La base d’un vaste changement sociétal dans une Grèce minée par la crise

Ces dernières années, des espaces alternatifs se sont développés en Grèce, conséquence des effets négatifs des Mémorandums qui, depuis 2010, ont entraîné la montée du chômage (autour de 27% en 2013) et réduit les revenus (d’environ 30%). De nouvelles formes d’action collective ont émergé à l’instar des « mouvements des places » qui ont apporté d’importantes transformations à la culture politique et l’identité collective. Le « mouvement de la place Syntagma » a ainsi donné naissance à la première Banque du Temps, rebaptisée Banque du Temps d’Athènes (Athens Time Bank) et devenue un modèle.

Photo: D.R. / www.time-exchange.gr

Les « mouvements des places » ont été de véritables catalyseurs pour faire comprendre aux gens leur pouvoir de création « ici et maintenant » d’un monde dans lequel il est possible de vivre mieux sans l’intervention d’un parti politique ou de l’État. Au moment où nous écrivons ces lignes, de nombreux efforts sont faits pour mettre en place des Banques du Temps un peu partout en Grèce. Plusieurs municipalités les ont adoptées comme une forme de prestation sociale « bon marché », utilisant les financements mis à disposition par le Fonds structurel européen. Le présent article passe en revue les quatre principales Banques du Temps ancrées dans des communautés existant depuis déjà plusieurs années en Grèce (et plus précisément à Athènes) : les Banques du Temps d’Athènes, de Mésopotamie, d’Exárcheia et de Papagos-Cholargos.

2011, naissance de la Banque du Temps d’Athènes
La Banque du Temps d’Athènes (1) a été fondée en mai 2011 et compte environ 3000 adhérents. La Banque du Temps de Mésopotamie (2) a été fondée en 2011 par le mouvement social urbain du même nom mis en place en 2003, principalement pour aborder les problèmes liés aux espaces publics, à l’environnement et à la culture. Avec environ 120 membres à ce jour, elle permet 90 échanges par mois. La Banque du Temps d’Exárcheia (3), qui compte à ce jour environ 150 membres, a été fondée en 2012 à l’initiative de résidents locaux et traite de plusieurs problématiques sociales et culturelles (dont la xénophobie, la criminalité, etc.) Enfin, la Banque du Temps de Papagos-Cholargos (4) a été fondée en décembre 2012 à l’initiative de réseaux locaux de citoyens et compte environ 40 adhérents.

Mode opératoire
Le mode opératoire des Banques du Temps repose sur l’échange de services dont la valeur équivaut au temps passé à les accomplir, indépendamment du type de service rendu. La Banque du Temps de Mésopotamie est une exception dans la mesure où tout type de service équivaut à tout autre, indépendamment du temps nécessaire à sa réalisation, dans la mesure où les parties qui offrent et demandent lesdits services tombent d’accord.

D’ordinaire, les Banques du Temps imposent un plafond du nombre de crédits de temps qu’un individu peut facturer ou recevoir. Il s’agit ainsi de créer une sorte d’équilibre dans les services qu’un individu reçoit et ceux qu’il rend et d’encourager les participants à demander autant d’assistance qu’ils en apportent. Toutefois, la Banque du Temps de Mésopotamie est, là encore, une exception, car ses fondateurs croient que la liberté des échanges mène à davantage de transactions. Cette méthode a par la suite été adoptée à la Banque du Temps d’Athènes.

Les processus de prise de décision
Les processus de prise de décision se caractérisent par les principes de démocratie directe, d’ouverture et de transparence. Les principales décisions sont prises dans les assemblées générales. La prise de décision peut reposer sur un vote majoritaire (à la Banque du Temps d’Athènes, il faut 60% des votes), un consensus total (aux Banques du Temps de Mésopotamie et d’Exárcheia) ou bien un mélange des deux, selon la difficulté à trouver un consensus (c’est le cas pour la Banque du Temps de Papagos-Cholargos).

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Les décisions et exécutions des taches quotidiennes relèvent de la responsabilité d’une équipe de direction ou d’équipes de coordination qui se rencontrent en général une fois par semaine ou par mois et sont ouvertes à toute personne potentiellement intéressée. L’on veille à ce que l’appartenance à l’équipe de direction soit régulièrement renouvelée de façon à ce que tous les adhérents aient une chance d’y participer si cela les intéresse.

Services rendus
Quelques Banques du Temps ont développé des « spécialités ». Dans la Banque du Temps d’Athènes, par exemple, la priorité est donnée aux cours de langues étrangères et aux traductions ainsi qu’aux soins para-médicaux comme le massage ou la psychothérapie, mais aussi aux services informatiques dont le graphisme. Pour la Banque du Temps de Mésopotamie, 40% des services offerts sont liés à l’éducation et à la formation et couvrent 23 matières différentes, dont beaucoup correspondent aux programmes du lycée.

À la Banque du Temps d’Exárcheia, parmi divers services, des enseignants au chômage proposent des cours couvrant un grand choix de matières. Des membres de la Banque du Temps organisent aussi des bazars où des produits peuvent être échangés directement. La Banque collabore également avec deux cuisines collectives qui officient dans le quartier, où les membres peuvent prendre leurs repas et payer avec des crédits de temps que les cuisines peuvent ensuite encaisser à la Banque sous forme de services variés.

Participation
Bien qu’il n’existe pas de données précises sur les caractéristiques des adhérents, on remarque que les femmes sont plus nombreuses que les hommes et que les instigateurs sont des individus ayant fait des études. On y trouve très peu de jeunes de moins de 25 ans, car ces derniers vivent encore souvent chez leurs parents qui surviennent à leurs besoins. Un problème majeur au regard de la participation est la proportion des membres actifs par rapport aux adhérents.

Dans les Banques du Temps, seule une petite proportion d’adhérents est active à travers des échanges et/ou la participation aux réunions et assemblées. Ceci s’explique par le fait que bon nombre de personnes pensent qu’elles n’ont rien à offrir ou ne se sentent pas à l’aise avec les transactions sans argent. D’autres n’ont pas suffisamment d’expérience en termes de procédures de démocratie directe et peuvent ainsi hésiter à participer ou peuvent tout simplement manquer de… temps.

Objectifs
L’émergence de Banques du Temps en Grèce est née avant tout du besoin de contrecarrer les conséquences négatives des Mémorandums et des mesures d’austérité qui ont suivi. Dans ce contexte, l’objectif premier de la Banque du Temps d’Athènes est de s’assurer que le travail de chaque individu profite à ses congénères humains et non au marché ou à un particulier. Le but de la Banque du Temps de Mésopotamie est de subvenir aux besoins locaux à partir des ressources locales, de motiver et d’éduquer les citoyens pour qu’ils participent et agissent de manière collective.

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De même, l’objectif premier de la Banque du Temps d’Exárcheia est d’aider des groupes défavorisés en facilitant l’assistance et le soutien réciproque au niveau local. Au vu de la difficulté des conditions de vie dans le quartier (dues à la délinquance et au trafic de drogues), les objectifs de cette Banque du Temps incluent également l’amélioration de la qualité de vie qui passe par la baisse de la criminalité et de la violence. La Banque du Temps de Papagos-Cholargos cherche, quant à elle, à répondre aux besoins locaux en offrant des services sans argent et en renforçant la créativité et la capacité à œuvrer pour le bénéfice de tous par le biais de la réciprocité, de l’égalité et de l’absence de discrimination.

Résultats et aspirations
Les effets des Banques du Temps se font davantage sentir dans les sphères sociales et politiques que dans l’économie au sens large, car le volume des transactions reste trop faible pour créer une nette différence. Dans l’ensemble, les effets portent sur la construction d’un capital social qui augmente l’estime de soi des adhérents susceptibles, par ailleurs, de souffrir de solitude ou d’appartenir à des populations défavorisées. Il s’agit également d’éduquer et de former les gens pour qu’ils agissent de manière collective en se basant sur des principes de démocratie directe, de solidarité, de réciprocité et d’égalité en sachant appliquer ces principes au quotidien. Sur le long terme, la modification des pratiques quotidiennes par ces valeurs sous-jacentes pourrait mener à un changement social plus vaste.

Toutes les Banques du Temps souhaitent continuer à exister et devenir des points de référence majeurs pour ceux qui n’ont pas d’autres moyens de subvenir à leurs besoins, mais aussi contribuer, de manière plus générale, à faire comprendre aux gens qu’ils peuvent pallier leurs besoins grâce à des alternatives à l’économie de marché. Un mode de fonctionnement collectif et solidaire est nécessaire pour renforcer la confiance en soi et en autrui et construire des fondations libérées de la peur et sur lesquelles pourra s’ériger un vaste changement sociétal.

Épilogue
Les Banques du Temps Grecques prouvent l’existence de solutions alternatives pour les transactions socio-économiques, qui reposent sur les valeurs telles que la démocratie directe, la confiance, l’égalité et la réciprocité, établissant ainsi un nouveau sentiment de communauté locale et encourageant une vision et une pratique alternatives de la valorisation du travail. Les adhérents des Banques du Temps grecques ont une vision réaliste du rapport entre les Banques du Temps et l’économie de marché. Ils se rendent compte qu’à leur échelle et leur taille actuelles ces initiatives ne sont pas les mieux placées pour entraîner un changement radical. Cependant, leurs aspirations qui visent à passer à l’échelle supérieure et changer la manière dont les gens pensent et vivent, témoignent d’un désir d’entraîner une transformation sociale plus large.

Karolos Losif Kavoulakos, Giorgos Gritzas & Effie Amanatidou
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) www.time-exchange.gr/ (dernière visite 31 mai 2014).
(2) http://trapezaxronoumesopotamia.blogspot.gr/ (dernière visite 31 mai 2014).
(3) http://exarchia.pblogs.gr/ (dernière visite 31 mai 2014).
(4) http://trapezaxronou.weebly.com/ (dernière visite 31 mai 2014).

Né en 2012 en Autriche, le gibling est une monnaie communautaire distribuée par Punkaustria. Le gibling, qui appartient à tous ceux qui investissent ou aux entreprises individuelles, aux artistes, à tous les acteurs culturels et aux partenaires qui s’intéressent aux structures autonomes, s’utilise dans une cinquantaine d’institutions partenaires, implantées dans un contexte culturel et urbain à Vienne, Linz et Graz. En marge de son existence réelle en tant que monnaie d’échange, le gibling se transforme de plus en plus en œuvre d’art.

Monnaie communautaire
Le gibling en tant que tel est plus qu’une monnaie communautaire — il est à la fois une expérience et un système ouvert. Il se réfère d’un point de vue historique et idéologique aux monnaies régionales qui, en temps de crise, relient la valeur de l’argent à une valeur des marchandises et des services indépendante de la spéculation et ont pour rôle de renforcer l’économie locale. Comme on peut le lire sur Internet au sujet du gibling : les partenaires bénéficient d’une petite communauté, car en général de nombreux giblings sont en circulation. En opérant ce raccordement, le gibling n’a pas seulement pour but d’agir sur un plan régional, mais de s’adresser à une communauté suprarégionale, de renforcer les milieux artistiques et culturels dans un contexte plus large.

Le gibling table sur un flux réel de marchandises et de services à la base, mais il est cependant, d’après Franz Xaver, son inventeur et l’un des gérants de Punkaustria, une expérience sociale et pas une vision économique. En tant que monnaie communautaire, le gibling est en tout cas une invitation à un processus dynamique de la participation. Se servir du gibling comme moyen de paiement fonctionne — et cela a aujourd’hui du sens, en particulier en ce qui concerne les petits montants. Concrètement, cela se présente ainsi : sur la base d’un taux de change de 1:1 vis-à-vis de l’euro, la monnaie communautaire peut être changée chez Punkaustria et mise en circulation dans les différentes institutions partenaires, où elle est associée à diverses réductions.

De la même façon, le gibling peut être rééchangé, ou plus exactement doit l’être aussi de temps en temps, soit en euros soit en giblings du moment d’échange — car les billets sont entièrement reconçus chaque année et les anciennes coupures détruites par Punkaustria. Autrement dit : lors de leur rééchange, qui est permis durant encore quelques années, les giblings subissent de manière graduelle une perte de valeur exprimée en pourcentage, qui tombe à zéro au bout de cinq ans. Il n’y a donc pas de limitation en matière de quantité d’argent, mais de durée de la valeur dans le temps. Cette actualisation doit permettre à l’argent de rester en circulation, de faire en sorte qu’il ne soit pas stocké ou s’accumule ailleurs, bref qu’il ne soit pas possible de le faire fructifier mais qu’il reste principalement une unité d’échange. Pour garder les giblings en circulation, Punkaustria et ses utilisateurs doivent cependant rester relativement actifs, changer et rééchanger leurs devises sur place ou par la poste à plusieurs reprises — ce qui reflète d’une jolie façon le chemin emprunté par l’argent et ses raccordements universels au système.

Objets monétaires
Je suis moi-même une utilisatrice du gibling à mes heures. Dans les magasins qui apposent le slogan We accept gibling sur leur porte, j’accepte depuis peu avec plaisir qu’on me rende la monnaie en gibling (ce qui, en raison des efforts que cela représente en matière de comptabilité, n’est pas possible partout), que je dépense ensuite ailleurs à mon tour. En dehors de cela, la plupart du temps j’ai quelques billets dans mon portefeuille, et j’en conserverai certains comme objets de collection, presque comme objets monétaires réinventés chaque année. Comme j’ai pu le constater, d’autres personnes les collectionnent également, ce qui laisse à penser que le gibling a une valeur en tant qu’objet en soi.

En effet, le système du gibling ne peut pas être uniquement envisagé comme une expérience sociale et/ou de circulation monétaire. Il est ici question d’affirmer que l’art lui-même est transformé en monnaie, car des artistes se voient confier la conception des billets. Le premier tirage du gibling a été conçu par la Linzoise Oona Valarie. C’est Leo Schatzl qui a dessiné la seconde série de giblings, qui, à y regarder de plus près, évoque magnifiquement l’informe. Pour la troisième édition, 2014/2015, qui est donc la plus récente, c’est l’artiste viennoise Deborah Sengl qui a été engagée — tout compte fait, ce processus esthétique signifie que le gibling est en train de se muer en œuvre d’art.

Expérience du marché de l’art
Je retrouve également cette affirmation en épluchant la page d’accueil du site Internet dédié au gibling. On y parle là aussi d' »œuvres » d’artistes ou de « travaux à échanger ». Je trouve que c’est une qualité charmante et caractéristique du gibling qu’il ne puisse pas être acheté et vendu uniquement contre des euros en tant qu’œuvre d’art, mais que, pour ainsi dire, il s’insère au quotidien dans la circulation de marchandises et de services : la monnaie se transforme en œuvre d’art, l’œuvre d’art se transforme en monnaie et peut de cette façon redevenir liquide à tout moment. De plus, les billets de 500 giblings des deux dernières éditions sont également proposés sous forme de tirages artistiques. De la même manière que les coupures de 1, 2 et 5 giblings, ils sont pourvus de tous les insignes optiques propres à l’argent.

Le gibling n’est ainsi pas uniquement une œuvre d’art, il est aussi en soi une déclaration symbolico-esthétique, ambiguë et complexe vis-à-vis du monde de l’art : le gibling est-il aussi une déclaration subversive vis-à-vis de l’aspect spéculatif qu’ont en commun l’art et l’argent ? Punkaustria sait en tout cas, une fois passé le dernier délai d’échange des billets périmés, combien de giblings de l’édition concernée existent encore et peut ainsi après coup définir un nouveau nombre de tirages. Le gibling serait aussi une expérience du marché de l’art, du moins semble-t-il copier certains mécanismes du marché de l’art. La quantité de giblings aujourd’hui en circulation, d’après les chiffres disponibles en août 2014, et qui comprend les deux premières éditions ainsi que les tirages artistiques de billets de 500, s’élève à 16 000 giblings.

Revenons au point sensible de la spéculation. Ce que le marché de l’art fait, en doublant ou quadruplant des valeurs quasiment à partir de rien, le système capitaliste le fait habituellement de la même façon avec des sommes d’argent : c’est ainsi que les banques et les bourses parviennent avec des crédits et des actions à créer des sommes d’argent à partir de rien, de la confiance, en leur donnant une valeur qui, dirons-nous, se base une croyance plus ou moins fondée en la productivité économique existante.

Givecoin : Yes, let’s fuck the money
Fait remarquable, Punkaustria s’est lancé au début de l’année dans les monnaies cryptées et a créé le givecoin, en dépit de son intention de départ de s’inscrire dans l’économie réelle. À l’instar du célèbre bitcoin, les monnaies cryptées constituent une monnaie communautaire digitale ainsi qu’un système monétaire parallèle, qui ne se base plus seulement sur la puissance de calcul, la participation et la spéculation — elles ne font plus commerce avec rien, ou plutôt, avec le point le plus sensible du système capitaliste, la pure croyance quasi-religieuse, détachée de l’économie réelle, en l’argent ou en son abstraction.

Avec pour slogan Yes, let’s fuck the money, Punkaustria a désormais sa propre monnaie cryptée, le givecoin, qui se positionne au moins de façon systémique vis-à-vis du bitcoin : il s’agit là encore d’une approche expérimentale et l’on souhaite aussi, en ce qui concerne les monnaies cryptées, miser sur un système ouvert de l’élargissement discursif. Certes, les monnaies cryptées sont également un système parallèle, mais de par leur pensée spéculative, elles vont totalement à l’encontre d’une monnaie régionale, qui dans son utilisation concrète en tant que système de bons d’achat ne veut ou ne doit pas réaliser d’opérations commerciales lors desquelles l’argent commence à travailler lui-même.

Entre expérience sociale et abstraction du « coin »
Qu’est-ce donc que le gibling ? C’est pour moi tout compte fait un cadre de référence monétaire ouvert, qui renvoie certes à certaines références historiques, mais qui navigue singulièrement entre système de bons d’achat, argent, expérience sociale, art et abstraction du « coin ». Le gibling est une offre à plusieurs niveaux, un dispositif expérimental et en tant que tel une prise de position critique en soi. Dans l’esprit du croisement classique du travail d’initiative et artistique, il est à la fois une offre et une contestation. Avec son initiative pratique de l’agir, de la participation et de la production de canaux de pensée, il s’insère également dans une posture dont se réclament de nombreux artistes, celle de la protestation en tant que première nouvelle forme d’art du XXIème siècle (1), toutefois sans tomber dans des mécanismes de contestation sans portée critique.

On pourrait faire remarquer qu’il ne parvient pas vraiment à choisir ce qu’il désire être. Cependant sa force réside dans cette indéfinition. Afin de souligner cette affirmation, j’emprunte quelques notions et idées fondamentales à Bruno Latour (2) : selon sa pensée, les choses sont aujourd’hui des constructions mélangées — plus les affaires ont été séparées de manière rationnelle en surface, plus elles forment sous la surface des hybrides, des collectifs à partir de faits en mouvement et de matters of concern largement laissés de côté. En tant qu’entité à la fois matérielle et immatérielle, l’argent se prête bien à une refonte de la conception d’une histoire hybride des idées, des valeurs pratiques, factuelles, et d’un propre « récit d’importance ». Vu sous cet angle, le gibling peut effectivement agréger ces nombreux aspects et s’améliorer grâce à un collectif disparate d’idées et de faits qui n’a pas d’utilité première.

Il est à la fois concret et symbolique, il constitue une matérialité qui lui est propre, émane du système monétaire régional de Silvio Gesell cité plus haut, mais non pas pour suivre cette idée et ses applications tout à fait critiquables, mais pour s’approcher d’une accumulation de choses supplémentaires, d’un deuxième système de participation socio-alternative, d’une posture d’autonomie, d’un troisième système artistique, qui exprime une résistance esthético-symbolique, et d’un quatrième système de monnaie cryptée qui est presque aussi éloigné des monnaies régionales que le sont les petites coupures de giblings de l’édition artistique du billet de 500. Dans cette optique, l’argent se transforme en quelque chose d’autre, peut-être en un récit en mouvement qui lui est propre, peut-être en un quasi-objet d’art (3), c’est-à-dire un collectif de contestation et d’art au sens latourien, peut-être même en une nouvelle histoire des idées du don ou de la dépense (4).

Il semble qu’une forte intention soit à la base du gibling, il ne définit pourtant rien comme achevé mais s’oppose, ajoute, reste ouvert, est en évolution. Une telle initiative est en vogue en temps de crise, offre un nouveau regard, met à jour des mécanismes et porte aussi parfois d’étranges bourgeons médiatiques : c’est ainsi que le gibling a été médiatisé à l’occasion de la crise chypriote par la chaîne de télévision nationale ORF. Lorsque les Chypriotes n’ont soudain plus pu retirer d’argent dans les distributeurs de billets en 2013, la filiale de Punkaustria est soudain devenue un interlocuteur prisé, au côté de la banque nationale autrichienne, pour les questions liées aux alternatives à la monnaie. Assez absurde. En attendant, on pouvait investir avec le gibling dans une boisson au Café Strom du Linzer Stattwerkstatt, lieu de naissance du gibling et lieu de résidence de Punkaustria. Cela reste évidemment toujours possible. Les choses et les urgences changent parfois très vite.

Tanja Brandmayr
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

Visuels: Gibling 2014. Design : Deborah Sengl. Photo: D.R.

(1) Citation de Peter Weibel.
(2) Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (La Découverte, 1991)
(3) Le terme de « quasi-objet d’art » est une réaction sémantique inspirée par le concept latourien de « quasi-objet ».
(4) NDT : le mot gibling est formé à partir de la racine Gib, qui évoque à la fois les verbes geben (donner) et ausgeben (dépenser).

L’ombre de la mort du capitalisme durera plus longtemps que son histoire même, et l’argent s’accumulera encore. Pour échapper à la dialectique de la domination et de la résistance, du gain et de la perte, l’artiste Grégory Chatonsky propose de réfléchir à une Économie 0 qui ne s’oppose ni ne s’associe au libéralisme.

Paolo Cirio, Google Will Eat Itself. Installation, 2005. Photo: D.R.

La crise que nous traversons n’est pas une crise. C’est une extinction. Pourtant nous savons qu’il est possible que tout continue comme avant, en pire. L’ombre de la mort du capitalisme durera plus longtemps que son histoire même, l’argent s’accumulera encore jusqu’à mettre en cause les conditions de la domination. On veut proposer des alternatives, des utopies et des non-lieux, l’autogestion et le partage, l’open source, la contribution, la solidarité ou le blockchain, que sais-je encore, on cherche éperdument. On veut en sortir, c’est encore une façon de continuer.

En 1972, Jean-François Lyotard avait désigné le caractère Énergumène du capitalisme et l’impossibilité de développer une résistance externe, parce qu’on continuerait alors à se soumettre aux valeurs de + et -, de profits et de pertes, c’est-à-dire de joie et de peine, un espoir menacé, la machinerie des affects dominés. La révolution est encore affaire de profit et de bilan, son messianisme est aussi un pari sur un gain à venir. La critique se fait l’objet de son objet, s’installe dans le champ de l’autre, accepte les dimensions, les directions, l’espace de l’autre au moment même où elle les conteste (1).

Exploitation ad lib.
Il n’y a pas de limite séparant l’intérieur et l’extérieur du système, mais un voyage aléatoire, une capacité à tout intégrer d’avance, résistance comprise, à faire n’importe quoi pourvu que ça dure à la limite du précipice. Cette intégrativité déréglée du capitalisme est fondée sur le développement d’une société industrielle qui considère toutes choses comme une source potentielle d’energeia.

En transformant la matière première on peut l’utiliser, de sorte que l’exploitation est sans limites, elle concerne la terre, le cosmos, tout ce qui est. Marx avait défini l’argent comme équivalence générale (2). L’argent est quelque chose qui vaut pour toute chose, comme toute matière peut être convertie en énergie : La monnaie n’est pas valeur en soi, mais l’opérateur de la valeur. Elle est surtout fondamentalement l’effet d’une croyance collective en l’efficacité de son pouvoir libératoire puisque chacun, pour accepter le signe monétaire, tire argument de ce que les autres l’acceptent également et réciproquement (3).

Paolo Cirio, Google Will Eat Itself. Installation, 2005. Photo: D.R.

Le neutre économique
Certains phénomènes contemporains semblent pourtant échapper à la dialectique de la domination et de la résistance, du gain et de la perte. Les dépenses et les gains y sont équilibrés et annulent l’attente affective. C’est une économie 0 qui ne s’oppose ni ne s’associe au libéralisme. Elle y est indifférente parce qu’elle sait combien toutes les contre-propositions au pouvoir sont un reflet de son emprise. Le neutre économique désigne un espace apathique ni extérieur ni intérieur au système des échanges. Cette logique du « ni ni » n’est pas une manière de suspendre l’économie, encore moins de la dénoncer, il ne s’agit pas d’une attitude passive, mais de mettre en place des stratégies qui défient les clivages identitaires.

Il y a de l’inappropriable. Car les pertes et les profits construisent des affects, craintes et satisfactions, attente ou précipitation, défense ou prédation. Ces affects diminuent la puissance des flux en retenant, en délivrant et en identifiant. Ils cherchent à les stabiliser dans des formes substantielles. Avec l’économie 0, il s’agit de laisser les flux couler, beaucoup ou peu, de manière contingente. Extraction, coupure, décodage et encodage des flux sont des fonctions de production, non de bilan. Le bilan arrête l’écoulement conçu comme une hémorragie à soigner. La production exprime la contingence : tout est possible. L’économie 0 n’est pas une économie a minima de subsistance. Les flux dépensés peuvent être importants, peu importe puisqu’il n’y aura ni perte, ni gain, ni déception, ni satisfaction, nulle espérance en un avenir meilleur ou pire, simplement la factualité de ce qui est effectivement produit.

Contingence des affects
En 2001, un informaticien allemand rencontre à son domicile un ingénieur après plusieurs échanges sur Internet. Au cours de la soirée, avec son consentement, il le dévore. Toute offre peut trouver sa demande sur Internet, l’anthropophagie est autophagie. Le réseau n’est pas l’espace d’une nouvelle liberté permettant de filer le long de rhizomes, remplaçant la verticalité du pouvoir par l’horizontalité des multitudes. Il est aussi affaire de protocoles (4), de fluidification contrôlée. Il est le lieu du possible : tout peut être parce que tout est.

Partout des images qui ne représentent rien, elles se produisent d’elles-mêmes, imprévisibles et turbulentes, tourbillonnaires. Il n’y a plus perte ni gain, plus de convertibilité, mais simplement la contingence des affects. L’économie 0 est à l’œuvre dans des dispositifs autoréférentiels qui se nourrissent d’eux-mêmes. Ils adoptent la rétroaction cybernétique comme un principe de production matérialiste. Ainsi, lorsque Viola branche, dans Information (1973), la sortie d’une machine sur l’entrée d’une autre machine, il produit non seulement un signal qui ne représente rien, mais il met en boucle cette production qui devient un processus continu et variable : chaque fois que je poussais le bouton, cela donnait quelque chose de différent (5).

Stefan Tiefengraber, User Generated Server Destruction. 2014. Photo: D.R.

Art autodestructif
Google Will Eat Itself (2005) de Paolo Cirio, Alessandro Ludovico et ubermorgen (6), génère des revenus par des publicités Google permettant d’acquérir des actions de la même entreprise. Tout se passe comme si Google s’achetait lui-même. A Tool to Deceive and Slaughter (2012) de Caleb Larsen (7) est un cube en vente sur Ebay qui, toutes les 10 minutes, vérifie si son enchère est terminée, auquel cas il se remet automatiquement en vente. Si quelqu’un l’a acheté, alors l’ancien propriétaire doit envoyer au nouvel acquéreur l’objet afin que le cycle recommence. Avec User Generated Server Destruction (2014) de Stefan Tiefengraber, il est possible de se connecter à www.ugsd.net et de piloter des marteaux qui détruisent un ordinateur sur lequel est hébergé le site.

Gustav Metzger a développé depuis 1959 un art autodestructif (8) intégrant l’ordinateur et l’ensemble des activités humaines à des processus de dislocation ne produisant aucun reste ou ruine. L’entropie est renversée par une autodestruction qui témoigne du caractère compulsif de la consommation et de l’obsolescence programmée des objets. Elle devient une autoproduction et accélère (9) par là même jusqu’à un point 0 qui n’est plus dans l’espace du capital, parce qu’elle ne le reconnaît plus.

Gregory Chatonsky
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Ce texte reprend un fragment du texte original, publié sur Internet le 4 juin 2007 : http://chatonsky.net/fragments/economie-0/

(1) Lyotard, J.-F., 1994, Des dispositifs pulsionnels, Galilée, p. 24.
(2) Marx (1872), Le Capital, Lachâtre, p. 26.
(3) Lordon F., 2010, Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, pp. 27-28.
(4) Galloway, A. R., & Thacker, E., 2007, The Exploit: A Theory of Networks, Minneapolis, University Of Minnesota Press.
(5) Interview donnée à Paris, aux Cahiers du Cinéma, en février 1984.
(6) www.paolocirio.net/work/gwei/
(7) http://caleblarsen.com/projects/a-tool-to-deceive-and-slaughter/
(8) http://oldsite.english.ucsb.edu/faculty/ayliu/unlocked/metzger/selections.html
(9) http://criticallegalthinking.com/2013/05/14/accelerate-manifesto-for-an-accelerationist-politics/

une monnaie doit être affectée par l’environnement dans lequel elle circule

Bureau d’études est un duo d’artistes français formé à la fin des années 1990 par Léonore Bonaccini et Xavier Fourt, connu pour son travail cartographique sur la gouvernance mondiale. Le duo se définit comme un groupe conceptuel qui collabore avec de nombreuses personnes ou groupes artistiques, militants, résilients. Depuis 2009, ils ont intégré un projet complet de friche rurale en Allier avec épicerie bio, terres agricoles cultivées en biodynamie, école, salle de spectacle, association de production culturelle et gîte rural. Ils y développent une réflexion sur l’argent.

© Bureau d’Études

Quand avez-vous commencé à travailler sur la question des échanges de biens ?
Notre première approche de la question fut un temps de réflexion sur le statut de l’artiste organisé en 1998 avec le Syndicat Potentiel, un regroupement d’artistes et/ou chômeurs de Strasbourg. L’idée de zone de gratuité est alors venue en réponse à la question du travail gratuit des artistes, qui interviennent dans le champ de l’économie symbolique, subventionnée, sans être eux-mêmes rémunérés. Les artistes agissent dans une économie de la gratuité et à la différence des chômeurs, par exemple, ils n’ont pas d’allocations.

Quelle forme artistique cela a-t-il pris ensuite ?
Il y a eu deux moments. Le premier fut la création d’une zone de gratuité en 1999 dans un centre d’art en Alsace, puis dans une galerie d’art, rue des Taillandiers à Paris. À cette occasion, nous avions mis en place un questionnaire pour savoir comment la gratuité était perçue et comment elle pouvait se développer dans l’espace urbain. Nous avons organisé des collectes de biens redistribués dans le magasin, des requalifications et confections d’objets donnés, un système de prêt gratuit de vêtements de valeur. Le projet a reçu une bonne couverture médiatique et cela a suscité un afflux de monde et par la suite, il y a eu des petites zones de gratuité temporaires installées ici et là.

Le deuxième moment a été un commissariat d’exposition en 2000 au Cneai, le Centre national de l’art imprimé à Chatou, avec l’exposition Pertes et profits. L’idée générale était de demander à des artistes de proposer des formes d’échange qui puissent prendre la forme d’un don, d’un prêt, d’un troc, d’un vol… Un protocole invitait les artistes à proposer des procédures de transaction. Ces procédures ont été mises en œuvre dans quatre zones : zone de vente, zone de gratuité, zone de troc, zone d’emprunt. Le public devait apporter des biens, des expressions, pour entrer dans les propositions des artistes.

© Bureau d’Études

Vous avez pris un nouveau tournant en 2009 en vous installant en Allier dans une friche rurale. Quelles sont vos motivations ? Le projet a-t-il à voir avec une volonté de résilience ?
Le musée d’art moderne ou sa forme marchande, la galerie, sont les doublures du laboratoire et du grand magasin, le fétichisme des œuvres d’art imite le fétichisme de la marchandise et les expérimentations culturelles dans le « white cube » imitent les expérimentations scientifiques in vitro. Il existe pourtant d’autres pratiques artistiques que celles qui s’inscrivent dans ce triangle musée-grand magasin-laboratoire. Ces pratiques contribuent à la formation d’une autre spatialité que celle, abstraite, du capitalisme tardif.

Elles sculptent des localités en partant des relations de réciprocité qui lient les uns aux autres les lieux et les êtres qui s’y trouvent, en sélectionnant les relations qu‘ils veulent cultiver avec d’autres localités autour du globe, et ce faisant, contribuent à définir ce que pourrait être une résilience culturelle. C’est à la cartographie en acte de cette spatialité et de cette résilience culturelle que nous nous sommes attelés en Allier depuis cinq ans. L’expérimentation locale permet ici l’articulation des expériences fondamentales de l’existence humaine (vie, mort, sommeil…) aux structures sociales fondamentales (propriété, monnaie, communs…) qui en sont l’expression.

Comment approchez-vous la question de l’argent ?
Nous travaillons à la mise en place d’un réseau monétaire non plus abstrait et inconscient, comme l’euro ou le dollar, mais émergeant à même les réseaux sociaux, productifs et commerciaux d’un territoire. Un tel réseau — qui est une cartographie en acte — doit permettre de rendre conscientes les relations qui se tissent et forment la vie sociale d’un territoire, de le renforcer et lui donner du crédit.

La monnaie euro ne garde pas, en effet, les traces du territoire dans lequel elle circule et reste aussi abstraite que les éléments du tableau chimique de Mendeleïev. Nous pensons qu’une monnaie doit être affectée par l’environnement dans lequel elle circule comme les minerais le sont en réalité. De même, une comptabilité locale ne peut être enfermée dans une comptabilité en partie double, mais doit être imprégnée de la localité qu’elle reflète. Et nous aimerions que cette autre monnaie, cette autre relation à la propriété ou aux objets, puisse être considérée comme autant d’actions plastiques se substituant aux ready-mades, aux formes mortes reçues abondamment par les canaux de distribution du capitalisme mondial intégré, cette Zone qu’en Stalker nous parcourons.

propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Le 0EURO est à la fois un nouveau billet de banque et une œuvre d’art illimitée, numérotée et signée, dont la valeur nominale est 0 (zéro). Elle promet de payer… absolument rien à son porteur s’il en fait la demande. D’un côté, l’échange de devises et le marché financier et, de l’autre, le marché de l’art, opèrent selon leurs propres mécanismes de marché, qui ne sont pas forcément logiques. Quelle est la vraie valeur du « rien » sur le marché ?

Zéro Euro. © Michael Aschauer

Zéro
Durant des millénaires, la notion de zéro n’existait absolument pas en Europe. Ni les Grecs ni les Romains ne lui avaient attribué de symbole, encore moins de nom. Le concept du zéro en tant que nombre mathématique trouverait son origine en Inde au septième siècle. Il a fallu six siècles de plus pour qu’il soit importé en Europe par les Arabes à travers le système numérique indo-arabe que nous utilisons encore aujourd’hui. Une longue période de débats philosophiques et théologiques a été nécessaire pour que le zéro soit enfin accepté dans une Europe dominée par le christianisme, car il remettait sérieusement en question les preuves de l’existence de Dieu et la doctrine d’Aristote établissant sa vision du monde. Mais les mathématiques sophistiquées avaient besoin d’un zéro. Et pourquoi a-t-on besoin d’un système mathématique sophistiqué ? Pour l’économie bien entendu ! (1)

Euro
Le 0EURO est l’ajout parfait à la série de billets déjà existants en euros. Il mesure 113 x 55 mm. Soit une taille inférieure proportionnellement à celle du billet de 5 euros et qui correspond exactement à ce que serait (s’il existait) le billet de 1 euro. Avec le lancement des billets en euro le 1er janvier 2002, l’Union européenne a non seulement créé une zone de monnaie commune (suite à l’instauration d’une zone économique commune), les billets en euro sont aussi devenus les vecteurs d’une identité et d’une solidarité européennes communes. La devise politique a elle aussi acquis ses billets : pour éviter toute discorde entre États membres, les dessins de la première série de billets d’euros signés Robert Kalina, un illustrateur autrichien spécialisé dans la monnaie, ne représentent aucun bâtiment ou personnage réel, mais des édifices fictifs prototypiques d’ères et de styles architecturaux de l’histoire européenne.

Zéro Euro. © Michael Aschauer

Les fenêtres, arches et portes au recto doivent symboliser l’innovation et l’ouverture au sein de l’Europe, tandis que les ponts au verso sont censés représenter les connexions entre l’Europe et le reste du monde. Par conséquent, le recto du billet 0EURO est laissé vide, un vide sur lequel figure le croissant de lune de la Turquie. Le pont s’inspire d’un modèle original existant : le Most Slobode ou pont de la Liberté à Novi Sad, en Serbie, tel qu’on pouvait le voir en 1999 après son bombardement par l’OTAN (jusqu’à ce qu’il soit finalement reconstruit et réouvert en 2005, grâce à des travaux financés en grande partie par l’UE, source de discordances politiques) (2).

Art
De « Art = Capital » (Beuys) à l’ »Art Capital ».
De la Rareté à la reproduction mécanique.
De la reproduction mécanique aux copies numériques illimitées :
L’Œuvre d’Art à l’Ère d’une Société à Coût Marginal de Zéro ? (3)

Michael Auschauer
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) Comme le souligne John D. Barrow, le zéro est absolument essentiel et indispensable au développement d’un système mathématique progressif et commercial : Plus vous devez laisser d’espace, plus il devient difficile de juger. C’est pourquoi, au final, les systèmes de notation positionnelle doivent inventer un symbole lui correspondant pour marquer une tranche vide dans leur représentation positionnelle d’un nombre. Plus leur système commercial est sophistiqué, plus grande est la pression de mettre en place cet élément. John D. Barrow, The Book of Nothing, 2001.

(2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Pont_de_la_libert%C3%A9_(Novi_Sad)

(3) Jeremy Rifkin, La nouvelle société du coût marginal zéro : l’Internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme (Les Liens Qui Libèrent, 2014)

A currency should be affected by the environment in which it lives

Bureau d’études is a French artist duo formed in the late 1990s by Léonore Bonaccini and Xavier Fourt best known for their creative mapping of global governance. The duo defines itself as a conceptual group, having collaborated with a number of artistic, militant and resilient individuals and collectives. Since 2009 they involved in a complete project to rehabilitate a rural wasteland in the Allier department of central France, with an organic grocery store, biodynamically cultivated farmland, a school, theater, organization for producing cultural events and a farmhouse. These days, they’re thinking about money.

© Bureau d’Études

When did you start tackling the issue of exchanging goods?

Our first approach to the issue was a discussion on the status of the artist organized in 1998 with Syndicat Potentiel, a group of artists and/or unemployed people in Strasbourg. We came up with the free zone in response to the question of artists working for free, intervening in the symbolic and subsidized economy, without being paid themselves. Artists work for free in this economy, but unlike the unemployed, for example, they don’t receive any benefits.

What artistic form did it take afterwards?

There were two big moments. The first was when we created a free zone in 1999 in an art center in Alsace, and then in an art gallery on Rue des Taillandiers in Paris. During that time we passed around an urban questionnaire to learn how free work was perceived and how it could be developed in urban space. We organized drives to collect goods that were redistributed in the store, requalifications and confections of donated objects, a free borrowing program for clothes with more value. The project received good media coverage, which attracted a lot more people, and afterward several more little temporary free zones were installed here and there. The second moment was when we curated the Losses and Profits exhibition at the French Cneai (National Center for Printed Art in Chatou) in 2000. The general idea was to ask artists to propose certain kinds of exchange, such as a donation, a loan, an exchange, a theft… A protocol invited the artists to suggest a procedure for the transaction. This procedure was applied in four zones: selling zone, free zone, exchange zone, borrowing zone. People had to bring goods, expressions, in order to enter the artists’ space for exchange.

© Bureau d’Études

These past years you also took a new direction by settling in a rural wasteland in Allier. What motivated this project? Is it inspired by a desire for resilience?

The modern art museum, or its commercial form, the art gallery, are the counterparts of the laboratory and the department store. Fetichism for artworks imitates fetichism for merchandise, and cultural experiments in the white cube imitate scientific experiments in vitro. However, there exists other artistic practices besides those represented in this museum-department store-laboratory triangle. These practices form a different space from the abstract space of late capitalism. They sculpt localities based on mutual relationships that connect the places and the people who live there, selecting the relationships that they want to cultivate around the globe, and by doing so, contribute to what could be defined as cultural resilience. For the past five years in Allier, we have devoted ourselves to mapping in action this space and this cultural resilience. This local experiment allows us to articulate fundamental experiences of human existence (life, death, sleep…) around fundamental social structures (property, currency, commons…) through which they are expressed.

How do you approach the question of money?

We are currently working on implementing a monetary network that is not abstract or unconscious, like the euro or the dollar, but rather that emerges from the social, productive and commercial networks of a territory. Such a network—which is indeed mapping in action—must make us conscious of the relationships that weave and form the social life of a territory, that reinforce it and give it credit.

The euro currency shows no trace of the territory in which it circulates and remains as abstract as the chemical elements of the periodic table. We believe that a currency should be affected by the environment in which it lives, just as minerals are in reality. Similarly, local accounting cannot be locked into a double-entry accounting system, it must be marked by the locality that it reflects. And we would like this other currency, this other relationship to property or objects, to be considered as sculptural acts that have replaced ready-mades, dead forms abundantly received by the distribution channels of integrated world capitalism, this Zone that we stalk through.

interview by Ewen Chardronnet
published in MCD #76, “Changer l’argent”, déc. 2014 / févr. 2015

Bureau d’études is Paris based Léonore Bonaccini and Xavier Fourt who have been producing cartographies of contemporary political, social and economic systems.
http://bureaudetudes.org

Les devises alternatives répondent dans l’urgence à une crise économique, au manque de devises « officielles » et sont généralement le fruit d’initiatives volontaristes favorisant des économies locales parfois mal desservies. Mais elles peuvent tout autant être créées en tant qu’œuvres d’art, pour susciter la réflexion et apporter de la beauté à l’argent, d’ordinaire considéré comme uniquement pratique… voire sale.

Time Bank Currency. Design Lawrence Weiner. Photo: © Julieta Aranda

Valeur artistique intrinsèque

Devin Balkind, spécialiste en technologies pour l’ONG Sarapis.org, propose que les musées créent leur propre monnaie, qui s’appuierait sur leurs inestimables collections d’œuvres d’art. Pour lui, les musées sont parmi les institutions démocratiques les plus riches de nos villes, en contraste souvent frappant avec la pauvreté des citoyens, et devraient en tant que telles se voir accorder le même privilège qu’une banque pour attribuer des prêts et pratiquer le système de réserves fractionnaires.

Même si aucun musée n’a encore tenté l’expérience, certains artistes ont lancé leur banque et sorti leur propre monnaie. L’Art Reserve Bank (banque de réserve de l’art) est l’une d’entre elles, fondée aux Pays-Bas en 2012, un pays s’inscrivant dans une longue tradition de marchés et d’échanges. Créé par Ron Peperkamp, l’Art Reserve Bank frappe sa propre monnaie : les pièces sont en elles-mêmes des œuvres d’art. De taille suffisamment grande, elles servent de canevas pour des créations d’artistes sur commande. Leurs créations font l’objet chaque semaine d’éditions spéciales d’environ cent pièces de monnaie qui peuvent être achetées par le public.

Outre le fait d’investir dans une œuvre d’art, chaque personne qui achète une pièce de cette monnaie devient également membre associé de la banque coopérative et peut voter et discuter de ses futurs projets financiers et artistiques lors des réunions annuelles du conseil d’administration. En outre, les pièces sont un investissement monétaire dont le rendement annuel est de 10%. La banque investit les fonds provenant de la vente de pièces de monnaie dans le projet d’art lui-même, mais garde une réserve dans son coffre-fort pour payer les dividendes aux membres qui choisissent de rendre leurs pièces et d’encaisser l’argent de leur investissement.

Il existe bien sûr toujours le risque d’une « panique bancaire », auquel cas, l’expérience tournerait court car Il est peu probable que le gouvernement néerlandais soit prêt à renflouer la banque avec des fonds publics. Heureusement, selon Peperkamp, la grande majorité des propriétaires de pièces sont très heureux de conserver leurs œuvres d’art et, jusqu’à présent, très peu les ont échangées contre de l’argent. Dans tous les cas, à l’heure actuelle, les réserves de la banque de l’art sont plus élevées que celles des banques « normales ». De plus, la monnaie électronique émise par ces dernières n’a aucune valeur artistique intrinsèque.

Kunst Reserve Bank. Pièces conçues par Ted Noten. Photo: D.R.

Un investissement plaisant à regarder

L’Art Reserve Bank publie cet avertissement aux acheteurs de ses pièces : cette pièce n’est pas une monnaie légale et ne peut donc, à ce titre, être utilisée pour payer vos impôts. Officiellement, elle ne peut être utilisée pour payer quoi que ce soit. Par ailleurs, cette pièce ne fonctionne pas comme un coupon pour des activités culturelles ou l’achat d’art ou de toute autre chose. En fait, vous ne pouvez rien en faire. Cependant avec cette pièce, vous possédez bien entendu quelque chose susceptible de vous plaire : en tant qu’œuvre d’art unique, histoire intéressante, preuve de votre participation à une expérience hors du commun ou tout simplement investissement plaisant à regarder. Mais plus important encore, la pièce a une valeur stable et peut littéralement servir de monnaie de réserve au cas où les choses tourneraient mal avec l’euro ou le dollar ou quelque autre devise dans le système monétaire actuel.

 En outre, en tant que propriétaire de la pièce, vous êtes aussi co-propriétaire de la banque et vous pouvez participer à l’élaboration du parcours artistique et financier du projet. Si tout cela ne suffit pas, vous pourrez toujours rendre votre pièce et récupérer sa valeur en euros. Pour ceux que cela intéresse, les pièces peuvent être achetées en ligne sur www.kunstreservebank.nl ou dans l’une de leurs succursales. Pour l’instant il en existe aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suède et en Autriche, mais en fait, n’importe quel membre peut choisir d’ouvrir une succursale locale et on lui fournira sur simple demande avec un kit comprenant tous les éléments nécessaires à cette opération.

Kunst Reserve Bank. Pièces conçues par Ted Noten. Photo: D.R.

Un billet à la valeur « amour »

Un autre artiste des Pays-Bas a lui aussi créé sa propre banque où il produit des billets sur du beau papier. Dadara est à l’origine du projet Exchangibition Bank (1). La banque possède une cabine de change itinérante où les gens peuvent échanger des euros ou des dollars contre les devises spéciales de la banque. Les dessins sont tous peints à la main par Dadara lui-même, puis reproduits sur les billets de papier, qui viennent en coupures aux dénominations uniques, comme « infini » ou « zéro ». Il existe aussi un billet dont la valeur nominale est « amour » ou encore un billet qui vaut « un j’aime », inspiré par les réseaux sociaux et leur système de valeur où la popularité devient une monnaie.

Le projet va plus loin qui invite les gens à prendre leurs euros, dollars ou autres devises nationales pour les transformer en les ornant de dessins et autres améliorations. Leurs œuvres sont ensuite accrochées sur l’ »Arbre transformargent » qui est exposé à différents endroits, dont le festival Burning Man, la communauté expérimentale qui s’installe de façon éphémère et sans argent chaque année dans le désert du Nevada. Selon la marque sur le billet dont la valeur est de 2.0 (une référence au jargon informatique), même longtemps après que l’argent aura disparu, la nature sera toujours là et nous pourrons encore cueillir des objets de valeur réelle sur les arbres.

Art Reserve Bank

Le temps c’est de l’argent

Troisième exemple de banque de l’art : Time/Bank, un projet de Julieta Aranda et d’Anton Vidokle. Bien qu’ils aient sorti de très beaux billets sur papier, l’essentiel de leur monnaie est électronique et les transactions se font en ligne en utilisant un logiciel en open source. Le projet a commencé comme un moyen pour les artistes d’échanger entre eux du temps et des compétences jusqu’à ce qu’il devienne un projet artistique à part entière, exposé dans différents évènements comme la Documenta de Kassel ou l’exposition Creative Accounting à la Galerie UTS de Sydney.

Dans une Time/Bank, l’argent est créé par crédit mutuel entre participants. N’importe qui peut ouvrir un compte, offrir des services en échange d' »heures » temps/banque ou acheter un service dont ils ont besoin grâce à leur crédit d’heures temps/banque. Dans ce cas, leur compte indiquera une valeur négative (tous les comptes commencent avec un solde à zéro). Mais inutile de paniquer, car cela n’engendre aucun intérêt, frais ou autre pénalité.

À travers la Time/Bank, déclarent les artistes, nous espérons créer une monnaie immatérielle et une micro-économie parallèle pour la communauté culturelle, qui ne soit pas liée à une situation géographique et qui permette de créer un sentiment de valeur pour la plupart des échanges qui existent déjà au sein de notre domaine — en particulier ceux qui ne produisent pas de marchandises et échappent souvent aux structures qui ne valident que certaines formes d’échanges comme significatifs et profitables. Parmi les compétences actuellement proposées, on trouve la composition musicale, l’aide en général, la promenade pour animaux de compagnie, l’écoute et la réflexion comme la préparation d’un gâteau. Si vous désirez en savoir plus, le projet se trouve à l’adresse : www.e-flux.com/timebank

Lenara Verle
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Chercheuse en arts des médias, en collaboration et en monnaies alternatives, Lenara Verle est chargée de cours à l’Université d’Unisinos, au Brésil. www.lenara.com

(1) Les projets de Dadara, y compris son nouveau Hourtopia — One Hour of Infinity sur le temps, l’argent et l’art, se trouvent sur www.artasmoney.com.

L’Art Réécrit L’Histoire De L’argent

La « monnaie d’artiste » se moque des systèmes monétaires archaïques, des dérèglements financiers ou de la construction déformée de la valeur. Une manière de subversion politique nouvelle, comme le prouvent en Amérique du Sud des initiatives qui réinventent des règles pour la circulation de la culture.

Photo: © Gustavo Romano

Fatigués de se plaindre de la crise économique et du manque de moyens, des activistes créent des monnaies et des systèmes financiers alternatifs capables de proposer une nouvelle approche du capital. Le bitcoin, cette monnaie virtuelle sans banque centrale et qui n’existe que sous forme d’archive numérique sur Internet, en est l’un des exemples les plus célèbres. On pourrait penser à un jeu de société, comme le Monopoly, mais toujours est-il que le bitcoin est aujourd’hui coté à plus de 400 € selon le taux de change officiel (1). Néanmoins le bitcoin n’est pas la seule alternative à l’argent dans la contemporanéité, et son domaine d’action n’est pas restreint aux pirates ni aux experts de la finance.

Sans se soucier de cryptographie ni des oscillations du marché, des artistes créent des monnaies imaginaires, des banques et des systèmes qui proposent des modèles alternatifs au réseau macro-économique officiel. Ces créateurs essaient de formuler de nouvelles règles pour la diffusion de la culture par le biais d’actions relevant de la critique et qui priment par leur diversité. L’une de ces formules propose l’utilisation de cet argent comme devise virtuelle pour se moquer du processus de création de valeur des objets et comme dispositif de subversion politique.

Une monnaie alternative et collaborative
Une des premières tentatives de monnaie interactive est née au Brésil en 2005. Il s’agit des célèbres et controversées Cubo Cards du Circuito Fora do Eixo. Initiative courageuse, les Cubo Cards sont une monnaie parallèle, créée par des producteurs culturels et des artistes brésiliens, destinée au financement de leur production artistique et culturelle. En quête de ressources pour financer les groupes de musique à Cuiabá, la capitale de l’État du Mato Grosso do Sul, dans le centre-ouest du Brésil, le collectif Cubo a décidé de créer sa propre monnaie. La Cubo Card permet de payer les artistes en échange d’autres services, communiqués de presse, réalisation de site web, heures de répétition en studio, etc.

De façon très optimiste, nous avons distribué les Cubo Cards en contrepartie de prestations artistiques, car tous ceux qui étaient témoins de l’expérience que nous mettions en place ont voulu la partager et en faire partie. Cette reconnaissance de la puissance des Cards a abouti à une espèce de crise des subprimes : en fin d’année, beaucoup trop de monde a demandé des contreparties au même moment !, ironise l’un des créateurs de la nouvelle monnaie, Pablo Capilé.

Photo: © Gustavo Romano

Indépendamment de sa réussite, ce type d’action est particulièrement important du point de vue méthodologique, en déplaçant la discussion sur le marché de la culture vers une réflexion sur la culture du marché. Cependant, les tentatives des artistes de réinventer la logique et les standards du marché — au lieu de celles qui essaient simplement de créer de nouveaux formats —, ont été peut-être plus prometteuses dans leur potentialité à étendre les frontières de la pensée et de la pratique économique. En confrontant les valeurs du marché et en ironisant sur les symboles de leur efficacité, ces artistes remettent en question l’autorité des paramètres d’organisation, comme l’artiste et curateur argentin Gustavo Romano l’a prouvé avec Time Notes, projet en cours depuis 2010.

Une monnaie imaginaire comme dispositif critique
L’adage populaire « le temps, c’est de l’argent » prend une autre tournure dans ce projet où le cliché est porté à son paroxysme. L’artiste et commissaire d’exposition argentin a créé une banque avec laquelle il est possible de récupérer le « temps perdu », en demandant des « prêts de temps » et en consultant une base de données sur les actifs de « temps perdu ». Depuis un an, Romano a implanté des bureaux basés sur ce système bancaire à Singapour, Berlin, Buenos Aires, São Paulo, Madrid et dans plusieurs autres villes.

Le projet est la forme dépliée d’une recherche de l’artiste, le laboratoire nomade de discussion de problèmes globaux intitulé Psychoeconomy. Ce travail a permis à Romano d’exposer à la Banque mondiale, à Washington, où il a présenté ses théories. Le rapport de l’expérience, Mis 10 Días como Consultor del Banco Mundia (Mes 10 jours comme consultant de la Banque mondiale), est publié dans un e-book disponible sur le site Timenoteshouse.org (2). La subtile ironie de Romano par rapport au marché de la finance a son équivalent dans le petit circuit du marché de l’art. Après tout, il n’y a guère de secteurs de la société où les gens semblent aimer payer pour être critiqués, comme c’est le cas des collectionneurs d’art.

C’est ce que souligne le travail de l’artiste brésilien Lourival Cuquinha. Il met en évidence les processus de construction de valeurs monétaires dans le domaine de l’art dans plusieurs de ses projets. Cuquinha se consacre à ce qu’il appelle l’art financier. Lourival Cuquinha explicite cette relation dans deux de ses récentes installations. Zeitgeist, un astérisque gigantesque formé de tiges construites avec des pièces de cinq centimes de real (la plus petite pièce en circulation au Brésil), devait atteindre des cotations proches du million de reals à la fin d’ArtRio, la foire d’art de Rio de Janeiro en septembre 2014. Zeitgeist a été montré pour la première fois au Musée d’art de Rio de Janeiro en juin de cette année dans une exposition personnelle de l’artiste.

Photo: © Lourival Cuquinha

Toujours pour ArtRio, cette fois en 2013, Cuquinha avait présenté Conversion X Machina Bolha Bank (2013), une pièce ironique sur les procédures accordant un statut d’investissement aux objets d’art, en créant une analogie directe entre le marché de la finance et celui de l’art. Pour ce faire, il a mis au point une sorte d’aspirateur à monnaie destiné à récolter les investissements. Chaque « investissement » donne à l’acheteur le droit d’acheter des actions sur l’œuvre avec une garantie de valorisation multipliée par dix dans le cas où le travail est commercialisé. Chaque « investisseur » reçoit une plaque en bois signée Cuquinha, qui fonctionne comme une attestation pour récupérer son placement. Plus les actions sont vendues, plus le travail prend de la valeur spéculative.

Inaugurée durant ArtRio en septembre 2013, l’installation avait pour prix initial 15.000 €, valeur obtenue à partir de ses coûts de production (1.500 €) multipliés par dix. À partir de là, deux possibilités étaient ouvertes : soit l’installation pouvait être acquise dans sa totalité à son prix initial, soit ceux que le profit de la vente intéressaient pouvaient acheter des actions correspondant aux monnaies de la Banque virtuelle ou pariaient sur leur commercialisation future. La valeur des actions oscillait de 17 à 1000 euros, cette variation constituant la métaphore ou plutôt la reproduction raffinée des bulles du marché de la finance. Plus les actions étaient achetées, plus le prix du travail augmentait. Chaque montant aspiré par la machine de l’artiste était automatiquement multiplié par dix, augmentant ainsi la valeur monétaire du travail. À la fin d’ArtRio, le travail, qui valait désormais 80.000 €, a été vendu.

La circulation de l’argent comme dispositif de subversion politique
Mais les artistes qui traitent d’argent dans leurs œuvres n’ont pas toujours un effet direct sur le marché. C’est le cas de l’une des plus importantes œuvres de l’histoire de l’art brésilienne, les Inserções em Circuitos Ideológicos de Cildo Meireles. Dans ce travail initié en 1970, aux heures les plus cruelles de la dictature militaire brésilienne (1964-1985), Meireles s’approprie des objets quotidiens comme les bouteilles de Coca Cola pour les modifier symboliquement en leur portant l’inscription Yankees go home avant de les remettre sur le marché.

Parmi tous les Inserções, le plus pertinent est celui qui portait la phrase Qui a tué Herzog ?, tamponnée sur les billets d’un cruzeiro, la plus petite espèce en circulation dans le Brésil des années 1970. Meireles a repris un rituel brésilien particulièrement répandu au sein de la population la plus pauvre : écrire ses désirs, messages, prières ou promesses sur les billets à l’infinie circulation. Il l’a fait pour remettre en question la mort d’un journaliste politique, figure de l’époque, Vladimir Herzog, assassiné sous la torture par la police militaire de la dictature. Son décès a été publiquement annoncé comme un suicide, avec une photo forgée comme preuve mensongère à l’appui de cette stratégie.

La série a été récemment réactualisée avec la question Onde está o Amarildo? (Où est Amarildo ?) imprimée sur le plus petit billet brésilien actuel, le billet de deux reais. Amarildo, maçon, est « porté disparu » depuis le 14 juillet, au cours d’une intervention de la police pacificatrice carioca (les UPAs) dans la favela de la Rocinha, à Rio de Janeiro. Cette dernière série réactive totalement les questions soulevées par l’œuvre Inserções em Circuitos Ideológicos, en appuyant sur une problématique très contemporaine : où se situe la sphère publique au Brésil ? Quels droits a-t-elle ? La liberté de circulation, autrement dit, le droit d’aller et venir instauré par la Révolution française, est-il réservé à une certaine classe sociale dans l’espace brésilien ?

Giselle Beiguelman
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Cet article reprend et met à jour des idées présentées dans les articles A arte de fabricar dinheiro et Daquilo que não se vende, publiés dans le magazine seLecT (numéros 1 et 14)

(1) Au 8 août 2014.
(2) www.timenoteshouse.org

The artist’s currency has no use for archaic monetary systems, financial deregulation or distorted construction value. It’s a new form of political subversion, as proven by initiatives in South America that are reinventing the rules for spreading culture.

Photo: © Gustavo Romano

Instead of complaining about oppression and lack of money, activists have been creating alternative currencies and financial circuits that propose a new approach to capital. Bitcoin stands out among these alternatives as a currency that is not issued by a Central Bank and exists only on the internet, where it can be accumulated as digital files. It may seem lighthearted, like Monopoly money, but bitcoin is currently listed at over €400 at today’s official exchange rate (1). Bitcoin is not the only existing modern currency alternative, nor is this area of activity merely the domain of hackers and financial market experts.

Without worrying about encryption or investment grants, artists are creating imaginary currencies, as well as their own banks and systems that propose alternatives to macroeconomic models. Through a wide range of critical initiatives, they seek to establish new rules for the circulation of culture, using their own money to mimic value creation processes and as a device for political subversion.

Alternative currency as a collaborative methodology

One of the first collaborative currency experiments was conducted in Brazil, back in 2005. This was the now famous and controversial Cubo Card, issued by Circuito Fora do Eixo. It was a brave attempt aiming to be a parallel currency developed by cultural producers and artists to fund artistic and cultural production.

Without sufficient funds to finance the demand of music bands in Cuiabá (capital of Mato Grosso do Sul, in Brazil’s Midwest region), the cooperative enterprise Cubo decided to create its own currency–the Cubo Card–which it used to pay bands and in exchange for other services (press releases, website, rehearsal time in the studio etc). « We started distributing Cubo Cards very enthusiastically, particularly as all those who witnessed the experiment we were conducting wanted to be part of it, recognizing its value. By producing Cards, Cards and more Cards, we got to the end of the year and found that a large number of people were requesting their services at once. We had a subprime product! » says one of its creators, Pablo Capilé.

Photo: © Gustavo Romano

This kind of initiative, regardless of its success or failure, is especially important from a methodological point of view, shifting the debate on the cultural market towards reflection on market culture. However, the most promising attempts in this field may have been by artists who, rather than attempting to create new market formats, have been able to reinvent them, expanding the boundaries of economic thought and practice. By comparing their values and mocking symbols of efficiency, they highlight the authority of their organizational parameters, like the Argentine artist and curator Gustavo Romano in Time Notes, an ongoing project since 2010.

An imaginary currency as a critical device

It is commonly said that time is money, but in the case of Romano’s project, this saying is law. He created a database which allows you to catch up, borrow time and query the database about wasted time. In one year he set up offices for this banking network in Singapore, Berlin, Buenos Aires, São Paulo, Madrid and numerous other cities.

The project is an offshoot of a more extensive survey by the artist, the nomad global issue discussion lab known as Pshychoeconomy. Romano exhibited this work at the World Bank building in Washington, where he presented his thesis. The final report on the experience can be read in the e-book Mis 10 Días como Consultor del Banco Mundial, available for download at http://www.timenoteshouse.org/.

Romano’s subtle irony with regards to the financial market has its equivalent in the smaller world of art. After all, very few industries seem to enjoy paying to be criticized as much as art collectors. At least that’s what the work of Brazilian artist Lourival Cuquinha appears to show. He highlights the creation of monetary values in art in several of his projects and dedicates himself to what he calls financial art.

Two of his recent installations explain this relationship: an enormous asterisk consisting of rods made up of five-cent Brazilian Real coins–the lowest-denomination Brazilian coin in circulation–had to go for millions at ArtRio, the Rio de Janeiro art fair, in September 2014. This work was first shown at Cuquinha’s solo show at the Modern Art Museum of Rio de Janeiro, in June 2014.

Photo: © Lourival Cuquinha

In 2013, the same art fair showed Cuquinha’s Conversion x Machina Bolha Bank (2013), a work that satirized procedures that give art pieces an investment status, placing the financial and art markets on equal footing. In order to achieve this, the artist created a machine based on a banknote vacuum, in which investments in the work were deposited. This investment entitled one to purchase shares guaranteed to multiply tenfold in value if the work was sold.

Each investor also received a wooden plaque signed by Cuquinha, which acted as a share redemption document. The more shares were sold, the more the value of the work went up. Launched in September 2013 at the ArtRio fair, the installation was initially valued at €15,000, a price calculated by multiplying the cost of producing the work (€1,500) by ten. From there, two links between the work and the show were possible. The installation could either be purchased in full for its original price, or those interested in profiting from the sale could purchase shares that were both pieces of the bubble bank and bets on its future sale.

Shares were priced between €17 and €1,000 and represented a refined metaphor for financial market bubbles. The more shares you bought, the more the price of the work went up. Each amount invested in the money vacuum was automatically multiplied by ten, thereby increasing the value of the work. By the end of the Art Fair, the work was worth €80,000.

Money circulation as a political subversion device

Not all artists who deal with money in their works do so to reflect directly on market issues. One of the most important works in the history of Brazilian art, Inserções em Circuitos Ideológicos, by Cildo Meireles, is evidence of this. Created in 1970, during the cruelest period of the Brazilian military dictatorship (1964-1985), Meireles used it to re-appropriate everyday objects, symbolically modifying them and re-launching them on the market, an example being Coca Cola bottles featuring the printed phrase Yankees go home.

Of all the Inserções, none is more relevant to our discussion than that which had the question “Quem matou Herzog?” (« Who Killed Herzog? ») stamped on Brazilian one cruzeiro notes, the lowest currency value at the time (1970’s). Meireles replicated a ritual that was common in Brazil, particularly among the low income population, which consisted of writing wishes, messages, prayers and promises on banknotes that circulated endlessly. He adopted this Brazilian ritual to question the death of an important political journalist, Vladimir Herzog, who was murdered under torture by the Military Police and whose death was attributed to suicide, showing a forged photograph.

This work recently returned with the question “Onde está o Amarildo?” (« Where is Amarildo? ») stamped on the current lowest-denomination Brazilian banknote, the two real note. A construction worker who disappeared on July 14, 2013, after being stopped by the Polícia Pacificadora (Police Pacification Unit) at the Rocinha slum in Rio de Janeiro, Amarildo’s « disappearance » reintroduces the question at the heart of the work Inserções em Circuitos Ideológicos: where is the public sphere in Brazil? Who is entitled to it? Which classes are granted the freedom to come and go in Brazil’s public space?

Giselle Beiguelman
published in MCD #76, “Changer l’argent”, déc. 2014 / févr. 2015

Giselle Beiguelman is an artist and professor at the College of Architecture and Urbanism at the University of São Paulo, where she coordinates the Design course.

http://www.desvirtual.com

This article revisits and updates the ideas presented in “A arte de fabricar dinheiro” (“The Art of Producing Money”) and “Daquilo que não se vende” (“That Which is not Sold”), published in the journal SELECT, editions 1 and 14.

(1) August 8, 2014.

La Monnaie Qui Fait Circuler L’espoir De L’Afrique

Depuis 2002, le Sénégalais Mansour Ciss Kanakassy et le Canadien Baruch Gottlieb portent une utopie artistique concrète, l’Afro, monnaie unique du continent africain. Matérialisée par des billets à l’effigie de Léopold Sédar Senghor et mettant en avant un panafricanisme économique, elle s’appuie sur le laboratoire Déberlinisation qui critique les frontières africaines dessinées à Berlin à la fin du XIXème. Depuis Berlin justement, les deux artistes répondent (par mail) à nos questions.

Afro 2ème série (verso), 2004. Baruch Gottlieb / Mansour Ciss. Photo: D.R.

Vous avez créé le laboratoire Déberlinisation. Pouvez-vous nous en expliquer le contexte ?
Les frontières largement arbitraires qui ont été dessinées à la Conférence de Berlin, dite Conférence du Congo, en 1884-1885 sont pour la plupart toujours en vigueur. Elles empêchent à ce jour les échanges entre les Africains, qu’ils soient intellectuels, financiers, ou créatifs. Nous, laboratoire, voulons problématiser cette situation, alors : Déberlinisation !

Dans le cadre de Déberlinisation, vous avez conçu et développé une monnaie « imaginaire », symbole d’une forme de panafricanisme, appelée l’Afro. Pourquoi imaginaire ?
Elle est imaginaire dans la mesure où les conditions ne sont pas propices aux Africains pour parvenir à leur souveraineté économique. Les économies africaines sont toujours sous contrôle des banques européennes et notamment des établissements français côté anciennes colonies françaises. L’Afro est donc un rêve impossible, impossible pour l’instant du moins. Pourtant, dans sa forme concrète, il donne un sentiment palpable et immédiat d’un autre monde possible. L’espoir qu’il apporte persiste néanmoins, malgré les dures réalités auxquelles est confrontée l’Afrique.

La création d’une monnaie pour toute l’Afrique a-t-elle été bien perçue en Afrique ?
Les Africains trouvent en général que l’Afro serait une bonne idée. La majorité d’entre eux ont l’espoir que les Africains pourront un jour gérer leurs potentiels et leurs propres ressources naturelles.

En quoi les artistes sont-ils acteurs d’une forme nouvelle de développement économique ?
En inventant de nouveaux territoires de pensée. Comme le dit Achille Mbembe, au fond, une telle pensée devrait être un mélange d’utopie et de pragmatisme. Elle devrait être, de nécessité, une pensée de ce qui vient, de l’émergence et du soulèvement. Mais ce soulèvement devrait aller bien au-delà de l’héritage des combats anticolonialistes et anti-impérialistes dont les limites, dans le contexte de la mondialisation et au regard de ce qui s’est passé depuis les indépendances, sont désormais flagrantes.

Quels sont les développements récents autour de l’Afro ? J’ai lu en ligne qu’un distributeur d’Afros avait été installé à Berlin ?
Nous avons créé un M-AFRO électronique, monnaie qui pourrait être échangée par téléphone mobile, mais n’avons pas eu l’occasion de le lancer jusqu’ici. Faute de financements, les distributeurs automatiques de billets n’ont pas encore été réalisés.

Afro 2ème édition, 2006. Baruch Gottlieb / Mansour Ciss. Photo: D.R.

Avez-vous pris contact avec certaines banques centrales africaines pour sortir de l’utopie et concrétiser le projet d’une monnaie pan-africaine ?
Les banques centrales africaines sont sous l’autorité absolue du Trésor français. Cela ne permet pas la naissance d’une véritable autonomie économique africaine.

Dans une interview à Afrik.com (1), vous évoquiez un projet de village en Afrique où l’Afro a été mis en circulation via la « Banque centrale des États-Unis d’Afrique ». Pourriez-vous nous raconter l’expérience ?  
C’était un village africain construit en 2003 en Autriche, à Vienne, par un architecte soudanais, avec le curateur nigérien David Nejo. Nous y avons expérimenté le système de paiements Afro.

Comment rapprochez-vous l’Afro de l’émergence des monnaies virtuelles de type bitcoin sur Internet, qui remettent en cause le fonctionnement classique des banques centrales et plus largement d’une forme de domination de la finance internationale ?
Sans un mouvement social, les nouveaux instruments d’échange de valeur n’auraient pas d’effets bénéfiques.

Pensez-vous que l’Afro préfigurait une forme d’émancipation plus générale (au-delà de l’Afrique) des artistes vis-à-vis de la mondialisation, de l’économie, de la finance ?
L’Afro représente une chimère, la chimère apparue partout en Afrique pendant les indépendances des années 1960, et qui représentait un souffle d’espoir pour beaucoup au nord du Globe. Il est évident que le monde ne sera jamais en paix sans une Afrique en paix. Et, d’une certaine manière, on pourrait imaginer qu’une participation plus égalitaire de l’Afrique dans les affaires du monde pourrait nous aider tous. L’Afro, en tant qu’imaginaire d’une monnaie unique africaine implémentée et administrée sagement, pourrait avoir une chance d’aider simplement à la prospérité et au potentiel de l’Africaine et l’Africain moyens, et permettre aux peuples des pays du Nord d’avoir des relations plus matures avec ces peuples-là.

propos recueillis par Annick Rivoire
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) www.afrik.com/article7317.html