le guide du routard Nøønautique*

Apôtre précoce de la science-fiction, artiste vidéo, performer, écrivain, plasticien, conférencier et grand connaisseur de l’histoire de l’art, Yann Minh travaille depuis plus de trente ans sur la notion d’immersion dans les univers virtuels et ses implications conscientes, ou non, sur notre environnement quotidien et notre psyché. Créateur du Nooscaphe X, pionnier de Second Life, conservateur du NooMuséum — une œuvre d’art numérique immersive et éducative — cet émule de Marshall McLuhan était donc le plus apte à aiguiller les futurs explorateurs des mondes virtuels. Attention, parcours piégé.

Yann Minh, NøøMuseum VR.

Yann Minh, NøøMuseum VR. Photo: © Yann Minh

En tant qu’artiste, tu as une expérience de pionnier en matière de réalité virtuelle et de navigation dans ce que nous appelions dans les années 90/2000, le « cyberespace », terme auquel tu préfères celui de noosphère…
Plutôt qu’artiste, j’aime me définir comme un explorateur au long cours du cyberespace, un « NøøNaute Cyberpunk ». Après des années d’exploration de la cyberculture, et de son espace intérieur, je me sens plus cyberpunk que jamais. Pourtant, je n’utilise plus ce terme, puisque j’ai forgé le néologisme Noonaute (de « noo », psyché et « naute », navigation) il y a quelques années. Je suis donc un explorateur de la noosphère (et de l’esprit par la même occasion, puisque les deux sont liés). Alors, faire des œuvres d’art, écrire des romans, créer des niveaux de jeu vidéo, investir des environnements virtuels, etc., c’est bel et bien parcourir la sphère informationnelle et en ramener de la nourriture spirituelle, en effet.

Logiquement, dans ta démarche, tu t’es très tôt intéressé aux univers virtuels tels que Second Life…
Oui ! Les mondes persistants, tels qu’on les nomme, sont des métaphores actives du concept de Noonaute. L’expression vient du monde du jeu vidéo. Ils désignent les mondes virtuels qui perdurent, même si on éteint son ordinateur. Mon investissement dans ces nouveaux outils de création s’inscrit à la fois dans ma propre quête artistique, où ils y ajoutent de nouvelles couleurs et de nouveaux « pinceaux », mais aussi dans une continuité historique. Je m’inscris dans une arborescence noo-phylogénétique que j’appelle l’hyper-réalisme immersif, et qui commence avec l’art pariétal préhistorique, passe par l’invention de la perspective de la renaissance, puis la photographie, le cinéma, le jeu vidéo, les mondes persistants, la réalité virtuelle, la réalité augmentée, pour aboutir, dans le futur, aux holodecks de Star-Trek par exemple et que l’on teste aujourd’hui sous la forme de casque tel que l’Oculus. Avec les mondes persistants et leurs avatars, nous pouvons explorer un répertoire social, émotionnel, affectif qui peut n’exister que dans l’espace virtuel. Et sous une apparence totalement différente de notre apparence physique. Ainsi peuvent apparaître des « dividus » [somme des personae contenues dans un même individu, NDR] fortes, préservées du lissage, générées par notre environnement et qui n’auraient jamais eu l’occasion de s’exprimer dans un contexte réel.

Des idées que l’on retrouve dans le NooMuseum, un musée virtuel en 3D, à la fois environnement immersif et support éducatif, dont tu es le créateur et le conservateur…
Tout à fait. Le NooMuseum est un environnement virtuel en 3D visitable en temps réel, basé sur un moteur de jeu FPS (First Person Shooter) Unreal Tournament. En explorant le labyrinthe de ce NooMuseum, le visiteur découvre des salles mettant en scène l’histoire de la cyberculture, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, sous forme de dioramas animés. On peut, par exemple, découvrir l’histoire de l’art à travers le prisme archétypal de « la quête immersive ». Un courant artistique millénaire que j’appelle « l’hyperréalisme immersif », et dont des œuvres caractéristiques, comme La Tour de Babel de Bruegel l’Ancien (1553), dévoilent dans leur traitement formel un effet de trompe-l’œil qui affirme la nécessité cognitive d’élaborer des scènes réalistes dans lequel nous pouvons nous plonger. Il y a aussi une salle aux Ménines de Velasquez. À travers son célèbre jeu de miroir, cette œuvre emblématique est le premier tableau « dont vous êtes le héros », précurseur de la cyberculture et des jeux vidéo immersifs. Actuellement, je suis totalement accaparé par le développement de ce projet. À l’occasion de ma résidence de médiation artistique à Douchy-Les-Mines, inspiré par les conseils du directeur de la culture, François Derquenne, je viens de créer l’École Populaire de Navigation Cyberspatiale du NooMuseum (EPNCN). Ce sont des cours libres et gratuits financés par les résidences artistiques qui m’accueillent, où j’enseigne la création d’univers virtuels en 3D temps réel pour Mac, PC, IOS et Android avec le logiciel Unity. C’est aussi un cycle de quatre fois trois heures de cours immersifs sur la préhistoire de la cyberculture.

Yann Minh, Media ØØØ, OpenSim.

Yann Minh, Media ØØØ, OpenSim. Photo: © Yann Minh

Le corps plongé dans un environnement virtuel et ses avatars numériques sont au centre de tes préoccupations artistiques et philosophiques, n’est-ce pas ?
Oui. Le toucher, les sensations, sont un des enjeux importants dans l’évolution de nos interfaces homme/machine. En plus de solliciter la vision et l’audition, de plus en plus de dispositifs sont dédiés à l’échange de stimuli physiques dans les espaces virtuels. Les souris haptiques, les E-Stims connectés, les télédildos, les tablettes avec stimulation tactile. On voit apparaître des œuvres numériques tactiles en réseau, de nouvelles formes de narrations qui écriront leurs fictions sur la peau. L’usage intensif et quotidien des réseaux sociaux numériques immersifs va favoriser le développement de capacités cognitives spécifiques, voire nouvelles, comme la dividuation, dont je parlais plus haut, et des aptitudes sensuelles spécifiques, cyberesthésiques [sensation cybernétique, NDA], déterminées par la sensualité numérique. Inversement, les créatures immatérielles issues du cyberespace vont contaminer le réel, et influencer la mode, le design, l’esthétique, et nous croiserons de plus en plus d’humains biologiquement augmentés avec des prothèses connectées, des créatures hybrides body-modifiées, comme les nekos, les furries, les anges, les démons…

Quels conseils donnerais-tu aux jeunes qui découvrent aujourd’hui les paradis artificiels de la réalité virtuelle, via les nouveaux outils que sont les Oculus Rift et autres moyens d’accès à la noosphère ?
Ce serait de ne pas commettre la même erreur que moi, c’est-à-dire d’avoir réinvesti tous mes revenus dans mes créations sans m’être assuré d’avoir une base de repli. Un peu comme les Replicants de Blade Runner, qui vivent moins pour briller plus, j’ai avancé toutes ces années sans me préoccuper de l’avenir, dans l’urgence de produire mes œuvres, de transmettre les mèmes qui m’habitaient. Hélas, j’avais sous-estimé les archaïsmes et l’ampleur des gangrènes systémiques qui rongent les fondements de notre société. Il faut se défier des institutions, et si on survit à ces explorations, je conseille donc à ceux qui les tentent, de très tôt de mettre en place des stratégies alternatives pour pallier aux dérives systémiques de notre monde totalement inadapté pour les artistes et créateurs.

 

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

> http://www.noomuseum.net/
> http://www.yannminh.org/

*Ce titre fait bien sûr référence à son homologue « galactique », écrit par l’écrivain de SF britannique Douglas Adams en 1978. Yann Minh, en sa qualité de pionnier de l’espace virtuel, méritait bien ce petit clin d’œil à son genre littéraire favori.

 

à la vitesse de la lumière

De l’art numérique à l’art contemporain, via la pratique du VJing en solo ou au sein du label Anti-VJ, le parcours de l’artiste visuel Joanie Lemercier est un modèle de souplesse et d’adaptation. Accompagné de Juliette Bibasse, avec qui il crée le Studio Joanie Lemercier en 2013, le Français se tourne depuis trois ans vers le monde des galeries et du marché de l’art. Regard sur le parcours d’un artiste qui ne rechigne pas à mélanger les genres, surtout quand c’est pour le meilleur.

Blueprint, installation, STRP biennale 2015. Studio Joanie Lemercier. Co-production / STRP (projet commissionné pour la biennale).

Blueprint, installation, STRP biennale 2015. Studio Joanie Lemercier. Co-production / STRP (projet commissionné pour la biennale). Photo: © Studio Joanie Lemercier.

Joanie, tu viens du VJing, tu es le co-fondateur du label Anti-VJ. Ta pratique a évolué, même si elle garde des traces des idées que tu développais alors. Depuis peu, tu présentes tes installations dans des galeries, comment envisages-tu cette évolution ?
J.L. : Cela va faire dix ans que je me suis mis à faire de l’image projetée et que je travaille sur ce médium avec des vidéos-projecteurs, en explorant autour de la lumière et de l’espace. Cela fait beaucoup de choses différentes dans beaucoup de cadres différents : les galeries, les expériences autour de nouvelles scénographies, les projections sur bâtiments, etc. Quand je me retourne sur ces dix années d’activités, je réalise à quel point toute cette scène se structure quasiment au même moment. Les artistes et les projets se professionnalisent, certains sont là depuis dix ans et sont toujours actifs. Des trajectoires se rejoignent de façon étonnante, également. Ma pratique n’est pas étrangère à cette évolution. Je reste sur une ligne définie depuis mes premiers VJ sets à Bristol en 2007, tout en cherchant continuellement à la faire évoluer. Je travail toujours avec la lumière, toujours avec l’espace, c’est juste la façon de présenter ce travail, ou les lieux dans lesquels je le présente, qui diffèrent, même si au cœur du développement de notre studio avec Juliette, il y a ce désir de créer un pont entre installations pour festivals d’arts numériques et le monde de l’art et son marché.

Mais cela ne signifie-t-il pas plus de contraintes au contraire ?
J.L. : Plutôt qu’une contrainte, je vois plutôt ça comme le moyen d’évoluer, de me poser des questions et d’aller vers des formes et projets que je n’aurais pas forcément envisagé autrement. C’est une réflexion quotidienne que je poursuis depuis trois ou quatre ans, pour des raisons bêtement économiques d’une part, mais aussi dans une quête de pérennité et de conservation de mes travaux. J’ai fait beaucoup de projections sur façades et il est parfois ingrat de voir des mois de préparation se concrétiser en une heure de spectacle, puis disparaître sans qu’il reste rien, que ce moment fugitif. Il y a une vraie frustration à développer un langage, une scénographie, etc., et que cela soit diffusé puis oublié. Dans l’idée de me détacher des contraintes de production (matériel coûteux, durée de temps limité, environnement), j’ai voulu revenir au studio. Un projecteur léger, un crayon et une feuille, des origamis ou toute sorte de formes plus simples à créer et à entretenir. Prendre le temps de développer un vrai discours, de donner une chance aux idées et de pouvoir par là même intéresser les galeries, était une option intéressante.
Juliette Bibasse : En ce qui concerne la direction que nous développons pour les pièces de galeries, je pense que la démarche de Joanie vient également du fait qu’auparavant on nous imposait des surfaces très structurées, avec « tant de fenêtres », « tant de colonnades », etc. Aujourd’hui, Joanie a envie de créer sa propre toile. Un support vierge sur lequel il peut projeter ce qu’il veut. C’est une démarche beaucoup plus créative puisque tu ne dépends plus des outils ou des technologies lourdes, mais de ta créativité et de ton imagination.

Fuji (2013), Biela Noc Kosice, 2014.

Fuji (2013), Biela Noc Kosice, 2014. Studio Joanie Lemercier. Photo: © David Hanko.

Fuji est symptomatique de cette démarche. Peux-tu nous en parler ?
J.L. : Fuji est un travail récent imaginé en réaction au vidéo mapping classique. J’ai réfléchi à une façon de rendre ma démarche plus simple techniquement afin de me concentrer sur le contenu narratif. C’est là que j’ai imaginé le « mapping inversé » (ou reverse mapping). L’idée étant de d’abord créer le contenu — une image fixe qui est mon support de mapping — puis d’ajouter la lumière pour animer et transformer l’ensemble. Le contenu existe avant la projection. Cela m’a permis d’écrire une histoire sans penser aux contraintes techniques. C’est en 2010, autour d’un projet sur le volcan Eyjafjallajökull que j’ai testé cette idée. J’ai travaillé sur les connexions entre formules mathématiques, la physique à l’œuvre dans l’éruption du volcan, et les paysages naturels. En 2013, j’ai souhaité changer de sujet en gardant cette technique. Lors d’un voyage au Japon, j’ai imaginé Fuji, qui s’inspire d’un conte du 10ème siècle. C’est cette histoire qui m’a donné les teintes et la ligne narrative principale (jeu de lumières, ombres portées, jeu sur la perception) pour créer une narration.

En novembre, tu présentais Blueprint en collaboration avec le musicien James Ginzburg à l’église Saint-Merri à Paris. Un travail qui est également le fruit de cette évolution, avec ses « versions » et ses variations…
J.L. : Oui, ce projet répond aux mêmes exigences que Fuji. Nous nous sommes interrogés sur l’écriture avant de penser aux contraintes techniques. Blueprint tourne autour du rapport entre l’univers et l’architecture. L’ordre, le chaos, l’émergence de l’ordre dans le chaos, l’émergence de motifs et de patterns dans l’univers. Poussé à son paroxysme cela aboutit à des architectures très complexes, particulièrement dans le domaine du sacré. Ce sont des idées qui nous habitent et qui vont se développer dans le futur. C’est un projet que l’on essaie aussi de présenter en lui donnant des formes différentes. Il s’adapte aux lieux qu’il investit. C’est l’occasion de mettre en perspective ces idées. La structure, en gros, est un monolithe vertical (clin d’œil à 2001 L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick). Nous souhaitions travailler sur cette verticalité. Ce regard qui monte vers les voûtes, et qui pose des questions sur les origines de l’univers, semblait particulièrement intéressant dans le cadre d’une église.
J.B. : C’est une œuvre qui se place dans la continuité de Nimbes. Elles sont habitées par les mêmes questions. Cela fait partie des projets où Joanie s’est posé les questions du découpage en chapitres et d’un contenu décontextualisé. Pour en finir avec la tendance des one shots ou des gros mapping de façades. Aujourd’hui, un artiste comme Joanie doit être le plus flexible possible. Cela demande de préparer ses œuvres en amont et de réfléchir à des choses aussi triviales que la façon dont on range ses fichiers par exemple, pour pouvoir adapter son œuvre à toutes les configurations. L’envie étant de rester dans des projets plus légers, plus flexibles, amortis plus rapidement.

Cela pose pas mal de question sur l’économie de l’art numérique également…
J.L. : Tout à fait ! C’est même une question intéressante. Plus que celle que l’on nous pose habituellement, du type les logiciels que vous utilisez influencent-ils votre démarche ? Il est intéressant de voir comment nous pouvons nous adapter à ce facteur économique. Cela revient à optimiser nos travaux afin de pouvoir les présenter de façons différentes dans différents lieux et contextes. Parfois les contraintes économiques sont positives, puisqu’elles nous permettent de pousser toujours plus loin nos travaux, de rajouter des éléments, de creuser la narration, etc.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

Info : http://joanielemercier.com

une utopie de scientifique

Mathématique, topologie, géométrie, classification : science. Jonglage, équilibrisme, acrobatie : cirque. Johann Le Guillerm marie les deux sans faire de cirque mathématique, ni d’illustration scientifique. Il crée un univers qui transcende les deux.

Johann Le Guillerm, détail du chantier de l'Alphabet À Lettre Unique.

Johann Le Guillerm, détail du chantier de l’Alphabet À Lettre Unique. Photo: © Philippe Cibille.

Johann Le Guillerm est une des personnalités les plus singulières du cirque contemporain. Tout à la fois jongleur virtuose, équilibriste sur corde, acrobate et clown, il est issu de la première promotion du Centre National des Arts du Cirque (1986-1989). Look médiéval punk, poulaines, longues nattes dans le dos et regard d’acier, le personnage est mutique, ponctue ses élans de rage de feulements et grognements de fauve. Il incarne le dernier des mohicans d’un cirque nomade qui se vouait à la piste et au chapiteau. Il possède effectivement sa toile, joue toujours en circulaire, mais ne cesse de travailler aux confins du genre, depuis les débuts d’Attraction, l’œuvre de sa vie, débutée il y a 15 ans.

L’artiste poursuit une recherche autour du point, véritable usine à gaz d’expérimentations déclinées sous des formes multiples : spectacles, performances, exposition, sculptures. Il invente des numéros qui sont les expérimentations à vue des phénomènes qui le hantent, le mouvement, l’équilibre, le point de vue, la métamorphose. Il crée des Architextures, structures autoportées qui le rapprochent de l’architecture. Il a imaginé La Motte, sorte de planète minérale et végétale de 2,5 m de haut qui tourne lentement sur elle-même en laissant au sol la trace d’un trèfle inversé… Vous avez dit, cirque ?

Tout commence en 2000. L’artiste rentre d’un voyage autour du monde où il a rencontré des populations autochtones, handicapées ou traumatisées, sociétés fermées, inadaptées au monde. Il pose alors les bases de son projet. Je cherchais à comprendre de quoi était fait un « minimal », le plus petit commun, comme un fondement applicable à tout. Je pensais que si je parvenais à le savoir, alors je pourrais appréhender le plus complexe. C’était une bonne entrée en matière pour faire le point sur le monde… Je tente d’emprunter d’autres chemins que ceux déjà établis, ou donnés comme vrais. Le monde n’est pas uniquement ce que l’on en dit, il peut être vu autrement (1).

Ce monde « autrement » est matière en mouvement composée d’un ensemble de points, atomes ou particules, et pour en faire le tour — au sens littéral — il faut multiplier à 360°, les points de vue sur chaque point. C’est ce qu’il va faire en s’attaquant à ce « point » devenu volume par la grâce d’une simple clémentine. Il va observer l’ensemble de sa surface et chercher à en faire le tour complet par le chemin le plus simple. Résultat, une découpe en forme d’ellipse qui, aplanie, forme un « S ». Plus tard, il mettra ce volume en mouvement, puis confrontera sa sphère à d’autres sphères, observera leurs frictions, leurs trajectoires. C’est ainsi que sont nées des expérimentations devenues « chantiers » en perpétuel développement.

Le Guillerm formule, choisit ses outils, émet des hypothèses, définit. Ses connaissances s’appuient sur des raisonnements très personnels, mais nés d’observations précises. Parce que sa « méthode » croise celle de scientifiques, on l’a un peu vite rangé de leur côté. Certes, on peut reconnaître dans ses recherches un imaginaire lié à la physique, l’astronomie, la génétique, la botanique. Oui, les longues heures passées à observer (théoriser, disent les Grecs) lui ont donné une connaissance empirique de tous ces sujets. Il ne pense pas par postulat, mais par analogie, ce que font aussi les chercheurs quand ils abordent un champ nouveau. Ainsi ce « S », découpe de son volume, qu’il a repéré dans les courants marins, les galaxies, les ouïes d’un violon… est commun au monde minéral, végétal et aux mammifères. Il en a fait son « référentiel commun ».

Johann Le Guillerm, La Transumante, chantier des Architextures.

Johann Le Guillerm, La Transumante, chantier des Architextures. Photo: © Philippe Cibille.

Cette pratique toute aristotélicienne de connaissance des phénomènes est surtout une manière assez évidente d’appréhender ce qui nous entoure et que l’on ne connaît pas. L’artiste crée des nomenclatures de ses recherches. Il classe, regroupe, répertorie, crée des cartes d’identité des phénomènes observés en fonction de leurs formes, de leur identité phonique, graphique ou morphologique et de leur mouvement. Cette taxinomie patiente et un peu obsessionnelle, il la nomme « plan de mutation des nomenclatures ». Mais le démiurge ignore sciemment les savoirs académiques et emprunte aux sciences ce que bon lui semble. Ainsi il peut réinventer les mathématiques, asseoir des principes contraires au sens commun, recourir au discours le plus illogique. Jamais il ne pense universalité du raisonnement, postulat, conclusion, il ne publie rien.

Le Guillerm avance en sceptique, pense avec son corps, là où il vit, il éprouve pour savoir, ne se satisfait d’aucun postulat préétabli. Il pratique une science de l’idiot qui lui appartient en propre. Il se verrait plutôt alchimiste. Ses axes de recherche sont autonomes, mais reliés. Ils peuvent se ramifier, se transformer l’un l’autre, et parfois se traverser, sans ordre prédéterminé, ni hiérarchie. Leur organisation est rhizomatique : acentrée, à points d’entrée et de sortie multiples. Une manière « nomade » de structurer les observations au sens où l’entendent Deleuze et Guattari, une forme de pensée qui suit une ligne de fuite et ne se laisse pas prendre dans les mailles des forces institutionnelles (2).

Rebelle donc aux ordres établis, il invente son propre vocabulaire « Architextures », « Aalu », « Mantines », « L’Irréductible » pour se démarquer de postulats scientifiques repérés, comme si les principes déjà posés pouvaient frelater son ambition. Il crée sa propre mathématique des formes de l’Univers; une mathématique d’intuition, fondée sur l’expérimentation et l’analogie, qui n’a de valeur que par sa singularité d’interprétation du réel. L’artiste circonscrit son champ, il s’agit bien de mettre de l’ordre dans ses chaos intérieurs et non de dessiner un paysage cosmique avéré, validé. Johann Le Guillerm le sait, il ne fera pas le tour de son sujet, le paysage qu’il dessine est faux.

Attraction n’est donc pas un prurit scientiste. C’est une reconstruction poétique d’une planète sans lieu qui s’écarte des chemins tracés pour créer de nouvelles alternatives en résistance radicale aux prêts-à-penser et à rêver en perturbant les évidences, en déplaçant les certitudes. Cette recherche vise à la possibilité de penser par soi-même le monde pour ne pas l’endurer. En ce sens, la démarche est artistique, voire politique, mais peu soupçonnable de rationalisme. La force d’un artiste est de pouvoir reconsidérer le monde qu’il voit. Qu’importe que les chemins empruntés soient faux, infondés, fragmentaires, l’essentiel est les utopies qu’ils promettent.

Un enseignant chercheur en physique de l’Université de Lille 1 me confiait un jour à son propos, il accomplit un vieux rêve de chercheur, pouvoir remettre en cause tous les postulats, ce que nous ne faisons jamais parce que sinon nous ne pourrions pas avancer. Mais ce qui induit aussi que nous pouvons travailler sur des principes faux… Johann Le Guillerm est une utopie de scientifique. Un vrai chercheur, libre.

 

Anne Quentin
critique dramatique
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) Entretien avec l’auteure pour la brochure du Festival d’Avignon, 2008.
(2) Deleuze Gilles, Guattari Félix, Rhizome, introduction à Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.