« Théâtre de guerre », jeux vidéo, soft power et retranscription plastique des enjeux théoriques de la géopolitique sont le terrain de prédilection de l’artiste Emeric Lhuisset. Qu’en est-il de la réalité des combats montrés dans les médias ? Qu’elle est la part de réalité et de fiction (virtuelle), entre les joueurs de jeux vidéos et les combattants, qui sont parfois les mêmes ? Comment nos sociétés perçoivent-elles la réalité de ces conflits lointains (et pourtant si proches) ? Toutes ces questions sont au cœur de la démarche de cet artiste.

Emeric Lhuisset. War game. Combattant de l'Armée Syrienne Libre jouant à Counter Strike.

Emeric Lhuisset. War game. Combattant de l’Armée Syrienne Libre jouant à Counter Strike. Vidéo 3’27 » en boucle. Syrie (province d’Idlib), août 2012. Photo: © Emeric Lhuisset.

J’ai un double cursus, artistique et géopolitique. Je travaille à la manière d’un chercheur. D’une part, je fais un travail d’investigation d’un point de vue théorique, en lisant des livres ou en surveillant les médias. Une fois que j’ai cerné mon sujet, je me rends dans la zone concernée où je commence un travail proche de l’anthropologie. Je peux passer trois semaines ou six mois sur place, et quand j’ai cerné les enjeux de ma problématique je produis une œuvre qui est une retranscription plastique de cette analyse. C’est donc en m’intéressant au départ à ces questions de géopolitique que je me suis retrouvé sur des zones de conflits, qui m’ont amené à poser, et à me poser, des questions sur leur représentation.

Le conflit dans nos sociétés sans guerre est extrêmement présent, et l’image qu’on en a est totalement fantasmée. Sur les zones de guerre, la réalité est tout autre. Dans les news, les images sont basées sur l’évènement, le spectaculaire : le tir, l’explosion, le corps sans vie. Quand on regarde un film, c’est la même chose. Il y a aussi les jeux vidéo où nous incarnons le combattant, et même les magasins de jouet où l’on trouve des armes factices. J’ai donc décidé de travailler sur cette démystification des conflits et ce qui entoure sa représentation. Sans agresser le spectateur, mais en essayant de le séduire, voire de le piéger dans l’image, pour l’amener à s’interroger sur ce qu’on lui présente. Mon but n’est pas d’imposer un jugement, mais plutôt de donner à voir. C’est de toute façon très difficile — une société avec d’un côté l’axe du bien et de l’autre celui du mal, comme certains essayent de nous le faire croire, n’existe pas — la réalité est bien plus complexe, surtout dans ce genre de problématique.

Emeric Lhuisset. Théâtre de guerre. Photographies avec un groupe de guérilla Kurde Iranien.

Emeric Lhuisset. Théâtre de guerre. Photographies avec un groupe de guérilla Kurde Iranien. Lambda Durst, Irak, 2011 – 2012. Photo: © Emeric Lhuisset.

Parmi mes différents travaux, j’ai entamé une réflexion sur les jeux vidéo. Lycéen, j’ai beaucoup joué à des jeux du type Counter Strike ou Doom, dans un environnement en mode FPS [First Person Shooter, où le joueur incarne le personnage principal en vue dite « subjective », NDR]. En voyageant, je retrouvais ces jeux un peu partout. En Russie, au Brésil, en Chine, aux États-Unis. Au départ, je voyais ça comme l’accès à un fantasme, celui d’un ailleurs où l’on incarne un combattant et quelque chose que l’on pourrait appeler « l’exotisme de la guerre ». Un jour, en Colombie, j’étais dans un village contrôlé par les FARC. À cinquante kilomètres de la zone de front. On y entendait des tirs, des explosions. Des combattants revenaient blessés. Là, j’ai vu des enfants d’une quinzaine d’années qui étaient en train de jouer à ces jeux. Ces adolescents n’étaient pas dans un fantasme de la guerre, ils vivaient le conflit tous les jours et pourtant ils jouaient à ces jeux. Des joueurs qui deviendront combattants dans quelques années…

Cela m’a poussé à travailler sur les liens qu’entretiennent jeux vidéo et zones de guerre. Les forces armées de nombreux pays développent des jeux vidéo par exemple. Les États-Unis avec America’s Army (téléchargeable gratuitement et dans lequel le lien vers le site de recrutement de l’armée américaine, goarmy(dot)com, apparaît régulièrement), mais aussi la Chine ou l’Iran. Des groupes de guérillas ont même développé leurs jeux. De plus simples, comme Juba le sniper. Un jeu basé sur la légende d’un sniper djihadiste qui aurait abattu une centaine de soldats américains, et qui marche bien en Irak malgré son interdiction, au plus complexe, comme celui du Hezbollah. Inspiré de la guerre contre Israël en 2006, le joueur peut visionner des images d’archives montrant la réalité du conflit tel qu’il s’est déroulé à la fin de chaque plateau.

La frontière entre fiction et réalité est mince ici. Ce genre de démarche pose la question de savoir à quel moment on sort de la fiction du jeu, pour entrer dans le réel, dans l’archive et dans le document historique. Un peu, comme pour ces unités spécialisées en combats urbains équipées de caméras sur le fusil, qui tirent sur l’adversaire en le visualisant sur un écran. C’est la même problématique pour les pilotes de drones qui font la guerre à distance, mais ne voient jamais leurs adversaires. Il faut aussi parler des soldats qui sont sur les zones de guerre, qui combattent, et qui rentrent à la base frustrés parce que les conflits actuels font que très souvent, ils ne voient pas l’ennemi. Ils se connectent alors sur leurs consoles et jouent à Counter Strike ou autre pour se défouler…

Emeric Lhuisset. Chebab. Plan séquence d'une journée de la vie d'un combattant de l'Armée Syrienne Libre.

Emeric Lhuisset. Chebab. Plan séquence d’une journée de la vie d’un combattant de l’Armée Syrienne Libre. Camera subjective, 24h en boucle diffusée en temps réel. Province d’Alep et d’Idlib, Syrie, août 2012. Photo: © Emeric Lhuisset.

En 2012, j’étais en Syrie après une bataille importante durant laquelle les rebelles ont pris une base de l’armée syrienne et sont venus à bout d’une colonne de chars. Le plus frappant fut, quand les combattants se reposaient, d’en voir un allumer son PC portable pour se mettre à jouer à Counter Strike. Cela a donné lieu à un projet que j’ai nommé War Game où l’on voit un combattant de dos, en train de jouer, qui utilise dans le jeu, à plusieurs reprises, la même arme que sur le terrain. On la voit d’ailleurs, posée à côté de lui. Une autre de mes pièces s’appelle Motherfucker burn ! (titre inspiré par le film de Michael Moore Fahrenheit 911).

C’est une vidéo réalisée en 2007 avec un téléphone portable pour accentuer la sensation de réel, tout en préfigurant la représentation des conflits actuels symbolisée par la production d’images par les combattants eux-mêmes via leurs téléphones. Fixé sur une mitraillette, le mobile film en mode subjectif mes déplacements dans des souterrains sombres, comme dans un jeu FPS. Le film est projeté dans un couloir qui accentue l’effet d’angoisse et fait référence au décor de ce type de jeux. Il y a une boucle assez fine de manière à rendre la progression du personnage infinie. Le spectateur attend le moment du shoot, puis se lasse, puisqu’il ne se passe finalement rien. Il y a la frustration, mais aussi la question : qu’attend-t-on finalement, si l’on attend le shoot ? Qu’est-ce que notre frustration révèle sur nous ?

Pour mon projet Théâtre de guerre, je travaille avec des vrais combattants, sur une vraie zone de guerre. Je les invite à rejouer leur réalité dans des mises en scène inspirées de peintures classiques. L’idée étant de reprendre l’aspect maniéré de la peinture, trahissant ainsi le dispositif de mise en scène. Et pourtant, lorsque le spectateur regarde le cartel, il voit qu’il s’agit de vrais combattants, sur une vraie zone de guerre. Quelle est la part du réel alors ? C’est ce trouble que je cherche à produire avec cette série, et les questions qu’elles vont susciter. Cette question sur réel et fiction est d’ailleurs une des problématiques clés de mon travail.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://www.emericlhuisset.com/

S’il fait partie des plus grands groupes de hackers mondiaux le Chaos Computer Club (ou CCC) est avant tout un espace de rencontre et d’échange (idéologique, technique) global, réunissant hackers, spécialistes du détournement des protocoles et activistes politiques, dont les activités concernent les différentes formes de sécurité informatique et de protection des données (privées ou gouvernementales). Désormais investi dans le combat pour protection des données personnelles et le respect de la vie privée (depuis l’Affaire Snowden), le Chaos Computer Club s’attache à la dénonciation politique, par l’action, du non-respect des droits fondamentaux des utilisateurs du réseau.

Chaos Computer Club Flag.

Chaos Computer Club Flag. Photo: D.R.

Collectif mouvant, intouchable et idéologiquement vaste fondé en 1981 à Berlin, le Chaos Computer Club forme la plus vaste association de hackers d’Europe. Entité insaisissable, puisque composée d’une multitude d’individualités, de sexes, origines géographiques et ethniques, voir idéologiques, variées, le CCC est un groupe d’activistes, ou une « communauté globale », principalement germanophone, à ne pas confondre donc, avec le « Chaos Computer Club France »; un faux groupe de hackers monté de toute pièce par Jean-Bernard Condat, alias Le concombre, pour le compte des services de renseignements français… Sa première apparition à Berlin est rapidement suivie par celle d’un autre groupe, à Hambourg cette fois (CCCH), qui deviendra le lieu de réunion annuelle du collectif. Actif dès le début des années 80, le Chaos Computer Club opère sur les premiers réseaux de communications existants (Minitel, Videotext ou Bildschirmtext).

Rapidement investit dans des opérations d’attaques informatiques de grandes envergures, le Chaos Computer Club s’est rendu célèbre en 1984 en hackant le Minitel allemand (le fameux système Videotext du BTX (abréviation de Bildschirmtext), cousin germanique du Minitel). Totalement inconnu du grand public, le CCC entre ainsi dans la légende des (h)activistes informatiques par le biais de Wau Holland et Steffen Wernéry, les deux hackers connus pour être à l’origine de cette attaque. Au début des années 90, le Chaos Computer Club fait également parler de lui dans les journaux internationaux. En 1989, le hacker Allemand Karl Roch connu dans les années 80 sous le pseudonyme de Hagbard, fut en effet arrêté et accusé d’avoir lancé des actions de cyber-espionnage en faveur du KGB. Roch connaît une fin tragique à fort retentissement médiatique puisqu’on retrouve son corps brûlé à l’essence, dans une forêt près de Celle en Allemagne. Pourtant, et au-delà de cette affaire, le Chaos Computer Club a toujours milité pour la sécurité des données et la mise en place d’un « net viable » (1).

29C3, 29ème congrès du Chaos Computer Club. 27 Décembre 2012, Hambourg, Allemagne.

29C3, 29ème congrès du Chaos Computer Club. 27 Décembre 2012, Hambourg, Allemagne. Photo: © Malte Christians

Protection des données, le crédo du CCC
Globalement, il est reconnu que chaque attaque du Chaos Computer Club depuis les origines, est réalisée dans un but clairement défini : mettre en évidence, dans un système informatique donné, les failles permettant des intrusions, soit par des services de renseignement étranger, soit par d’autres hackers mal intentionnés. Pour les membres du CCC, transparence, contournement de la censure, whistleblowing (ou Lanceur d’alerte), protection des données, participe à la politique de neutralité du Net. Une notion fondamentale qui fait partie des canons fondateurs de l’association. Pour la plupart des membres du Chaos Computer Club, ces principes font partie des conditions fondamentales favorisant l’expression de la vie politique et culturelle sur internet. Ainsi, quand les hackers du CCC attaquent une société, ou le réseau d’un gouvernement, c’est souvent — la plupart du temps — afin de mettre en évidence les défauts de ce système. A contrario, les attaques peuvent aussi viser à rappeler (« whistleblower », ou lancer une alerte mais aussi rappeler à l’ordre) les autorités compétentes en matière de télécommunication ou les gouvernements fautifs de non-respect de la sphère privée numérique de ses citoyens (2).

Du hacking « préventif » au respect de la vie privée
Principalement axé depuis ses origines, les années 80, sur le domaine de la sécurité informatique, le Chaos Computer Club s’intéresse aujourd’hui à la protection des données, affaire Snowden oblige. Le 03 février dernier, le Chaos Computer Club, soutenu par la Ligue internationale des droits de l’homme, a par exemple lancé une plainte contre Angela Merkel, ainsi que son ministre de l’Intérieur Thomas de Maizière, accusés entre autres d’avoir autorisé les services de renseignement et de contre-espionnage allemands mais aussi les services de renseignement américains (NSA) et britannique (CGHQ) à pratiquer des écoutes sur les communications des citoyens Allemands. En 2012, Le groupe de hackers allemands dévoile les fondations de ce qui pourrait devenir un nouveau système de communication en réseau, autrement dit, les bases d’un Internet totalement libre. Il s’agit de l’Hackerspace Global Grid, un réseau global de communication entièrement conduit par satellites et indépendant des relais habituels. Le but étant de rendre la communication par satellite disponible à toute la communauté HackerSpace et à l’ensemble de l’humanité (3), et de permettre ainsi de contourner la censure, et le traçage des données par les gouvernements.

Chaos Computer Club Logo

Chaos Computer Club Logo. Photo: D.R.

Militer pour un internet indépendant et souverain
La neutralité du Net est un acte de foi pour les principaux membres du CC pour qui l’accès à Internet est un droit fondamental. En 2010, ceux-ci ont d’ailleurs édité une charte à visée politique très claire, dont les principaux fondements exigent qu’aucun fournisseur d’accès n’ait le droit de modifier l’accessibilité, la priorisation ou le débit de son réseau en fonction du contenu. Il y est aussi demandé que les questions de politique pratique doivent être placées au premier plan. La conception et l’attribution de projets technologiques et numériques publics, par exemple, ne doivent plus être considérées uniquement comme des projets de financement de l’industrie informatique. Et aussi que les données publiques soient gérées de manière transparente ou encore d’empêcher le profilage des utilisateurs du réseau (4).

Au-delà de l’aspect purement technique, du hacking et de l’exploitation spectaculaire qu’en font les médias, il est bien évident, à la lecture de ces déclarations que le Chaos Computer Club est une entité politiquement consciente aux visées très précises. Concrètement, l’expérience d’un tel groupe d’activistes est un atout pour tout gouvernement ou entité privée prête à tendre l’oreille aux conseils que le CCC peut prodiguer. Il est dommage, à l’heure du cyber-espionnage et de la « cyberwarfare » (la guerre économique ou stratégique larvée entre États via les réseaux informatiques) que ces talents ne soient pas mis à profit de manière plus efficace, dans une optique politique, au profit du citoyen. L’ignorance d’un tel potentiel est un risque que les gouvernements et les « décideurs économiques » de devraient pas encourager.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> https://www.ccc.de/

(1) Déclaration du CCC à l’occasion du Chaos Computer Congress 27c3, congrès organisé à Berlin du 27 au 29 décembre 2010.

(2) Tourisme de catastrophe au congrès du Chaos Computer, sur fond d’affaire Snowden. Annabelle Georgen, Slate.fr 01.01.2014 : www.slate.fr/monde/81785/congres-chaos-computer-club-nsa

(3) Déclaration du CCC datée du 3 janvier 2012.

(4) Déclaration du CCC à l’occasion du Chaos Computer Congress 27c3, congrès organisé à Berlin du 27 au 29 décembre 2010.

Le lauréat 2014 du Prix Marcel Duchamp explore de manière malicieuse et insolente, sous la forme de vidéos, de sculptures, de machines, de reproductions, de maquettes ou de performances, des questions relatives au travail, à l’économie, au monde de l’entreprise, aux techniques, aux figures du savoir et de façon plus générale aux processus de contrôles et de quantification à l’œuvre au sein de notre société ordonnée par les sciences et les technologies.

De ses célèbres Lettres de non-motivation, dans lesquelles l’artiste répondaient par l’ironie et la négative aux offres d’emploi parues dans la presse, à Forget The Money (2011), une installation réalisée à partir de la bibliothèque située dans l’appartement de l’escroc Bernard Madoff, en passant par la pièce chorégraphique, What Shall We Do Next ? (2014), inspirée par les mouvements associés aux écrans tactiles, l’artiste n’a eu de cesse de déjouer, souvent avec humour, les forces qui régissent nos existences. Une démarche que le commissaire d’exposition Christophe Gallois désigne comme une stratégie de la contre-productivité et que le philosophie Elie During décrit comme une version ludique de la critique sociale, une pratique du contre-emploi. Entretien.

Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011.

Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011. Vidéo HD, image : Vincent Bidaux, Christophe Bourlier, Robin Kobrynski. Son : Super Sonic Productions, voix : Olivier Claverie. Production galerie Édouard Manet. Durée: 8 minutes. Photo: D.R. / Courtesy Galerie Jousse Entreprise, Paris

Votre travail ne semble pas pouvoir être identifié à un support particulier…
Plutôt que le médium, le fil rouge de mes œuvres, c’est un rapport au savoir, au travail, à la connaissance et à la manière dont elle peut être mise en forme. Cela peut s’incarner sous la forme d’un film, d’une installation ou d’une performance qui va jouer des codes de la conférence. Cela a pu aussi prendre une forme épistolaire, particulièrement avec les Lettres de non-motivation, un projet que j’ai mené pendant plusieurs années. Si j’avais débuté mon travail sous la forme de performances filmées, la série des Lettres a représenté un déclic dans mon parcours.

Au début des années 2000, je cherchais une sorte d’échappatoire à ces performances très physiques qui rejouaient un peu certaines pièces des années 1970 de Chris Burden, mon héros quand j’étais aux Beaux-Arts. Ces performances utilisaient le corps comme une manière de cristalliser une sorte de lutte, de lutte contre ce qui nous entoure. Avec les Lettres, j’ai réalisé que la performance pouvait devenir une performance de papier, que ce jeu avec le réel pouvait prendre plusieurs formes, que ce rapport physique pouvait être déporté par le biais de l’écriture, tout en gardant la force d’un prélèvement et d’un parasitage du réel. À partir de là, je me suis qu’il y avait une forme spécifique à trouver pour chaque projet, afin de créer un mouvement centripète autour d’un sujet.

La dimension de critique sociale de vos œuvres laisse imaginer que vous êtes passés par l’ingénierie, l’informatique, les statistiques ou le monde de l’entreprise…
J’ai étudié la médecine, j’ai une formation scientifique menée en parallèle avec des études aux Beaux-Arts. J’ai connu le monde de l’entreprise à travers un travail à France Telecom, ainsi qu’à travers mes recherches de stage, lorsque j’étais plus jeune. Les Lettres de non-motivation découlent directement de ces expériences de recherche d’emploi. J’ai donc d’abord connu ce monde de l’entreprise et de ses techniques de manière biographique, avant de m’y pencher à travers mon travail, mais aussi sous la forme de projets collectifs et interdisciplinaires. En 2014, j’ai par exemple participé avec les chercheurs Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, à l’ouvrage collectif Statactivisme, dans lequel sont réunis des artistes (Hans Haacke, Martin Le Chevallier), des sociologues (Luc Boltanski) et des activistes autour de la question des statistiques. Il s’agissait de se poser la question de savoir comment on se compte, quels sont les effets de ce comptage, comment les statistiques changent notre regard sur le monde et comment on pourrait indirectement les utiliser, les manipuler, pour éventuellement les renverser et en faire, non plus un outil de contrôle, mais de libération.

Votre pièce la plus politique et la plus proche du hacking, est certainement Mallette n°1 (2006), un réceptacle dans lequel sont disposés différents tampons encreurs reproduisant les empreintes digitales, subtilisées à son insu, de Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur…
J’ai baigné dans la culture des hackers, mais plutôt dans sa version des années 1990. C’était à l’origine, pour moi, une référence forte dans ma manière d’envisager l’art, cette position de David contre Goliath. Je lisais alors beaucoup de science-fiction, du cyberpunk, dans laquelle la figure du hacker est très romancée, héroïque. Le hacker se rapprochait alors de mon intérêt pour Chris Burden. Je revendique toutefois moins cette approche aujourd’hui. De manière générale, mon idée du hacking n’est pas vraiment celle du pirate. Cela désigne plutôt chez moi une démarche au sein de laquelle on essaye de comprendre comment quelque chose fonctionne et comment on peut arriver à faire modifier son fonctionnement, de façon moins frontale, plus perverse. Une sorte de hacking non technologique, réalisé à l’aide de petits dispositifs, qui font qu’une situation se révèle.

Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011.

Julien Prévieux, Anomalies construites, 2011. Vidéo HD, image : Vincent Bidaux, Christophe Bourlier, Robin Kobrynski. Son : Super Sonic Productions, voix : Olivier Claverie. Production galerie Édouard Manet. Durée: 8 minutes. Photo: D.R. / Courtesy Galerie Jousse Entreprise, Paris

À mi-chemin entre la politique-fiction et l’univers houellebecquien, votre vidéo Anomalies Construites met en exergue une nouvelle forme de travail à distance, ainsi qu’une forme de travail dissimulé, dans lequel les internautes participent gratuitement et collectivement à l’élaboration de nouveaux univers virtuels.
L’idée de départ de ce projet était de décrire un certain rapport à la collaboration sur Internet, comment on est mis au travail sans le savoir, notamment à travers ce que l’on nomme human computation. Dans la vidéo, à l’image, défilent une série d’écrans d’ordinateur, sur lesquels figures des formes conçues par des logiciels 3D comme Catia, 3DS Max ou Autocad, des outils qui permettent de visualiser et de mettre en forme des objets, des éléments d’architecture. En voix off, on perçoit deux personnages, dont le premier est enthousiaste de pouvoir collaborer, grâce à ces outils, à des projets de human computation, et le deuxième qui se montre plus critique.

Le film évoque par exemple le cas des « Captcha », et la façon dont Google a pu se servir de ce test afin de numériser des pages de livres, ou plutôt de convertir des lignes de textes qui avaient été maladroitement scannées. Toute l’astuce de la technique du human computation, c’est de trouver des micro-tâches assez courtes ou assez intéressantes pour faire participer gratuitement les internautes à un projet collectif. Google, bien malin, a compris que l’on pouvait se servir de ce système. C’est sur ce sujet-là, que la seconde voix du film, beaucoup plus critique, focalise son attention. Ce personnage utilise par exemple le logiciel Google Sketchup qui permet de modéliser des monuments en 3D et de compléter au fur et à mesure Google Earth. Tout cela créé des activités à priori de l’ordre de jeu, mais qui servent au final à des entreprises afin d’améliorer la qualité de leurs produits et de leurs services.

On ne vous sent toutefois pas fasciné par l’univers des technologies…
Si j’ai une fascination, c’est une forme de fascination critique, qui est à la fois de l’ordre de l’attirance, de la méfiance et du dégoût. Nous vivons aujourd’hui dans un monde configuré par les technologies et les algorithmes. Le chercheur et game designer Ian Bogost en parle d’ailleurs très bien dans un texte qui révèle ce que cela peut avoir d’attirant et de fascinant, tout en possédant une inquiétante dimension de contrôle, d’un pouvoir un peu déporté. Un pouvoir qui nous échappe, qui se développe à des vitesses que nous humains, sommes parfois incapables de suivre ou de comprendre.

propos recueillis par Jean-Yves Leloup
retrouvez l’interview complète de l’auteur sur www.culturemobile.net/artek
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> www.previeux.net

Théorie et pratique. Stratégie et action. Le collectif Critical Art Ensemble n’a de cesse de dénoncer, tant au travers de ses écrits que par le biais de ses interventions sous forme de performances et d’installations, la surveillance globale et les rapports d’aliénation générés par la modernité technologique.

Fondé en 1987, le Critical Art Ensemble est un collectif gravitant autour de 5 artistes (Steve Kurtz, Steve Barnes, Dorian Burr, Beverly Schlee et Hope Kurtz), fondateurs d’un nouveau genre d’engagement artistique à l’ère des médias électroniques de masse et des nouvelles technologies. La déclaration d’intention du Critical Art Ensemble s’intitule La Résistance Électronique, et autres idées impopulaires. Publié en même temps que TAZ, le fameux manifeste d’Hackim Bey — sur la même maison d’édition, Autonomedia —, ce texte fondateur a bénéficié depuis de « mises à jour » au fil de leurs autres essais (dont L’Invasion Moléculaire).

On y trouve des idées voisines à celle de Hackim Bey et, dans une autre mesure, au « primitiviste » John Zerzan (souvent présenté comme le théoricien des Black Blocs…). Les formules sont chocs. Critical Art Ensemble privilégie l’action directe et la guerre (sociale) de mouvement. Réactivez la stratégie de l’occupation en prenant en otage, non plus des biens, mais des données (p.39). Ainsi que le détournement généralisé contre le copyright, mettant ainsi à nu les ressorts mercantiles de la société du spectacle. Si l’industrie ne peut plus s’appuyer sur le spectacle de l’originalité et de l’unicité pour différencier ses produits, sa rentabilité s’écroule (p.116).

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002.

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002. Photo: D.R.

Le Critical Art Ensemble emprunte aussi, ne serait-ce que dans sa formulation, aux situationnistes. Il est temps d’élaborer de nouvelles stratégies qui portent atteinte à l’autorité virtuelle. Les acteurs sont trop enlisés dans le théâtre traditionnel et le théâtre de la vie quotidienne pour tout simplement comprendre que le monde virtuel a fonction de théâtre du jugement dernier (p.83). Et invite à entrer en résistance, à défaut de dynamiter les « bunkers » du pouvoir. Depuis que la révolution n’est plus une solution viable, la négation de la négation semble être la seule forme d’action réaliste. […] La structure autoritaire ne saurait être écrasée : on ne peut qu’y résister (p.152). Tout en désignant de nouveaux théâtres d’opérations. Le fondement de la stratégie de résistance reste identique : s’approprier les moyens de l’autorité et les retourner contre elle. […] Il nous faut prendre conscience que le cyberespace est un lieu et un dispositif de résistance (p. 154).

Concrètement cela donne des performances et installations qui s’imposent comme autant de coups de force, en jouant sur une certaine théâtralité et en reprenant la « stratégie des médias » : conférence, happening, vidéo, ateliers (Tactical Media Workshop, 2002), etc. On notera au passage que la rue n’est pas abandonnée… Ainsi, à Sheffield en 1998, The International Campaign for Free Alcohol and Tobacco for the Unemployed consistait, à imaginer un espace public non marchand. Une initiative à laquelle fait écho, une décennie plus tard, à Toronto, une autre revendication « citoyenne » : Keep Hope Alive Block Party (2013), un peu dans la lignée du mouvement Reclaim The Streets… En collaboration avec des artistes et activistes locaux, Critical Art Ensemble peut aussi investir une ville entière : Graz en Autriche avec des émissions radio nomades basées sur des détournements audios (Radio Bikes, 2000), Halifax au Canada autour des sites et monuments sujets à controverse (Halifax Begs Your Pardon!, 2002), Halle, en Allemagne, avec la simulation de l’explosion d’une « bombe sale » et du protocole sécuritaire qu’il s’en suit (Radiation Burn, 2010).

Critical Art Ensemble, Radiation Burn: a temporary monument to public safety. Performance menée à Halle (Saale, en Allemagne) en octobre 2010.

Critical Art Ensemble, Radiation Burn: a temporary monument to public safety. Performance menée à Halle (Saale, en Allemagne) en octobre 2010. Photo: D.R.

Le collectif Critical Art Ensemble a élargi ce cadre critique à la question environnementale ainsi qu’aux bio-technologies. Pour le problème de la pollution de l’eau, ils ont répertorié et testé les zones de baignades et de pêche aux abords des quartiers défavorisés et pollués par les géants de l’industrie chimique qui jalonnent les bords de l’Elbe, à Hambourg, « exposant » ensuite le résultat de leurs investigations dans lieux publics (Peep Under the Elbe, 2008). Ils ont aussi symbolisé les ravages liés à l’extraction du pétrole au travers d’une installation monumentale combinant projection vidéo et jeu d’eau (A Temporary Monument to North American Energy Security, présenté dans le Nathan Philips Square à Toronto, dans le cadre de la Nuit Blanche 2014).

Version soft de la « propagande par le fait », Critical Art Ensemble a aussi mis quiconque au défi de faire pousser des plantes sur un lopin de terre gorgé de pesticides (Sterile Field, 2013). Inversement, ils ont tenté une expérience de rétro-ingénierie en partant de plants de soja, de blé et de colza modifiés pour les re-soumettre à un environnement sans apports chimiques toxiques (RoundUp Ready soy, 2002). Présentée comme une forme de « sabotage biologique », cette installation alignait des semis baignants dans une lumière virant au bleu-violet… Dans le combat qui opposent les citoyens aux multinationales et, dans une moindre mesure, la législation européenne à celle des États-Unis, Critical Art Ensemble a entamé un procès public des aliments contenants des OGM lors de séances de testing aux allures de happening (Free Range Grain, 2003-2004).

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002.

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002. Photo: D.R.

Manipulations génétiques, séquençage du génome humain (ADN), bio-puces… Critical Art Ensemble s’attaque également à ce domaine avec une série de performances autour de la fécondation in vitro (Flesh Machine, 1997-1998) où les « visiteurs » sont invités à donner un échantillon de leur sang qui ira enrichir une base de données… À la suite de ce projet, le collectif monte une société baptisée Society for Reproductive Anachronisms pour attirer l’attention, toujours par le biais de rencontres / ateliers / performances, sur les dangers de ces techniques. Le fait d’avoir monté une société permet de jouer avec les codes et produits de l’industrie chimique et pharmaceutique. Et comme il n’y a pas de reproduction humaine sans « matière première », Critical Art Ensemble a aussi poussé jusqu’à l’absurde la logique mercantile des laboratoires avec une autre série de performances intitulées Intelligent Sperm On-line (1999). Pas séance de masturbation collective au programme, mais une dénonciation verbale de la marchandisation du corps et de ses « produits » lors d’une prise de parole publique…

Les manipulations chimiques, génétiques et bactériologiques ne laissent pas non plus indifférents les militaires, exposant ainsi l’humanité à des dangers au moins aussi grands que ceux du nucléaire… Se transformant en apprentis-sorciers, les membres du collectif Critical Art Ensemble se sont amusés à répandre « subtilement » quelques bacilles sur des volontaires… Menée en 2007, Target Deception rappelait les expériences menées par l’armée américaine, dans les années 50s, qui a répandu de l’anthrax à San Francisco à l’insu des citadins… Sur le même principe, la performance Marching Plague (2005-2007), en se proposant de pister des agents pathogènes et d’en retrouver la trace sur la population, opérait une dénonciation de ce type de programmes militaires. Avec une petite variable, il s’agissait là d’une référence à l’armée britannique et à la peste ! Deux « performances » qui se sont révélées parfaitement inoffensives, Critical Art Ensemble utilisant le Bacillus Subtilis, une bactérie utilisée comme modèle dans la recherche. Mais qui n’a pas empêché le FBI de poursuivre Steve Kurtz pour « bio-terrorisme »… Comme (presque) tout militant qui se respecte…

Laurent Diouf
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://critical-art.net/


Web reporters en herbe à la découverte des métiers et des lieux de la culture numérique !

Collaborer en équipe pour traiter un sujet et le restituer, voici l’objectif fixé aux participants de l’atelier. Mais pour ce faire, ils devront aller à la découverte des lieux de la création, de métiers de la culture et d’initiatives de quartiers.

Les participants, de 10 à 15 ans, accompagnés par l’artiste Sarah Brown, jouent les web-reporter curieux ! Après un temps de recherche et de rédaction des questions, ils se saisissent de leur caméra, micro, (parfois fond vert!). Au-delà de la pratique, ils découvrent également l’arrière du décor du monde de l’information et développent un regard critique sur les médias.

Chaque atelier est associé à une structure culturelle qui accueille le groupe et devient le sujet d’une partie de leurs reportages. Les jeunes sont ainsi en contact avec des pratiques et des métiers nouveaux pour eux (artistes, designers, journalistes, développeurs…), tandis que des reportages hors-les-murs les ouvrent également à la vie de leur quartier.

Avec le soutien de la Mairie du 10ème arrondissement.
https://www.enreportagepermanent.com/

Vous êtes une structure sociale ou culturelle désireuse de proposer cette action à vos publics, vous êtes un artiste et vous souhaitez élaborer un atelier de création numérique permettant d’aborder des pratiques innovantes sous un angle ludique, décalé et créatif –> Contactez nous!

Les tapis de guerre — war rugs — sont apparus en Afghanistan au moment de l’invasion soviétique. Les armes y remplacent les motifs bucoliques traditionnels. Récemment, les drones ont fait leur apparition dans ces espaces tissés. Ces tapis, qui ne représentent qu’une infime partie de la production globale, connaissent un véritable engouement sur le marché américain.

Tapis tissé à la main par des afghans turkmènes représentant le drone Predator, 2014. Photo : © Kevin Sudeith / courtesy of Warrug.com.

Au début des années 80, les moudjahidines combattent l’occupation soviétique. Les tapis se parent alors de chars, hélicoptères, lance-roquettes et Kalachnikov en place des fontaines et fleurs, renouvelant ainsi une tradition millénaire. Ces nouveaux motifs suscitent l’intérêt des Occidentaux et trouvent leur place sur le marché. Au centre de dispositifs d’artistes contemporains et dans une logique de dénonciation de la guerre, Michel Aubry les entasse au mur tels des trophées (Le grand jeu, 2000), Dominique Blain demande à des Pakistanais de réaliser un tapis illustré de mines anti-personnel (Rug, 2000).

Les motifs s’adaptent à l’évolution des conflits. L’iconographie de l’occupation soviétique fait place à l’attirail militaire des États-Unis à la suite des attentats contre le World Trade Center. Il existe par exemple une série 11 septembre. Les drones apparaissent sur ces tapis tissés par des réfugiés afghans au Pakistan, représentés avec précision : on distingue les modèles Reaper, Predator, ainsi que le Global Surveyor. En février 2015, le Bureau of Investigative Journalism (1) recense 413 frappes de drones au Pakistan depuis 2004 et évalue les pertes civiles entre 415 et 959, dont 200 enfants. Ces tapis traduisent un quotidien de terreur.

En 2004, Thomas Gouttiere, responsable du centre d’études afghanes de l’université du Nebraska, déclarait à la radio publique américaine que ces fabrications constituent pour les réfugiés afghans au Pakistan une industrie florissante… Kevin Sudeith, artiste et collectionneur, qui les vend via son site warrug.com, admet que la demande a probablement influencé la production. Les tapis les plus importants et/ou les plus chers sont reproduits dans un délai d’un an à dix-huit mois, mais chaque itération est différente de la précédente, assure-t-il.

Sudeith cite aussi le cas d’hybridations aux résultats fascinants : De la fin des années 70 au début des années 90, l’artiste italien Alighiero e Boetti a employé des Afghans pour réaliser des suzannis (broderies de soie) qui représentaient des pays ornés de leurs drapeaux. À partir des années 80, les tisserands ont créé eux-mêmes des tapis Atlas qui représentent des cartes du monde entourées d’une lisière de drapeaux. Je pense que ces tapis sont des œuvres d’art authentiques et que leur statut ne dépend pas de leur succès sur le marché.

Tandis que les motifs de drones s’incrustent sur les tapis de guerre afghans, l’artiste Moussa Sarr réalise Rising Carpet, un tapis de prière surmonté d’hélices, capable de décoller du sol. Dans ce « projet d’élévation spirituelle », selon ses mots, l’artiste convoque à la fois l’imaginaire du drone, machine militaire high tech et celle du légendaire objet volant. Quant à Samuel Rousseau, dans Jardins nomades, il utilise le tapis oriental comme surface de projection, où fourmillent des gens minuscules vus d’en haut, reproduisant la vision surplombante d’un drone.

Ce dialogue entre cultures d’Orient et d’Occident est précisément l’objet de l’exposition Le Paradis et l’Enfer, du tapis volant au drone, actuellement présentée à la Villa Empain à Bruxelles. Les tapis orientaux ont de tout temps bercé les imaginaires. Ils s’envolent dans les littératures persane, moyen-orientale, indienne, himalayenne et russe. En ces temps mythologiques, le tapis magique répond au rêve d’échapper à la pesanteur, de voler tel un oiseau. Il est un moyen symbolique de se libérer de l’adhérence du monde et de le parcourir, se déplacer dans l’imaginaire, dépasser les frontières du fini et de l’infini écrit le peintre Jean Boghossian (2).

Tapis tissé à la main par des afghans turkmènes au Pakistan représentant le drone Reaper, 2014. Photo : © Kevin Sudeith / courtesy of Warrug.com.

On le retrouve encore dans l’œuvre Tapis volant (3) du duo HeHe qui en fait un moyen de transport zen en 2003, ou dans la performance Zero Genie (4) dans laquelle Jem Finer & Ansuman Biswas le testent en gravité zéro, en 2001. Dans ces deux œuvres, l’artiste en tailleur se laisse mener par l’engin, calmement ou de façon chaotique. Il ne semble pas être aux commandes, il se soustrait aux contraintes de la technique et jouit du simple transport. Selon la romancière Marina Warner, Le tapis volant que l’on retrouve dans plusieurs contes fait office de véhicule pour les transports des personnages (au sens propre comme au figuré, pour le voyage comme pour l’extase) (5).

Depuis le VI siècle, le tapis persan représente le jardin, lui-même figure d’un monde harmonieux, paradis pour les uns, condensé de la connaissance pour les autres. Foucault le désigne comme l’une des premières hétérotopies : Le jardin, c’est un tapis où le monde tout entier vient accomplir sa perfection symbolique, et le tapis, c’est une sorte de jardin mobile à travers l’espace. Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante (6).

Lorsque les tapis se couvrent de drones, ils s’éloignent de cette définition pour devenir reflets d’un ciel menaçant, empli de dieux mécaniques et impitoyables. A contrario de cette ascension personnelle que permet le tapis volant, la figure du drone militaire représente le pilotage à distance qui déréalise la cible, la technique au service de la guerre. Le ciel n’est plus le lieu du paradis (imaginé, souhaité), mais celui de la mort brutale.

L’esthétique de ces war carpets évoque aussi de façon troublante les écrans pixelisés des premiers jeux vidéo, comme le remarque également l’artiste Michel Aubry dans le livre Symétrie de guerre. La symétrie, associée à l’usage d’une figuration plate, bi-dimensionnelle, sans recherche de relief illusionniste, associée aussi à une insouciance totale dans les rapports d’échelle, me fait penser aux plus anciens jeux vidéo, aux jeux « primitifs » parus avant les raffinements de l’ordinateur et la maîtrise de la 3D : comme si les points pixels étaient l’équivalent des nœuds du tapis (7). Dans Carpet Invaders, Janek Simon transformait le tapis en écran du jeu vidéo Space Invaders. Il préfigure la position du pilote qui ne distingue plus la réalité de la fiction, à l’abri de ses interfaces technologiques, comptant les points.

Au sol, le tapis s’enroule autour des corps anonymes, protection dérisoire et désormais inutile, comme dans cette photographie de l’artiste iranien Babak Kazemi, issue de la série Exit of Shirin & Farhad #4 (2012). Puis, à l’image de l’œuvre de Julien Leresteux, Tapis volant – hommage à Jan Rukr, il se fait à son tour trouer par l’ombre de la machine de guerre, ses restes exposés dans les salons et musées des vainqueurs (8).

Sarah Taurinya
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Sarah Taurinya écrit et réalise des reportages vidéos sur les arts numériques dans divers médias spécialisés. Elle est aussi vidéaste performeuse pour Hey ! La Cie et Lsd room sous le nom de Sarah Brown. > www.enreportagepermanent.com

(1) www.thebureauinvestigates.com

(2) Catalogue de l’exposition Le Paradis et l’Enfer. Des tapis volants aux drones, Fondation Boghossian, 2015.

(3) http://hehe.org.free.fr/hehe/tapisvolant

(4) www.artscatalyst.org/zero-genie

(5) « Communiqués intimes : la tortue volante de Melchior Lorck », Marina Warner dans Vues aériennes, seize études pour une histoire culturelle (sous la direction de Mark Dorrian / Frédéric Pousin, MetisPresses).

(6) Michel Foucault, Des espaces autres. Hétérotopies. « Architecture, Mouvement, Continuité » 5, pp. 46-49. 1984.

(7) Symétrie de guerre (Sainte Opportune Édition), coécrit avec Remo Guidieri, 1997.

(8) Ces deux œuvres sont exposées dans Le Paradis et l’Enfer. Des tapis volants aux drones.

Traum

Le projet de film Traum de Dorothée Smith — en cours d’écriture avec l’écrivain Lucien Raphmaj — est présenté dans le cadre de l’exposition Vu du ciel sous la forme d’une installation. L’artiste répond ici à quelques questions sur l’utilisation d’un drone-caméra dans son travail.

Traum – flight 3, Aéroclub du Béarn, Pau, en résidence pour Accès)s(. Photo: © Dorothée Smith, 2015.

Dans votre travail photographique, vos installations et votre premier film Spectrographies, vous utilisez plusieurs médiums et techniques de représentation du réel, de la caméra thermique au drone-caméra… pouvez-vous nous en expliquer la raison ?
Les technologies de contrôle et de communication sont devenues injectées, implantées, invasives. Les concepts de visible et d’invisible, de présence et d’absence, d’incorporation et de transition occupent dans mon travail une place privilégiée : transition d’une identité, d’un état, d’un espace vers un autre… il s’agit de brouiller des frontières intérieures et d’actualiser plastiquement ce trouble. Les corps fonctionnent comme des plateformes d’expérimentation des nouvelles technologies des affects et de détournement des systèmes de contrôle biopolitiques.
Je m’intéresse à la question de la performativité et à la traduction des concepts dans le réel, en interrogeant la façon dont certains concepts abstraits (tels que le genre, l’absence, la névrose) peuvent être matérialisés dans des formes synthétiques tangibles (à travers les nano et biotechnologies), et être littéralement incorporés. Mes travaux partent d’un intérêt pour certaines technologies de contrôle et outils du biopouvoir, qu’ils manipulent et détournent vers un usage poétique : les hormones de synthèse, les puces électroniques implantées, caméras thermiques, et plus récemment les drones-caméras.

Quelle sera leur fonction ?
L’un des enjeux esthétiques de mon travail filmé est de proposer un « télescopage » de différents registres d’images et différentes techniques de captation liées au dévoilement de l’invisible ou, plus exactement, à l’élaboration d’un autre point de vue : drones, microscopes, télescopes, caméras infrarouges, images d’archives… autant de registres d’images et de techniques de captation qui introduisent un regard autre.
Le projet de film Traum travaille la notion de plasticité destructrice, développée par Catherine Malabou et faisant référence au phénomène de métamorphose, de changement ou de destruction d’identité qui peut survenir en conséquence de graves traumatismes. Dans ce film, qui appartient au registre de la science-fiction, il est question d’un jeune homme qui, pour fuir un trauma qui le dépasse, traverse une lente métamorphose jusqu’à se dissoudre physiquement et habiter finalement un autre corps que le sien. Le drone-caméra est utilisé pour actualiser le mouvement de fuite et de métamorphose du protagoniste, son instinct de mort en quelque sorte, et son désir pour la femme qu’il finira par incorporer.
Le drone a pour fonction de donner une forme à cette expérience vécue, depuis une focalisation interne mouvante : celle du passage d’un corps à un autre, d’ek-stasis, de sortie de soi. Il doit (re)produire non pas le point de vue subjectif, mais le mouvement psychique du protagoniste, de l’intérieur vers l’extérieur, en révélant les errances fantomatiques de son « moi ». La fluidité propre au drone fera écho au sentiment de déréalisation vécu par le personnage; tandis qu’un contrechamp fonctionnant comme un point de vue de Sirius, constitué par un plan objectif filmé depuis un drone en suspension fixe dans les airs, dans sa position de surveillance native, permettra de comprendre le dispositif en marche. Une occasion de vérifier que la pensée et les techniques se correspondent et que, selon le mot de Goethe, « ce qui est au-dedans est aussi au-dehors »…, écrivait Merleau-Ponty. Ainsi, le regard qui se construit dans le film est sans cesse dédoublé, mis en doute, par d’autres images, d’autres perspectives qui proposent un autre point de vue sur ce qui est en train de se jouer, permettant ainsi de confronter différentes strates d’une situation vécue.

Spectrographies. Moyen-métrage, 59 min. Photo: © Dorothée Smith, 2014.

Quel serait la spécificité du regard drone aujourd’hui ?
Inspirée par les écrits de Jean Epstein qui qualifiait la machine cinématographique de « philosophe-robot-cinématographique », j’entends utiliser dans mon travail le drone-caméra comme une machine intelligente qui nous offre un accès privilégié à une représentation de l’univers ingénieuse et à peu près cohérente, ouverte au jeu de l’interprétation des apparences, et qui nous ferait voir une réalité que l’oeil humain n’est pas capable de discerner : l’invisible, l’abstraction, comme nous l’explique Juliette Cerf.
La fluidité, la mouvance perpétuelle du point de vue, et la sensation d’une omniprésence et d’une omnipotence propres au regard-drone (en témoigne la panique parisienne au mois de mars 2015, incapable d’agir face au survol nocturne de la ville par des drones non-identifiés; et la NASA qui explore actuellement la possibilité d’envoyer des drones pour explorer la planète Mars…) semblent nous rendre accessibles et communs un point de vue impossible, impensable, imaginaire, qui élabore une nouvelle grammaire cinématographique.
En s’éloignant de la vision humaine naturelle, et en se rapprochant de celle de l’oiseau ou de l’insecte, le drone-caméra nous invite à ré-interroger la position du spectateur nourri par les images qu’il produit, notamment à travers la systématisation de la vue très haute en plongée verticale, extra-diégétique, la plus souvent utilisée à ce jour. Le spectateur y est conforté dans une vision privilégiée, divine, absolue. Il y a aussi bien sûr une actualisation du fantasme du vol, de l’apesanteur, de la lévitation…

Comment imaginez-vous les machines à filmer dans vingt ans ?
Si le drone est à ce jour contrôlé par des dispositifs « hors du corps », les progrès techniques dans ce domaine tendent à affiner la possibilité d’une coïncidence entre la pensée et le pilotage des drones. Un programme expérimental a été élaboré par le professeur Bin He, du laboratoire de génie biomédical de l’Université du Minnesota : grâce à des électrodes placées sur le crâne du pilote et lorsque ce dernier se concentre sur un mouvement donné, les neurones produisent un courant électrique dans certaines zones du cortex cérébral. En cartographiant leurs chemins, les scientifiques peuvent comprendre quels neurones sont activés et transmettre ces informations au programme qui décide des mouvements de la machine. On peut facilement imaginer qu’un système invasif, par exemple implanté, nous permette à l’avenir de diriger n’importe quelle caméra par la pensée, sans casque.
L’implantation d’une puce RFID dans mon propre corps dans le cadre de mon installation Cellulairement (2012), me permettait de communiquer “à distance”, épidermiquement, avec d’autres personnes. La simplification des systèmes de prise de vue, de son, et de post-production cinématographiques, ainsi que les plateformes de diffusion vidéo, donnent la sensation que la réalisation de films de manière entièrement autonome, sans équipe et peut-être, à terme, sans machines non-incorporées, pourrait devenir un dispositif réel, que je suis impatiente de pouvoir expérimenter.

propos recueillis par Agnès de Cayeux
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

rencontres art-politique

En avril auront lieu les premières Rencontres art-politique organisées par Gongle, groupe d’expérimentations sociales et théâtrales basé à Montreuil… rue de la Révolution ! Fondé en 2006, ce collectif, qui rassemble aussi bien des artistes que des sportifs, des chômeurs et des chercheurs, se donne comme objectif de repenser les fonctions et les modes de fabrication du théâtre sur le mode du partage, et d’en faire un espace de confrontation et de dialogue autour des activités, des productions et des aspirations des différents acteurs de nos sociétés.

Ces rencontres, européennes et itinérantes, rassembleront des artistes, chercheurs et groupes politiques grecs, espagnols, portugais, estoniens et français; dont STÜ (Agence de productions de danse), Kolektiva Omonia (collectif d’artistes et d’opérateurs culturels), Democracia (artistes visuels), Intersecciones, Rossana Torrès (documentariste), Sincope (collectif d’artistes et d’habitant). Cet évènement s’organisera autour de visites de lieux, de débats et de workshops en Ile-de-France; à Montreuil sur un terrain de football et ensuite au Centre Dramatique National, à Paris au CentQuatre, au Domaine de Chamarande, ainsi qu’à Saint-Ouen à Mains d’Œuvre. L’objectif étant d’ouvrir un espace de travail sur les relations entre les milieux de l’art et de la politique, en s’appuyant sur les expériences des participants.
Dans sa déclaration d’intention, le collectif Gongle souligne que les milieux de l’art et de la politique entretiennent des liens étroits; les arts constituant un véhicule privilégié pour diffuser différentes formes de vie et de pensée. La politique est le terrain d’agencement, précaire et mouvant, de ces formes de vie et de pensée. Mais les relations entre artistes et politiques se réduisent parfois à des cooptations ou des rejets. Ces situations d’asservissement ou de rupture contribuent à freiner considérablement la prise en charge des crises sociales et écologiques. Il nous paraît donc important d’imaginer d’autres types de collaboration.
L’organisation de ces Rencontres art-politique revient à Nil Dinç, comédienne de formation, metteuse en scène au sein du groupe Gongle, dont le cursus — Université Paris VIII St-Denis, Art de la scène, doublé d’un master à Science-Po au sein du SPEAP, le laboratoire d’expérimentation en art et politique dirigé par Bruno Latour — la place à la confluence exacte de cette problématique. Entretien.

Rencontres Art-Sport, 2013.

Rencontres Art-Sport, 2013. Photo: D.R.

Sous quels angles allez-vous traiter cette thématique Art-Politique au travers des conférences et workshops qui seront proposés lors de ces Rencontres ?
Concernant le déroulé des Rencontres, elles seront axées chaque jour autour d’une thématique. Cela va commencer par lutte et occupation, à Montreuil, autour du terrain de foot André Blain qui a été occupé par Les Sorins : près de 300 squatteurs qui s’étaient fait expulser et ont campé sur ce terrain de foot pendant des mois [cf. http://collectifdessorins.over-blog.com/]. L’idée étant susciter une rencontre entre Les Sorins et les footballeurs, de relier ça avec d’autres occupations — notamment celles menées par la Coordination des Intermittents et Précaires, et celle du théâtre Ebros à Athènes, en Grèce, que la municipalité avait voulu vendre — et de montrer comment toutes ces dynamiques de luttes et d’occupations passent par une réappropriation des biens, etc.
Ensuite, la problématique Cohabitation et négociation territoriale sera abordée au Domaine de Chamarande, où COAL (Coalition pour l’art et le développement durable) organise, par ailleurs, des événements liés à la question de l’écologie politique. Nous poursuivrons après avec les corps de l’assemblée en nous intéressant à la Nef curiale du CentQuatre, aux divers publics qui s’y trouvent et s’y côtoient, à leurs différentes activités et esthétiques aussi. Cela nous a paru être une base intéressante pour penser la question de l’assemblée politique dans la diversité, telle qu’elle devrait être, alors que dans l’Hémicycle le corps politique est nivellé et stéréotypé. Il y aura aussi une journée sur le thème du théâtre de la négociation, en s’interrogeant sur la possibilité et les protocoles pour faire bouger les choses (la négociation est ce moment où cela peut avancer) et l’idée que les arrangements avec lesquels on arrive à stabiliser le social sont précaires, que les modus vivendi doivent être tout le temps re-négociés…
À Mains D’Œuvres, et avec le collectif Red Star Bauer, il sera question de L’implication citoyenne des groupes culturels, artistiques et sportifs. Il s’agira, notamment, de voir comment cette implication agit au niveau du territoire et comment cela rentre en relation avec la politique institutionnelle. Ces Rencontres se termineront par un banquet, en invitant tout le monde à venir partager les réflexions qui ont été menées durant ces journées qui seront rythmées par divers échanges (expressions corporelles, prises de paroles, etc.); c’est-à-dire qui ne seront pas figées dans une posture de discours magistral, mais portées avant tout par une démarche collective et artistique.

Rencontres Art-Politique

Rencontres Art-Politique. Photo: D.R.

Comment définissez-vous les articulations et interrogations qui lient l’art et la politique ?
Tout d’abord, notre propos est de dire que les milieux de l’art et de la politique entretiennent soit des relations de cooptation, soit des rapports de rejet. Il nous semble donc qu’il y a des nouveaux liens à inventer, à créer. Il y a une urgence à trouver de nouvelles formes politiques pour répondre aux problèmes économiques, écologiques, sociologiques actuels. Et dans cette refonte nécessaire, on ne peut pas faire l’économie d’une collaboration entre artistes et politiques.
Nous avons une définition large de la politique. Ainsi dans ces Rencontres, au niveau des participants politiques, nous englobons sous cette définition tout groupe organisé, conscient de son organisation et qui entre dans un rapport public au travers de son organisation. Cela va donc de représentants de la politique institutionnelle à des leaders d’organisations sportives, en passant par des hackers et divers activistes impliqués notamment dans des mouvements du type Occupy et Indignés.
Par ailleurs, en tant que metteuse en scène, je m’intéresse beaucoup au champ social. C’est un domaine où l’on peut puiser énormément de ressources, que ce soit sur les formes organisationnelles ou sur le plan esthétique. Ce serait une gageure de considérer que l’art n’est pas un champ social, qu’il serait hors du questionnement politique, qu’il pourrait s’en abstraire. L’art est en lien avec d’autres milieux, l’art existe dans la société : il est donc important que les artistes s’interrogent sur leur place au sein de la société.
Ainsi, par exemple, le théâtre est une micro-société qui travaille, à petite échelle, à représenter des collectifs. Et de fait, cela peut être un espace d’expérimentation sociale. La manière dont on va travailler, ce que l’on va montrer et représenter peut agir comme un laboratoire, dans un champ très délimité, mais qui est diffusé, qui circule, et qui peut provoquer des choses très fortes dans le public.
Il y a des hiérarchies sociales, économiques, et les formes culturelles sont liées à ces hiérarchies. Le théâtre est souvent considéré comme « élitiste », mais il peut aussi interroger la manière dont ces hiérarchies conditionnent l’appréhension des formes culturelles et peut intervenir en allant à la rencontre de différents publics (les supporters de foot, dans notre cas) et représenter aussi ces différents milieux pour les connecter entre eux, provoquer de nouvelles formes de dialogue et d’organisation sociale.
Enfin, il y a aussi une articulation très spécifique entre les milieux de l’art et de la politique. Singulièrement en France où nous avons un art très institutionnalisé, ce qui conditionne énormément les formats de création. Pour notre part, nous travaillons au niveau européen, avec l’Estonie, la Grèce, etc., donc nous pouvons voir comment fonctionne la production artistique dans des contextes complètement différents. Mais aussi en Turquie, dans une situation très dure de censure d’État. De fait, il y a un lien d’assujettissement de l’art à la politique. Il est donc très important de trouver des espaces pour réfléchir à cela, pour voir comment fabriquer d’autres rapports de force.

Democracia, We protect you from yourselves. Campagne de presse publiée dans la Tribune de Lyon

Democracia, We protect you from yourselves. Campagne de presse publiée dans la Tribune de Lyon n. 387, du 15/05/2013. Photo: D.R.

Cette institutionnalisation a-t-elle une incidence sur les artistes ? Est-ce que c’est un facteur pénalisant ?
Les hiérarchies sociales, dont on parlait plus haut, pèsent sur le milieu de l’art et freinent énormément les échanges des idées, etc. Alors que dans d’autres contextes, où l’art et les artistes sont obligés de se constituer, comme en Turquie, contre l’État, c’est peut-être paradoxalement plus facile de s’affirmer et de fonctionner car c’est la société civile qui prend le relais, qui s’implique sur un projet et prend tout en charge. Comme nous avons pu le constater sur place, la manière dont les réseaux issus de la société civile opèrent — même si nous avons bien conscience, dans ce cas, que c’est aussi plus facile d’être un jeune artiste étranger qu’un jeune artiste local — est beaucoup plus ouverte, efficace et rapide.
Tandis qu’en France, l’institutionnalisation fabrique des situations où les gens ont un pouvoir de sélection, mais pas un pouvoir de décision ! Du coup, nous avons l’impression d’être mis à distance et on perd beaucoup de temps à devoir attendre un « oui » ou un « non » prononcé on ne sait pas trop où, ni par qui… Ce qui est délégué à l’État par la société civile est aussi une perte de pouvoir de la société civile. Reste que cette structure institutionnelle permet au milieu artistique de se développer, même si c’est un petit monde assez étriqué, et aux artistes d’être finalement assez nombreux, ce qui n’est pas le cas en Turquie (pour continuer la comparaison).

Comparé aux années 70s qui furent assez flamboyantes politiquement, assiste t-on à une rupture ou une continuité en terme d’engagement, après quelques décennies (80/90s) plutôt atones sur ce plan ?
Je pense que la manière de poser les questions politiques a complètement changé, c’est certain. Il y avait aussi, dans les années 60/70s, une présence très forte de la gauche, de l’extrême gauche et de la mouvance anarchiste dans le milieu de l’art. La politisation était effectivement très présente. De nos jours, l’art reste politisé, mais dans un contexte social beaucoup plus conservateur, réactionnaire. Il y a aussi une transformation des formes d’engagement, et plus largement des formes sociétales : les nouvelles générations ne vont pas s’investir dans des mouvements et partis politiques ou des luttes sociales avec la même intensité que les générations précédentes. Ce qui n’empêche pas, comme je peux le constater, une réflexion et action assez profonde dans les milieux militants, activistes, où les gens vont chercher à se réapproprier le quotidien, à initier des choses à leur échelle, etc.
Mais nous ne sommes pas — nous ne sommes plus — dans une période où il y a un consensus fort sur le fait qu’il faut transformer la société. Nous sommes dans un contexte où il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ! C’est tellement c’est ancré, cela semble inéluctable… Cependant, beaucoup de personnes veulent faire des choses, essaient de faire que les choses changent. Et la fonction de l’art — d’un art concerné par les questions sociales et qui se pense comme force de propositions — c’est d’attirer l’attention sur des pratiques qui ont une portée politique, sans toujours être pour autant revendiquées comme telles, de les montrer et de les accompagner.
Il ne s’agit pas de fomenter la révolution, mais de souligner ce que sont les leviers de transformation, de montrer ce qui est en germe. Du coup, pour ma part, ce qui m’intéresse dans la production artistique, ce n’est pas forcément les œuvres les plus revendicatrices, dénonciatrices des vices du système marchand, — ce que l’on pense être un art « engagé » — et qui peuvent, de fait, être des œuvres « noires » car elles décrivent une société catastrophique, une humanité pernicieuse, etc. Ce qui me paraît plus pertinent, ce sont les artistes qui vont, encore une fois, souligner des potentiels, chercher des solutions, montrer des initiatives.

Milieux. Photo: D.R.

Peut-on voir une convergence ou une connivence entre les démarches politico-artistiques et d’autres luttes, d’autres formes, terrains et actions politiques plus « directs » ?
Oui, on le voit par exemple en France avec la Coordination des Intermittents et Précaires qui, en partant du spectacle vivant, a élargi son action à d’autres formes de précarité et qui est justement une force de proposition importante. C’est, encore une fois, une manière de dire que, en tant qu’artistes, nous ne sommes pas exclus de la question sociale. Pour notre part, comme évoqué plus haut, nous nous sommes aussi intéressés au milieu du football, aux ultras et à des groupes de supporters très engagés qui se sont, par exemple, investis dans le mouvement contre le CPE ou la réforme de la retraite.
Je rappelle que ce sont les supporters de foot qui ont allumé l’étincelle et apporté leur soutien logistique (mobilisation de masse, sécurité des foules, combats avec les flics, etc.) à l’occupation de la place Taskim à Istanbul, en Turquie, suite à l’évacuation de Gezi Park; de même au début pour la place Tahir au Caire, en Égypte. Le potentiel politique de tels groupes nous intéresse beaucoup. Et c’est aussi le reflet d’une alliance, d’une convergence de luttes. Pour en revenir à Istanbul, on a vu émerger des artistes comme figures de cette contestation, je pense notamment à celui que l’on a surnommé « l’homme debout », un performeur qui a initié une forme de protestation inédite [rester debout passivement pour manifester son refus]. Dans ce genre de contexte social qui peut prendre de l’ampleur et devenir assez insurrectionnel, les artistes ont évidemment un rôle actif à jouer très important.

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

> http://gongle.fr/

petite anthologie des ennemis d’artistes

Pour se définir en tant que mouvement, les avant-gardes du 19e et 20e siècles ont nommé des ennemis. Et l’époque actuelle ne cesse de continuer à produire des manifestes, donc des ennemis.

Écrire un manifeste en art, c’est recourir à la rhétorique politique pour fonder un mouvement artistique. L’objectif est de constituer du collectif autour de quelques idées en art, et d’ailleurs aussi, en s’appuyant sur des méthodes d’analyses extérieures à celles de l’art, comme la sociologie, l’anthropologie, l’économie, la philosophie ou les sciences politiques. Il ne fait aucun doute que, dans notre époque marquée par des idéologies théologico-politiques, le point de vue théologique devrait rapidement refaire surface dans le domaine de l’art. La rhétorique politique, c’est un peu comme définir un concept : on inclut et on exclut. Tout mouvement artistique, prenant position dans le monde de l’art, doit agir de la même manière et, par conséquent, désigner l’ennemi.

En philosophie politique, la relation ami-ennemi fait assez rapidement penser à Carl Schmitt (1) et, en France, à Julien Freund (2), deux philosophes remarquables, mais qui ont le désavantage de sentir le soufre en raison de l’accueil chaleureux qui a été fait à leur pensée, par les nazis pour le premier et par le Front National pour le second. Selon ces deux théoriciens essentialistes, désigner l’ennemi pour fonder une amitié politique est aussi vieille que le politique en tant que tel. Un exemple bien connu nous renvoie à la guerre de 1870. Au prix de plusieurs dizaines de milliers de morts et autant de blessés, Bismarck réalise l‘unité allemande en ayant désigné la France comme ennemi. Selon la même logique, Hitler parvient à souder la majeure partie du peuple allemand divisé et appauvri en nommant un ennemi, qui, selon la doctrine National-Socialiste, se trouve aussi bien à l’intérieur, agissant contre le peuple allemand, qu’à l’extérieur par son emprise sur le Monde. Le prix de l’unité, devenu délire collectif, malgré quelques résistances heureuses, a conduit des millions de Juifs et les autres ennemis désignés dans les camps d’extermination ou dans les charniers du front de l’Est.

Même si l’Allemagne a été particulièrement explicite sur ses ennemis jusqu’en 1945, elle n’a pas l’apanage de la désignation de l’ennemi. En 1989, l’ennemi soviétique, contre lequel se sont construites les démocraties occidentales pendant près de quarante années, s’effondre. Ces dernières le remplacent immédiatement, en désignant collectivement un nouvel ennemi, provoquant en conséquence une succession d’interventions militaires au Moyen-Orient, dont la première a été la Guerre du Golfe en 1990. Voici maintenant 25 ans que les puissances occidentales possèdent un nouvel ennemi, dont ils ne cessent de préciser l’étendue conceptuelle. À partir de 2001, l’ennemi est explicitement l’islamisme radical. Toute la difficulté pour les puissances occidentales consiste néanmoins à éviter les glissements sémantiques dont il pourrait faire l’objet, mettant de nouveau ces puissances devant le spectre d’un ennemi de l’intérieur dont la nomination explicite provoquerait sans nul doute une catastrophe humaine similaire à celles que le 20e siècle a déjà connues.

Pour Schmitt et Freund, l’unité politique d’un peuple, quel qu’il soit, a besoin d’un ou plusieurs ennemis, qu’ils soient implicites ou explicites, pour exister (3). Carl Schmitt rappelle que les Grecs distinguaient entre le polemios et l’ekhthros — en latin l’hostis et l’inimicus. Le premier concept relève du public, le second du privé. Ainsi, comme nous le rappelle Julien Freund, quand les Allemands et les Français — continuons notre exemple — étaient sur le champ de bataille, cela ne veut pas dire que chaque Allemand haïssait tout Français et vice-versa. L’ennemi politique tue pour sauvegarder l’existence de sa collectivité qui est le bien commun de tous ceux qui y vivent, écrit Julien Freund (4).

Ajoutons que tout état neutre n’en prépare pas moins la guerre, reconnaissant par là la présence d’un ennemi potentiel. Il en est de même pour toutes les idéologies sans ennemi, qui, tel le pacifisme, considérant la guerre comme hors-la-loi, ne peut rester sans agir, faute de quoi elle en devient ridicule. Ou bien elle laisse la guerre se dérouler — car le pacifisme est malheureusement loin d’être universel — et les pacifistes sont condamnés à assister en spectateur au massacre collectif, ou bien elle appelle, comme le marxisme-léninisme à l’époque du soviétisme, à éliminer physiquement tout ennemi de la paix et à faire la guerre à ces ennemis. Dès lors, comme le soutient Julien Freund, la paix en devient impossible, puisque l’ennemi de la paix est l’ennemi à abattre, et chacun conviendra qu’on ne fait pas la paix avec un mort, sauf, peut-être dans l’au-delà, mais ceci est une autre histoire.

Il n’est pas question ici d’aborder le caractère belliqueux ou pacifiste des artistes en matière politique. En revanche, il est étonnant de constater que les manifestes artistiques définissent une forme d’amitié et d’inimitié artistique, à mi-chemin entre le privé et le public. Reprenant à leur compte la dimension explicite ou implicite de la désignation de l’ennemi, les manifestes artistiques ne s’adressent pas à la communauté politique ou publique, mais à la communauté des artistes et, plus généralement du monde de l’art, des critiques, des institutions, des marchands. Les manifestes n’expriment pas non plus des haines personnelles, mais des positions conceptuelles qui permettent à leurs auteurs de construire une unité en excluant explicitement ou implicitement d’autres communautés d’artistes, des approches esthétiques et, surtout, des conceptions de l’activité artistique et du statut de l’artiste dans le monde de l’art. Celles-ci contiennent des positions économiques et politiques implicites.

Parmi les manifestes les plus récents, le scrum manifesto, manifeste anonyme de 2015, s’empare d’un des modes contemporains de production du capitalisme de réseau. Le scrum (littéralement « mêlée »), hérité des méthodes agiles initiées par les hackers au 20e siècle, est un processus d’auto-organisation itératif, adaptatif et parallélisé. Il permet de minimiser les coûts de production dans un environnement changeant et imprévisible. Lui-même élaboré en mode scrum, le manifeste débute par une comparaison entre la reproduction sexuée et le fablab avec « imprimante 4D ». Le scrum manifesto fait écho au scum manifesto de Valerie Solanas, qui revendique la disparition du genre masculin (voir infra). Il recontextualise ce stakhanovisme réticulaire qu’est le scrum, dans un contexte philosophique et esthétique, tout en envisageant ses implications sur les grandes échelles temporelles.

Depuis un siècle, le Manifeste est devenu vital pour les artistes. Dans le monde de l’art tel qu’il existe, écrire un Manifeste, ce n’est pas seulement fabriquer du collectif, mais c’est aussi prendre position au sens militaire du terme dans un monde en guerre commerciale et symbolique. Les artistes doivent vendre pour vivre et lutter pour devenir une archive, autrement dit pour prétendre à l’immortalité par l’histoire de l’art. On se tromperait en faisant du Manifeste un argument à destination politique, même lorsqu’il a l’apparence de la revendication politique ou adopte la dialectique révolutionnaire. En réalité, le Manifeste est une arme puissante dans un monde de l’art en guerre, dont Clausewitz disait qu’elle est la continuation du politique par d’autres moyens (5).

Christophe Bruno (artiste) & Emmanuel Guez (artiste)
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

 

(1) Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen [1932], Berlin, Dunckler & Humboldt, 2009.
(2) Julien Freund, L’Essence du Politique [1965], Paris, Sirey, 1986.
(3) Ces thèses, qui permettent de distinguer la notion d’amitié politique de celle d’amitié privée, sont sans doute remises en question avec Facebook et les réseaux sociaux. La virtualisation et la marchandisation des liens d’amitié semblent opérer une politisation de l’amitié privée, aussi bien qu’un renforcement des affects du côté de l’amitié politique.
(4) Julien Freund, op. cit., p. 492.
(5) Carl von Clausewitz, De la Guerre, Paris, Minuit, 1959.

 

> sélection de 12 manifestes et leurs ennemis
Le Manifeste du parti communiste (1848), Karl Marx & Friedrich Engels
Le Manifeste Futuriste (1909), Filippo Tomaso Marinetti
Le Manifeste DaDa (1916), Hugo Ball et autres textes (Kurt Schwitters…)
Le Manifeste du nouveau réalisme (1960 et 1961), Pierre Restany
Le Manifeste Fluxus (1961), George Maciunas
Scum Manifesto (1967), Valerie Solanas
The Hacker Manifesto (1986), The Mentor
Introduction to net.art (1994), Alexei Shulgin & Natali Bookchin
The Telekommunist Manifesto (2010), Dmytri Kleiner
The Image Object Post-Internet (2010), Artie Vierkant et autres textes (Marisa Olson, Gene McHugh)
Ñewpressionism (2014), Miltos Manetas
Scrum Manifesto (2015), anonyme

 

Si le drone peut faire penser à un animal ailé, le flottement qu’il imprime aux images n’est pas sans évoquer ceux d’un fantôme qui observerait les vivants à distance. Une nouvelle possibilité d’exploration de l’espace aérien en lien avec le corps s’ouvre au septième art, entre celle permise par les grues et celle permise par les hélicoptères ou les avions.

Dans son texte L’imparfait du subjectif, le cinéaste français Chris Marker analyse avec une ironie certaine le film de Robert Montgomery The Lady in the Lake (1947) [cf. pages 40-42, NDLR]. Adaptée du roman éponyme de Raymond Chandler, maître du roman policier américain, l’œuvre de Montgomery est restée célèbre car elle reposait sur l’utilisation presque constante d’une vue subjective accompagnant le regard et les déplacements dans l’espace du personnage principal. Deux critiques principales sont adressées au film par Marker, la première clairement annoncée et la seconde plus implicite.

D’une part, l’aporie essentielle de la démarche provient de l’inadéquation du procédé à la richesse de l’expérience visuelle et sensorielle humaine : la vue subjective réduit le champ de vision à un carré et ne prend absolument pas en compte la foule d’éléments qui se mêlent aux seules images et sons apportés par la vue et l’ouïe, à commencer par la mémoire qui construit, structure et suture le rapport de l’être humain au réel. Cette aporie centrale, cette imperfection du plan subjectif à laquelle renvoie le titre du texte, a par exemple été très vite comprise par Orson Welles qui projetait un temps d’adapter Hearts Of Darkness de Conrad intégralement en plan subjectif.

D’autre part, lorsque Marker évoque la zone de flou à l’extrémité du champ de vision, il nous incite à retourner l’expression de son titre et à conclure que l’un des principaux défauts du plan subjectif est d’être un outil formellement trop parfait. Un outil qui ne révèle pas une certaine imperfection de l’être humain, à la fois imperfection dans son rapport au monde — les sens et la mémoire ne cessent de sélectionner des informations, c’est-à-dire de perdre par la même occasion des éléments sensoriels — et imperfection de la subjectivité humaine, source permanente de comportements irrationnels inquiétants ou fascinants. L’œuvre cinématographique de Marker offre un extraordinaire portrait de cette humanité imparfaite, dont la conscience traumatisée à la suite de la Seconde Guerre mondiale amène un décalage dans sa prise sensorielle sur le monde.

Depuis le 11 septembre et la war on terror lancé par le gouvernement américain, un plan en vue subjective a envahi les écrans cinématographiques et télévisuels, celui que produisent les drones, en particulier les effrayants drones Predator, lors de leurs opérations de chasse à l’homme à travers le monde. Au-delà des questions d’éthique militaire soulevées par l’utilisation de ces engins pilotés à distance, le drone est pensé par la propagande comme un outil parfait puisqu’il accomplit le rêve d’une guerre par opérations chirurgicales sans possibilité de perte humaine. Et ceci est également implicitement vrai des images qu’il produit, images aseptisées et esthétiquement parfaites de la suppression d’une menace au nom de la justice : un voile de feu envahit l’écran et masque la plupart du temps l' »obscénité » essentielle de l’image du moment de la mort d’un être humain, pour reprendre une idée d’André Bazin (1).

Deux séries télévisées récentes portant sur la lutte américaine contre le terrorisme, 24 heures chrono (Joel Surnow & Robert Cochrane, 2001-2014) et Homeland (Howard Gordon & Alex Gansa, 2011-en cours), ont tenté d’introduire un certain imparfait du subjectif au cœur de l’utilisation des drones militaires et des images qu’ils génèrent, la première de façon assez maladroite, la seconde de façon plus convaincante.

La saison 9 de 24 heures chrono se déroule à Londres alors qu’un accord autorisant le déploiement d’un nombre conséquent de drones doit être signé entre le président américain et le premier ministre britannique. Des terroristes, contre lesquels va repartir en croisade un Jack Bauer (Kiefer Sutherland) plus énervé que jamais, parviennent à hijacker le système de contrôle des drones américains et menacent la capitale anglaise. Afin de prouver que le système de piratage fonctionne, son inventeur prend le contrôle d’un engin de l’armée US censé escorter un convoi militaire et fait feu sur les soldats. Des plans montrent la réaction effarée du pilote du drone, dépossédé de toute capacité d’action et réduit au simple statut de spectateur assistant au massacre de ses camarades. Dans ce passage, l’image d’une attaque par drone est destituée de sa perfection déréalisante, qui a jusqu’alors permis au pilote de ne jamais s’offusquer de la destruction qu’il contemplait à travers son moniteur, et apparaît pour ce qu’elle est vraiment : une boucherie pure et simple produite par l’imperfection fondamentale de l’espèce humaine, à savoir son appétit de sang et de conquête.

La maladresse essentielle de 24 heures chrono (non sans raison diffusée sur la très droitière FOX) est principalement d’ordre formel en ce que la série révèle les dangers d’un usage trop intensif des drones, tout en se servant d’outils, notamment le split screen et son hystérisation (l’écran étant coupé en trois voire quatre portions permettant de suivre l’action dans plusieurs espaces éloignés), qui reproduisent une vision de surveillance totalisante à l’origine même de l’utilisation des drones par l’armée américaine dans sa tentative d’accéder à un regard conquérant et divin sur l’ensemble du monde — l’effroyable Œil de Dieu analysé par Grégoire Chamayou (2).

Conçue à la fois dans le prolongement de 24 heures chrono, mais également en réaction à ses simplifications idéologiques et formelles, la série Homeland travaille subtilement la question des images produites par les drones militaires. La saison 1 analysait implicitement la manière dont les nombreuses bavures des frappes américaines en Irak et en Afghanistan brisent dangereusement les frontières entre Bien et Mal, Justice et Meurtre, etc, et n’ont pour autre effet que d’accroître le nombre de terroristes — puisque c’est la mort d’un enfant dans les décombres d’une ville bombardée par un sinistre missile Hellfire qui fragilisait psychologiquement un soldat américain au point de la rendre vulnérable au lavage de cerveau du chef d’une cellule terroriste.

À travers son personnage principal, l’experte de la CIA Carrie Mathison (Claire Danes) et les troubles bipolaires dont elle souffre, les images générées par des drones se trouvent investies dans la saison 4 d’une perturbation profonde qui bouleverse leur fonctionnement. Dans l’une des scènes du début de la saison, Carrie observe depuis son poste de contrôle des images que lui renvoie un drone : les ruines d’une maison et les corps étendus de civils ayant péri dans une attaque américaine dont Carrie est elle-même responsable. Parmi ceux venus identifier les corps, un jeune homme attire l’attention du personnage principal, qui demande au drone pilot à ses côtés de zoomer sur le visage de l’inconnu. Ce dernier repère alors le drone dans les airs, qui est en train de l’épier et le jeune homme produit un regard caméra, ou plutôt devrait-on dire un « regard drone », qui brise la logique même de production d’images.

L’un des logiciels utilisé par l’armée US afin de prévoir les comportements potentiellement dangereux de ceux qui se trouvent sous l’objectif d’un drone se nomme le Gorgone stare, le « regard de la Gorgone », du nom de la figure mythologique qui pétrifiait quiconque la regardait dans les yeux. L’image produite par les drones militaires repose donc sur l’interdiction pour celui qui est surveillé de regarder l’engin qui l’épie. L’image est structurée selon une logique théâtrale de quatrième mur invisible et irregardable (ne parle-t-on pas de « théâtre des opérations » en langage militaro-médiatique ?), que l’inconnu de Homeland fait voler en éclats. Cette perturbation est exacerbée dans la suite de la saison puisque Carrie tombe progressivement amoureuse de cet inconnu, qui se révèle être le neveu d’un terroriste activement recherché. Le personnage féminin fait sortir les images de surveillance de leur neutralité clinique habituelle en les investissant d’un désir brûlant et irrationnel.

En termes deleuziens, la saison 4 de Homeland s’empare du drone, outil militaire de territorialisation colonialiste d’espaces à travers le globe, et déterritorialise les images produites par les engins, pour en faire non plus les productions d’une machine froide et guerrière, mais celles de cette machine désirante que constitue l’être humain selon le philosophe (3). Comme par un jeu de vases communicants, le personnage principal fait entrer le désir amoureux dans des images qui ne s’y prêtent pas et refuse l’investissement affectif que réclament certaines autres, puisqu’elle est incapable d’exprimer et de ressentir un quelconque amour maternel face à sa fille lorsqu’elle la voit sur Skype. De façon complexe, Carrie Mathison est une figure emblématique de notre époque en ce qu’elle révèle les perturbations des mécanismes machiniques du désir et de la subjectivité à l’ère de la guerre 2.0 et de la circulation toujours plus effrénée d’informations, d’affects et de preuves d’amour.

Le cinéaste allemand Werner Herzog produit également une inversion du fonctionnement du drone en tant qu’appareil d’origine militaire dans son documentaire La Grotte des rêves perdus (2010). Tourné en 3D, le film est consacré aux peintures rupestres préhistoriques de la grotte Chauvet et utilise plusieurs plans filmés en extérieur aux alentours de la grotte à l’aide d’un drone, qui créent des effets d’aération et de ponctuation, en particulier le premier plan et celui précédant le post-scriptum du documentaire. Le drone est implicitement placé dans la lignée de l’art rupestre de la grotte Chauvet, peintures artistiques d’animaux produites par une société de chasseurs, de la même manière que l’engin de chasse à l’homme que constitue à l’origine le drone devient ici source d’images d’une nature mystérieuse aux accents wagnériens.

La Grotte des rêves perdus se nourrit d’une série de paradoxes, en particulier de paradoxes temporels créés par la rencontre entre Préhistoire et époque contemporaine, ainsi qu’entre l’un des arts les plus récents, le cinéma en trois dimensions, et l’une de ses formes les plus anciennes, ces peintures rupestres destinées à être éclairées à la lueur mouvante des torches — ce en quoi elles représentent selon Herzog une sorte de « proto-cinéma ». Objet éminemment paradoxal, chasseur ne voulant plus chasser, à la fois œil humain amélioré et insecte pouvant virevolter dans les cieux comme Icare l’avait désiré autrefois, le drone renvoie l’être humain à son imperfection physique et sensorielle tout en y remédiant.

L’un des enjeux du cinéma d’Herzog a toujours été d’essayer de comprendre ce à quoi ressembleraient le monde et la société humaine s’ils étaient contemplés par une figure d’altérité, par exemple un animal. La Grotte des rêves perdus n’échappe pas à la règle puisque le documentaire se conclut par une fable à travers laquelle le cinéaste imagine la rencontre incongrue entre le regard d’un crocodile albinos vivant dans une serre à proximité de la grotte et les peintures rupestres. Que comprendrait-il des formes qui se dressent devant lui ? Manière subtile de se demander par ricochet ce que nous pouvons en comprendre nous, hommes du XXIème siècle. Grâce aux plans tournés par un drone qui commencent par montrer la nature ardéchoise et finissent par filmer l’équipe de tournage elle-même, le spectateur accède à un regard autre sous la forme d’une vision en perpétuel décalage sur l’étrange espèce humaine et son environnement.

Si l’engin peut faire penser à un animal ailé, la suavité de ses déplacements dans les airs et le flottement qu’il imprime aux images qu’il capte ne sont pas sans évoquer ceux d’un fantôme qui observerait les vivants à distance. Jean-Louis Leutrat a développé la très belle idée d’une essence fantastique du cinéma en ce que le septième art crée une version fantomale du réel en lui ôtant sa réalité matérielle et en le projetant sous forme d’analogon (4). Avec ces vues par drone, dont un modèle civil répandu porte précisément le nom de Phantom, Werner Herzog donne à voir la réalité contemporaine avec les yeux de fantômes, sûrement ces fantômes des hommes préhistoriques qui continuent de hanter par delà les âges la grotte Chauvet et ses environs.

Les mouvements de l’engin piloté à distance s’approchant des falaises ardéchoises dans La Grotte des rêves perdus, qui font écho aux mouvements sensuels de la caméra autour des peintures en relief à l’intérieur de la grotte, rapprochent le geste herzogien de celui d’un sculpteur et incitent à voir dans le drone un outil permettant de travailler le drapé de l’espace et du temps. Suzanne Liandrat-Guigues s’est intéressée au rapprochement entre cinéma et sculpture (5). Ainsi, l’utilisation du drone dans son rapport à l’art sculptural constitue peut-être l’un des défis les plus passionnants pour le cinéma et l’art contemporain. La distance en perpétuelle variation entre un drone équipé d’une caméra et une figure humaine peut et doit servir à produire, pour parler comme Levinas, une apparition épiphanique à l’image du Visage d’un être humain. Une nouvelle possibilité d’exploration de l’espace aérien en lien avec le corps est en train de s’ouvrir au septième art, entre celle permise par les grues et celle permise par les hélicoptères ou les avions. Le moment est venu de s’en emparer.

Guillaume Bourgois
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Guillaume Bourgois est maître de conférences en études cinématographiques à l’université Stendhal-Grenoble 3. Auteur d’une thèse consacrée aux liens entre les œuvres d’Oliveira et Pessoa, il travaille principalement sur le cinéma portugais, les films de Jean-Luc Godard et le cinéma moderne américain (Welles, Hellman, Coppola).

(1) A. Bazin, Morts tous les après-midis, Paris, Cahiers du cinéma n°7, décembre 1951, pp. 63-65.

(2) G. Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013, p. 57.

(3) Sur ce point, Homeland trouve des échos dans le travail du vidéaste britannique George Barber, qui imagine avec The Freestone Drone, de 2013, un conte moderne sur un drone militaire pouvant penser et parler. Véritable child in a machine fasciné par l’espèce humaine, l’engin refuse de faire la guerre, découvre la beauté du monde et devient pure machine désirante.

(4) JL. Leutrat, Vie des fantômes — Le fantastique au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1995. Un Autre visible, Saint-Vincent-de-Mercuze, De L’Incidence Éditeur, 2009.

(5) S. Liandrat-Guigues, Cinéma et sculpture – Un aspect de la modernité des années soixante, Paris, L’Harmattan, 2002.