La virtualité n’est pas le contraire de la réalité. La virtualité est la représentation mentale de tous nos futurs possibles : Metatrame est une plateforme immersive 3D libre et expérimentale, implantée au Sénégal pour l’Afrique de l’Ouest, dans le cadre du laboratoire virtuel et immersif du Collectif GawLab. Explications par Sylviane Diop, alias Praline Barjowski, qui conduit ce projet.

Asylum. Résidence d’artistes, vue sur l’entrée de la galerie Asylum. Projet Metatrame. Région sur InWorldz appartenant à GawLab. Photo : © Praline Barjowski.

GawLab, le Collectif
GawLab se forme en collectif en 2004 à Dakar, au Sénégal. Il est issu d’un esprit de résistance et de fronde. Esprits rebelles et libres. Le doute nous excite, l’idée toute faite nous ennuie. Nos questionnements sur la création et le monde de l’art sont libres de tous jugements. GawLab montre et met en lumière des perspectives non dites, examine et propose un espace de réflexion hors normes. Nous abordons la question des arts dits numériques d’une manière différente, notre approche est innovante, notre méthodologie n’est pas académique. Nous observons le savoir-faire des autres, leur créativité, nous montrons l’existant, nous l’analysons et nous nous laissons aller à imaginer et transmettre l’idée des futurs possibles avec la Culture pour base de la connaissance et du développement humain. Le Collectif regroupe des professionnels de la Culture, de la communication et de l’informatique. GawLab a développé des projets artistiques numériques en squattant les espaces publics de la ville.

Suite à la découverte des « mondes virtuels » et à la création de l’avatar PralineB, je démarre une recherche sur les usages et l’influence de ce puissant outil immersif permettant de créer, d’agir et d’interagir avec une communauté d’usagers du monde entier. Un énorme réseau social, un immense bac à sable, un nouveau territoire de toutes les simulations possibles. Les mondes virtuels offrent toutes ces possibilités, et bien d’autres présentes et à venir au fur et à mesure du développement du métavers (1). En conclusion de cette étude, la décision est prise de développer un lieu d’expérimentation virtuel, préfiguration d’une relation entre monde immersif et pédagogie, espace de découverte et d’apprentissage d’une réalité mixte pour les créatifs du Grand Sud. GawLab Virtuel s’installe sur la grille Francogrid, espace immersif francophone, et devient membre de l’association du même nom qui assure le développement et la maintenance de ce monde virtuel. Les objectifs et les développements de cette grille sont en effet en parfaite adéquation avec ceux du collectif : accès libre et gratuit à un métavers, promotion de l’utilisation d’OpenSimulator et autres logiciels liés, et ses différentes applications en matière de vie sociale, éducative, scientifique, ergonomique, culturelle, artistique, ludique et de loisirs, etc.

Asylum. Vue d’ensemble de la région Asylum. Projet Metatrame. Région sur InWorldz appartenant à GawLab. Photo : © Praline Barjowski.

Le projet Metatrame
Metatrame est issu d’une combinaison des mots « meta » et « trame ». Meta, préfixe d’origine grecque, exprime tout à la fois la réflexion, le changement, la succession, le fait d’aller au-delà, à côté de, entre ou avec, à propos. Meta est souvent utilisé dans le vocabulaire scientifique afin d’indiquer l’auto-référence (réflexion) ou pour désigner un niveau d’abstraction supérieur, un modèle, tels que métalivre, métalangage, métadonnée, etc. Quant à trame, nous retiendrons son sens informatique d’une part, soit un bloc d’informations véhiculé via un support physique (cuivre, fibre optique, etc.), et d’autre part son sens « textile » : le maillage, la capacité d’extension et de contraction de la fibre, la représentation de toutes les connexions possibles et de tous les futurs possibles qui en découlent.

Metatrame est une plateforme immersive et collaborative. Elle est basée sur l’utilisation du logiciel libre OpenSimulator. Il s’agit d’un projet Open Source sous licence BSD (2). Il a pour but de développer une plateforme fonctionnelle de mondes virtuels. Un serveur mis à disposition par GawLab héberge ce logiciel. La plateforme est connectée à la grille Francogrid. De nombreux simulateurs de régions immersives peuvent être ainsi interconnectés permettant au projet de se développer selon ses besoins. Sa maintenance est assurée par PralineB. Metatrame veut permettre la découverte de ces nouveaux territoires de création, de formation, d’expérimentation, de recherche et de simulation. L’accès s’opère par le biais d’un navigateur 3D sur le réseau Internet. La grille Francogrid est en effet connectée au réseau. Cet accès est libre. Une simple ouverture de compte sur le site Web de la grille permet de se connecter et de créer son avatar de base. Une fois dans le monde virtuel, vous êtes accueilli(e) sur une grand’place où vos premiers pas sont facilités par la présence d’autres usagers et différentes indications, telles qu’un parcours d’initiation.

Steambopunkal sur Francogrid. Une des régions éphémères de l’artiste Nani Ferguson. Photo : © Praline Barjowski.

L’accès à la plateforme Metatrame se fait au moyen d’une fonctionnalité typique des mondes virtuels : la téléportation. Il s’agit tout simplement de cliquer sur un hyperlien. Une fois sur la plateforme, vous pourrez occuper un espace qui vous permettra de démarrer vos expérimentations et découvrir les multiples usages de cet outil immersif.

Le projet Metatrame met à disposition un savoir-faire et permet de se former à ces nouveaux outils de création. Ils vous permettent de travailler seul(e) ou en collaboration, d’échanger par la voix ou par écrit, de transférer des documents, de regarder des vidéos, d’assister à des conférences ou des formations, de développer des projets en commun d’un bout du monde à l’autre en temps réel. Vous pouvez penser que cela pourrait être une plateforme de E-learning (formation à distance), ce serait sans compter avec votre avatar. Il vous permet en effet de vous sentir immergé(e) et vous rend totalement participatif. Le simple fait de pouvoir échanger en temps réel avec d’autres avatars sur l’objet de votre création rend l’expérience très enrichissante.

Metatrame est également présent sur un autre monde virtuel afin de permettre la découverte de toutes les formes d’utilisation. InWorldz est en effet une autre grille construite sur la base du projet OpenSim mais développée selon une philosophie différente de Francogrid. Il s’agit d’une grille commerciale privée possédant une monnaie appuyée sur le Dollar et l’Euro. Ainsi, des transactions commerciales y sont tout à fait possibles, comme le fait d’y vendre vos créations.

PralineB en visite Hypergrid sur New Genre Grid (grille d’artistes). Texture de PralineB par l’artiste Alpha Auer/Elif Ayiter. Photo : © Praline Barjowski.

Metatrame propose aux créatifs du Grand Sud un nouveau territoire libre à découvrir et à utiliser à toutes fins, telles que renforcer les réseaux de créativité des pays du Sud, permettre des échanges concrets de savoir-faire, de conduite de projets innovants, de formations en situation d’immersion, de travail collaboratif. Un autre de ses aspects est de permettre le développement de nouveaux usages et de projets qui permettront des interactions entre monde physique et monde virtuel, d’explorer de nouvelles voies qui peuvent être la gestion de son quartier, de son village ou de sa ville car, avant tout, ces nouveaux espaces sont des simulateurs. La technologie des capteurs et des senseurs, couplée à ces simulateurs, peuvent permettre d’imaginer de nombreux scénarios d’interactivité entre ces mondes.

Metatrame est un projet de développement basé sur la collaboration, le bien commun, la libre circulation des idées et des objets. C’est également un lieu de réflexion et d’échange, un lieu de création et d’imagination permettant d’ancrer des projets et de les mener à bien de la virtualité à la réalité, du possible à la réalisation.

Sylviane Diop / PralineB
Fondatrice du Collectif GawLab, Directrice du projet Metatrame
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

(1) Le métavers (de l’anglais metaverse, contraction de meta universe, méta-univers) est un monde virtuel fictif décrit dans le roman Snow Crash [Le Samouraï virtuel] de Neal Stephenson. Ce monde virtuel, créé artificiellement par un programme informatique, héberge une communauté d’utilisateurs présents sous forme d’avatars pouvant s’y déplacer, y interagir socialement et parfois économiquement. Pour les usagers des mondes virtuels, le métavers est constitué des nombreuses grilles existantes, qui peuvent être interconnectées par le projet Hypergrid.

(2) BSD (Berkeley Software Distribution License) est une licence libre utilisée pour la distribution de logiciels. Elle permet de réutiliser tout ou partie du logiciel sans restriction, qu’il soit intégré dans un logiciel libre ou propriétaire.

comprendre l’art numérique en Afrique du Sud et de l’Est

Un examen détaillé de l’évolution des technologies numériques de communication en Afrique du Sud et de l’Est, vues sous l’angle des pratiques culturelles et artistiques, en insistant sur la façon dont, dans ces régions, la technologie est appréhendée et intégrée à un système de partage des connaissances inhérent à la culture africaine. Nous souhaitons, grâce à cet état des « cultures de la technologie » propres à l’Afrique du Sud et de l’Est, permettre au lecteur de mieux comprendre la pratique des arts numériques sur le continent africain.

Internet Café. Tegan Bristow. Braamfontein, Johannesburg, 2008.

Internet Café. Tegan Bristow. Braamfontein, Johannesburg, 2008. Photo : © Tegan Bristow.

Le numérique n’a jamais constitué une évolution naturelle ni historique des arts en Afrique du Sud et encore moins dans ces régions d’Afrique où la « scène artistique » commerciale est tout simplement inexistante. Pourtant, « l’art numérique africain » existe dans ces beaux interstices à la périphérie de la communication et de la culture numérique. Identifier ce qu’offre l’art numérique d’Afrique du Sud et de l’Est consiste à porter un regard novateur sur des voies et des moyens habituellement inexplorés. La première adresse IP d’Afrique du Sud a été attribuée en 1988 à l’Université de Rhodes, à Grahamstown (1). Les universités sud-africaines étaient reliées à un réseau appelé UNINET, le premier Internet du pays à cette époque. En 1992, l’accès commercial et privé a été autorisé. En 1997, trois ans après la fin de l’apartheid, l’ANC a été le premier parti politique d’Afrique du Sud à être présent en ligne (anc.org.za). C’est en effet au milieu des années 90, que l’Afrique du Sud a commencé, à plus d’un titre, à jouer un rôle dans le monde.

Étudiante en art à Rhodes, j’ai fait mes premiers pas sur un support numérique en 1997. J’ai rapidement trouvé, dans la bibliothèque, un lien en streaming vers des conférences de la Tate Modern, Rhizome, et une multitude de sites merveilleux intitulés « art du Web ». Marcus Neustetter (2), à l’Université de Wits de Johannesburg, à 800 km de là, découvrait l’esthétique d’Internet et l’effervescence de la scène internationale en ligne. En 1999, Neustetter rédige un mémoire de maîtrise, The Potential and Limitations of Web Art – A South African Perspective (Le potentiel et les limites de l’art du Web – un point de vue sud-africain). C’était la première enquête jamais réalisée sur la possibilité d’une scène artistique sur Internet en Afrique du Sud. Malheureusement, et comme il l’indique, la situation n’était pas aussi rose dans la rue qu’au sein des universités. Il y avait un seul fournisseur d’accès, détenu par le gouvernement; le débit était faible et la vitesse de connexion dépendait d’un câble sous-marin unique (SAT-1) déroulé le long de la côte ouest-africaine. Face au bouleversement politique et social de l’après-apartheid, l’infrastructure n’était pas à la hauteur. En 2000, seulement 6% de la population sud-africaine était connectée. Pourtant, il s’agissait d’un net progrès par rapport au reste de l’Afrique : 4% en 2008 (3). Le manque d’infrastructures et les bouleversements de la vie politique ont abouti à un faible développement naturel d’une scène vouée à la création numérique tandis que la scène artistique avait explosé en Afrique du Sud après l’apartheid.

En 2000, Neustetter introduit la scène artistique locale sur le Web et dans le monde des arts numériques grâce à l’exposition MTN Digital/Electronic Art Exhibition (soutenue par MTN, société de téléphone portable), à l’Université de Wits (4). Il poursuit avec un projet à long terme intitulé _sanman (Réseau Sud-Africain des Nouveaux Médias) (5), qui visait à créer des dialogues et des réseaux avec les projets européens en arts des médias et des entreprises locales axées sur la technologie. Il souhaite par là imposer la pratique des arts numériques en Afrique du Sud. Malheureusement, le projet est devenu inactif en 2003. Mais, avec ces trois années d’activité, il avait généré un petit réseau d’artistes locaux, dont James Webb (Son, Web) (6).

Juliani (88MPH). Musique pour téléphone portable. Carte à gratter pour télécharger les morceaux de Juliani. Nairobi (Kenya), 2012.

Juliani (88MPH). Musique pour téléphone portable. Carte à gratter pour télécharger les morceaux de Juliani. Nairobi (Kenya), 2012. Photo : © Tegan Bristow.

Mais comment l’œuvre numérique était-elle reçue ? Le monde de l’art en Afrique du Sud était conservateur et suivait les traditions historiques européennes, une tendance d’avant l’apartheid. Les acteurs locaux et le public avaient du mal à considérer cet art nouveau comme une voie d’avenir. Neustetter avait déjà établi des relations solides avec la scène européenne et continué à approfondir la culture numérique en tant qu’artiste. Si, en 2013, sa pratique n’est pas exclusivement numérique, ses premières œuvres (dont l’influence est encore perceptible) ont amplement exploré le rôle des réseaux. Un exemple en est MOBILElocalSYSTEMS (2002, avec MTN), une œuvre téléchargeable sur mobiles. Il s’agissait de recherches graphiques sur les réseaux et la connectivité. Un diagramme montre les ondes sonores émanant de la bouche d’un homme, reliées à une coupe de fruits qui se connecte à son tour à un petit ensemble de bâtiments, puis elles se propagent vers quelques têtes qui parlent, vers un radar et un mobile, et ainsi de suite, comme un ensemble en disjonction, en connexion, en systèmes absurdes. À mes yeux, ces graphiques, à la fois simples et esthétiques, semblent avoir prédit, dix ans à l’avance, la métamorphose de la téléphonie mobile en Afrique.

Personne ne sait quand et pourquoi le téléphone portable est devenu l’objet le plus utilisé en Afrique, mais cela a vraisemblablement commencé avec l’introduction de matériels bon marché et robustes et le désir d’opérateurs d’étendre la couverture de leurs réseaux mobiles. Il est clair que sans les licences privées, l’intelligence des gouvernements d’alors et la mise en place de nouvelles infrastructures, rien de cela n’aurait pu se produire. Pourtant, malgré la façon dont c’est arrivé, lorsqu’il s’agit de comprendre l’influence du portable sur la pratique culturelle africaine, on constate un fait majeur et significatif : ce à quoi nous assistons n’est pas le développement d’un système nouveau, mais l’expansion ou l’accroissement d’un puissant système socio-culturel de communication, préexistant et inhérent au fonctionnement de la société africaine.

Pour illustrer ce qui précède, l’exemple du Kenya, en Afrique de l’Est, est particulièrement intéressant en raison de l’énorme succès des mobiles, dans leur usage comme dans leur nombre, qui influe littéralement sur la scène africaine de la technique et de l’innovation. De 1978 à 2002, le régime totalitaire de Moi, qui réprimait toute forme d’innovation ou d’expression créatrice, limitait également l’accès à l’information en provenance et en direction du reste du monde. Un fait amplement illustré par le bannissement de personnalités littéraires comme Ngugi wa Thiong’o. En 2002, Mwai Kibaki remporte les premières élections « démocratiques »; les choses commencent lentement à changer au Kenya. En 2007, le Kenya est confronté à de violents affrontements dus aux conflits qui font suite aux élections. Dans cette violence, la mobilisation des citoyens passe par l’utilisation massive des SMS et des communications numériques (7). Les années précédentes, les restrictions à la communication ont fait que toutes les questions et problèmes politiques aboutissaient à la prison ou se dissipaient en rumeurs. Mais les Kenyans ont vite adopté le portable, et cela alimente le profond changement provoqué par les événements. En outre, l’accentuent encore un nouveau câble sous-marin et l’action d’une communauté de spécialistes dans la diaspora (8).

To Whom It May Concern. Michelle Son. Vue de l'installation. 2011.

To Whom It May Concern. Michelle Son. Vue de l’installation. 2011. Photo : © Michelle Son.

Des événements est né le développement d’Ushahidi (9), un outil visuel de reportage en direct, basé sur une carte et qui permet au public, aux ONGs et aux journalistes de publier des informations en temps réel. Il était alors utilisé pour garder une trace de ce qui se passait afin que des mesures puissent être prises rapidement en cas d’urgence. Depuis lors, cet outil a acquis une réputation mondiale. Bien qu’Ushahidi ait beaucoup compté, l’important est ce qu’il a modifié dans l’approche de l’Afrique de l’Est vis-à-vis des médias mobiles. Après Ushahidi s’est développé un fort intérêt envers la communication et les outils numériques pour et par les Africains. Cela a conduit à l’iHub (10), en cours de mise en place à Nairobi, et a rapidement donné une série de Tech Hubs (centres technologiques) à travers l’Afrique (11), un aspect important du développement du continent et de sa contribution dans le domaine de la technologie et de l’innovation.

Quand j’ai entamé mes recherches sur les pratiques culturelles dans leur rapport à la technologie en Afrique en 2011, un article écrit par le scientifique kenyan W. K. Omoka, intitulé Applied Science and Technology: A Kenyan Case Consideration of their Interrelationship (Sciences appliquées et technologie: étude de cas de leur interrelation au Kenya) (1991) (12) a attiré mon attention. Omoka y utilise l’expression « une culture de la technologie » pour comparer la science appliquée et la pratique africaine de la technologie à celles de l’Occident. L’aspect marquant est comment il identifie l’influence d’un système socio-culturel de transfert des connaissances en Afrique de l’Est. Omoka s’est servi des caractéristiques socioculturelles et sociopolitiques de l’Afrique de l’Ouest pour expliquer la manière dont la science et la technologie ont été remarquablement assimilées et appliquées en Afrique. Il a montré la façon dont elles sont profondément ancrées dans les structures socioculturelles et fortement influencées par une estimation planifiée des besoins, ce qui contraste avec la pratique occidentale du développement qui mise tout sur la recherche.

Ma propre étude a révélé qu’il existe une « culture de la technologie » propre à chaque pays d’Afrique. Les brèves descriptions de la croissance des technologies numériques de communication en Afrique du Sud et au Kenya illustrent cet état de fait. Pourtant, le système socio-culturel de transfert de connaissances et ses implications sont présents à l’échelle du continent. C’est cet aspect de l’Afrique qui est complété et renforcé par le biais des médias mobiles. Aujourd’hui, les pratiques sud-africaines en art numérique sont de plus en plus importantes, avec une prédominance d’installations et de médias en ligne, et le pays développe ses propres relations non seulement avec le monde, mais aussi le reste de l’Afrique. Tandis que les pratiques artistiques et culturelles rencontrent les pratiques numériques et technologiques, les artistes élaborent une réflexion critique de cette « culture de la technologie ». Il s’agit d’une action et d’un commentaire directs sur les changements et leurs effets, ce qui permet une réflexion sur le processus et sur ce qu’il implique. Être critique est universel. Aux États-Unis et en Europe un exemple significatif est celui de l’artiste Roy Ascott, qui a établi un lien direct entre la cybernétique et la conscience — introduisant dans la culture occidentale contemporaine la compréhension de la manière dont notre conscience culturelle est associée à des domaines de recherche comme la télématique. Même l’artiste sud-africain Stefanus Rademeyer (13) prend cette voie et est profondément impliqué dans les recherches sur les modèles mathématiques et les formations de structures algorithmiques visuelles qui ont émergé des théories de systèmes (14). Son travail a évolué vers l’adresse génétique des sons et des rythmes générés dans les milieux naturels en Afrique du Sud.

Simulen. Jean Katambayi Mukendi. 2010.

Simulen. Jean Katambayi Mukendi. 2010. Photo : © Juha Huuskonen.

Et qu’en est-il de l’influence d’une culture régionale de la technologie ? Jean Katambayi Mukendi (15), de Lubumbashi (RDC), est un bon exemple de la pratique dictée par des enjeux locaux. Son travail a été initialement présenté dans Signals from the South (Signaux venus du Sud), au festival PixelAche en 2010 (16). Son travail porte sur une problématique de systèmes spécifique à sa « culture de la technologie » à Lubumbashi. Simulen (2010) est un prototype de correction automatique de distribution d’énergie, créé par Mukendi comme solution à l’instabilité et aux difficultés que connaît le réseau électrique de Lubumbashi. Le prototype propose un nouveau schéma d’organisation et un mécanisme d’éducation des gens autour de ce système. Cette œuvre a poussé Mukendi à créer d’autres prototypes comme Ecoson (2010), axés sur les structures de pouvoir et de temps, qui sont étroitement liées à une compréhension écologique de la Terre. Mukendi a adopté le rôle de scientifique culturel plutôt que celui d’artiste contemporain. Dans leurs pratiques respectives, Mukendi et Rademeyer ont tous deux réussi à aborder d’un point de vue critique des cultures locales singulières de la technologie. Le rôle de Mukendi et Rademeyer s’explique peut-être par le fait que nous soyons à une époque différente de la pratique culturelle africaine; ne s’apparente-t-il pas au rôle d’un chaman-génie initiateur dans le système socio-culturel ?

Si l’on observe l’histoire du Kenya, qui n’a pas de tradition dans le domaine des Beaux-arts, sa préoccupation contemporaine est axée sur la musique, la littérature et le cinéma. J’ai trouvé une révolution dans le fait que l’utilisation des systèmes de réseaux vise à transformer la société locale et ses pratiques culturelles, influencé par le puissant mouvement ICT4D (17) en Afrique de l’Est. On peut prendre pour exemple Juliani, un jeune musicien né dans le bidonville de Nairobi, qui utilise les médias sociaux comme mécanisme pour impliquer sa communauté dans un processus de développement. Dans un documentaire (18) du réalisateur Bobb Muchiri (19), à Nairobi, on voit Juliani travailler avec ses fans pour poser le problème de leur rôle dans la communauté. Ses pratiques sont novatrices. Il n’a peut-être pas changé la façon dont il fait de la musique, mais il a transformé les pratiques culturelles par une compréhension, indissociable de son inventivité, de la manière dont sa communauté utilise les réseaux. L’artiste du numérique ou de la technologie est un ingénieur de l’information et des systèmes, qui repense et reconnecte le monde d’un point de vue critique, revient en arrière et cherche de nouvelles solutions, là où les systèmes socio-culturels font partie intégrante des pratiques de la technologie.

En guise de conclusion, je propose l’approche humoristique d’une artiste sud-africaine dans sa critique de la nature de l’ordinateur au quotidien. Michelle Son (20), dans la série d’œuvres intitulée Michine, et plus particulièrement dans To Whom It May Concern: Antagonism of the Template Aesthetic (21), recrée un environnement de « bureau ». Je cite sa vidéo de présentation : partant de modèles prédéfinis de Microsoft Word, des utilisateurs sont immergés dans un environnement de bureau hyper-réel où le virtuel devient tactile et le modèle est magnifié — son environnement de « bureau » présente et active sur place des « caractéristiques » numériques et analogiques : des bulles de savon, de la fausse fumée. On y trouve aussi des « caractéristiques » non déclenchées, parmi lesquelles une série de livres auto-condensés sur la théorie des nouveaux médias. L’ensemble de l’installation est une critique conceptuelle et esthétique des formes de logiciels qui sont mis à notre disposition. La compréhension de l’art numérique et de la technologie repose sur un équilibre délicat entre les problématiques liées à un support et les particularités politiques de ces problématiques. L’effort d’un système mondial s’inscrit simultanément dans une situation locale. Les artistes africains du numérique (et je n’en ai mentionné que quelques-uns ici) nous donnent l’occasion de comprendre et d’interagir directement avec une culture de la technologie propre à l’Afrique.

Tegan Bristow
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

Chercheuse, artiste et universitaire (22) dans la Division des Arts Numériques de l’École des arts de l’Université du Witwatersrand, à Johannesburg (Afrique du Sud), Tegan Bristow rédige sa thèse de doctorat au Planetary Collegium on African Technology Art and Culture Practices. > www.teganbristow.co.za

(1) Mike Lawrie : The History of the Internet in South Africa – How it began. Infos : http://archive.hmvh.net/txtfiles/interbbs/SAInternetHistory.pdf
(2) Cf. la page consacrée à Marcus Neustetter et l’article de Hobbs/Neustetter dans ce numéro.
(3) Infos : http://en.wikipedia.org/wiki/Internet_in_South_Africa
(4) Anthea Buys: www.artthrob.co.za/Artbio/Marcus-Neustetter-by-Anthea-Buys.aspx
(5) Marcus Neustetter : http://onair.co.za/sanman/
(6) Cf. La page consacrée à James Webb dans ce numéro.
(7) Jasper Grosskurth : Futures of Technology in Africa. Publication STT n°75. 2010.
(8) Interview de Rachael Gichinga, iHub, Nairobi, 2012.
(9) Infos : www.ushahidi.com. Cf. la page sur Ushahidi dans ce numéro.
(10) Infos : www.ihub.co.ke. Cf. la page sur iHub dans ce numéro.
(11) Bill Zimmerman: www.27months.com/2012/07/africa-reload-2012-highlights-and-growing-the-afrilabs-network/
(12) W. K. Omoka : Applied Science and Technology: A Kenyan Case Consideration of their Interrelationship. Culture, gender, science and technology in Africa. Ed. Prah. K.K. Harp Publishers. Namibie. 1991.
(13) Cf. la page consacrée à Stefanus Rademeyer dans ce numéro.
(14) Stephanus Rademeyer : http://ecomimetic.blogspot.fr/p/se1.html & Resonate Structures, site de la Galerie Goodman.
(15) Cf. la page consacrée à Jean Katambayi Mukendi dans ce numéro.
(16) PixelAche 2010 : www.pixelache.ac//festival-2010/
(17) ICT4D : Information and Communication Technologies for Development, les TICs au service du développement. Cf. l’article de Babacar Ngom dans ce numéro.
(18) Studio Ang : http://studioang.tv/work/juliani-the-roadtrip/
(19) Cf. la page consacrée à Muchiri Njenga dans ce numéro.
(20) Cf. la page consacrée à Michelle Son dans ce numéro.
(21) Michelle Son : www.michelleson.co.za/Michelle_Son/twimc.html
(22) Cf. la page consacrée à Tegan Bristow dans ce numéro.

la réussite des technologies mises au service du développement local

Les technologies de l’information et de la communication (TICs) prennent une place toujours plus importante dans notre quotidien, mais cette intégration se heurte à un ensemble de contraintes auxquelles, le plus souvent, on accorde trop peu d’importance. L’utilisation en Afrique des technologies des pays développés ne peut se faire sans une prise en compte de notre écosystème, des réalités socio-culturelles et des besoins des populations locales. Ainsi, l’innovation sera nécessaire, non pas dans le sens de recréer des technologies déjà existantes ailleurs, mais en adaptant ces dernières à nos réalités, afin de produire des solutions utiles pour le développement local.

Acacia-CRDI. Simulation avec des étudiants en zone rurale. 2007. Photo : © Moussa Déthié Sarr.

Au fil des années, les TICs se sont imposées dans nos pays d’Afrique subsaharienne, facilitant l’accès à l’information, haussant la productivité des entreprises et de l’administration, permettant un renforcement de l’éducation dans l’enseignement supérieur, et améliorant des gestes dans le domaine de la santé. Cette adoption des TICs est surtout possible grâce à un certain nombre d’outils principalement orientés dans le domaine de la communication, tels que les solutions logicielles, Internet, les réseaux et terminaux mobiles.

Mais il faut noter que cette appropriation des TICs est beaucoup plus orientée vers le milieu urbain et surtout les populations alphabétisées. Selon l’Institut de statistiques de l’UNESCO, 58% de la population sénégalaise vit en milieu rural et, sur le total de la population, on compte 49,7% d’analphabètes chez les adultes et 65% chez les jeunes. Donc, il est devenu plus que nécessaire de prendre en compte les zones rurales et les populations illettrées dans l’intégration des TICs en Afrique subsaharienne. À cela s’ajoute un écosystème des TICs qui présente des limites en termes de connectivité Internet : les coûts élevés des moyens et outils de communication par rapport aux revenus des populations locales. Nous pouvons prendre l’exemple de la connexion Internet qui, pour un débit 16 fois plus élevé, est vendue moins cher par Orange France que par Orange Sénégal (8 Mo à 21 € contre 512 Ko à 22,14 €).

Face aux obstacles socio-culturels et technologiques, il sera impératif de partir du besoin des populations locales, avec prise en compte de ces contraintes, pour que soit menée une bonne politique d’intégration des TICs. Cette politique pourra ainsi se baser sur le concept des technologies au service du développement ou « ICT4D », l’acronyme anglo-saxon (1). Le concept d’ICT4D repose sur la théorie que les TICs favorisent le développement d’une société. En plus de leur rapport aux TICs de manière générale, les ICT4D requièrent une compréhension du développement communautaire, de la pauvreté, de l’agriculture, du secteur de la santé et de l’enseignement de nos pays en voie de développement. Les ICT4D ont connu une progression fulgurante ces dernières années en Afrique grâce aux financements obtenus. Mais selon la chaire de l’Unesco en ICT4D, la plupart des initiatives de TICs implémentées en Afrique échouent.

Les TICs pour l’agriculture (3ème photo du concours Elearning Africa, 2012). Solution mobile pour l’agriculture. 2011. Photo : D. R.

Selon une étude menée par les chercheurs du projet Edulink-Alanga, à l’Université d’Eastern Finland, les causes de cet échec sont diverses. Cependant, la première d’entre elles réside dans le montage de projets qui ne sont pas réalisés aux bons endroits, c’est-à-dire dans des pays où les défis et les besoins locaux des populations cibles ne sont pas suffisamment maîtrisés pour être pris en compte par de tels projets. En effet, la non-implication des populations concernées par la conception et la restitution des outils et services des TICs qui leurs sont destinés constitue un facteur bloquant dans le processus d’appropriation d’un outil TIC. Parmi d’autres causes de cet échec, il faut citer le manque d’évaluation de l’impact économique de ces outils et services sur les activités économiques quotidiennes des populations. Ces différentes observations amènent à soutenir la thèse que l’unique moyen de mener à bien les projets ICT4D est de passer par une innovation technologique contextuelle aux milieux concernés. Cette Innovation reposera sur des bases simples, telles que la prise en compte des besoins des populations, de l’impact économique et de l’écosystème des TICs, qui, quand ils sont négligés, conduisent à l’échec des ICT4D.

Le sens de l’innovation technologique ne réside pas dans une nouvelle invention de la roue, mais plutôt dans sa réadaptation à nos besoins dans le cadre des ICT4D. Cette innovation technologique ne doit pas être perçue comme un concept compliqué, car son essence même réside dans la simplicité des solutions. Très souvent, les populations ciblées ont des besoins simples, tels que l’accès à l’information; nous pouvons citer aussi l’exemple du système d’information géographique (SIG), développé dans le cadre du projet Acacia à la Faculté des Sciences et Techniques de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), en partenariat avec le CRDI (Centre de Recherche pour le Développement International). Dans ce projet il a été mis en place un SIG mobile pour la gestion des ressources pastorales au niveau des unités de Thiel et de Kouthiaba, au Sénégal. Cette application avait permis aux éleveurs d’avoir une information en temps réel de l’état des points d’eau et des chemins appropriés pour la transhumance, à partir d’un système de communication basé sur les SMS.

Ainsi, partant d’un besoin simple des populations et capital pour la survie du bétail, une solution basée sur des médias à faible coût, tels que SMS et téléphones, a été mise à la disposition des populations locales, après qu’elles ont été fortement impliquées dans le processus de conception et de déploiement. Il nous faut préciser que si les besoins des populations locales peuvent être similaires à ceux des pays développés, les méthodes utilisées pour y subvenir doivent être remodelées dans la pratique. La monétique est l’un des secteurs qui illustre le mieux ces besoins communs et, au Sénégal, le service Orange Money, de l’opérateur de télécommunications, permet à partir d’un compte créé avec un mobile de faire, en tous lieux, des dépôts d’argent, des transferts aux proches, la consultation du solde, des paiements de factures, le remboursement d’une échéance de prêt micro-crédit, et le débit d’argent. Cette méthode innovante permet, par des gestes simples, de faciliter le quotidien des populations locales avec uniquement un téléphone portable, qui est le support de communication le plus utilisé dans toutes les couches sociales et toutes les classes d’âges.

Acacia-CRDI. Tests réalisés par des utilisateurs sur l’application Magasin de bétail pour réserver des produits. 2007. Photo : © Babacar Ngom.

Prendre en compte l’écosystème des TICs de nos pays dans la recherche de solutions ne peut qu’être source d’innovation technologique, sachant que des problématiques comme la connectivité Internet n’existent pas dans les pays développés. Dans cette optique, des travaux de Recherche et Développement, menés dans le cadre d’un partenariat entre la Coopération française U3E et le Centre de Calcul Informatique de l’UCAD, ont abouti à la mise en place d’une solution de suivi des formations en ligne en utilisant un mode déconnecté, pour pallier ce problème d’accès à Internet et permettre la réduction des coûts à travers la réduction de flux. Un système de notification par SMS intégré à cet outil facilite la communication d’informations aux étudiants. Un parfait modèle de prise en compte de l’écosystème des TICs pour leur intégration dans le secteur de l’enseignement (acronyme : TICE, TIC pour l’Éducation).

Le défi de l’intégration des TICs en Afrique subsaharienne repose principalement sur la nécessité de dépasser les limites socio-culturelles, économiques et technologiques pour en faire un rempart solide du développement local. Le recours à l’innovation technologique sera un moyen incontournable, face à ces limites, pour mener à bien des stratégies ICT4D efficaces. Une remarque particulière peut être faite sur les terminaux mobiles qui illustrent l’innovation technologique. L’usage du mobile par toutes les couches sociales et classes d’âges, implique qu’un intérêt particulier doive être porté sur les solutions qui l’utilisent, si l’on veut toucher une partie importante des populations. Une bonne politique ICT4D ne peut être menée sans la prise en compte des besoins et contraintes locales, et sa réussite est assurée lorsqu’elle est mise en œuvre par les populations locales pour les populations locales, et là réside toute l’essence de l’innovation technologique.

Babacar Ngom
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

Babacar Ngom est ingénieur Informaticien au Centre de Calcul Informatique de l’UCAD. Chef de la Division Elearning. Responsable de projets Recherche & Développement

(1) ICT4D : Information and Communication Technologies for Development, les TICs au service du développement.

Kër Thiossane, villa pour l’art et le multimédia au Sénégal, se définit comme un espace culturel dédié à l’expérimentation artistique et sociale. En wolof, « kër » signifie la maison et « thiossane » la culture traditionnelle sénégalaise. Ce lieu de recherche, de résidence, de création et de formation encourage l’intégration du multimédia dans les pratiques artistiques et créatives traditionnelles, et soutient le croisement des disciplines.

Mosaïque alternative réalisée à Kër Thiossane. Par Mushana Ali et Kan-si, détail. 2012. Photo : © Antoine Louisgrand / Kër Thiossane.

Kër Thiossane a débuté ses activités à Dakar en 2002. En 2003, grâce au soutien de la fondation canadienne Daniel Langlois pour l’art, la science et les nouvelles technologies, l’association ouvre un espace public numérique afin d’offrir aux Sénégalais un lieu de partage et de réflexion autour de l’art et des technologies numériques, en proposant résidences, formations, rencontres et ateliers. Il s’agit du premier laboratoire pédagogique artistique et transdisciplinaire lié aux pratiques numériques et aux nouveaux outils de communication en Afrique de l’Ouest.

En 2008, est créée la première édition du festival Afropixel sur les logiciels libres liés aux pratiques citoyennes des pays du « Sud ». En 2012, la 3ème édition s’est déroulée autour des Biens Communs, abordés via l’angle des technologies numériques et de la création artistique en Afrique. Depuis ses débuts, Kër Thiossane développe les échanges et les collaborations avec des structures du continent africain et tisse aussi des liens avec d’autres continents, dans une perspective Sud-Sud.

Atelier Demodrama Faces réalisé avec l’Ambassade d’Espagne au Sénégal. 2011. Photo : © Kër Thiossane.

Ainsi sont mis en œuvre des projets internationaux de coopération, tels que Rose des Vents Numérique. Développé de 2010 à 2012, avec le soutien du fonds ACP Cultures de l’Union Européenne et de nombreux partenaires, ce projet a eu pour objectif de développer la coopération artistique numérique et partager des connaissances techniques, culturelles et artistiques, entre le Sénégal, le Mali, l’Afrique du Sud et les Caraïbes.

Mené en partenariat avec notamment le Collectif Yeta au Mali, Trinity Session en Afrique du Sud, l’OMDAC en Martinique, ou encore le CRAS (Centre de Ressources Art Sensitif, Mains d’Œuvres) en France, Rose des Vents Numérique s’est articulé autour de différentes actions phares : les festivals Afropixel (Dakar, mai 2010) et Pixelini (Bamako, octobre 2011); plusieurs formations autour des logiciels libres; six résidences croisées d’artistes d’Afrique et des Caraïbes; la participation au 8ème Forum des Arts Numériques de Martinique (OMDAC); et la création de Ci*Diguente.

Valise pédagogique développée à Kër Thiossane dans le cadre du projet Rose des Vents Numérique. 2010. Photo : © Kër Thiossane.

Car à l’issue de Rose des Vents Numérique, il était nécessaire de créer et entretenir un espace de partage et d’échanges entre les acteurs impliqués, afin de permettre à la dynamique de réseau mise en œuvre de perdurer et de s’élargir. Ainsi est née Ci*Diguente, en wolof « au milieu des choses », « dans un entre-deux », qui fait écho à cet espace de rencontre entre les continents, les disciplines et les savoirs. Cette plate-forme de ressources est principalement dédiée aux artistes et acteurs de l’art numérique en Afrique et Caraïbes, et est aussi ouverte à tous; les ressources sont librement disponibles dans le respect de la licence Creative Commons et chacun peut y proposer ses articles en créant son propre compte.

Marion Louisgrand, initiatrice de Kër Thiossane, ajoute: en Afrique, à l’exception de l’Afrique du Sud, la création numérique est un courant encore nouveau, où les manifestations et expositions qui y sont consacrées sont encore rares ; les structures et écoles susceptibles d’accompagner les artistes africains et capables d’accueillir des expositions sont peu nombreuses.

Si produire ou exposer les œuvres multimédias nécessite la mise en œuvre de moyens matériels pointus, et donc onéreux, Kër Thiossane et les acteurs de son réseau ont pris le parti de développer sur leurs territoires des projets privilégiant les « basses technologies », le « faites-le vous-même », mettant l’accent sur la relation entre création, recherche et espace public.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

 

> www.ker-thiossane.org

négocier une culture mondiale

Cet article met en résonance l’Altermodernisme, une théorie esthétique développée par Nicolas Bourriaud, et des artistes numériques sud-africains, et établit un cadre pour l’art numérique actuel en Afrique du Sud. Plus précisément, il examine les rôles de Nathaniel Stern et Marcus Neustetter (1) en tant qu’artistes, et de Tegan Bristow (2) en tant que commissaire et chercheuse. Cet article propose (ou suggère) à la pratique future dans ce domaine en Afrique du Sud un socle critique alternatif et, ce faisant, il vise à alimenter et étendre le débat sur ce sujet.

Relation IV (détail). Marcus Neustetter. Exposition In Motion (2010). Photo: © Marcus Neustetter.

L’Altermodernisme est une théorie esthétique globale qui intègre des cultures multiples et leur permet de coexister sur un pied d’égalité. La théorie de l’Altermodernisme, définie par Bourriaud et principalement exposée dans son ouvrage Radicant (2010), se base sur ses observations de la dynamique globale et de la pratique artistique contemporaine, dans un monde perçu comme « dé-centré » et dominé par la mondialisation. La théorie de Bourriaud constitue un point de départ qui permet aux artistes de s’émanciper du postmodernisme et du postcolonialisme. L’Altermodernisme rejette les modèles multiculturels revendiqués par le postmodernisme et le postcolonialisme en faveur d’un nouveau modernisme qui permet aux cultures d’être restituées sur un pied d’égalité et considérées comme « l’autre ». Il affirme qu’il s’agit de remplacer la question de l’origine par celle de la destination. Bourriaud suggère un niveau de compréhension et de transfert entre les cultures grâce à la coopération et à la discussion.

Les praticiens altermodernistes sont capables de traverser les cultures dans le temps et l’espace. Ils surfent sur différentes cultures par le biais d’équivalents qui leur permettent de comprendre et d’utiliser des signes différents. Bourriaud décrit le mouvement de l’artiste radicant comme celui qui est en mesure de développer des racines multiples au cours de son voyage, dont l’origine n’est plus considérée comme l’élément de focalisation. Au contraire, le point focal devient la destination. Dans l’ensemble, Bourriaud perçoit ce monde « dé-centré » comme permettant à la pratique d’un artiste de s’épanouir dans une nouvelle direction.

L’avènement de la mondialisation est le point de départ de l’élaboration théorique de Bourriaud. Il le considère comme un facteur qui influence la production artistique et provoque un changement dans les modes de pensée et d’évolution au sein du paysage culturel. Pour Bourriaud, la mondialisation a eu le même effet sur le contexte actuel que l’industrialisation sur le modernisme. Cette évolution est nourrie par le réseau de télécommunication complexe qui s’est développé en parallèle à la mondialisation, comme un résultat du capitalisme. La dynamique de l’Altermodernisme offre la possibilité d’échanger dans plusieurs langues et cultures et d’établir des correspondances.

Compte tenu de sa nature intrinsèque et de la manière dont on y accède, le support numérique est étroitement lié à la mondialisation sans nécessairement se limiter à la culture d’une région ou d’un pays donnés. L’aspect fondamental de l’art numérique est son interactivité, une interaction à la fois physique et psychologique (à l’opposé des sensibilités contemporaines). Selon Christiane Paul, la nature interactive du support offre une forme particulière d’esthétique qui se traduit par des récits, des voyages et des œuvres dynamiques, en phase avec la théorie de Bourriaud. L’Altermodernisme offre un cadre à ce support et lui permet de développer son propre discours au sein de la culture contemporaine.

Le domaine de l’art numérique sud-africain est beaucoup plus confidentiel, restreint et exclusif que l’art numérique international. Le support revêt des tendances exclusives, aussi bien pour ceux qui pratiquent que pour ceux qui voient, qui sont capables de comprendre et d’apprécier un travail qui requiert un certain degré de connaissances techniques et numériques. La nécessité préalable de cette connaissance est admise à la fois par Neustetter et Bristow et souvent considérée comme un obstacle par ces deux acteurs du numérique.

Given Time. Nathaniel Stern. Ross et Felix, vus dans Second Life. Photo: © Nathaniel Stern.

Neustetter, Stern et Bristow sont tous relativement mobiles, ce qui se retrouve à la fois dans leurs œuvres et leur pratique. Stern, qui a initialement vécu aux États-Unis, s’est installé à Johannesburg en 2001, où il a pu approfondir sa connaissance de l’art numérique et a commencé à alimenter et développer le discours autour de l’art numérique en Afrique du Sud. Rentré aux États-Unis, ces deux points d’ancrage ont aidé Stern à initier un dialogue autour du discours et du support. De même, les connexions multiculturelles de Neustetter et les nombreux voyages internationaux liés à sa pratique contribuent au discours élaboré autour de son travail.

Bristow, qui elle aussi vit principalement en Afrique du Sud, a enseigné au Japon et voyage beaucoup à travers l’Afrique pour mener des recherches liées à son doctorat. Bristow est à la fois influencée par son propre mouvement et la traversée de cultures différentes, et par celui des artistes qu’elle sélectionne, tandis que ces mêmes artistes ne sont affectés que par leur propre mobilité. Ces acteurs du numérique se déplacent au-delà d’un usage du support numérique, vers un sens construit par rapport à la globalité. Cette mobilité et la traversée des cultures et des zones géographiques reflètent le monde habité tel que décrit par Bourriaud.

Dans son œuvre Given Time (Temps donné) (2010), Stern utilise l’environnement du réseau social immersif Second Life comme plateforme et cadre de son travail artistique. Dans Second Life, il met en scène deux avatars qui sont amants et qui flottent dans les airs, presque complètement immobiles, les yeux rivés sur l’interface de l’autre. Cette œuvre est présentée par le biais de deux grandes projections vidéo des avatars sur des murs se faisant face, chacun montré du point de vue de l’autre. Ils deviennent alors des personnages, des « acteurs ». Le spectateur pénètre dans cet espace entre les deux amants, mais l’échange entre les avatars est éternel, jamais perturbé par ce visiteur qui devient voyeur de leur échange. Le monde virtuel auquel il participe à travers les avatars dépend en fait de lui. Le dialogue établi entre les deux avatars est entièrement détourné du domaine physique.

Le travail de Neustetter avec les connexions est illustré dans son œuvre relation IV, incluse dans l’exposition In Motion (2010). Cette œuvre est une impression numérique de performances réalisées avec un logiciel sensible à la lumière. Le logiciel, développé par Bristow, permet à Neustetter de produire un tracé numérique lumineux des performances. L’image d’ordinateur est utilisée pour suivre la lumière et dessiner une ligne allant d’une lumière particulièrement brillante à la suivante, créant ainsi un dessin de lumière. Neustetter s’est rendu compte qu’il dessinait l’espace… autour des choses, que la source de lumière pouvait se connecter et que, au fond, il captait le temps et l’espace en observant l’espace négatif autour des objets ou des mouvements (interview). La ligne semble ainsi former des connexions et un itinéraire semble être transposé par le logiciel.

Le mode de commissariat de Bristow résulte de sa recherche. Ceci transparaît dans l’exposition Internet Art in the Global South (l’art d’Internet dans le Sud global) (2009), dont elle a été commissaire pour la Joburg Art Fair en 2009. Cette exposition (3), qui est encore visible aujourd’hui, se compose d’un site Web autour d’un dispositif de visualisation et de liens vers des œuvres sur Internet issues de divers pays du Sud, principalement d’Amérique du Sud, d’Inde, de Corée et d’Afrique du Sud. Bristow a utilisé le réseau international Upgrade (un réseau mondial de militants associatifs et d’artistes du numérique) comme plateforme pour inviter les artistes à soumettre des œuvres d’art, sélectionnées sur la base de lignes thématiques similaires. Cette mise en réseau et la méthode utilisée pour le commissariat illustrent la façon dont le support permet d’établir un dialogue global. C’est l’une des premières collections marquantes de Netart dans les pays du Sud et qui aborde la question cruciale du support quand il s’agit de la marginalisation et des avancées du monde premier. Une collection comme celle-ci permet une approche critique du support dans une perspective adaptée à la fois aux artistes et aux spectateurs.

Internet Art in the Global South. Capture d’écran du site : www.digitalarts.wits.ac.za/jafnetart/. Avril 2013. Photo: D.R.

Bien que le projet ait été présenté dans le cadre d’une manifestation d’art contemporain, Internet s’est avéré un support peu attrayant pour le public. Ce sentiment se retrouve dans l’ensemble des galeries et la partie commerciale de la scène sud-africaine de l’art contemporain. Ce constat étant fait, l’exposition en ligne, après la Joburg Art Fair, s’est avérée être une ressource intéressante et un reflet du support utilisé dans les pays du Sud. La nature du support permet aux réseaux de se constituer du fait qu’Internet est intrinsèquement fondé sur des hyperliens et de l’hypertexte qui créent des connexions et font circuler les informations. Bristow envisage de réitérer cette expérience à plus grande échelle.

Les deux artistes œuvrent à générer la narration à travers l’information, et des liens se tissent entre les œuvres d’art qui accompagnent le spectateur dans un voyage à travers un espace-temps donné. La perception de leur propre position globale en tant que citoyens du monde (selon Neustetter) permet un engagement ciblé vis-à-vis des concepts tels que la cartographie, le déplacement, les réseaux, la translation et les récits. Il en est de même pour le commissariat d’art et la recherche relative au support que sont les autres activités de Bristow.

La théorie de Bourriaud ne s’applique pas seulement à la pratique artistique, elle est aussi le reflet d’une dynamique mondiale. Elle suggère la manière dont cette nouvelle modernité et la mondialisation pourraient être abordées par des artistes. Dans son article Deriving Knowledge (Connaissance dérivée) (2009), Sarah Smizz observe que le déplacement devient une méthodologie et un point de vue par opposition à un style. L’Altermodernisme ne définit pas nécessairement un style esthétique ou une « tendance » spécifique, mais plutôt un mode de pensée et de perception qui devient une esthétique. Cette esthétique est présente dans les œuvres de Neustetter et Stern tout comme dans le commissariat de Bristow et son approche du support. Smizz ajoute que l’Altermodernisme permet aux artistes des nouveaux médias (beaucoup se référant à l’hyperlien/hypertexte comme processus de pensée) de se connecter à des récits et à une translation dynamique, ainsi qu’à des thèmes récurrents ancrés dans l’œuvre des praticiens.

Bien que cette théorie soit juste à bien des égards et qu’elle offre des éclairages pertinents, l’Altermodernisme reste quelque peu idéalisé. La théorie de Bourriaud ne saurait être décrite comme fondamentalement « erronée », mais elle recèle deux aspects problématiques. D’abord, les aspects de la théorie de Bourriaud qui englobent et incluent tout font de l’Altermodernisme un postulat quelque peu irréaliste. Ensuite, Bourriaud a conçu une théorie générale à partir du « centre » sur une dynamique globale qu’il perçoit comme existant dans un monde « dé-centré ». Tout le monde n’a cependant pas la possibilité d’évoluer dans ce monde « dé-centré » décrit par Bourriaud; tous ne sont pas capables d’adopter le style de vie mobile qui aboutit à l’Altermodernisme et certaines personnes sont obligées de migrer et de voyager à travers les continents. Cette mobilité est très différente de celle décrite par Bourriaud et de la mobilité des praticiens cités en exemple.

Il se peut que l’Altermodernisme ne concerne pas autant de personnes que Bourriaud le pense. Si l’on adopte cette théorie, on se doit d’en considérer les écueils. Il serait en outre utile d’affiner son adaptation critique si on souhaite l’utiliser comme cadre de réflexion. Elle forme toutefois un cadre essentiel pour l’art numérique et plus particulièrement pour les artistes d’Afrique du Sud qui évoluent dans une société multiculturelle et multilingue. Le support numérique offre aux praticiens un moyen alternatif de découvrir des cultures différentes, d’un point de vue à la fois géographique et historique. Les artistes dont on parle ici explorent des thèmes rendus accessibles par une dynamique et une culture mondiales. La théorie Bourriaud illustre ce point et permet de se mouvoir à l’intérieur de cette dynamique et au-delà.

Carly Whitaker
Spécialiste de l’interaction numérique, artiste, enseignante et chercheuse à l’Université du Witwatersrand (Johannesburg, Afrique du Sud)
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

Rencontres d’Arts Visuels de Yaoundé

Serge Olivier Fokoua, directeur des RAVY, cerne ainsi son événement : jusqu’où peut aller l’art en train de se faire? Quelle est la part de l’Afrique dans ce rendez-vous de l’art actuel? L’un des objectifs de ces Rencontres est de permettre des échanges entre artistes d’ici et d’ailleurs. Créer un réseau dynamique de partage des savoirs et des compétences.

Em’kal Eyongakpa. Installation vidéo. RAVY 2012. Photo : © Les Palettes du Kamer.

Les Rencontres d’Arts Visuels de Yaoundé (RAVY), nées en avril 2008, ont présenté leur 3ème édition en 2012. Elles sont organisées par Les Palettes du Kamer, une association d’artistes plasticiens camerounais fondée en 2004.

La mission des RAVY est de promouvoir l’art contemporain, au Cameroun et en Afrique, en s’entourant de créateurs émergents et confirmés, d’artistes de nombreuses nationalités et disciplines (peintres, sculpteurs, photographes, vidéastes, performeurs, etc.), dont la démarche artistique est innovante. À travers des expositions, performances, colloques, ateliers et conférences, il s’agit de faire venir l’art à la rencontre du public. Le festival permet au public de Yaoundé d’appréhender de nouveaux discours sur la société moderne, des thématiques engagées, subtiles ou poétiques.

Marcio Carvalho (Portugal). Performance et installation vidéo. RAVY 2012. Photo : © Jean-Marc Gayman.

Suite à l’atelier organisé par Em’kal Eyongakpa (1) avec 7 artistes multimédias, à l’Institut Français de Yaoundé, un projet collectif sur le thème « Couloirs » a été présenté au festival RAVY. Des postures, attitudes et comportements urbains ont été filmés puis juxtaposés pour être projetés sur des écrans disposés dans un espace. Lors du vernissage, un récital de poésie a accompagné cette installation.

Les RAVY sont financées par les cotisations des membres de l’Association, ont le soutien du Ministère camerounais de la Culture, d’organisations internationales et de fondations privées. Ce festival s’appuie aussi sur un réseau de structures locales et internationales. Le choix des artistes se fait via des commissaires partenaires, en collaboration avec des festivals et centres d’art, tels que le CRANE_Centre de ressources, au Château de Chevigny (Côte d’Or, France).

Serge Olivier Fokoua. Photo : D.R.

Or, selon Serge Olivier Fokoua, les RAVY s’inscrivent dans un contexte très difficile, où les arts visuels occupent une place secondaire dans la fourchette des disciplines artistiques, tant pour le public que pour les institutions nationales. Les artistes africains avec lesquels nous travaillons sont des passionnés, mais les résultats sont souvent lents. C’est dans le désir de booster ce secteur créatif que nous avons voulu créer des plates-formes d’expression et de promotion des arts visuels. Dans l’art numérique, beaucoup d’artistes manquent cruellement de matériel adéquat pour pouvoir exprimer ce qu’ils ont au fond d’eux. Et quand il leur arrive de réaliser des projets, les occasions de les montrer sont rares.

Aussi, le projet RAVY se positionne-t-il comme une vitrine pour redonner du vent à ce secteur de l’art qui bat de l’aile. Cette opération, aux effets multiplicateurs, permet non seulement de dénicher des artistes talentueux, mais aussi d’assurer leur promotion de manière durable à travers le tissu relationnel d’ici et d’ailleurs que sont galeries, centres d’art, foires, ateliers ou résidences.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.ravyfestival.org

vers un usage militant des « écritures du peuple »

Cet article présente les rares archives existantes sur le champion de boxe Andrew Jeptha. Malgré sa réussite internationale en tant que premier boxeur noir à avoir gagné un titre britannique en 1907, il n’est « visible » dans les archives qu’à travers un petit livre retraçant le parcours de sa vie, et une photographie comportant un autographe. Le texte manuscrit et des éléments du texte de la brochure vont être adaptés, par l’auteur de cet article, en une police de caractères nommée Champion Jeptha Script.

Premières pages de la publication d’Andrew Jeptha. Bibliothèque Nationale d’Afrique du Sud. Photo: © Kurt Campbell.

Cette réaction créatrice vis-à-vis des fragments qui se trouvent dans les archives défie les conventions en matière de recherche historique, en inscrivant Jeptha dans le présent, ce qui représente une sorte de « retour ». Cette désobéissance épistémologique, en accord avec les approches radicales d’autres études, accroît le défi rencontré face aux archives coloniales qui adoptent trop facilement la règle du « seulement des preuves authentiques » et son corollaire: le silence. La pratique émergente dont il est fait état est ce que l’auteur appelle les « écritures du peuple » (folk-scripting), la volonté de perfectionner et répandre l’écriture d’une « personne ordinaire », bien que remarquable, sous forme numérique à l’attention des communautés actuelles et futures.

Il est révélateur que les documents historiques sur Andrew Jeptha dans les archives sportives britanniques et sud-africaines soient rares. La seule trace complète d’archivage qui existe est une brochure unique auto-éditée par Jeptha [image 1], à la Bibliothèque Nationale du Cap, qui s’intitule : A South African Boxer in Britain (Un Boxeur sud-africain en Grande-Bretagne). Ce document est important en tant que texte et objet. La brochure, d’abord, comme support visuel, matériel, nous transmet un « visage » de Jeptha. Pour aborder ce témoin de l’éphémère, les cadres conceptuels de Luciana Duranti (3) sont particulièrement pertinents. Duranti encourage la pratique d’un archivage qui étudie la genèse et la transmission de documents, ainsi que leur relation avec leur créateur. Cette façon de penser à propos de textes existants que nous rencontrons définit les « documents » comme des « monuments », à savoir que le document n’est pas seulement une réserve de données, il est en soi une source (4). Une approche aussi spécifique que celle-ci prend en compte tous les éléments du document, non seulement comme le moyen de parvenir à un but : lire le texte, mais en ce qu’il offre la structure pour une idéation qui s’étend à partir et au-delà du document.

La voix des lettres imprimées rencontrées initialement dans la publication, n’est pas moins importante pour se représenter Jeptha que l’autographe lisible sur sa photographie [image 2], qui offre un lien direct et personnel avec le sujet. En fin de compte, les écrits de Valéry sur le livre mettent en avant les éléments textuels dans les livres comme points de départ décisifs d’une analyse visuelle : Je l’ouvre : il parle. Que je le referme, il redevient une chose des yeux ; il n’est donc rien au monde qui soit plus analogue à un homme […] Il a un aspect physique. Son extérieur visible et tangible qui peut être aussi quelconque que particulier, aussi hideux que plaisant, aussi insignifiant que remarquable que n’importe quel membre de notre espèce. Quant à sa voix qui est entendue dès qu’il s’ouvre […] n’est-elle pas présente dans la police de caractères utilisée… (5)

La police de caractères Champion Jeptha Script testée sur le système d’exploitation Mac OS (Apple Macintosh). Photo: © Kurt Campbell.

Si nous acceptons la possibilité que le livre dans sa forme propre et la photographie signée constituent un « personnage » particulier, cette pensée montre comment l’érudition, appliquée spécifiquement et de manière volontaire à des archives visuelles de Jeptha, pourrait opérer. Un « retour » symbolique d’Andrew Jeptha peut ainsi avoir lieu sous la forme radicale d’une typographie faite sur mesure. Les éléments visuels de Jeptha, livret et photographie signée, deviennent à la fois champ d’analyse et champ d’action. Le rôle de la typographie comme clé historique et instrument de création est considéré ainsi par Shloss : Une autre manière de parler de typographie, ou des conditions matérielles d’un texte, pourrait être de l’identifier comme un système de signes ou un code […] Les polices de caractères peuvent fournir des visuels analogues au texte… (6)

Jeptha, complètement aveugle à l’âge de 35 ans, suite aux blessures reçues lors de ses combats, regretta plus que tout son incapacité à pouvoir lire et écrire sa propre histoire. La création d’une police qui serve à d’autres personnes pour écrire ou lire cette histoire constitue un acte profondément « évocateur ». Dans le premier paragraphe du livret, Jeptha décrit le mode opératoire utilisé pour narrer les événements : Un petit mot sur la forme que prend ce fascicule. J’avais pris l’habitude de griffonner des notes de temps en temps, sous forme d’une écriture abrégée (suffisamment compréhensible pour moi, si je pouvais voir, mais dénué de sens pour toute autre personne). Des coupures de presse de l’époque décrivant mes nombreux combats avaient également été regroupées et elles remplissaient deux grands albums. À cela s’ajoutaient de nombreux extraits d’articles de journaux en vrac que je n’avais pas eu l’occasion de coller.

Un défi typographique est lancé dans le paragraphe précédent : développer une police qui réponde aux deux systèmes d’écriture dont parle Jeptha et qui reproduise son histoire. Il y a la forme des caractères propre aux journaux à grand tirage, et l’écriture personnelle, particulière (et courante) de l’écrivain. Cette méthode de travail, qui consiste à reconnaître « la trace textuelle » de Jeptha dans les archives, met en place la police Champion Jeptha Script comme une production visuelle qui défie l’idée de « garder en mémoire » un individu. La racine memorial [du mot anglais utilisé par l’auteur] connote le concept de « marque mémorielle ». La typographie en tant que discipline est capable d’exploiter cette idée de façon unique : les lettres servant à la fois de texte et d’image, des formes imprégnées de la résonance radicale (ancrée dans ses racines) d’une personne dans un espace-temps donné.

L’Autopen (autostylo). Avec l’autorisation de la Société Autopen de la Damilic Corporation. Photo: D. R.

La portabilité de l’élément populaire
Il est envisagé que le texte numérique (Champion Jeptha Script) opérationnel sera transféré d’un groupe ou d’une communauté d’utilisateurs, au suivant. C’est similaire à ce que les chansons ou histoires populaires accomplissent ou tentent d’accomplir en tant que productions conçues à des fins de déploiement social. En effet, la tradition de l’histoire populaire (folklorique) culturelle (parlée et écrite) se préoccupe de la propagation des accomplissements et des vies de gens « ordinaires » ou « communs », qui méritent que la communauté future s’en souvienne. Dans le cas des polices du support numérique, le potentiel pour une transmission est tout aussi puissant par le biais de l’utilité, de la portabilité et de l’aspect de collection qu’atteignent les polices de caractères.

Le binôme textuel: le défi épistémologique de la technologie numérique
La principale conséquence de ce projet, qui consiste à reconstruire le texte manuscrit d’une personnalité, a fortuitement remis en cause le rôle de la pratique dans la technologie numérique. La participation à ce projet ne visait pas simplement le fonctionnement de l’outil numérique, ni la puissance d’une machine qui puisse générer automatiquement des formes constituées par l’écriture d’Andrew Jeptha. Au contraire, ce projet demande une intimité qui est proche de celle de la tradition du « copiste » [image 3] qui, en Afrique (7), appartient à l’histoire ancestrale de la diffusion des manuscrits. Les élèves de cette tradition copiaient la « main » d’un maître à maintes reprises jusqu’à ce qu’une reproduction fidèle puisse être obtenue. La fonction traditionnelle du copiste nécessite de comprendre les complexités de l’écriture qui est copiée et s’assurer qu’il n’y ait pas de dérèglement fondamental dans le processus.

L’histoire de la technologie nous présente un objet qui, paradoxalement, exclut toute trace d’idéation humaine dans le procédé de parfaite duplication d’une signature humaine. Ceci est manifeste dans l’Autopen (l’Autostylo [image 4]), une machine à signature automatique datant des années ’60, particulièrement et fréquemment utilisée aux États-Unis sous la présidence de John F. Kennedy (8). Cette pratique, qui consiste à utiliser une machine pour signer physiquement des documents officiels (pratique perpétuée à ce jour dans les services de Barack Obama), a conduit à la production d’un certain nombre de systèmes ultérieurs et de produits commerciaux comme le Ghostwriter (le « prête-plume » – Image 5). Ces machines-à-signature utilisent le code visuel d’une signature pour reproduire une matérialité autorisée en quantités illimitées.

Ghostwriter. Le « prête-plume » : bras mécanique signant un document. Avec l’autorisation de la Société Autopen de la Damilic Corporation. Photo: D. R.

La machine ne peut cependant enrichir le langage de la main humaine au-delà du nombre limité de lettres comprises dans la signature tant le procédé d’extension de la signature (un holographe détaillé) prend un temps considérable, mais demande aussi un nombre infini de combinaisons de mots et lettres pour que la machine puisse un jour y parvenir. En revanche, la tradition des copistes est une pratique qui requiert la compréhension de la technique manuscrite copiée de telle manière que, par moments, le scribe peut prévoir les qualités formelles que la main qu’il imite afficherait lorsqu’il est nécessaire d’insérer une lettre ou un chiffre dont le modèle n’est pas disponible. En ce sens, un dialogue visuel est créé entre la main d’un homme du présent et la main d’un homme du passé, tel un binôme textuel partagé à travers le temps et l’espace.

En nourrissant l’espoir de fournir de parfaits glyphes qui puissent être numérisés, l’auteur de cet article ressent une affinité particulière avec Andrew Jeptha, de par l’écriture et la réécriture des lettres initialement tracées par ce dernier. De temps en temps, la création de nouvelles lettres est nécessaire, « nouvelles » dans la mesure où des exemples antérieurs n’existent pas dans les archives de Jeptha. De manière symbolique, le procédé ou l’acte qui consiste à développer la police s’apparente à « tenir la main » d’un homme enterré depuis longtemps. La pratique est aussi une forme d’activisme et une façon de créer l’histoire populaire, de s’assurer que l’on se souvienne d’un héros national oublié, par-delà les frontières politiques de sa propre vie, d’une manière qui puisse être propagée à l’intérieur et au-delà d’une communauté.

La pratique de l’écriture du peuple se manifeste ainsi : la police Champion Jeptha Script indique une itération contemporaine de l’ancienne tradition des copistes, allant profondément à l’encontre de ce dont les machines comme l’Autopen semblent être capables à un niveau superficiel. La tension idéologique et épistémologique qui apparaît avec le rôle de l’Autopen et la tradition du copiste révèle la nature du conflit tacite qui, dans les sciences humaines, se joue actuellement dans le contexte de la technologie industrielle et de la culture artistique : La technologie n’est ni une idéologie […] ni une exigence neutre […], mais la scène d’une lutte […] un champ de bataille social (9). Malgré les trajectoires autrefois inimaginables qu’a rendues possibles la technologie numérique, la question du « Texte » reste encore sans réponse (10).

Kurt Campbell
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

Kurt Campbell organise des conférences sur les nouveaux médias à l’Université du Cap et à l’École des Beaux-arts Michaelis (Afrique du Sud). Il est le fondateur d’une fonderie indépendante de polices numériques et a exposé ses œuvres en Afrique du Sud et à l’international. Son travail est présent dans la collection permanente de la National Gallery of South Africa et dans plusieurs collections dans le monde.

(1) Vandana, Beniwal, Anup: Aesthetics of Activism: A Study of Mahasweta Devi’s Fiction, p. 16.

(2) Opperman, Serpil : The Interplay Between Historicism And Textualıty: Postmodern Hıstorıes, p. 102.

(3) Le travail de Luciana Duranti met en avant l’efficacité de la « diplomatique », une science d’archivage fondée par Jean Mabillon, un bénédictin français du XVIIe siècle, afin de valider les décrets royaux et monastiques et de déceler les faux documents. En tant que méthode de traitement des documents, la diplomatique a subi divers changements progressifs. La diplomatique « spéciale » illustre l’une de ces évolutions.

(4) Comme expliqué par Olivier Guyotjeannin in The expansion of Diplomatics as a Discipline (1996).

(5) Valéry, Paul: Le Physique du livre dans Paul Bonet, de Paul Valéry et Paul Éluard (Blaizot, 1945).

(6) Shloss, Carol. Journal of Modern Literature (Indiana University Press, 1985), pp. 153-168.

(7) Pour des informations détaillées concernant la tradition, cf. Timbuktu Scripts and Scholarship, édité par Meltzer, Lalou, Lindsay Hooper et Gerald Klinghardt (Le Cap: Hansa, 2008).

(8) Cf. The robot that helped the president (Le robot qui aida le président) de Charles Hamilton.

(9) Feenberg, Andrew: Critical Theory of Technology (Oxford University Press, États-Unis, 1991).

(10) Cf. The Genealogy of an Antidisciplinary Object de John Mowitt (Duke University Press Books, 1992) pour une étude approfondie de la question du « Texte » aujourd’hui.

 

juin / août 2013

> Éditorial :

L’Afrique digitale

En 1984, dans un livre intitulé Un regard noir*, Makossa alias Blaise N’Djehoya, décrivait non sans humour des Français vus par les Africains. Aujourd’hui, nous vous proposons de parcourir les pistes de la création numérique en Afrique avec un point de vue différent sur les nouvelles technologies : les Africains vus par les Africains. Et si l’innovation, dont le monde occidental se gargarise, était à (re)découvrir sur le continent africain ? Détournement, récupération, inventions, nouveaux usages…

L’art contemporain africain lié aux nouvelles technologies reste aujourd’hui méconnu et sous-représenté à l’échelle internationale. Cette publication présente une première cartographie, du Maghreb jusqu’en Afrique du Sud, valorisant les acteurs de la création numérique africaine. Panorama extraordinaire mais non exhaustif, ce numéro reflète la diversité et la richesse de ces expressions artistiques, liées aux contextes spécifiques, culturels, économiques et sociaux du continent africain.

Toutes les tendances sont représentées : installations multimédia, oeuvres-machines, photographie numérique, art vidéo, live audio-visuel, Netart, art sonore, lectures poétiques, projets typographiques, graphisme animé, jeu vidéo, processus participatifs, dispositifs interactifs, art du recyclage, art du code, design, art de la localisation, « culture virale de la rue », expérimentations libres… Les structures qui produisent et/ou diffusent ces oeuvres sont aussi mises à l’honneur : festivals, plateformes de ressources, sites Web, blogs, collectifs investis dans les logiciels libres et l’Open Source, Fablabs, réseaux d’innovation…

Musiques & Cultures Digitales a initié dès 2009 le projet Digitale Afrique, avec Karen Dermineur, rédactrice en chef invitée sur ce numéro, pour proposer une nouvelle perspective sur les nouvelles technologies en partant découvrir les créateurs du continent africain, qui les utilisent et les détournent, qui créent tout simplement avec les outils contemporains.

Anne-Cécile Worms – Directrice de la rédaction

* Blaise N’Djehoya et Massaër Diallo, Un regard noir, Les Français vus par les Africains, 1984, éditions Autrement.

> Sommaire :
Création numérique à Dakar : naissance et évolution
Une culture de la technologie : comprendre l’art numérique en Afrique du Sud et de l’Est
Metatrame : une plateforme immersive 3D libre et expérimentale, implantée par GawLab au Sénégal pour l’Afrique de l’Ouest
Négocier une culture mondiale dans l’art numérique sud-africain
Dala, Interface 2012 : cartographier le trajet entre Cato Manor et Durban Central
L’idéation textuelle et le numérique en Afrique du Sud : vers un usage militant des « écritures du peuple »
Dans la faille : la pratique des médias de Hobbs et Neustetter de 1999 à nos jours
L’innovation en Afrique subsaharienne : la réussite des technologies mises au service du développement local
Le continent africain, creuset de l’innovation : retour aux sources de la créativité sociale
Portraits d’acteurs du numérique :artistes, porteurs de projets innovants, événements, institutions…

> Remerciements :
Nous tenons à remercier particulièrement les auteurs et les artistes ayant contribué à ce numéro, Tegan Bristow d’Afrique du Sud pour son aide précieuse sur l’Afrique anglophone, l’Organisation internationale de la Francophonie, engagée dans la promotion de la diversité culturelle et linguistique notamment sur le continent africain, dont le soutien nous permet de mettre à disposition gratuitement cette publication en français et en anglais aux formats numériques (pdf et e-book), et l’Institut français, dont le cahier spécial rend compte du cycle de conférences Digital Africa (forums des industries numériques), initié en 2012, sur les industries numériques et l’innovation en Afrique.