En 1993, dans l’ex Berlin-Est fraîchement réunifié, est née la Knochen Bank et sa devise, le knochengeld (« l’argent en os »). L’expérience artistique, fortement médiatisée, a été de très courte durée (sept semaines), mais a été l’une des premières à introduire une monnaie ultra-locale et alternative pour réfléchir socialement au rôle de l’argent.

Knochen. Nils Chlupka. Photo: D.R. / Courtesy : Nils Chlupkas (collection/archive).

Nils Chlupka traverse sa cour aux pavés irréguliers, dans un village situé à l’extrémité orientale du Brandebourg (la région qui entoure Berlin, NDLR). Des granges et une vieille ferme l’entourent, de vieilles motos sont entreposées çà et là, des pieds de tomates poussent allègrement. Les cheveux de Chlupka sont gris et courts, les manches de sa chemise retroussées, il porte un jean délavé, il a un fort accent berlinois. Est-ce ainsi qu’on se représente un banquier ? Non, pas vraiment. À vrai dire, on ne parvient pas non plus à se l’imaginer en costume-cravate. Pourtant cet homme a été banquier par le passé, et même directeur de banque. C’était il y a 21 ans. Nils Chlupka était le chef de la Knochenbank (la banque des os). Celle-ci a existé durant exactement sept semaines.

Directeur de la Knochenbank, il administra entre le 10 novembre et le 29 décembre 1993 le moyen de paiement alternatif knochengeld (« l’argent en os »), qui circulait dans le district berlinois de Prenzlauer Berg. 5.400 knochen, des billets conçus par 54 artistes, tournaient entre une trentaine de bars, galeries et magasins dans le quartier compris entre les rues Oderberger Straße et Marienburger Straße. C’était un véritable moyen de paiement, qui s’échangeait contre des deutsche marks (DM).

Cette action artistique extraordinaire rencontra un immense succès. La monnaie fut accueillie à bras ouverts, presque la totalité des billets s’arrachèrent auprès de la banque. Les dépenses liées à la fabrication des billets furent remboursées, tous les artistes gagnèrent de « vrais » marks, toute la presse en parla, même le monde « réel » de la finance et les musées s’intéressèrent à cette action, qui sous cette forme ne pouvait avoir lieu que dans cet endroit très spécial.

Knochen. W.A. Scheffler. Photo: D.R. / Courtesy : Nils Chlupkas (collection/archive).

Au bon endroit et au bon moment
Berlin-Prenzlauer Berg dans les années 1990. C’était l’époque du charme déglingué des immeubles locatifs non rénovés de Berlin-Est, idéalement situés au centre-ville, avec des appartements spectaculaires qui ne coûtaient presque rien. Le terreau idéal pour les jeunes créatifs. Certains étaient déjà là, d’autres venaient du monde entier. On se donnait rendez-vous dans des bars illégaux et légaux, on ouvrait des cafés et des bars, des petits magasins, et on expérimentait dans les galeries. Il régnait une atmosphère de renouveau au sein d’un environnement qui portait toujours la marque du système qui avait sombré. Les milieux culturels qui y fleurissaient y puisaient leur inspiration.

Nils Chlupka est le fondateur et propriétaire de la « Kommandantur ». C’est l’un des tout premiers bars qui ont ouvert leurs portes en 1991 au pied du château d’eau situé à l’angle de la Knaackstraße et de la Rykestraße. Chlupka a grandi en ex-RDA et vient alors de vivre son premier changement de monnaie, en passant de l’ost mark au deutsche mark. Il s’intéresse à la valeur et à l’importance de l’argent, fabrique ses propres billets pour son propre bar.

Wolfgang Krause, un artiste de Dresde, fonde en 1991 la galerie O zwei dans la Oderberger Straße. Il y exposait des photos et des peintures et était prêt, comme presque tout le monde alors dans le quartier, à faire des rencontres non conventionnelles. C’est ainsi que le poète Bert Papenfuß, qui s’intéressait à la valeur sociale de l’argent, fut invité par la galerie. La quatrième personne à rejoindre cette alliance fut C.H. Adam, un Suisse qui avait déjà utilisé l’argent dans un but artistique dans son pays natal, d’après Chlupka. Ce qui les réunissait tous les quatre était l’argent, mais pas en tant que « vil Mammon » (1). Ils s’intéressaient au rôle que joue l’argent dans la société. Ils se regroupèrent au sein de l’association Ioë Bsaffot. C’est de l’argot qui signifie faux papiers, explique Chlupka, et ils développèrent le concept de knochengeld.

Le terme de knochengeld renvoie à une idée de Diogène, qui pensait que l’argent devait sentir mauvais et ne pas pouvoir être conservé, car cela l’aurait empêché d’être stocké. Les artistes se référèrent également au théoricien de la finance Silvio Gesell (1862-1930), l’inventeur de la monnaie fondante. Lui aussi voulait que les gens utilisent la monnaie comme un moyen d’échange et ne puissent pas la thésauriser. Il préconisait que l’argent soit périssable, c’est-à-dire que sa valeur fonde au fil du temps. Ce type d’argent liquide au taux d’intérêt négatif serait dépensé plus vite, ce qui boosterait l’économie.

Knochen. Klaus Steak. Photo: D.R. / Courtesy : Nils Chlupkas (collection/archive).

5.400 billets numérotés à la main et signés
Les fondateurs de l’association basée à Prenzlauer Berg disposaient d’un bon réseau. Ils parvinrent rapidement à convaincre 30 commerçants et galeristes du quartier de participer à l’introduction de la monnaie alternative en gestation. En l’espace d’une semaine, ils trouvèrent 54 artistes pour concevoir les knochen. Les knochen étaient fabriqués avec divers matériaux, transmettaient toutes sortes de messages et leur conception graphique était différente. Leur seul point commun était leur taille et leur valeur. Chaque création fit l’objet d’un tirage de 100 exemplaires. Chacun des 5.400 billets fut numéroté à la main et signé. Afin de certifier leur validité, tous reçurent un coup de tampon de l’association Ioë Bsaffot.

Un billet valait 20 knochen, ce qui correspondait à 20 marks. Comme il était conçu pour être dépensé, il perdait chaque semaine un knochen de sa valeur totale, c’est-à-dire un mark. Les Knochen qui n’avaient pas été dépensés finissaient donc par ne plus avoir aucune valeur. Dans les points de collecte, c’est-à-dire dans les bars et galeries participants, chaque billet était tamponné afin de certifier qu’il avait été en circulation. Ceux qui n’avaient pas dépensé leurs knochen pouvaient acquérir des tickets qu’il fallait coller sur le billet afin de le réévaluer. Nous avons même demandé à la banque centrale du Land si ce que nous faisions était autorisé, explique Chlupka. Nous avons appris qu’en fait ce n’était pas légal, mais que nous pouvions tout de même le faire, étant donné que les knochen se référaient au mark. Et il s’agissait de toute manière d’une action artistique limitée dans le temps.

Knochen. Dietmar Kirves. Photo: D.R. / Courtesy : Nils Chlupkas (collection/archive).

Une galerie transformée en banque
La galerie O zwei devint la banque. Les billets pouvaient y être retirés contre des deustche marks ou bien être échangés contre des DM par les propriétaires des bars et des galeries. Dès le début, l’action artistique rencontra un succès total. Les collectionneurs d’art, les bons bourgeois venaient et nous arrachaient presque les liasses des mains, raconte Nils Chlupka. Dans chaque liasse se trouvait un exemplaire de chaque billet de 20 knochen.

Une liasse coûtait 1.050 marks. Ceux qui ne pouvaient pas se l’offrir, mais étaient à la « poursuite » d’un Knochen en particulier, dépensaient leurs billets acquis à l’unité et en achetaient de nouveaux jusqu’à ce qu’ils tombent — peut-être — enfin sur le billet souhaité. Il n’y avait aucune garantie. Mais cela ne faisait rien puisque les gens dépensaient de toute façon leur argent dans le quartier, où ils pouvaient aussi payer leur bière avec des knochen au lieu des marks, on ne payait rien en plus, explique le directeur de la banque.

C’est ainsi que débuta la circulation effective de l’argent. La monnaie alternative boosta et stimula les affaires. Au bout de sept semaines, c’était terminé. Lors de la vente aux enchères organisée pour la clôture, le Musée historique allemand et des institutions financières telles que la Deutsche Bank se portèrent acquéreurs, se souvient Nils Chlupka : Les knochen devinrent de plus en plus chers en tant qu’objets d’art.

Dans sa ferme à la campagne, il contemple 21 ans plus tard quelques billets de knochengeld. À Prenzlauer Berg, il ne peut plus rien payer avec, cet argent n’a aucune valeur là-bas. Ce n’est pas le cas dans le milieu artistique. Là, leur valeur négative a été remplacée par une valeur positive déterminée par le marché de l’art. Une liasse dont Chlupka a suivi les enchères sur Ebay a atteint la somme de 5.000 euros — c’était il y a deux ans. Heureux celui qui a amassé des knochen. Car le knochengeld, lui non plus, n’a pas d’odeur.

Stephanie Reisinger
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

 

(1) La divinité qui symbolise la richesse matérielle dans la Bible (NDLR).

décembre 2014 / février 2015

> Éditorial :

Les Faux-Monnayeurs
Notre rapport à l’argent reste complexe, pour ne pas dire plus… En tout cas de ce côté de l’Atlantique où nous conservons une sorte de pudeur aristocratique quand il s’agit de parler de nos revenus; que l’on soit salarié ou héritier (que le fantôme de Bourdieu sorte aussi de cet édito…).

Par contre, obéissant à la loi d’attraction / répulsion, l’argent est une puissante source de motivation et d’inspiration. Comme le sexe (au hasard), aucun tabou sur le plan de sa représentation et ré-interprétation artistique. Et la crise — en admettant que ce soit bien une crise et non un élément structurel de notre modèle économique — semble aiguillonner l’imagination des artistes.

Comme nous le montre le panorama des initiatives rassemblées par Shu Lea Cheang (rédactrice en chef invitée sur ce numéro), avec les conseils avisés d’Annick Rivoire (poptronics.fr), l’argent n’échappe pas à « la grande transformation » induite par le numérique : dématérialisation, mise en réseau, transparence, ouverture, etc. L’exact opposé de la verticalité et opacité des structures financières qui n’en finissent pas de s’effondrer sous nos yeux…

À l’heure des transactions électroniques, de la célérité des flux monétaires et de l’ubiquité des plateformes bancaires, l’homme semble hors-boucle de cette machine infernale qui génère des krachs 2.0. En parallèle, on assiste donc à l’émergence des premières monnaies virtuelles. Sans que cela soit pour autant la naissance d’une contre-utopie financière à échelle humaine.

Comme le soulignent certains intervenants, on y retrouve, bien au contraire, cupidité, spéculation, exploitation… Avec des symboles qui nous renvoient presque à l’âge des cavernes : l’analogie entre les mines d’or et le « minage » des bitcoins est saisissant. Aucun doute, ces monnaies dites virtuelles ne seront pas l’occasion de renouer avec la nostalgie des origines : celle du troc et du don, l’anti-thèse absolue de l’argent.

Il est d’ailleurs assez troublant de constater à quel point les pièces de monnaies tout comme les « fauxbillets » émis par des collectifs artistiques ou politiques ressemblent esthétiquement aux devises étatiques et reconduisent le grand jeu entre les libertariens et les libéraux… Ce qui est rassurant, c’est de savoir que les frères de la côte et les travailleurs de la nuit s’occupent régulièrement de leurs tirelires cryptées…

Reste que les alternatives monétaires proposées par les artistes et activistes traduisent des rêves d’affranchissement économique, indiquent d’autres pistes possibles bien qu’incertaines, symbolisent le potentiel apporté par les nouvelles technologies, et obligent néanmoins à repenser des circuits de distribution. En ces temps de disette, matérielle et intellectuelle, c’est déjà beaucoup.

Laurent Diouf – Rédacteur en chef

> Sommaire :
AglioMania : une nouvelle monnaie d’échange
L’argent, l’art et le gibling
Révolution en cours à Lewes, la ville adoptive de Thomas Paine
L’argent n’a pas d’odeur
Quand les artistes banquiers changent l’argent en art
Usages mineurs de l’argent
L’art réécrit l’histoire de l’argent
L’Afro fait circuler l’espoir de l’Afrique
Activisme culturel en Espagne face à la crise
Notre-Dame-des-Landes : omnia sunt communia
Leçons de désobéissance fiscale avec Nuría Güell
L’art en tant que commerce / Le commerce en tant qu’art
Les banques du temps
Survivre à l’argent
Bureau dÉtudes
Olga Kisseleva
Économie solidaire de l’art
Albertine Meunier
L’argent du silicium
La banque en réseau, ou l’émergence des économies de plateforme
Bitcoin, la fin du tabou de l’argent
Le bitcoin, reflet de la communauté matérielle humaine d’Internet
Au delà du bitcoin
Une année en bitcoin
Pourquoi j’adhère au culte du dogecoin
Quantitative easing : collecte et redistribution
L’équation de la Monnaie du Monde (W)
(Un) Manifeste pour une alternative monétaire P2P
L’art zéro euro
Économie 0
Imaginez le futur de l’argent

> Remerciements :
MCD remercie tout particulièrement Shu Lea Cheang (rédactrice en chef invitée sur ce numéro), Annick Rivoire et tous les rédacteurs et traducteurs qui ont participé à l’élaboration de ce numéro.

> English Version / Version Anglaise

we grow money / we eat money / we shit money

Editorial >

The Counterfeiters

Our relationship with money is complex, to say the least… On this side of the Atlantic, we preserve an almost aristocratic modesty when it comes to talking about our income, whether we are employee or heir.

On the other hand, obeying the laws of attraction / repulsion, money is a powerful source of motivation and inspiration. Like sex (just as an example), there is no taboo regarding its artistic representation and interpretation. And the crisis—assuming that it is indeed a crisis and not a structural element of our economic model—seems to spark artists’ imagination.

As we can see from the panorama of initiatives collected by Shu Lea Cheang (guest editor for this issue), along with consulting from Annick Rivoire (poptronics.fr), money is no exception to the “great transformation” brought on by digital technology—dematerialization, networking, transparency, openness, etc.—the exact opposite of the verticality and opacity of financial structures that continue to collapse before our delighted eyes…

In the age of electronic transactions, accelerated cash flow and ubiquitous banking platforms, humans seem to be out of the loop of this infernal machine generating 2.0 crashes. In parallel, we are witnessing the emergence of the first virtual currencies. Not to say that this announces a new financial counter-utopia on a human scale.

As some of the contributors point out, we find, on the contrary, greed, speculation, exploitation… along with symbols that send us back to the stone age—the analogy between the goldmines and the “mining” of bitcoins is arresting. No doubt, these so-called virtual currencies will not give us the chance to renew with our nostalgic origins of trade and donation, the absolute antithesis of money.

And it is rather troubling to see how the esthetics of both the coins and “fake-bills” distributed by the artistic and political collectives resemble state currencies, recalling the great battle between libertarians and liberals… It is reassuring to know that both coastal brothers and night workers regularly tend to their encrypted piggy banks…

Nonetheless, the monetary alternatives suggested by artists and activists express dreams of economic emancipation, indicate other possible yet uncertain paths, symbolize the potential of new media technologies, and still force us to rethink current distribution networks. In this time of penury, both material and intellectual, it’s already a lot.

Laurent Diouf
editor in chief
published in MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

MCD gives special thanks to Shu Lea Cheang, Annick Rivoire and all the writers and translators who contributed to this issue.