Le Vide Et La Lumière

Les installations d’Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand ont pris possession du Lieu Unique à Nantes. C’est leur première exposition personnelle en France. Et c’est un évènement en soit. Intitulée Le vide et la lumière, cette rétrospective est enrichie de deux créations. Si le public connaît déjà bien les œuvres de ce duo qui a eu l’occasion de présenter son travail en France lors des festivals Exit et VIA, par exemple, cette mise en perspective permet de mieux cerner leur démarche qui allie art et science.

Lorsque l’on pénètre dans la grande salle du Lieu Unique, il faut quelques instants avant que nos yeux s’habituent à l’obscurité. Au bout d’un moment, on distingue des dispositifs aux reflets bleutés qui brillent dans le noir, telles des bouées lumineuses vers lesquelles on se dirige comme aimanté. Au-dessus de nous flotte un maillage qui nous évoque la représentation géométrique de l’espace et de ses courbures sous l’effet d’anomalies gravitationnelles. Cet habillage est déployé par Cocky Eek et Theun Karelse, qui signent la scénographie de cette exposition, et renforce une sensation d’immersion, de plénitude.

En jouant sur les mots, comme nous le fait remarquer Evelina Domnitch, l’intitulé de l’exposition peut aussi renvoyer à une autre proposition : la vie de la lumière. Ou plutôt les manifestations de la vie au travers du cosmos, des interactions entre les lois et phénomènes physiques qui traversent l’univers et leurs répercussions sur l’organisation du vivant.

Une pièce comme Luminiferous Drift — réalisée en collaboration avec Jean-Marc Chomaz et Erik Werner, ainsi que Richard Chartier (label-manager de LINE) pour la bande-son — évoque ainsi les premières étapes de l’origine de la vie, lorsque les premières briques, les enzymes, baignent dans une soupe originelle et que le processus de photosynthèse se met en place sous l’effet conjugué de la lumière, de décharges électriques et d’échanges d’énergie.

Créée pour l’exposition, Ion Hole est une installation utilisant des spores lycopodes qui lévitent et s’agrègent pour former une sorte de cristal, dit de Coulomb, en vertu des lois de l’électrodynamique. Dans ce dispositif, ces spores sont soumises à des impulsions électriques et sont animées d’un mouvement de va-et-vient semblable à celui d’une respiration. Un laser scintillant permet de voir l’organisation de leur mouvement, un peu à la manière d’un stroboscope qui permet figer et découper toutes les phases de ces oscillations.

On a coutume de remarquer que la science dure manque de « magie », mais Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand réenchantent le monde de la physique des particules et de la biochimie « simplement » en faisant sortir les mystères cosmologiques et quantiques des laboratoires, en révélant (au sens photographique) les forces invisibles qui agissent sur l’infiniment petit comme l’infiniment grand au travers d’installations et performances qui nous hypnotisent.

Actuellement basés aux Pays-Bas, c’est une démarche qu’ils mènent depuis leur rencontre aux États-Unis, en 1998. Diplômée en philosophie (option phénoménologie), Evelina Domnitch est née à Minsk en 1972. Originaire de Saint Petersbourg où il a vu le jour en 1974, Dmitry Gelfand a pour sa part un BFA (Bachelor of Fine Arts) en cinéma/vidéo obtenu à l’Université de New York en 1996. Leurs installations, qui puisent directement à la source des recherches scientifiques, auprès d’instituts universitaires réputés, ont été plusieurs fois primées notamment à Ars Electronica et au Japan Media Arts Festival.

Si la lumière est centrale dans leur processus de création, l’élément liquide est également prépondérant. Ainsi en est-il de l’installation Hydrogeny qui offre la visualisation des réactions de l’hydrogène au contact d’une électrode et d’un rayon laser dans un aquarium rempli d’eau déminéralisée. Sous l’effet de cette électrolyse, des milliers de petites bulles remontent très lentement à la surface, traçant des volutes irisées et colorées comme des bulles de savon. Celles-ci sont visibles en coupe, comme un film au ralenti, au travers un raie de lumière qui balaye et découpe avec la précision d’un scalpel ces réactions chimiques.

De même avec Implosion Chamber, où ce sont cette fois des ultra-sons toujours combinés à un laser qui provoquent une réaction gazeuse qui brille de mille feux. Comme son titre l’indique, cette installation donne à voir les implosions d’une myriade de micro-bulles. On a l’impression d’observer une réaction nucléaire au fond d’une piscine de refroidissement. Et si l’eau agit comme révélateur des expériences, comme nous le fait remarquer Evelina Domnitch, la lumière, les champs électromagnétiques et le vide cosmique peuvent être aussi être considérer comme des flux, des fluides, qui se propagent sous forme d’ondes comme le théorisait déjà au XIXe siècle le physicien écossais James Clerk Maxwell.

Le souffle, l’éther, est encore un autre élément de cette mécanique des fluides. Avec Photonic Wind, Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand utilisent le phénomène de photophorèse pour animer, sous les impulsions bleutées d’un laser, de la poussière de diamant piégée dans une chambre à vide. Une illustration de ce qui se passe à l’échelle cosmique avec le « vent photonique »; ce tourbillon de poussière interstellaire mu par la lumière des étoiles et qui est à l’origine de la formation des planètes. Soit dit en passant, on retrouve le vent photonique comme système de propulsion possible pour des voyages aux tréfonds de l’espace tant dans la science-fiction qu’auprès de scientifiques illuminés…

L’air est également un des moteurs de Force Field. Cette performance, présentée ici dans sa version installation-vidéo spécialement créée pour cette exposition, permet au visiteur d’éprouver presque physiquement les champs de force cosmique à échelle réduite et d’un point de vue allégorique, bien évidemment. Concrètement, le spectateur passe sa tête dans un dôme en tissu (Non-locality) et visionne des gouttelettes en suspension qui interagissent, s’assemblent et se dissolvent, au gré d’une onde sonore. Avec l’effet grossissant de la projection, les mouvements générés évoquent ceux des corps célestes. Une sensation d’air pulsé et de résonnance renforçant cette mise en immersion.

Dans la lignée de cette exposition qui se prolonge jusqu’au 8 janvier, Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand participent à deux autres évènements qui reflètent également leur intérêt pour ces phénomènes cosmiques, et singulièrement la gravité. D’une part une exposition intitulée No Such Thing As Gravity qui se tient au FACT (Foundation for Art and Creative Technology), à Liverpool en Angleterre jusqu’au 5 février 2017, où ils présentent une pièce qui aurait pu figurer au Lieu Unique (Quantum Lattice). D’autre part, un projet de résidence autour du LIGO (Laser Interferometer Gravitational-Wave Observatory). Piloté par le MIT et le Caltech, ce laboratoire est chargé de détecter les ondes gravitationnelles cosmiques (et leurs variations) telles que les avait prédits Einstein.

Mais le mieux, plutôt que de gloser sur les ressorts scientifiques parfois ardus de ces propositions artistiques, c’est de se confronter simplement aux œuvres, d’en éprouver l’esthétique et de développer ainsi notre propre « version » de la réalité, comme nous y invite Evelina Domnitch.

Laurent Diouf

Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand, Le vide et la lumière, exposition jusqu’au 8 janvier 2017, entrée libre, Le Lieu Unique, Nantes. Infos: www.lelieuunique.com/site/2016/10/21/le-vide-et-la-lumiere/
Photos: © Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand

la lumière du ciel profond

Félicie d’Estienne d’Orves est une artiste plasticienne dont le matériau est la lumière. Elle s’intéresse aux sciences optiques et acoustiques, physiques et astrophysiques, aux sciences de la perception et de la cognition.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France. Production déléguée : Seconde Nature et Bipolar – Soutenu par le DICréAM et Arcadi). Photo: © Fabio Acero.

Lors de notre premier entretien, nous avons notamment parlé de ta pièce Supernova (Cassiopeia A). Cela m’a fait penser au travail du pionnier de l’art cinétique Thomas Wilfred et à son procédé électro-mécanique de peinture et lumière en mouvement qu’il avait nommé Lumia. C’est par exemple ce nuage coloré qui fait les séquences d’ouverture et de clôture du film The Tree of Life de Terrence Malick. Cette pièce fait partie de la collection d’Eugene Epstein, un astrophysicien qui est devenu le plus grand collectionneur des œuvres de Wilfred. Peux-tu nous parler de ta propre collaboration avec un astrophysicien, Fabio Acero pour Supernova ?
C’est ma première installation sur un sujet astrophysique, mes pièces précédentes, plus proches de la démarche de Wilfred, traitaient de perception, d’hypnose et de lumière dans des formes plus abstraites. J’ai rencontré Fabio Acero en 2010. À l’époque, il faisait son post-doctorat (1) sur l’émission en rayons Gamma des restes de supernova. Nous partagions cette même envie de rapporter à l’échelle du corps ce phénomène gigantesque — 8 années-lumière de rayon — et d’une violence au-delà de la perception humaine. Provoquée par l’effondrement gravitationnel d’une étoile massive, soufflant les couches extérieures de l’étoile, Cassiopée A a libéré une telle énergie qu’elle aurait été vue en 1680 depuis la Terre, l’une des rares à avoir été visible à l’œil nu. Cette super novae ou « nouvelle étoile », comme la supernova vue en 1572 par l’astronome Tycho Brahé, a mis à mal le modèle aristotélicien d’un univers constant. Le mouvement continu de la sculpture souligne ce décentrage, cette relativité du cosmos.
Le nuage rémanent de gaz de Cassiopée A était un bon sujet d’étude, le mieux documenté de notre galaxie, nous avons travaillé à partir de reconstitutions 3D publiées en 2009 par les équipes du télescope Chandra (2). La pièce présente un cycle concentré en quinze minutes, montrant l’explosion, sa propagation, puis le rémanent, et un retour à une nouvelle organisation de la matière. J’ai pris le parti d’enfermer la supernova dans un cube de plexiglas baigné de fumée qui donne l’aspect tri dimensionnel de l’objet astrophysique. Pour cette pièce, j’ai également collaboré avec le musicien Laurent Dailleau, qui nous a quitté depuis, il a participé à nos réflexions et composé un morceau qui accompagne la lecture du cycle.
Les couleurs projetées sur la fumée sont issues de la palette des images d’analyse en spectroscopie et traduisent les différents éléments qui composent le nuage. Le spectateur est donc à l’extérieur, ce point de vue permet une contemplation du déploiement du nuage, on rejoint le Lumia de Wilfred. Tu m’as fait découvrir la collection des Epstein et le cartel du Lumia Sequence in space, op.159, avec la notation précise de la durée du cycle de son mécanisme cinétique (3). C’est quelque chose que j’explore pour des pièces permanentes, des cycles génératifs ou temps réels qui se renouvellent sans cesse.

Thomas Wilfred avait conçu dans les années 1920 un orgue cinétique de composition de couleur, le Clavilux.
Un autre personnage assez fascinant de la musique visuelle est Louis Bertrand Castel, un prêtre et mathématicien contemporain de Newton, qui avait imaginé un clavecin oculaire avec lequel il voulait retranscrire les notes de musique en couleurs.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France. Production déléguée : Seconde Nature et Bipolar – Soutenu par le DICréAM et Arcadi). Photo: © Jean-Baptiste Gurliat.

Tu as prolongé le travail avec Fabio Acero, pour le projet EXO.
EXO est une installation en extérieur qui associe la lumière de lasers projetée en direction d’objets célestes à une composition électroacoustique de Julie Rousse. Les têtes de lecture laser sondent l’espace du ciel et remontent le temps pointant des astres proches comme des objets du « ciel profond » (étoiles, planètes, trous noirs, pulsars, GRB (4)…). C’est au départ un projet de land art initié avec la musicienne de field recordings Julie Rousse qui rapporte l’échelle astrophysique à un instant et à un lieu donné.
Fabio s’est beaucoup investi dans la conception du projet et le développement d’un simulateur avec Thierry Coduys, autre complice du projet. Le système convertit les positions célestes d’objets en coordonnées azimutales en fonction d’une date et d’une position GPS. Avec Thierry, nous avons travaillé avec son logiciel IanniX, inspiré de l’UPIC élaboré dans les années 1970 par Iannis Xenakis. D’autres acteurs scientifiques ont participé au projet comme le LAM (5) et le GMEM (6) pour le travail musical de Julie à partir des données astronomiques. La prochaine étape du projet sera dans le désert d’Atacama au Chili et une présentation dans la région de Marseille avec Seconde Nature.

Nous avons aussi évoqué le Roden Crater de James Turrell, situé près de Flagstaff en Arizona. Turrell a acheté le cratère et conçu un espace de contemplation à l’œil nu des variations de la lumière dans le ciel. Tu m’as dit qu’il s’était notamment inspiré des lieux de cérémonie des Indiens Hopis ?
Un ami m’a en effet fait découvrir récemment son intérêt pour les Kivas, les chambres de cérémonie des Indiens Hopi qui déchiffrent les messages de la terre. Ce sont des caisses de résonance, en quelque sorte des sismographes. Et pour ce qui est du ciel naturel, je me suis par exemple intéressée au Rayon Vert, une diffraction très rapide de la lumière verte dans l’atmosphère lors d’un coucher de Soleil. L’année dernière, j’ai réalisé une sculpture qui évoque ce phénomène pour la Médiathèque de la Marine de Colombes. Un disque de lumière d’un mètre de diamètre en LEDs, motorisé, se déplace verticalement du lever du soleil jusqu’à son zénith. À l’heure du coucher du soleil, le rayon vert apparaît. Il y a un autre phénomène qui m’intéresse en ce moment, c’est le coucher de Soleil sur Mars. Il est bleu ! La poussière fine dans l’atmosphère de Mars ne dévie pratiquement pas la lumière solaire aux longueurs d’onde correspondant à la couleur bleue.

Quels sont les aspects scientifiques qui t’intéressent dans ton projet en relation avec le télescope à neutrinos Antarès qui se trouve à 2500 mètres de fond dans la baie de Toulon ?
C’est un projet encore en développement. Grâce au LAM, qui est impliqué dans le projet Antarès, j’ai eu la possibilité de faire une proposition aux équipes du télescope. Depuis Supernova, je cherchais à rendre compte d’une activité en temps réel de l’espace. Les neutrinos sont des messagers du ciel profond, engendrés par des cataclysmes cosmiques lointains tels que les trous noirs, les supernovas. Ces particules élémentaires, de masse pratiquement nulle, traversent la matière depuis des événements hautement énergétiques jusqu’à la Terre. J’aimerais montrer leurs impacts et leurs trajectoires en temps réel dans un tableau. Je suis encore dans la phase d’études préliminaires.

propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> http://www.feliciedestiennedorves.com/

(1) Fabio Acero est chercheur au CEA au Laboratoire Astrophysique, Interactions, Multi-échelles (AIM / CNRS).
(2) Chandra est un télescope spatial à rayons X développé par la NASA et lancé en 1999 par la navette spatiale Columbia.
(3) 366 heures et 27 minutes, soit 15 jours de programme lumineux.
(4) Les sursauts gamma (gamma ray bursts ou GRB en anglais) sont l’un des grands sujets d’étude de l’astrophysique contemporaine.
(5) Laboratoire d’astrophysique de Marseille.

(6) Centre National de Création Musicale de Marseille.