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Les relations entre art et politique se réinventent à l’ère numérique : les technologies numériques reconfigurent les modes de gouvernance, et, de fait, nécessitent de nouvelles formes de résistances.

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rybn.org est une plateforme de recherche expérimentale, créée en 1999, fondée sur l’utilisation, la subversion et le détournement artistique d’Internet. Le réseau est considéré comme un contexte politique à part entière : comme nœud d’interconnexion des individus à travers divers terminaux (ordinateurs personnels, tablettes, smartphones…) et différents protocoles (IRC, web, p2p…), comme zone de concentration, de transfert et de transformation des données (data, metadata, metadata de metadata…), et comme infrastructure physique globale (fermes de serveurs, câbles sous-marins…), comme industrie et modèle de production. À travers les transformations qui composent son histoire, Internet est devenu le miroir du changement de paradigme d’une société toute entière restructurée et reconfigurée par les technologies.

Ce qui est à l’œuvre dans ce changement d’état, c’est précisément l’essence du numérique : une opération de quantification qui réduit le monde à une suite de chiffres qu’on peut manipuler, mettre en équation. Mathématiser et modéliser le réel, c’est le normaliser pour le soumettre aux normes comptables et à la statistique performative. Dans cette opération de normalisation, toute forme de singularité est préemptivement éludée. Le numérique décompose et fragmente le réel, individualise et désagrège les collectifs comme les institutions politiques, économiques et sociales, et instaure une nouvelle normativité (1).

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show (2013).

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show (2013). Photo: © Nagy Gergő / ../././//…

Ce faisant, le numérique devient une négation du politique en tant que lieu de débat et de décision. Il s’agit alors de contextualiser et d’analyser les transformations en cours : c’est-à-dire comprendre les mutations contemporaines du capitalisme, à travers l’étude des apports essentiels de la théorie Cybernétique, qui sont aujourd’hui portés par l’industrie de la Silicon Valley (2). Les recherches et travaux menés par rybn.org examinent les effets de l’action du numérique sur le réel, établissent un panorama actualisé des nouveaux lieux de pouvoirs, dressent un panel des processus à l’œuvre dans la mise en place d’une « gouvernementalité algorithmique » (3). Ces recherches visent aussi à proposer des stratégies de résistances individuelles et collectives, ou du moins, à mettre en place des espaces de réflexions transversaux et extradisciplinaires (4) pour former et affiner une réflexion critique face à cet environnement technologique normatif, intrusif et pervasif.

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Depuis 2005, avec la série Antidatamining (5), rybn.org enquête sur les mutations techniques du capitalisme. Antidatamining est un ensemble de cartographies, visant à esquisser la topologie d’un capitalisme cybernétique, se focalisant sur les changements induits par l’utilisation et le traitement massif et automatisé des données.

Au sein des marchés s’est opérée une transformation structurelle et conceptuelle, où l’algorithmique a établi sa prééminence. Ce phénomène est remarquablement illustré par la prolifération vertigineuse du trading algorithmique. Les derniers opus de la série Antidatamining abordent ce phénomène en particulier : ADM8 (2011), Flashcrash (2012), ADMX et The Algorithmic Trading Freakshow (2013), et tentent de catégoriser et de contextualiser l’automatisation des marchés boursiers. rybn.org collecte différents modèles algorithmiques financiers, selon un procédé de reverse-engineering, afin de mettre au jour les mythologies contemporaines de la rationalité technicienne et du libéralisme économique.

En 2014, avec Data Ghost (6), rybn.org continue son exploration des biais des modèles algorithmiques. Data Ghost chasse les fantômes dans le bruit de l’information véhiculée par le réseau, en détournant la théorie de l’entropie de Shannon, et le concept de feedback, cher à la cybernétique. Les programmes d’intelligence artificielle dévoilent leurs structures, et mettent au jour la subjectivité de leurs apprentissages, qui transforment le réel par effet de rétroaction. Data Ghost soulève la question d’une tautologie algorithmique, qui nous enfermerait dans une boucle réductionniste infinie, propre à la cognition limitée des automates.

Enfin, avec 0k (2010), rybn.org propose un programme sur clé USB, de destruction volontaire des données personnelles : une invitation au suicide numérique assisté, permettant une soustraction, temporaire ou permanente, à la quantification généralisée.

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show (2013). Photo: © Nagy Gergő / ../././//…

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D’autres modalités d’action et de réflexion sont expérimentées, sous la forme d’ateliers et de plateformes de discussions collectives. Les ateliers Internet/Anonymat proposent une initiation aux techniques d’obfuscation et d’anonymisation (chiffrement, darknets, deepweb…), afin de neutraliser ou de minimiser les opérations de collecte de données et de profilage à grande échelle. Les ateliers de décontamination sémantique proposent de s’attarder sur le vocabulaire courant du numérique, qui fait consensus. Ici, le langage est pris comme vecteur de l’idéologie qui accompagne le développement de l’économie numérique, et qui se propage dans les champs culturels, politiques et sociaux.

Économie 0 (2008) (7) et Politique 0 (2010) (8), organisés avec les Éditions MF et Upgrade! Paris, sont deux événements de 48h, conçus comme des espaces critiques, modulaires et chaotiques, des lieux de vie, des agoras où les points de vue cohabitent et les discours se parasitent et alimentent leurs propres contradictions. Économie 0 questionnait les relations entre art et économie en plein cœur de la crise financière de 2008 : l’autonomie des productions et des diffusions artistiques et les modèles alternatifs émergents, les notions de valeur, de dépense, de perte, et une mise à l’épreuve de l’idée de neutralisation de l’économie. Politique 0, accueilli au siège du Parti Communiste, explorait les techniques de fabrication des représentations collectives et des fictions qui sous-tendent et fondent la légitimité du pouvoir et des institutions politiques. Les angles abordés par les intervenants étaient : la relation entre politique et médias, le marketing politique, propagande et démocratie, le contrôle et la diffusion de l’information.

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Ces recherches et initiatives s’inscrivent dans un mouvement plus global : dans un contexte de coercition technologique de plus en plus pressant, on assiste aujourd’hui à un renouveau de la critique de la technique (9), alimentée par les révélations récentes sur les relations entre les multinationales des TIC et les services de renseignements internationaux ; par le refus de la manipulation et la marchandisation du vivant ; par l’inquiétude autour des développements de l’intelligence artificielle ; par la destruction de toutes formes de protection sociale (par exemple avec les plateformes de Mechanical Turk) ; mais aussi, et surtout, par la prise de conscience générale de la crise écologique en cours.

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://rybn.org

(1) La normalité devient une norme, et le caractère moyen une supériorité, dans une communauté où les valeurs ont un sens statistique, in L’individuation psychique et collective, Gilbert Simondon (Aubier, 1989)

(2) From Counterculture to Cyberculture: Stewart Brand, the Whole Earth Network, and the Rise of Digital Utopianism, Fred Turner (University of Chicago Press, 2006)

(3) Face à la gouvernementalité algorithmique, repenser le sujet de droit comme puissance, Antoinette Rouvroy, 2012

(4) Extradisciplinary Investigations. Towards a New Critique of Institutions, Brian Holmes, 2007

(5) http://antidatamining.net

(6) A Mathematical Theory of Communication, C.E. Shannon, 1948

(7) http://incident.net/upgradeparis/economie0/

(8) www.rybn.org/politique0

(9) Cf. Critical Engeeniring Manifesto, Telekommunist Manifesto, Dinsovation, Counterforce, La Planète Laboratoire, etc.

Ironiquement baptisés Yes Men (« béni-oui-oui ») à leur création au début des années 90, Andy Bichlbaum et Mike Bonanno (alias Jacques Servin et Igor Vamos) n’ont cessé depuis d’intervenir dans le champ de la communication, électronique ou non, afin de délivrer leur vision sarcastique du monde en dénonçant les excès du libéralisme et son impact sur la géopolitique, l’économie, la politique intérieure et les médias. Avec leur look de cadres corporate, Servin et Vamos forment un duo de spécialistes du canular politique dont les actions, fort nombreuses, continuent régulièrement de moquer les gouvernements et les multinationales.

The Yes Men, intervention lors de la conférence sur le pétrole du Canada le 14 juin 2007

The Yes Men, intervention lors de la conférence sur le pétrole du Canada le 14 juin 2007. Photo: D.R.

Costumes trois-pièces et lunettes d’économistes, nul de dirait à les voir pour la première fois qu’Andy Bichlbaum et Mike Bonanno sont de dangereux activistes comiques, poussant l’économie libérale dans ses retranchements les plus absurdes. L’establishment en effet, est la cible numéro un de ce duo. Une équipe qui a choisi l’humour comme mode opératoire, et qui vise depuis près de quinze ans les tenants du pouvoir, qu’il soit économique ou politique, local ou transnational. À eux deux, Bichlbaum et Bonanno (nommé ainsi parce que cela sonnait plus « hommes d’affaires et décideurs ») sont les auteurs de très nombreuses mises en scène visant les travers de notre société. Leur recette ? Reprendre les grandes idées du libéralisme économique, s’inspirer de la ligne du parti conservateur, ou appuyer les décisions des instances mondiales (OMC, BIRD – la Banque Mondiale, ou encore le FMI) de façon tellement jusque-boutiste et outré qu’elles en deviennent à la fois inapplicables et ridicules.

Le canular au rang d’œuvre d’art
Le canular, chez Bichlbaum/Servin et Bonanno/Vamos, est une arme de destruction massive des valeurs mortifères du capitalisme à outrance, du libéralisme excessif et en général, de l’égoïsme (et l’égotiste) des pays économiquement « dominants ». Symbole de ce libéralisme économique, l’OMC fut régulièrement la cible de ses blagueurs à visées politiques. En mai 2000, en Autriche, Andy Bichlbaum intervient par exemple sous le pseudonyme germanisé d’ »Andreas Bichlbauer », et fait une conférence alarmiste sur l’avenir économique des pays développés. Pendant quelques heures, des professionnels de l’économie assisteront médusés au discours complètement fou d’un spécialiste en réalité très heureux de rouler son public dans la farine.

On leur doit également des initiatives l’éradication de certaines coutumes en vue d’une meilleure rentabilité économique. Ils proposeront, par exemple en 2001, d’interdire les siestes coutumières en milieu de journée, comme il est courant de le pratiquer en Espagne… En 2001, lors d’une autre conférence, ils proposeront le recyclage des excréments de l’Occident pour les transformer en nourriture à destination du tiers-monde. Il est amusant de noter que, la plupart du temps, leurs interventions ne recueillent aucune réaction négative. Preuve que ces interventions sont des œuvres d’art pérennes pour les Yes Men, elles sont filmées, et vendues aux amateurs. Ce qui génère à la fois une source de revenus pour ces activistes aux multiples casquettes, mais est aussi un clin d’œil ironique aux engouements aléatoires du marché de l’art contemporain.

The Yes Men, Gilda. La mascotte dorée symbolisant par l'absurde la prise de risque calculée; présentée le 28 avril 2005 à Londres lors d'une conférence réunissant des banquiers.

The Yes Men, Gilda. La mascotte dorée symbolisant par l’absurde la prise de risque calculée; présentée le 28 avril 2005 à Londres lors d’une conférence réunissant des banquiers. Photo: D.R.

La chasse aux têtes de Turc
Parmi les figures publiques auxquels ils se sont régulièrement attaqués, on trouve George W. Bush Jr. durant ses deux mandats, mais aussi le Français Patrick Balkany, alors maire UMP de Levallois-Perret, qu’ils piègent en 2005 à la télévision (1), le laissant déclarer que les pauvres vivent très bien à Paris (2). Les activistes se frottent également aux multinationales et aux grands consortiums financiers, comme ExxonMobil, Halliburton ou Dow Chemicals; avec le fameux épisode de la mascotte Gilda, un squelette plaqué or, censé représenter les dévastations — acceptables et profitables, les os sont couverts d’or — du géant mondial de la chimie. Les institutions étatiques et les administrations sont également visées. C’est le cas de la chambre de commerce des USA, du gouvernement canadien (considéré par le duo comme le plus hypocrite de la terre) ou encore du gouvernement israélien. Concernant Israël, les Yes Men font campagne avec le slogan For Once The Yes Men Says No ! (Pour une fois les Yes Men disent non !) et boycottent le Festival International du film de 2009, une manifestation qui devait accueillir leur film documentaire récompensé, The Yes Men Fix the World (Les Yes Men refont le monde) (3).

The Yes Men Fix the World 
Actifs et réactifs, les Yes Men « réparent » le monde en effet. Ou tout du moins, essaient… Après l’Ouragan Katrina, l’un des deux Yes Men monte une opération de communication. Se faisant passer pour un membre du ministère du logement, il annonce la réouverture des logements sociaux, provoquant l’embarras du gouvernement qui devra démentir, et l’ire de la population. Spécialistes de la communication, les Yes Men excellent dans la production de faux documents. En 2008, ils font distribuer dans la rue un exemplaire factice du New York Times annonçant la fin de la guerre en Irak et l’inculpation de Georges Bush pour « haute trahison » (4). Une édition pirate éditée à un million d’exemplaires (5).

Les Yes Men dénoncent également régulièrement l’hypocrisie de mesures qui se veulent moralement justifiables, même si l’on sait qu’elles ne seront pas appliquées dans la réalité. C’est le cas du Pacte écologique de Nicolas Hulot. Une initiative qui aurait dû remporter leur suffrage, mais qui, au vu de la tiédeur des mesures, ne fera qu’inspirer ces deux comiques corporate. Pour l’occasion, ils endossent une fois de plus le costume de leurs ennemis et se font passer pour des journalistes ultraréactionnaires, piégeant successivement Claude Goasguen, Claude Bartolome et Jean-Marie Cavada. Seul ce dernier se doutera d’ailleurs de quelque chose, critiquant des mesures comme « le transport de glace par avion vers le Groenland » pour sauver la banquise. Les autres ne broncheront pas.

The Yes Men. "The Yes Men Fix the World". Capture d'écran.

The Yes Men. « The Yes Men Fix the World ». Capture d’écran. Photo: D.R.

Lancement du Yes Lab
Toujours très occupés, les Yes Men s’étoffent et lancent aujourd’hui le projet Yes Lab (6), ainsi que l’Action Switchboard, une plateforme en ligne où le duo met à profit l’imagination de leurs fans désormais nombreux, pour leur proposer des idées et des projets. Crée en 2010, le Yes Lab propose une série de brainstormig et de formations destiner à former, et aider, d’autres groupes d’activistes proches des méthodes de Bonano et Servin, dans la réalisation de projets qui leur sont propre. Plus militant que jamais, le duo sort également un nouveau film, The Yes Men Are Revolting, un titre à double sens (les Yes Men sont aussi révoltés qu’ils se révoltent) pour un film qui documente les cinq dernières années d’activisme de ce duo politique à sa manière, et qui prend bien évidemment encore une fois à contre-pied les codes de la communication entrepreneuriale et gouvernementale, les repoussant toujours plus loin dans l’absurde, dans une hystérie paroxystique typique de notre époque.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://theyesmen.org

(1) www.youtube.com/watch?v=YvprI1yghJU

(2) http://tempsreel.nouvelobs.com/medias/20051117.OBS5561/balkany-les-pauvres-vivent-tres-bien.html

(3) http://theyesmenfixtheworld.com/).

(4) www.lefigaro.fr/elections-americaines-2008/2008/11/12/01017-20081112ARTFIG00668-la-guerre-en-irak-est-finie-annonce-un-faux-ny-times-.php

(5) http://nytimes-se.com/todays-paper/NYTimes-SE.pdf

(6) www.yeslab.org

Réseau de surveillance des caméras urbaines, virage commercial de l’Internet, disparition de l’espace public : autant de constats qui poussent la net-artiste et cinéaste Manu Luksch à écrire les scénarios possibles de futurs alternatifs.

Manu Luksch, Faceless. Manifesto for CCTV filmmakers.

Manu Luksch, Faceless. Manifesto for CCTV filmmakers. Photo: D.R. / Luksch.

L’histoire se déroule dans une société sans passé, ni futur. Les humains y ont perdu jusqu’à leur visage, lorsqu’un matin, une femme retrouve le sien et cède à la panique de cette identité singulière nouvelle. D’origine autrichienne, mais basée à Londres, la net-artiste et cinéaste Manu Luksch s’est fait internationalement connaître en 2007 par cette étrange histoire médiatique qui sert de canevas au film Faceless, sorte de drame onirique de science-fiction, dont la particularité première est d’être entièrement nourri par les images capturées sur le réseau de caméra de surveillance CCTV de Londres; l‘un des plus imposants au monde par sa densité.

De cette matière première cinématographique bien réelle, Manu Luksch a tiré un terrain d’action militant, édifié selon les règles du Manifesto for CCTV filmmakers — édictées dès 2002 par AmbientTV.net, une plateforme de création audiovisuelle basée sur le web, ouverte à des projets interdisciplinaires et indépendants à l’intersection de l’art, de la technologie et de la critique sociale, et dont Manu Luksch est la fondatrice et directrice. Les modalités d’Ambienttv.net ont changé plusieurs fois dans le temps, précise Manu Luksch.

Cela a démarré comme un site Internet regroupant des salariés professionnels indépendants, puis comme un réseau d’artistes et de technologistes, puis comme une véritable entreprise, Ambient Information Systems. Cela n’a jamais été un collectif, mais plutôt une boîte à outils, ou un point d’intersection au cœur du réseau, dont le contexte est décrit par le théoricien des médias Armin Medosch dans son essai du même nom, Ambient Information Systems. Publié en 2009 chez AIS, ce livre permet en effet de mieux comprendre le travail de Manu Luksch et d’Ambienttv.net dans son sens artistique critique interrogeant les transformations politiques et sociales émergeant à travers l’avènement des nouveaux réseaux numériques, comme Internet.

Manu Luksch, Faceless. Copie d'écran.

Manu Luksch, Faceless. Copie d’écran. Photo: D.R. / Manu Luksch.

Faceless Project: la Traçabilité des individus
De ce processus d’acquisition d’images collectées sur le réseau de surveillance londonien, Manu Luksch — dont les précédents travaux abordaient déjà les questions d’identité et d’espace public, et portaient une attention particulière aux espaces en réseau — a conçu une série de projets, déclinés sous différentes formes multimédia, qui ont constitué la matrice du plus global Faceless project (2002-2008). Tentaculaire et nodal, celui-ci interrogeait de façon incisive la crispation du citoyen face à ce redéploiement d’images filmées authentiques, véritables « readymade » légalement réclamables par un tout un chacun, puisque la loi britannique sur la protection des données et la liberté d’information permet aux personnes filmées de réclamer une copie de ces enregistrements.

Selon Manu Luksch, cette omniprésence du phénomène de surveillance n’est pas circonscrite au seul réseau de caméra urbaine. Il perce également sur la toile, comme elle l’évoquait dans un entretien avec Marie Lechner de Libération en septembre 2007 où elle avouait son pressentiment qu’internet n’était pas seulement l’outil peer-to-peer longtemps attendu qui allait donner de l’autonomie aux individus et aux communautés, mais aussi une matrice dans laquelle nous sommes tous des points traçables à loisir. Aujourd’hui, nous ne sommes plus seulement un corps physique mais également un corps de données, expliquait-elle ainsi.

Nos mouvements, nos choix, nos communications sont consignés. Notre corps de données fait du shopping en utilisant des cartes de fidélité, fait des trajets quotidiens dans les transports publics enregistrés par les Oyster cards (carte de transport à Londres), passe des coups de fil permettant aux opérateurs mobiles de nous localiser, surfe sur le net et communique par e-mail… Il laisse des traces partout où il passe. Si les propriétaires de ces différents réseaux (espaces virtuels) compilent ces traces, ils réussissent à esquisser un portrait assez précis de la « personne réelle ». Cela m’inquiète. J’y vois aussi une forte connexion avec la disparition de l’espace public et la croissance de l’espace privé, commercial. Nos droits civiques sont tronqués par des implémentations sécuritaires.

Manu Luksch, Kayak Libre, installation. Latvian National Museum of the Arts, Riga

Manu Luksch, Kayak Libre, installation. Latvian National Museum of the Arts, Riga 2014. Photo: © Armin Medosch.

Kayak Libre
Comme une réponse à ce constat, l’un des projets les plus récents de Manu Luksch porte justement sur la définition d’un nouvel espace public qui permettrait de nouveaux échanges entre les individus, dans une nouvelle forme de réseau, plus conforme au respect de la nature humaine. Telle est l’idée de son projet Kayak Libre, un véhicule artistique prenant la forme d’un véritable taxi fluvial explorant les pistes de nouvelles formes de connectivité humaine, basé sur le désir naturel de l’homme pour l’autonomie, la mobilité et le sens communautaire, et qui agirait comme un parallèle symbolique au réseau Internet.

Dans ce projet, sorte d’infrastructure expérimentale temporaire, les conversations entre les participants s’avèrent être en quelque sorte le prix du trajet. Et les enregistrements géolocalisés de bribes de conversation permettent d’alimenter sur le site web dédié une carte interactive symbolisant cette faible proportion de liberté dans l’espace public, suivant le mince cours de la voie fluviale qui lui sert de support, mais traçant aussi l’axe d’un futur possible en tant que nouvel environnement durable basé sur l’échange.

En fait, Kayak Libre prend une autre forme de réseau comme source imaginaire pour la définition d’un nouvel espace d’ouverture, explique Manu Luksch. En l’occurrence, il s’agit ici d’un réseau de canaux industriels datant de la fin du XIXème siècle. Mais il y a une continuité avec les questions précédemment posées par les problématiques de communautés en réseau, de l’Internet, par la modification des espaces publics. Le projet part des mêmes critiques formulées pour chercher des scénarios possibles de futurs alternatifs basés sur un véritable échange partagé, et pour essayer d’être certain que les méthodes de conception de ces futurs alternatifs délivrent de véritables valeurs d’intégration et d’autonomie évitant de refaire les mêmes erreurs.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://www.manuluksch.com/

S’il est connu comme l’artiste à qui l’on doit, en coréalisation avec l’architecte américano-argentin Julian Bonder, la conception du fameux Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, Krzysztof Wodiczko reste avant tout un artiste politiquement engagé, dont la vision du monde influence profondément les travaux, et inversement. Car c’est en produisant des œuvres qui changent le regard du public sur la société que ce polonais de 71 ans considéré comme un activiste culturel, compte bien mettre en application la théorie selon laquelle l’art, dans certaines situations, met l’individu face à ses conditions réelles d’existence et lui donne la volonté de les changer.

Krzysztof Wodiczko, If you see something….

Krzysztof Wodiczko, If you see something…. Photo: D.R.

Krzysztof Wodiczko est un artiste polonais. Né à Varsovie en 1943, il est élevé dans un milieu intellectuellement très développé où l’art est considéré comme une forme de résistance contre les régimes totalitaires (1). Son père, Bohdan Wodiczko fut chef d’orchestre du Philharmonique de Varsovie, tandis que sa mère, pianiste et microbiologiste de formation, travaillait comme technicien son pour la télévision Polonaise. Étudiant des Beaux-arts de Varsovie, section design industriel, Krzysztof Wodiczko est très tôt sensibilisé aux théories artistiques de l’engagement social dans le design et les arts visuels. C’est sa découverte, dans les années 70, de The Circle of Constructivism du professeur d’histoire de l’art contemporain Andrzej Turowski, qui catalysa l’idée selon laquelle l’art peut, et doit, se concevoir comme une tentative de remettre en cause les relations imaginaires de l’individu face à ses propres conditions réelles d’existence (selon la définition de l’idéologie de Louis Althusser) comme une condition de l’action dans « le monde réel » vers le changement sociale (2).

Pour Wodiczko, qu’il s’agisse de Gustave Courbet, d’Édouard Manet, ou de la révolution constructiviste, chacun a tenté, à sa manière, de passer du monde de l’imagerie, de l’illusion, ou la représentation, au monde de l’action, de la production et de la transformation de la réalité. Le cinéaste Dziga Vertov, le peintre, sculpteur, photographe et designer Alexandre Rodchenko, ou le peintre Lazar Lissitsky étaient tous les marxistes. Les peintres réalistes du XIXe siècle n’étaient pas marxistes, mais Marx lui-même est né dans ce milieu; c’était un réaliste. Les philosophes et les politiciens ayant des tendances socialistes et anarchistes, y compris le socialiste utopique comme Saint-Simon et l’anarchiste Proudhon ont été affectés tous les deux par les artistes réalistes et constructivistes (3). C’est donc on le voit, un engagement social profond qui anime cet artiste dont on comprend mieux, à la lumière de ces influences politiques et philosophiques, la volonté d’intervenir dans l’espace public, afin de le détourner, d’en modifier la vision et d’en manipuler le message initial, bien souvent établi par les « vainqueurs » (4).

Krzysztof Wodiczko, Homeless vehicle. Schéma explicatif

Krzysztof Wodiczko, Homeless vehicle. Schéma explicatif. Photo: D.R.

L’extérieur et l’intérieur
Krzysztof Wodiczko est également connu pour ses projections sur les monuments des villes, ainsi que pour son utilisation de média communicants et d’équipements multimédia développés avec les résidents marginalisés des zones urbaines contemporaines. Il s’engage pour une création didactique et critique au sein de la production artistique. Subtilement subversif, son travail a valeur de dénonciation. Il vise à faire réagir l’opinion publique, la forçant à entrer dans l’action. Parfois même ce sont les plus défavorisés qui sont le cœur même de la création, bénéficiaires et participants.

C’est par exemple le cas avec la série de véhicules pratiques (dits « Critical Vehicles Project »); dont les « Homeless vehicles » qu’il crée en 1988. Destinés aux sans-abris, ses véhicules semi-transparents furent créés après avoir mené des entretiens avec les intéressés. Wodiczko menant ainsi deux combats de front : d’une part, répondre aux besoins réels d’une partie marginalisée de la société New Yorkaise — les fourgons roulants permettant aux sans-abris de la ville de dormir au sec, de se laver et d’entreposer leurs objets personnels, et d’autre part, sensibiliser l’opinion publique et la Ville de New York en rendant le problème des sans-abris plus « visible », obligeants les habitants de la cité à voir ce que d’habitude ils ignoraient, volontairement ou non.

On a reproché à Krzysztof Wodiczko une esthétisation des problèmes politiques. C’est oublier l’axe de recherche de l’artiste. Celui-ci se projette constamment de l’intérieur vers l’extérieur (et vice-versa). De fait, comme tout travail artistique, l’œuvre de Wodiczko est le fruit d’une réflexion. D’une projection intellectuelle (puis technique, puisqu’artistique), de l’intérieur (de l’artiste) vers l’extérieur (dans le réel). La réalité, quant à elle, accueille le résultat de ces travaux (à l’extérieur), et renvoie le fruit de son impact, les réflexions ainsi générées, vers la sphère intérieure, dans l’esprit du public. Celle-ci devant à son tour influencer celle du politique ou de la société (en extérieur), dans une boucle sans fin.

Krzysztof Wodiczko, Homeless vehicle.

Krzysztof Wodiczko, Homeless vehicle. Photo: D.R.

Les projections publiques monumentales
À travers l’élaboration de ces véhicules et autres dispositifs technologiques, Krzysztof Wodiczko pose la question de la place de l’humain, de ses droits dans nos sociétés, de la raison d’être des inégalités, interrogeant ainsi le politique comme le public, selon la théorie selon laquelle la réalité est fondamentalement influencée par la façon dont nous pensons et percevons le monde. Bien évidemment, cet axe de réflexion fondamental de la théorie critique prétend également que notre rapport au monde est intimement lié à notre environnement. C’est certainement pour cela aussi que l’artiste polonais a choisi de s’exprimer dans le domaine du monumental avec ses projections utilisant des monuments et des édifices publics comme des métaphores lisibles par tous, axées sur les contradictions de la vie politique et sociale.

Depuis le début des années 80, Wodiczko a réalisé plus de 70 projections ayant toutes des thèmes différents, comme l’histoire des pays concernés, la politique, ou les grands principes de l’humanité. On le voit par exemple dans If you see something…, une œuvre qui répond aux attentats du 11 Septembre. Il s’agit de projections de silhouettes sur des vitres opaques, accompagnées d’une bande sonore composée à partir de témoignage des victimes de l’attentat, ou encore de terroristes. Wodiczko questionne avant tout l’humain dans ses choix. Le choix de s’engager, ou de rester sur le bas côté de l’histoire, en tant qu’artiste, mais aussi en tant que spectateur.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://www.laboratoiredugeste.com/spip.php?article51

(1) Reiseman, David Richard, The social imagination: The Education Of Didactic Contemporary Artists, UMI, Michigan, 1991. p.69 à 73.

(2) Scapegoat: Realism as a Course of Life: A Conversation with Krzysztof Wodiczko, Issue 03 (2012) p. 1 à 5.

(3) Ibid

(4) Jekot, Barbara, Reinterpreting public places and spaces: a selection of Krzysztof Wodiczko’s public artwork, Department of architecture, Pretoria University, p.35.

 

Jeux de Guerre… Du « machinima » online au détournement de drone sur le terrain, Joseph Delappe entretient la flamme de l’artiste militant investissant autant le champ virtuel que réel.

Joseph Delappe, Cardboard Soldier - America's Army

Joseph Delappe, Cardboard Soldier – America’s Army, 2009. Photo: © Joseph Delappe

Travaillant depuis le début des années 80 sur des sculptures et installations électromécaniques, puis des performances de jeux online, par ailleurs professeur au Département art de l’université du Nevada, Joseph Delappe fait partie de ces artistes qui ont progressivement réinvesti le terrain physique et réel dans leur approche artistique particulièrement militante, sans pour autant sacrifier les contours du monde virtuel.

Spécialiste de pièces multimédias ou de créations d’images numériques au contraste symbolique souvent très fort — on pense bien évidemment à son fameux Walmart Terrorist, qui mettait en situation un terroriste (forcément) moyen-oriental dans le temple du consumérisme de la classe moyenne américaine — Joseph Delappe a, depuis 2006 et son projet Dead-In-Iraq, pris le champ de la guerre et du détournement des objets militaires comme axe de réflexion, créatif et artistique principal. Dead-In-Iraq s’avère être en fait une intrusion performative sur la durée dans le jeu vidéo online FPS (First-Person Shooter) officiel de recrutement de l’armée américaine, dans lequel l’artiste a intégré au cours de différentes sessions successives le nom de tous les soldats américains tués en Irak, les faisant donc mourir virtuellement une seconde fois avant de leur dédier une sculpture en carton, le Cardboard Soldier.

La Guerre en ligne
Il y a plusieurs facteurs qui m’ont conduit à m’intéresser à cette question du « jeu » autour des videogames de shooting en lien avec l’armée et la guerre — et par extension avec cette culture militarisée qui est celle des États-Unis, explique Joseph Delappe. Il y a d’abord une certaine continuité de mon travail précédent, avant Dead-in-Iraq donc, qui utilisait déjà cette approche FPS dans des interventions performatives qui se rapprochaient du théâtre de rue online ou de la critique culturelle, dans des pièces comme Howl : Elite Force Voyager et Quake/Friends par exemple. Il y a toute cette incidence de la culture américaine très militarisée, les conséquences de tous ces conflits menés depuis la guerre du Vietnam.

Mais, il y a tout de même une explication plus personnelle. Enfant, j’étais fasciné par l’histoire militaire et en particulier par celle de la Seconde Guerre mondiale. J’avais même dans l’idée de rejoindre l’armée après avoir terminé le lycée en 1981. J’ai même rencontré un soldat recruteur à l’école, puis chez moi — il ne me restait plus qu’à signer mon engagement ! Mais, curieusement, ce recruteur, un ancien du Vietnam, a dû déceler chez moi quelque chose qui ne correspondait pas au profil, puisqu’il m’a finalement dissuadé de franchir le pas. Et ça a changé ma vie ! D’une certaine façon, mes interventions sur les jeux enligne officiels de l’armée américaine sont une manière de lui rendre la monnaie de sa pièce. Si elles permettent à un jeune de 17 ans de reconsidérer son choix de s’engager dans l’armée américaine, ce sera une victoire pour moi.

Joseph Delappe, The Terrorist Other

Joseph Delappe, The Terrorist Other, 2013-2014. Photo: © Joseph Delappe

The Walmart Terrorist a été une sorte d’expérience visuelle : à quoi cela ressemblerait-il d’introduire l’image d’un terroriste extraite d’un jeu de FPS contemporain dans un cadre aussi normatif qu’un intérieur de supermarché Walmart ? L’image résulte d’ailleurs d’une série d’expérimentations que j’ai intitulée The Terrorist Other (Le Terroriste Autre) et qui relie différents travaux comme Taliban Hands ou Orange Taliban. Ce qui m’intéresse là c’est l’exploration créative de notre relation complexe avec le terrorisme. Le fait que 50% des joueurs de FPS endossent le personnage d’un terroriste « ennemi » me semble assez révélateur.

Joseph Delappe a explicité cette approche très « machinima » dans son article Playing Politics: Machinima as Live Performance and Document, paru dans le livre Understanding Machinima Essays on Filmmaking in Virtual Worlds (London, UK, Continuum 2012). Il l’a aussi exacerbé dans d’autres séries de travaux comme ses sauvegardes d’écrans mettant en avant ses avatars-soldats de jeux vidéos tués (Dead… Whats Your Point?), et surtout dans son projet Iraqimemorial.org, la constitution toujours en cours d’une base de données Internet égrenant les noms des milliers de victimes civils de la guerre en Irak.

Travail de terrain et plastique drone
Joseph Delappe mène également ses actions artistiques sur le terrain du réel. Avec parfois des considérations toutes aussi profondes, mais plus environnementales, même si la dimension militaire n’est jamais très loin. En mai 2013, il a ainsi porté le projet 929 Mapping The Solar, durant lequel il a parcouru 460 miles à bicyclette dans le sud-ouest désertique du Nevada, à proximité du camp militaire de Nellis Airforce Range, afin de tracer physiquement et symboliquement sur le sol une ligne de délimitation suffisamment large pour créer la plus grande ferme solaire du pays, capable de fournir l’intégralité du territoire national en énergie.

Si un système de fabrication solaire énergétique était réalisé à cette dimension, dans cette zone parmi les plus ensoleillées du pays, correspondant à 1% de la surface totale des États-Unis, nous serions énergétiquement auto-suffisants, revendique-t-il ainsi.
Pour documenter ce projet, Joseph Delappe a acheté un drone Quad Copter, histoire aussi de poursuivre un travail autour de ces objets volants (trop) bien identifiés qui lui tenait à cœur, notamment autour de son autre projet de mémorial en-ligne, 1,000 Drones Project — qui entend lister toutes les personnes civiles identifiées comme victimes des attaques par drones au Pakistan et en Afghanistan.

Ce qui m’intéresse avant tout, ce sont les drones armés, poursuit Joseph Delappe. Je les vois comme une confluence parfaite de notre intarissable amour, voire de notre vénération pour le high-tech, et de notre fascination inextinguible pour les jeux vidéos. Si on va plus loin, ces instruments sont aussi le système d’armement idéal pour un pays comme les États-Unis. Ici, nous sommes en guerre depuis 13 ans. Mais la grande majorité du public ne visualise la « guerre de la terreur » que nous menons qu’à travers un champ perceptif distancié. Il y a une forme de déconnection du terrain, vu à distance, et dont le drone est le relais le plus concret.

Joseph Delappe, In Drone We Trust

Joseph Delappe, In Drone We Trust, 2014. Photo: © Joseph Delappe

Du coup, Joseph Delappe multiplie les déclinaisons, essentiellement conceptuelles et plastiques, avec notamment son projet In Drone We Trust, pour lequel il fabrique des images de drones en édition limitée à tamponner sur des dollars en signe de protestation. Ou encore à travers des œuvres le mettant lui-même en situation comme Me and My Predator, objet performatif d’auto-surveillance composé d’un modèle de drone en plastique porté par une tige en fibre de carbone qu’il garde suspendu au-dessus de sa tête et qu’il affiche comme spécialement créée pour l’insécurité et le confort.

Au croisement des techniques online et plastiques, ludiques et mémorielles, Joseph Delappe reste donc avant tout un activiste dans l’âme, toujours prêt à repartir sur de nouveaux projets. J’ai récemment été commissionné par Turbulence.org, the Cutting Room et la société britannique Phoenix pour créer un serious game intitulé Drone Strike, explique-t-il. Je suis en pleine phase de recherche en ce moment, avec notamment de nombreux entretiens avec des personnes déplacées dans le Nord Waziristan au Pakistan. Je pense aller là-bas au printemps prochain, pour approfondir la question. Et donner plus de consistance encore à son méticuleux travail de documentation/restitution.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://www.delappe.net/

0100101110101101.org

De tous les artistes du net art des origines, Eva et Franco Mattes sont certainement restés les plus authentiquement subversifs. Pour ce couple d’Italiens, pionniers du net art, actifs depuis le milieu des années 90, Internet est le lieu idéal pour dénoncer l’utopie de la communication bâtit par et pour des médias favorisant surtout l’exhibitionniste, le voyeurisme et le consumérisme, tout en se moquant du monde de l’art contemporain. Pour cela, ils n’hésitent pas à utiliser dans leurs interventions artistiques, les mêmes médias qu’ils dénigrent dans le « réel ».

Eva & Franco Mattes, Nike Rez.

Eva & Franco Mattes, Nike Rez. Photo: © Eva & Franco Mattes / 0100101110101101.org

Résidents à Brooklyn depuis le milieu des années 90, Eva et Franco Mattes aka 0100101110101101.org, se sont spécialisés dans la subversion via les médias électroniques. C’est dans la sphère numérique, dont Internet est le point central, que le couple intervient le mieux. En détournant les clichés liés à certains comportements en ligne ou en intervenant au cours de performances souvent chocs sur les points chauds incontournables du réseau (Second Life, Chatroulette, etc.), ils questionnent, attaquent et remettent en cause l’idée naïve de « société de communication ». Objectivement militant, le couple pointe un doigt accusateur sur la paille que nous nous sommes nous-mêmes mis dans l’œil en accueillant passivement l’évolution du réseau Internet en une multitude de « réseaux », mi-marchands, mi-propagandistes, contribuant tous désormais plus souvent à l’exposition de nos plus graves défauts qu’à l’éducation, l’intelligence, le partage et enfin, l’édification intellectuelle ou morale du genre humain.

« La réalité est surévaluée »
Dès le début de leurs activités, le travail d’Eva et Marco Mattes vise à nier la réalité, ou, tout du moins, nous oblige fortement à nous questionner sur la validité de cette notion à une époque où tout devient flou; des identités en réseau aux intentions des multinationales, des gouvernements et des grands consortiums d’art contemporain. De la fin des années 1990 au début 2000, le couple opère au sein d’un collectif d’artistes sous le pseudonyme de Luther Blissett. Plus tard, ils créent la figure célèbre de Darko Maver, un artiste serbe imaginaire pourtant présenté à la Biennale de Venise de 2001, qu’ils assassineront peu de temps après, provoquant un choc au sein du monde de l’art contemporain. Poussant plus loin le questionnement autour du réel et de l’authentique, le couple va, en 1998, jusqu’à acheter le nom de domaine vaticano.org. Détournant ainsi les fidèles du monde entier du site officiel de l’autorité catholique. En 2003, ils lancent le projet Nike Rez avec lequel ils arrivent à convaincre une partie de l’opinion publique autrichienne que la fameuse Karlsplatz de Vienne va être renommée Nikeplatz, photos à l’appui sur Internet.

Vol d’œuvres d’arts et re-créations plastiques
Parmi les autres interventions du duo, on trouve bien évidemment Stolen Pieces. Le couple fut en effet un temps connu pour avoir volé des fragments d’œuvres célèbres dans les musées du monde entier. Parmi les pièces « subtilisées » durant deux ans au cours de leurs voyages, du Duchamp, du Jeff Koons, mais aussi des morceaux de Kandinsky, Claes Oldenburg, Rauschenberg, Joseph Beuys ou encore un fragment de voiture concassée du sculpteur français César. Les objets et morceaux d’œuvres volés sont présentés dans une boîte, en vrac, ne donnant plus à voir qu’une poignée de déchets sans intérêt. En plus de questionner la validité de l’authenticité d’une œuvre ou d’une idée, les Mattes proposent également un « hommage » (1) à des artistes utilisant eux-mêmes des fragments, de petites pièces, issue de la vie quotidienne (l’urinoir de Duchamp, les automobiles de César, les morceaux de journaux de Rauschenberg). Autre travail de détournement, dans le domaine du jeu vidéo cette fois : Freedom, une performance crée en 2010 qui détourne les codes du jeu de guerre en réseau Counter Strike. Au cours d’une « partie », Eva Mattes refuse de jouer son rôle et de tuer ses ennemis, préférant à la place essayer de convaincre les joueurs de la sauver car elle réalise une œuvre d’art live (2). Le résultat est éloquent : l’artiste est régulièrement tuée et abusée par la plupart des joueurs en ligne.

Eva & Franco Mattes. 13 Most Beautiful Avatars. Second Life.

Eva & Franco Mattes. 13 Most Beautiful Avatars. Second Life. Capture d’écran. Photo: © Eva & Franco Mattes / 0100101110101101.org

No Fun sur Internet
Internet est le terrain de jeu favori d’Eva et Marco Mattes. Ils y exposent leur talent de hackers en piratant, rendant public ou au contraire, en fermant, des sites célèbres. Ils interviennent également sur des plateformes connues, comme Chatroulette. À la fin des années 90, le couple vise des sites fameux comme Hell.com, qui atteint une certaine notoriété du simple fait de porter un nom évocateur. Ce site, créé en réalité par l’artiste Kenneth Aronson en 1995, et revendu en 2009 à l’investisseur Rick Latona pour la somme de 1.5 million de dollars, est typiquement le genre d’escroqueries artistiques qui attirent les Mattes (3). Sous le pseudonyme de Luther Blisset, ils ouvrent le site réputé inviolable aux non-initiés et abonnés. Eva et Marco Mattes dénoncent également la passivité des utilisateurs d’Internet dans une autre performance choc, No Fun, elle-même partie prenante d’une exposition justement titrée « la réalité est surévaluée ». Utilisant la célèbre plateforme de chat vidéo, Chatroulette.com, Marco met en scène son suicide par pendaison, seul, dans une chambre sordide. Les réactions des utilisateurs de Chatroulette, qui vont de la fascination morbide à l’indifférence, sont filmées et retransmises en vidéo (4). Plus hardcore, le couple monte une fausse vidéo snuff movie (film dans lequel on assassine en direct) et filme les réactions des spectateurs (5). Violence, pornographie, exhibitionnisme et voyeurisme, les failles morales présentes sur Internet, sont les cibles favorites du couple italien.

15 minutes de gloire sur Second Life
Impossible de conclure ce panorama sans aborder les travaux du couple sur la plateforme de réalité virtuelle Second Life. Entre 2006 et 2007, le couple crée 13 Most Beautiful Avatars, une série photographique d’avatars en forme d’hommage à Andy Warhol, puisqu’il s’agit des avatars les plus « célèbres », les « stars » donc, de Second Life. 13 Most Beautiful Avatars se veut en effet une référence aux 13 Most Beautiful Women et 13 Most Beautiful Boys de 1964, dans lequel Warhol célébrait son entourage composé des « stars » de la Factory. Exposée dans une galerie d’art contemporain, cette série de photos remet en cause le statut de star et le système qui permet cette intronisation de la banalité au rang d’exception, tout en questionnant une fois encore la part de réalité qui nous est accordée dans une société de plus en plus virtuelle. Plus important encore, 13 Most Beautiful Avatars pointe la banalité de la notoriété, dans une époque post-15 minutes de gloire où tout un chacun peut se créer un « personnage public » dans les univers fictifs et informatiques d’Internet.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> https://0100101110101101.org/

(1) Couple stole more than other artists’ ideas : www.washingtonpost.com/wpdyn/content/article/2010/05/16/AR2010051603391.html

(2) http://postmastersart.com/archive/01_10/01_10_pr.html

(3) Art.Hacktivism 0100101110101101.ORG, Luther Blissett http://subsol.c3.hu/subsol_2/contributors/01orgtext.html

(4) No Fun : http://vimeo.com/11467722

(5) Emily’s Video : http://animalnewyork.com/2012/watching-snuff-with-marco-and-eva-mattes