, Cité de la Mode et du Design. Co-produit par MCD. Février 2017.
> http://moocdigitalmedia.paris/cours/designetnumerique/

Du crowdsourcing au digital labor

Comment Antonio Casilli conçoit-il cette nouvelle discipline qu’est la « sociologie des réseaux » ?
Par ailleurs, qu’entend-il par le passage de « Big Brother » à « Big Other » ?

Un cours animé par Dominique Moulon pour le Mooc Digital Media de l’Ecole Professionnelle Supérieure d’Arts Graphiques de la Ville de Paris.
Réalisé à la Maison du Bitcoin par Giampiero d’Angeli, en collaboration avec MCD. Janvier 2017.
> http://moocdigitalmedia.paris/cours/du-crowdsourcing-au-digital-labor/

l’ère du dadaïsme numérique

Avec Dada Bot, Nicolas Nova, co-fondateur du Near Future Laboratory et sociologue, accompagné du Lausannois Joël Vacheron, spécialiste des cultures numériques, s’attelle en fin observateur de nos mœurs connectés à démontrer les possibilités créatives offertes par l’omniprésence des algorithmes dans nos vies. Dans cet ouvrage mis en page par le designer Raphaël Verona, les deux complices mettent en lumière — avec des exemples choisis — la fantaisie à l’œuvre derrière la logique mathématique censément irréprochable. Entretien.

Nicolas, peux-tu nous préciser le sujet de ton dernier ouvrage, Dada Bot ?
Nicolas Nova : Dada Bot s’intéresse à ce « tournant algorithmique » que connaît la culture actuelle. Ce terme renvoie à la place croissante occupée par les programmes informatiques dans la sélection et la constitution même des contenus : morceaux de musiques, livres, articles de journaux, création en arts visuels, etc. Pour vous donner une idée, environ 20% des changements sur Wikipedia sont le fait de bots, ces petits programmes informatiques qui corrigent et éditent l’encyclopédie collaborative ! En documentant cela par des entretiens avec des artistes, un lexique et diverses expérimentations, nous avons voulu décrire en quoi la création même évolue dans cette situation. En particulier, comment des morceaux de contenus sont hybridés, ré-assemblés de façon automatique avec une ampleur sans précédent. Le tout menant à une sorte de grand remix généralisé, déroutant et curieux.

Tu abordes l’omniprésence des algorithmes sous l’angle ludique, subversif et artistique. Tu ne sembles pas faire partie de ceux qui s’affolent quant à l’omniprésence de ces « agents » dans nos vies… Pourquoi ?
Peut-être s’agit-il ici de la posture de neutralité de l’ethnographe qui observe avec curiosité avant de juger ! D’un côté, il y a un aspect intéressant à décrypter, à comprendre les mécanismes et à discerner ce qu’il se passe quand des machines participent de façon croissante à la production culturelle. Cela permet de relativiser les discours d’autonomie pure de la technique, et de montrer le rôle des êtres humains dans ces formes de création. Je suis personnellement moins craintif quant au mode opératoire de ces agents logiciels, que dans les choix de certaines organisations publiques ou privées. Le danger ne vient pas forcément de la technique elle-même, mais des personnes ou des institutions qui lui délèguent toutes sortes de pans de notre vie. De plus, nous n’avons pas abordé d’autres champs que la production culturelle, donc nous ne nous sommes pas prononcés sur d’autres influences des algorithmes au quotidien qui me semblent plus problématiques. Je serais certainement plus critique envers les objets connectés dans le champ de la santé, par exemple.

En tant que sociologue, comment t’es-tu dirigé vers l’étude des technologies et leur impact sur nos vies ? Des sujets que tu scrutes également au sein de l’agence Near Future Laboratory…
Après des études scientifiques (sciences de la vie, sciences cognitives), je me suis rapproché du champ du design, avec un intérêt pour la manière dont les gens utilisent les technologies. En particulier le numérique, avec à la fois un travail académique de doctorat sur les enjeux et opportunités posés par la géolocalisation, et en travaillant avec des studios de jeu vidéo, des industriels, des organisations publiques. Le point commun de tout ce petit monde étant de s’interroger sur les changements que le numérique pourrait apporter à l’existence. Si je devais décrire ma pratique actuelle, ce serait celle d’un ethnographe des technologies numériques, qui s’intéresse non seulement aux pratiques et usages actuels, mais également aux changements à venir. Ce que je fais aussi avec Near Future Laboratory, dont l’objectif est d’éclairer la compréhension du présent pour mieux appréhender les futurs possibles. Nous opérons au croisement de la prospective (imaginer demain), de la technologie, et des sciences sociales.

La mise en page de Dada Bot et le choix des exemples dénotent aussi d’une volonté d’être « en phase » avec le sujet. Ton essai, par exemple, est morcelé en petits chapitres dispersés, il y a un effet « Lost in data ». C’est délibéré ?
Complètement. Un des aspects traités dans l’ouvrage correspond au réassemblage — au remix — permanent qui a lieu avec ces programmes. Ceux-ci vont hybrider et transformer automatiquement des morceaux de contenus. On le voit avec les Twitter Bots ou des créations musicales comme celles de Dadabot industries. Le designer graphique, Raphaël Verona, a choisi de marquer cela explicitement dans la mise en page et la (dé)structuration du livre. Il y a un côté jubilatoire ou transgressif à faire cela, par exemple en plaçant un lexique en plein milieu d’un ouvrage. Mais nous ne sommes évidemment pas les seuls à procéder ainsi. C’était plus une manière de marquer le caractère hybride et éclaté de ces cultures.

L’algorithme a cela de fascinant que, au lieu d’incarner un lissage de l’esthétique et de l’information, au contraire, il inspire des artistes pour produire du bug et encore plus de chaos. J’imagine que ça t’amuse beaucoup…
En effet, il y a un côté jubilatoire à observer cela. Comme le disait Alan Turing, Machines take me by surprise with great frequency. Les dérapages, les bugs et toutes ces étrangetés produites par les objets techniques me fascinent. Cela nous en montre les limites et les imperfections. Les bots twitter m’intéresse énormément, j’en suis plusieurs. Observer ce qu’ils produisent sur les réseaux sociaux — car c’est là qu’ils « s’expriment » le plus — est une bonne manière de se rendre compte de ces phénomènes, de saisir la diversité de ces manifestations machiniques, et d’en comprendre la logique sous-jacente.

Tu es aussi à l’origine d’une exposition, Culture Interface : Numérique et Science-Fiction, qui se tient à la Cité du Design jusqu’en août 2016, où on trouve pêle-mêle extraits de films de science-fiction, brevets et designs d’interface, prospective…
J’ai été sollicité par Ludovic Noël, le directeur de la Cité du Design, pour être commissaire d’une exposition sur le sujet des interfaces. Il m’a alors paru pertinent d’aborder la proximité entre les représentations de la science-fiction et les prototypes ou produits conçus par les designers d’aujourd’hui. C’est assez évident quand on observe à la fois les imaginaires convoqués dans les médias, et par ces mêmes designers dans leur travail. C’est un thème sur lequel je travaille depuis un certain temps, à la fois en lien avec mes enseignements et dans le cadre des projets du Near Future Laboratory sur ce que j’appelle le design fiction. C’est un sujet que j’ai rarement vu abordé sous forme d’une exposition. Il y avait là une opportunité intéressante. Le fait de montrer cette influence réciproque, en montrant directement ces aspects par une scénographie adaptée, me motivait tout particulièrement. Et cela, de façon plus systématique — j’ai un regard d’ethnographe — en prenant des catégories d’objets (visiocasques, interfaces gestuelles, neurocasques) dépliées ensuite sous la forme d’extraits de films, de projets historiques ou récents, et d’images de brevets. Le croisement de toutes ces représentations permet de constater les vas et vient entre les imaginaires et la création.

 

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

Nicolas Nova et Joël Vacheron, Dada Bot, Essay about the hybridization of cultural forms (music, visual arts, literature) produced by digital technologies (IDPURE éditions, 2015). www.idpureshop.ch