pour une vie rêvée des lettres numériques

Ceci tuera cela : voilà comment un prêtre affolé dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo manifeste son inquiétude que le livre remplace un jour l’architecture religieuse. Aujourd’hui s’expriment parfois des craintes que « ceci », le dispositif numérique, provoque non seulement la disparition de « cela », le livre, mais surtout la dégénérescence de certaines façons de s’exprimer… et notamment de la littérature.

The Dreamlife of Letters, Brian Kim Stefans, 2000. Photo: D.R.

À un moment où les tablettes transforment encore nos pratiques de lecture, il me paraît en effet important de poser la question des formes d’existence et des potentialités d’une littérature numérique. Je n’établirai cependant aucune relation de concurrence. Certaines littératures continueront à s’écrire et à se lire sur support papier; d’autres ont commencé, il y a plus de cinquante ans (Stochastische Texte 1959 par Theo Lutz) à expérimenter avec ce que le dispositif numérique apporte comme nouvelles dimensions au texte. En posant la question de leur potentiel poétique, je passerai en revue quelques-unes de ces dimensions. La littérature écrite pour le dispositif numérique a pris un premier envol dans les années 80-90 avec l’émergence de revues (p. ex. alire) et la mise en place d’associations d’auteurs (p. ex. la Electronic Literature Organization). Depuis quelques années, festivals et anthologies se multiplient.

Machines poétiques avant la lettre
Bien que nativement numérique, cette littérature s’est d’abord inscrite dans la tradition des avant-gardes qui ont essayé de transgresser le cadre de la page papier par des dispositifs hypertextuels ou aléatoires « avant la lettre ». Ainsi, les auteurs de l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) avaient dès les années 50 découpé des poèmes en lamelles pour démontrer l’importance du hasard dans le processus créateur (voir les Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau) et étaient parmi les premiers à s’intéresser aux ordinateurs comme « générateurs automatiques » de textes poétiques. Du côté de la narration, les premières expériences numériques s’inspiraient souvent de la tradition du Nouveau Roman. L’hypertexte paraissait l’outil rêvé pour laisser le texte se déployer dans un tissu complexe de causalités et temporalités entrelacées. À l’heure actuelle, les paradigmes de la « machine poétique » et de l’hypertexte-fragmentation sont toujours d’actualité; j’affirmerais même que nous commençons seulement à savoir « lire » l’hypertexte. L’arrivée de l’hypermédia a pourtant également provoqué l’émergence de formes littéraires explorant la frontière entre littérature et arts visuels.

Stand under, Glia.ca, 2009. Photo: D.R.

Le mouvement du texte
Certaines créations expérimentent avec une mise en mouvement de mots et lettres, qui agit de façon plus ou moins attendue sur le sens du texte. Dans The Sweet Old Etcetera d’Alison Clifford (1), le mot « grasshoppers » (sauterelles) arrive sur l’écran en sautillant, et les deux « o » dans le mot « look » apparaissent et disparaissent comme s’ils clignaient des yeux. Je propose d’appeler « ciné-gramme » (en référence au calligramme) cette relation quasi imitative entre texte et mouvement. Dans d’autres cas, le mouvement n’imite pas seulement le sens du texte, mais l’ouvre vers de nouvelles significations, d’une manière non-illustrative qui rappelle certaines figures de style comme la métaphore. Je parlerais donc de « ciné-tropes ». Dans le poème Stand Under de David Jhave Johnston (2) par exemple, les mots « under » et « stand » sont étirés jusqu’à l’insoutenable avant de se compresser à nouveau. À la fois inséparables et incompatibles, texte et mouvement entrent dans des relations qui semblent au moins partiellement échapper à l’interprétation. Reste donc entre texte et mouvement une impression de (dé-)cohérence : un espace de liberté où je situerais le potentiel poétique de l’animation textuelle.

Le toucher du texte
D’autres espaces de (dé-)cohérence émergent dans la relation entre textes et gestes de manipulation. Dans Le Rabot poète de Philippe Bootz (3), le lecteur est invité à littéralement raboter la surface d’un poème en faisant rapidement bouger la souris par glissements en avant et en arrière. Cette relation entre le geste et une réaction d’effacement observable sur l’écran, pourrait sembler purement imitative, et constituer donc un « kiné-gramme » (toujours en référence au calligramme). Certains mots grattables entrent pourtant dans une relation surprenante avec le geste : le lecteur est par exemple incité à « raboter » les mots « tu écartes ces eaux », alors que l’eau ne constitue pas une matière rabotable. Cette (dé-)cohérence entre geste et texte échappe-t-elle à tout entendement ? Peut-être pas. Contrairement à ce que les jeux de grattage en ligne nous font croire, la matière numérique ne cède jamais à nos interactions. Le Rabot poète semble ainsi avertir le lecteur de la vanité effective de son geste. Cette impression de vanité est renforcée par le fait que le poème se déroule de la même façon si le lecteur ne rabote plus. Voilà comment la littérature numérique se montre parfois impertinente, résistante, voire politique : loin d’inviter à un jeu frivole avec les mots, l’interface renvoie le lecteur à ses réflexes, ses attentes, et l’incite à questionner les « allants de soi » du dispositif numérique. Questionnement d’autant plus salutaire que la littérature numérique est parfois accusée de complicité avec le monde économique, dont elle utilise les machines et outils de création.

Stand under, Glia.ca, 2009. Photo: D.R.

À la frontière de la disparition
Une troisième caractéristique de la littérature numérique concerne son caractère multimédia. Ce n’est pas le lieu ici de détailler la complexité des relations entre textes, images, son et vidéo dans ces « e-formes ». Je me contenterai de citer un exemple emblématique qui montre à la fois le potentiel et l’éventuel risque pour le texte. Dans In the white darkness de Reiner Strasser (4), le lecteur active des images et des fragments de texte par le biais d’une interface graphique. Émerge par exemple le mot « remember » (se souvenir). La forme des lettres est remplie d’images : le « m » contient un visage d’enfant. Dans une brève note, l’auteur explique qu’il a observé pendant plusieurs semaines l’évolution de malades d’Alzheimer. À partir de cette expérience, il a créé ce poème visuel interactif qui rend sensible la défragmentation de la mémoire, la lenteur et le désespoir de la décohérence, mais aussi la douceur évanescente des derniers souvenirs; magma dans lequel le texte se dissout inexorablement en matière graphique, même s’il reste présent dans le programme informatique de l’œuvre.

Programmer le texte
Cette relation entre le texte visible et le programme informatique est parfois difficile à appréhender. Un programme agit dans toute œuvre de littérature numérique, même si le lecteur ne voit pas son action sur l’écran. À cause de l’évolution de la capacité de calcul des machines, le programme n’est pourtant pas forcément exécuté de la même façon sur n’importe quel ordinateur, ce qui rend la littérature numérique foncièrement fragile, voire éphémère. Certaines animations créées dans les années 80, qui duraient une vingtaine de minutes, passent aujourd’hui sur l’écran en quelques secondes et deviennent quasiment illisibles – un problème pour la préservation, mais aussi un défi pour les auteurs. Certaines créations sont ainsi conçues pour se « décomposer » lentement sur l’écran. C’est ce caractère éphémère que j’expérimente, par exemple, dans mes propres créations (Tramway (5)), en mettant la (dé-)cohérence grandissante entre texte visible et programme au profit d’un travail sur la mémoire. C’est sur cette note personnelle que je terminerai mon bref parcours à travers les expérimentations de la littérature numérique. Au lieu de conclure, je voudrais inviter le lecteur à se saisir de ces espaces de liberté où, entre vide et plein de sens, se joue le potentiel poétique de la littérature numérique pour rendre sensible une nouvelle « vie rêvée des lettres », toujours à la frontière de la disparition.

Alexandra Saemmer
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

(1) http://duck-egg.co.uk/sweetweb/sweetoldetc.html

(2) http://glia.ca/mp4/standUnder_MainConcept%20AVC-AAC_HI_qtp.mp4

(3) www.sitec.fr/users/akenatondocks/DOCKS-datas_f/collect_f/auteurs_f/B_f/BOOTZ_F/Animations_F/rabot.htm

(4) http://collection.eliterature.org/1/works/strasser_coverley__ii_in_the_white_darkness/index.html http://revuebleuorange.org/bleuorange/02/saemmer/

(5) http://collection.eliterature.org/1/works/stefans__the_dreamlife_of_letters.html

 

the dream life of digital letters

This will kill that. Such were the words used by a distraught priest in Victor Hugo’s Notre-Dame de Paris to express his anxiety over the fact that books would one day replace religious architecture. These days, there are fears that « this »—digital media—will lead to not only the disappearance of « that »—books—but above all the degeneration of certain forms of expression, and more specifically, of literature.

The Dreamlife of Letters, Brian Kim Stefans, 2000. Photo: D.R.

At a time when tablets are still transforming our reading habits, it seems particularly important to question the existing forms and potential of digital literature. I will not, however, establish any type of competitive relationship. Certain forms of literature continue to be writtern and read on paper; others have begun (ever since Theo Lutz’ Stochastische Texte in 1959) to experiment with the new dimensions brought to text by digital media. I will review of a few of these dimensions, with regard to their poetic potential. Literature written for digital media first took off in the 1980s and ’90s with the appearance of magazines (such as alire) and the creation of authors’ associations (such as the Electronic Literature Organization). The last few years have seen a growing number of festivals and anthologies.

Poetic machines before the letter

While digitally native, this literature belongs to the avant-garde tradition of trangressing the frame of the paper page with hypertexts and randomness « before the letter ». As early as the 1950s, the authors of OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) had cut up poems into strips to show the importance of randomness in the creative process (see Raymond Queneau’s Hundred Thousand Billion Poems) and were among the first to consider computers as « automatic generators » of poetic texts. In terms of narration, the first digital experiments were often inspired by the tradition of the Nouveau Roman. Hypertext seemed like the dream machine to allow the text to expand in a complex web of interlaced temporalities and causalities. Today, the paradigms of the « poetic machine » and hypertext-fragmentation are still relevant; I would even say that we are only beginning to know how to « read » hypertext. Nonetheless, the arrival of hypermedia has also given rise to emerging literary forms that explore the borders between literature and visual arts.

Stand under, Glia.ca, 2009. Photo: D.R.

Moving text

Certain works experiment with moving words and letters, which more or less act upon the meaning of the text. In Alison Clifford’s The Sweet Old Etcetera (1), the word « grasshoppers » hops onto the screen, and the double « o » of the word « look » appear and disappear like blinking eyes. I’ll call this quasi imitative relationship between text and movement « cine-gram » (in reference to the calligram). In other cases, the movement not only imitates the meaning of the text, it opens it up to new meanings, in a non-illustrative manner that recalls figures of speech such as metaphor. These I would call « cine-tropes ». For example, in David Jhave Johnston’s poem Stand Under (2), the words « under » and « stand » are unbearably stretched out and then compressed. Both inseparable and incompatible, the relationships between text and movement seem, at least in part, to escape interpretation. What remains then between text and movement is an impression of (de-)coherency: a free space in which I would situate the poetic potential of animated text.

Touch text

Other spaces of (de-)coherency have emerged from the relationship between texts and interactive gestures. In Philippe Bootz’ Le Rabot poète (3), the reader is invited to literally « plane » the surface of a poem using the cursor as a tool. This relationship between the gesture and « erased » effect visible on the screen could seem purely imitative, and thus constitute a « kine-gram » (again in reference to the calligram). However, certain words have a surprising relationship with the gesture—for example, the reader is invited to « plane » the words « you part these waters », even though water is not a planable material. Does this (de-)coherency between gesture and text escape all understanding? Perhaps not. Contrary to what online scratch games would have us believe, digital matter never gives in to our interactions. Thus, Le Rabot poète seems to warn the reader that his gesture is effectively futile. This impression of futility is further reinforced by the fact that the poem continues in the same way if the reader stops planing. This is how digital literature can sometimes be impertinent, resistant, even political—far from inviting the reader to play a frivolous word game, the interface challenges the reader’s reflexes and expectations, prompting him to question the « givens » of digital media. This questioning is all the more salutary when digital literature is occasionally accused of collaborating with the economic world, already using its machines and creative tools.

Bordering on disappearance

A third characteristic of digital literature is its multimedia nature. I won’t go into the complex relationships between text, image, sound and video in these « e-forms », but I will cite an emblematic example that shows both the potential and the possible risks for text. In Reiner Strasser’s In the white darkness (4), the reader activates images and fragments of text through a graphical interface. The word « remember » emerges, for instance. The letters are filled with images; « m » contains a child’s face. In a brief note, the author explains that he observed the development of Alzheimer’s disease over a period of several weeks. Based on that experience, he created this interactive visual poem, which sensitizes people to the fragmentation of memory, the slowness and despair of (de-)coherency, but also to the fading softness of the last memories. The result is a magma in which the text inexorably dissolves into graphical material, even if it remains present in the computer program of the work.

Programming text

This relationship between the visible text and the computer program is sometimes difficult to apprehend. Every work of digital literature depends on a program, even if the reader doesn’t see it in action on the screen. Because of machines’ ever-increasing processing power, the program is not necessarily executed in the same way on every computer, making digital literature fundamentally fragile, even ephemeral. Some 20-minute animations created in the 1980s are now almost unreadable as they speed across the screen in a matter of seconds. It’s a problem for conservation, but also a challenge for the authors. Some works are thus designed to slowly « decompose » on the screen. It’s this ephemeral nature that I’m experimenting with in my own pieces (Tramway (5)), by studying this increasing (de-)coherency between visible text and programming in the context of memory. This personal note ends my brief survey of experiments in digital literature. Instead of concluding, I invite the reader to take possession of these free spaces, between empty and meaningful, where digital literature’s poetic potential awakens a new « dream life of letters », always bordering on disappearance.

Alexandra Saemmer
published in MCD #76, “Writing Machines”, march/may 2012

(1) http://duck-egg.co.uk/sweetweb/sweetoldetc.html
(2) http://glia.ca/mp4/standUnder_MainConcept%20AVC-AAC_HI_qtp.mp4
(3) http://www.sitec.fr/users/akenatondocks/DOCKS-datas_f/collect_f/auteurs_f/B_f/BOOTZ_F/Animations_F/rabot.htm
(4) http://collection.eliterature.org/1/works/strasser_coverley__ii_in_the_white_darkness/index.html http://revuebleuorange.org/bleuorange/02/saemmer/
(5) http://collection.eliterature.org/1/works/stefans__the_dreamlife_of_letters.html

le « Je » entre en jeu

Depuis trop longtemps les médias ne savent plus où donner de la tête. Qui les regarde, les lit ou les écoute ? Avec quoi ? Comment ? Et d’où ? Démunis, les acteurs du petit écran le sont pour le moins. Parallèlement, on constate que l’Internet accélère une démultiplication des auteurs, que le statut d’auteur n’a jamais été autant sollicité. Bien sûr, ce n’est pas aussi simple.

Addicts, réalisation Vincent Ravalec, d’après un concept original de Lydia Hervel, Mascaret Films, Pictor Media & Arte France, 2010. Photo: D.R.

Les nouveaux médias qui annoncent que chaque internaute publiant ses impressions sur la toile par un post ou une vidéo (sans parler des weblogs ou de Flickr) peut se prétendre « l’Auteur d’un instant« , sont les mêmes qui déposent des droits sur les gestes de leur tablette ou songent à breveter le vivant. Le concept d’auteur est-il remis en cause pour le meilleur et pour le pire ? Non, bien sûr. Mais l’auteur-spectateur n’est rien de moins que le nouveau spectateur. Alors que le roman projetait son imagination, le cinéma et la TV son esprit, Internet et les autres dispositifs narratifs d’aujourd’hui projettent son corps. Il doit cliquer et être actif… Mais l’auteur de ces dispositifs sera-t-il assez convaincant pour engager ses spectateurs dans l’aventure ?

Le « Cinéma », qui a déjà explosé lorsque le spectateur est sorti de la salle obscure pour entrer dans les salles d’expositions, nous a fait rêver d’un expanded cinema, d’une immersion totale dans nos désirs d’images. Aujourd’hui, le cinéma est le monde, le film est sur tous les écrans, de Piccadilly Circus à notre smartphone, des PC portables aux affiches Decaux, de la tablette Apple aux lunettes Sony. Il était normal que l’auteur implose. Enfin, pas l’auteur en tant que tel, mais ses périmètres de compétences ! Car si les réseaux et le web remportent la mise par un nomadisme fabriqué et une ubiquité promise (connexion aux réseaux et virtualité des postures), à l’heure où les grands médias essaient de rasseoir leur prépondérance avec le grand rêve de la télé connectée et des applications propriétaires, on peut se demander pour quel contenu !

Il y a le grand œuvre qui agite le landernau télévisuel : le web-doc et sa petite sœur la web-série. Alter ego au doc-fiction, ce produit audiovisuel et multimédia propose au spectateur d’être lui-même l’acteur de son immersion multimédia dans un sujet. Qu’ils parlent d’un événement d’actualité, de problèmes de pays lointains, d’une révolution improbable, d’un thème de société aiguë, d’un fait historique, d’une plongée au cœur d’un système mafieux ou très high-tech, ces web-docs immergent leurs spectateurs au cœur même de l’enquête journalistique dont il (le spectateur) devient le héros. Comme l’enquêteur, le spectateur doit faire des choix, prendre des options, mener son enquête, pas à pas, avec le risque de tomber dans une ornière ou de passer à côté de quelque chose d’important. L’auteur tient alors la main de son spectateur qui se substitue à lui pour écrire son propre voyage. Certains proposent même de remettre de la fiction jouée au milieu des témoignages, documents, archives, notes manuscrites qui forment l’interface du tableau de bord soumis au spectateur. Parfois ces interfaces ont carrément à voir avec les tableaux d’enquête des séries policières avec photos des délits et des protagonistes. Reliées par des flèches et des annotations, ces photos deviennent des vidéos. À travers ces programmes cross-media, c’est à notre spectateur de tisser les liens d’une dramaturgie annoncée.

En 2011 Arte met en place sur le web une fiction interactive, Addicts (1). Dans cette fiction née d’un atelier d’écriture de Lydia Hervel (2) et des rêves de jeunes d’une citée Bordelaise, Les Aubiers, cornaqués par l’écrivain-cinéaste Vincent Ravalec (3), les acteurs sont aussi les auteurs et les personnages. Sont-ils les spectateurs ? Oui, si l’on imagine que le cinéma touche cette frange de la population très jeune. La navigation proposée, épisode après épisode, raconte une histoire dont le public devient aussi l’acteur et le réalisateur : une histoire de quartier qui tourne à l’embrouille. Le spectateur joue sa propre histoire et les acteurs leur vie. Chaque épisode propose de suivre différents protagonistes sur une timeline. On peut suivre les interrogatoires de la police : Saad qui sort de prison, Djibril styliste de banlieue, Thalya gérante de cyber-café et Damien père tranquille endetté… Et là commence le jeu de rôle.

Comme s’il était derrière les écrans de caméras de surveillance ou dans une émission de télé-réalité, le visiteur suit dans l’ordre qu’il veut les péripéties de ces jeunes d’une cité. Outre une interface qui aurait gagné en sobriété, Addicts avait certainement le désir de rendre « addicts » les spectateurs de cette aventure qui reste un succès partiel (349 806 vues cumulées ?!). Dans ce genre de cross-média, tout est étudié : chaque clics, la popularité des personnages, la fidélisation, le top des épisodes (16 de 10 minutes chacun). Quoi qu’on en pense, Addicts a essuyé les plâtres (beaucoup d’épisodes, plus longs que les autres web-séries, plus chers aussi) et nous a permis de constater que même une œuvre narrative non linéaire (écrite à plusieurs mains) pouvait introduire une interactivité fictionnelle propre à chaque spectateur et au monde qui s’accorde à ses réalités.

La version « linéaire » du programme, en film TV, livrée à Arte… se révéla fort indigeste. Le financement de ce genre de programme est ardu et les implications des diffuseurs (très démunis face aux comportements de leurs publics) pas vraiment claires. Dès lors, de telles aventures s’avèrent souvent sans lendemain au profit de web-séries très courtes, avec plus de gags comme Visiteur du Futur, ou encore de web-docs sur l’affaire Clearstream, moins chers et plus universels dans une économie mondialisée aux financements erratiques ! Arte reste néanmoins la pionnière du genre. La chaine franco-allemande n’est-elle pas de toutes les expériences. Avant Addicts, elle se lança avec Le Louvre dans un audacieux projet de web TV culturel puis dans le web-doc avec de belles réussites (Gaza-Sderot ou Prison Valley). Jérôme Clément (l’ex-président d’Arte) n’avait-il pas dit qu’Internet n’était pas qu’un média, mais aussi un espace de création. Alors on rêve des résultats qu’Arte, l’INA, France Télévision ou un autre établissement publique pourraient tirer d’un programme de création qui, sur les traces des Ateliers de recherche et de créations de l’ORTF de Pierre Schaeffer, serait livré à de nouveaux auteurs et à de nouvelles écritures. On rêve de programmes cross-médias qui, entre TV et documentaire, entre fiction et Internet, changeraient nos habitudes et démontreraient de nouveaux usages à nos désirs d’images.

Une création comme le Tulse Luper Suitcases de Peter Greenaway est le précurseur de cette narration nouvelle. Débutée il y a 10 ans hors du réseau, cette saga ne s’est raccrochée que très récemment à l’Internet. L’utilisation par Greenaway des différents médias (films, TV, CD Rom, DVD, Internet, exposition et livres) et des technologies de pointe du cinéma numérique nous propulse vers un cinéma total (4). Tulse Luper Suitcases est la preuve que c’est à de grands auteurs que doivent aussi parler ces nouveaux programmes non seulement expérimentaux, mais expérimentables (Lynch, Godard…). C’est vers de véritables programmes transmédias et expérimentables que le spectateur doit être emporté. Au cinéma, à la télévision, sur Internet, dans les jeux vidéos, les productions de demain doivent s’écrire sur tous ces registres afin que le « Je » du spectateur entre en jeu.

Car le « Je » est l’enjeu du cinéma de demain (les jeux vidéo nous le montrent depuis longtemps). Le jeu dans les web-docs étant avant tout celui du spectateur de ce cinéma qui substitue à notre regard de spectateur un monde qui s’accorde à notre désir d’expérimenter une aventure, qu’elle soit fictionnelle, documentaire, géographique, historique, artistique, dramatique, poétique… Aujourd’hui ces nouveaux médias proposent aux créateurs de relever le challenge… de mettre leurs spectateurs, non seulement dans leur peau, mais en plus de leur faire vivre leurs incertitudes d’auteur. Reste à savoir si le spectateur (dont la ménagère de moins de 50 ans) est prêt à tisser lui-même les liens de ces nouvelles écritures… les auteurs, eux, le sont.

Jean-Jacques Gay

(1) Addicts est la première web-fiction d’Arte, co-produite par Mascaret Films. > http://addicts.arte.tv

(2) > http://lefilmdulac.blogs.sudouest.fr/

(3) Réalisateur entre autres du film Le cantique de la Racaille.

(4) > www.tulselupernetwork.com/basis.html

(5) Entendons par cinéma, toute narration audiovisuelle d’auteur.

à propos de Fréquences – projet pour iPhone

Dès que j’ai disposé d’un smartphone, j’ai recherché ce que celui-ci proposait sous le terme de « livre ». Les applications répondant à cette appellation étaient aussi nombreuses que décevantes.

Fréquences – projet pour iPhone. Photo: © André Baldinger

Leur contenu : la reprise de grands classiques (Arthur Conan Doyle, Edgar Allan Poe), ou de succès commerciaux (Dan Brown, Mary Higgins Clark). Très rares étaient les textes écrits spécifiquement pour ce nouveau support. Leur forme : une esthétique de cinéma d’animation un peu daté, pages sépia façon vieux grimoire, avec bruit mimant celui des pages tournées. Ou, dans une version plus pauvre, un texte brut, à peine mis en page, accessible au plus grand nombre, souvent gratuitement, certes, mais visuellement proche d’un rtf. Ce que je découvrais faisait franchement injure à l’histoire (graphique et éditoriale) du livre, sans la prolonger. Je rêvais d’autre chose. D’un livre réellement conçu pour smartphone. Qui en exploite les possibilités (visuelles, sonores) et qui en assume pleinement le format. Un livre expérimental portatif qui serait aussi un beau livre.

Fréquences est né de ce désir. Et de ma rencontre avec André Baldinger, concepteur visuel et typographe, Sébastien Roux, compositeur, Martin Blum, concepteur multimedia et Graziella Antonini, photographe. Ensemble, nous avons imaginé un livre électronique inclassable et ne dépendant d’aucun standard (eReader, Stanza…). Après une première version scénique de ce texte d’abord conçu comme un livret d’opéra (création en 2004 à La Chaux-de-Fonds, Suisse. Musique : Claude Berset. Mise en scène: Fabrice Huggler), nous avons poursuivi l’exploration de ce texte en imaginant sa diffusion sur une autre scène, qui associe création radiophonique et design graphique. Le récit : un homme traverse un paysage hivernal en voiture. On suit le trajet de cet automobiliste de la nuit tombante jusqu’au petit matin. Il écoute une émission de radio au cours de laquelle des intervenants viennent confier des fragments de vie, des parcelles d’intimité (cf. ill. 1).

Le texte pensé pour la scène (alternance de récitatifs et d’arias) a été réécrit. Des disdascalies destinées au metteur en scène sont devenues des sons ou des motifs graphiques (la neige, cf. ill. 2). Nous avons fait le pari d’une certaine linéarité, du noir et blanc, du format paysage, de boutons tactiles faisant surgir des images ou du son qui agissent comme des ralentisseurs, ou offrant de vraies pauses, des suspens, dans la lecture. L’œuvre s’écoute exclusivement au casque afin de créer plus d’immersion et d’intimité. Et pour chaque personnage a été pensée une couleur sonore particulière ou une petite mélodie, à la façon d’un leitmotiv.

Écrire pour smartphone a constitué pour moi une expérience inédite. Collective. Où le texte devenait un élément d’un paysage à la fois plus grand que lui, mais qu’il générait. Fréquences est une partition sensorielle et cognitive qui a tout d’une mise en scène miniature. En ce sens, elle prolonge d’autres expériences d’écriture numérique, comme l’œuvre interactive multimédia de Xavier Malbreil et Gérard Dalmon, le (très beau) Livre des Morts.

Célia Houdart (décembre 2011)
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Fréquences – projet pour iPhone. Photo: © André Baldinger

Fréquences – projet pour iPhone
> www.frequences-livre-audio.net/
texte : Célia Houdart
conception visuelle et typographie : André Baldinger
création sonore : Sébastien Roux
photographies : Graziella Antonini
responsable réalisation et développement : Martin Blum | Blumbyte Design
développement iPhone sdk : ELAO
suivi de production : Grand Ensemble
production : Stanza
coproduction : Cie D. Houdart-J. Heuclin, Le Phénix Scène Nationale de Valenciennes, éditions P.O.L, La Muse en circuit, Centre national de création musicale
avec la participation du Ministère de la Culture et de la Communication-DICRéAM, Bourse Orange-Beaumarchais/SACD formats innovants 2010

about Fréquences – project for iPhone

As soon as I acquired a smartphone, I searched for everything it offered under the term « book ». The applications which resulted from this search were just as numerous as they were disappointing.

Photo: © André Baldinger

Their content: reprises of the great classics (Arthur Conan Doyle, Edgar Allan Poe) or bestsellers (Dan Brown, Mary Higgins Clark). Their form: an outdated animation esthetic, with sepia-toned pages akin to those of a spellbook, accompanied by a page-turning sound effect. Or, in a poorer version, barely formatted raw text, universally accessible and often free, but visually similar to an rtf. What I discovered was frankly an insult to the history (both graphic and editorial) of the book, without anything gained. I dreamed of something more—of a book truly designed for smartphones, which would exploit all its possibilities (visual, audio) and fully assume its format. A portable experimental book that would also be a beautiful book.

Fréquences was born from this desire. It also came out of my encounter with André Baldinger, visual designer and typographer, Sébastien Roux, composer, Martin Blum, multimedia designer, and Graziella Antonini, photographer. Together, we imagined an unclassifiable electronic book that was independent of any standard (eReader, Stanza, etc). After a first stage version of this text initially conceived as an opera libretto (produced in 2004 at La Chaux-de-Fonds, Switzerland, with music by Claude Berset, directed by Fabrice Huggler), we continued to explore this text by imagining it being broadcast on another stage, which would associate creative radio composition and graphic design. The story: a man drives across a winter landscape. We follow the driver’s journey from nightfall to daybreak. He listens to a radio program during which speakers confide fragments of life, pieces of intimacy (see illustration 1).

The text conceived for the stage (with alternating recitatives and arias) was rewritten. Stage directions became sounds or graphic motifs (snow, see illustration 2). We invested in linear, black and white, landscape format, touch-screen buttons triggering images or sounds that act as speed bumps, or offering real pauses, suspensions, in reading. The work is meant to be heard exclusively through headphones for optimal immersion and intimacy. And for each character, we created a particular sound color, or a little melody, as a leitmotiv.

For me, writing for a smartphone was an unprecedented, collective, experience. An experience where the text became an element of a landscape that was both bigger than the text and generated by the text itself. Fréquences is a sensory and cognitive score that has all the elements of a miniature stage play. In this sense, it is an extension of other digital writing experiments, such as the interactive multimedia work by Xavier Malbreil and Gérard Dalmon, the (very beautiful) Livre des Morts.

Célia Houdart (December 2011)
published in MCD #76, “Writing Machines”, march/may 2012

Fréquences – projet pour iPhone. Photo: © André Baldinger

Fréquences – project for iPhone
> www.frequences-livre-audio.net/
text: Célia Houdart
visual design and typography: André Baldinger
sound design: Sébastien Roux
photography: Graziella Antonini
direction and development : Martin Blum | Blumbyte Design
iPhone sdk development: ELAO
production monitoring: Grand Ensemble
production: Stanza
coproduction: Cie D. Houdart-J. Heuclin, Le Phénix Scène Nationale de Valenciennes, éditions P.O.L, La Muse en circuit, Centre national de création musicale
with the participation of Ministère de la Culture et de la Communication-DICRéAM, Bourse Orange-Beaumarchais/SACD formats innovants 2010

petite histoire du temps radiophonique

Vitesse, hypnose et suspens, inventaire et classification encyclopédique, politique, sont des objets utopiques réinventés, à travers l’expérience radiophonique, par les mots et les sons. Petite histoire de ces temps radiophoniques, littéraires, poétiques.

Bologna Centrale est un film de Vincent Dieutre (2003), mais aussi une bande-son qui a donné lieu à une pièce de L’Atelier de Création Radiophonique de France Culture diffusée le 30 mars 2003. L’auteur y énonce, confie, murmure, ou tout simplement dit, en voix-off et dans un espace-temps renouvelé, son initiation amoureuse et sa découverte des drogues. Le film s’arrête sur l’attentat de la gare de Bologne du 2 août 1980 en même temps qu’il invite, dans cette catastrophe, le narrateur à une nouvelle histoire, élégiaque et en devenir. Fragment d’une autobiographie sonore, la voix (le grain de la voix) est aussi bien le miroir inversé du corps qui la porte, qu’un labyrinthe d’images mentales dans lequel l’auditeur se perd, bref, au plus près du micro comme d’une nouvelle peau, la voix enregistrée est une autre. L’une des utopies de la voix radiophonique y prend alors place : elle donne accès à une dimension spatio-temporelle, tout à la fois, mélancolique et visionnaire.

Or, il faudrait en faire l’inventaire, de ces utopies possibles de la radiophonie telles que les activent donc la voix, les mots, l’écrit, en l’espèce la littérature et la poésie. L’arborescence des limites, toujours repoussées, de l’exploration du temps du langage et du temps sonore y apparaîtrait, d’abord, comme l’enjeu en creux de leur aventure commune. Et elle décline, cette arborescence, au moins quatre figures de l’utopie du temps : le temps réel et la vitesse, l’hypnose et le suspens, l’inventaire et la classification encyclopédique, un temps politique.

Le temps réel, tel que Paul Virilio l’a étudié dans L’Espace critique (1984), la vitesse, portée par la technique des médias et l’électricité du médium, offrent une première approche d’un temps, radiophonique, qui trouve sa poétique et son esthétique dans la perception appréhendée comme une succession de présents, d’instantanéités, dans une écriture du fragment qu’une littérature d’avant-garde explore immédiatement (Jeu radiophonique n° 2 de Peter Handke, 1970). Discontinuité du langage entre mot-signal et signe-son dont William Burroughs et Brion Gysin avaient fait, dès les années soixante, le sel de leur cut-up : l’expression spatiale et hallucinatoire de la part sonore (et plastique) des mots.

Toutefois, en contrepoint de cette approche brisée du langage fait sons, il y a, inversement, un temps radiophonique qui conçoit celui-ci comme générateur d’une écoute en suspens, hypnotique, contemplative, qui entrecroiserait les sons et les mots dans une bulle d’éther, à l’instar de la nouvelle de Victor Segalen, Dans un monde sonore (1907). Dans ce texte, le narrateur est invité chez un couple d’amis dont il remarque la séparation sensorielle : la femme s’exprime à travers les phénomènes du visible, tandis que l’homme communique avec le monde par les sons. Cette version moderne et atypique du mythe d’Orphée et Eurydice devait être le livret d’un opéra de Claude Debussy, elle restera comme l’envoûtement hypnotique et atemporel que produit une littérature éversée dans le monde sonore, perçue par l’écoute, constructrice d’espaces à entendre. Expérience de l’écoute poétique, donc, où le son a conduit le temps en marge de lui-même, dans l’imaginaire.

Parallèlement à ces esthétiques et à ces poétiques d’un temps expérimentable dans l’écoute, il y a aussi l’asymptote du temps accumulé, superposé, stocké : les archives du vingtième siècle, ses voix fixées sur bandes magnétiques, supports digitaux ou immatériels, ses événements, du plus banal au plus sophistiqué. Le temps des archives est un temps compilé jusqu’à produire une figure de l’utopie qui, dans son essai d’exhaustivité, demeure irréelle. Théoriquement : elle demeure le temps des signes à inventorier, à classer… Dans Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978, l’écrivain Georges Perec, installé dans un studio mobile posté à ce carrefour de Saint-Germain-des-Prés, décrit à haute voix, nomme, énonce, pendant plus de six heures, le spectacle de la rue, la circulation, les véhicules, les passants… L’inventaire est à l’œuvre dans l’enregistrement sonore puisque, le 25 février 1979, cette performance, après avoir été réduite à un peu plus de deux heures, est diffusée dans le cadre de l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture. Essai de complétude des signes en un lieu, à l’instar d’une bibliothèque borgésienne, universelle et sonore, dont le théoricien des médias Pierre Schaeffer aura souvent articulé la poétique sur celle du temps radiophonique.

Enfin, si l’histoire de la radiophonie traverse, mieux que celle d’autres médias (et de la télévision en particulier), le vingtième siècle avec une aussi grande rigueur, emportant avec elle l’histoire des artistes et des idées, enregistrant et diffusant les pages sonores du monde, c’est moins parce qu’elle est mémoire, que parce qu’elle a une mémoire. Des Français parlent aux Français, émission radiophonique de la BBC (Radio Londres, 1940-1944) qui diffusait les messages des Alliés, à Radio Free Europe pendant la guerre froide, la radio a souvent été une arme de résistance et de combat. Certes, elle a été, aussi, une chronologie des dictatures, des propagandes et de la désinformation, mais, le fait demeure, la dissidence et la résistance, les combats justes et les soulèvements des populations y ont trouvé un relais clandestin, opératoire, fidèle. Dès lors, une histoire des écrivains, des poètes, des journalistes pour la liberté, est aussi inscrite dans l’histoire du son politique de la radiophonie dont le passage, de l’analogique au numérique, sera la nouvelle courroie de transmission. Ensuite, le réseau virtuel, visuel et sonore mondial, fait d’un temps tout à la fois déréalisé, épidermique et tactile, conséquent et viral, y apparaîtra comme l’espace d’une autre utopie, l’ère des possibles.

Alexandre Castant
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Alexandre Castant est professeur à l’École Nationale Supérieure d’Art de Bourges où il enseigne l’esthétique et l’histoire des arts contemporains. Essayiste, critique d’art, il a notamment publié Planètes sonores, radiophonie, arts, cinéma (Monografik, coll. Écrits, 2007 – nouvelle édition augmentée, 2010), un ouvrage sur la création sonore dans le champ des arts visuels. Site: www.alexandrecastant.com

short history of radiophonic times

Speed, hypnosis and suspense, inventory and encyclopedic classification, politics, are all utopic objects that can be reinvented through radio by words and sounds. A short history of these radiophonic, literary and poetic times.

Bologna Centrale is a film by Vincent Dieutre (2003), but also a soundtrack that resulted in a piece for France Culture’s Atelier de Création Radiophonique, broadcast on March 30, 2003. In it, the author states, confides, murmurs, or quite simply tells, in voiceover and in a renewed time-space, of his initiation to love and his discovery of drugs. The film ends with the Bologna train station attack on August 2, 1980, just as in the middle of this disaster it invites the narrator to embark on a new story, elegiac and evolving. As a fragment of a sound autobiography, the voice (the grain of the voice) is also an inverse mirror of the body that carries it, a labyrinth of mental images in which the audience gets lost; as close to the microphone as to a new skin, the recorded voice is another. Hence, one of the utopias of the radiophonic voice: it allows access to a dimension of space and time both melancholy and visionary.

Moreover, we would have to inventory all these possible utopias of radio as they are activated by voice, words, writing, in this case literature and poetry. The arborescence of the ever-expanding limits of the exploration of language-time and sound-time would first appear as the deep-rooted essence of their common adventure. And this arborescence would expose at least four figures of the utopia of time: real time and speed, hypnosis and suspense, inventory and encyclopedic classification, political time.

Real time, as studied by Paul Virilio in L’Espace critique (1984), and speed, buoyed by media technology and the electricity of the medium, offer a first approach to a radiophonic time that finds its poetry and its esthetics in a perception apprehended like a succession of presents, of instantaneities, in fragmentary writing that is immediately explored by avant-garde literature (Jeu radiophonique n° 2 by Peter Handke, 1970). This same discontinuity of language between word-signal and sign-sound was in the 1960s what William Burroughs and Brion Gysin made the salt of their cut-up: the spatial and hallucinatory expression of the sound (and plastic) part of words.

Conversely, in counterpoint to this fragmented approach of language made into sounds, there is a radiophonic time that uses this language to generate a suspended, hypnotic, contemplative state of listening, which intercrosses sounds and words in a bubble of ether, as in the short story by Victor Segalen, Dans un monde sonore (1907). In this text, the narrator is invited to the home of a couple whom he remarks are separated by the senses—the woman expresses herself through visible phenomena, while the man communicates with the world by sounds. This modern and atypical version of the Orpheus and Euridice myth should have been the libretto for an opera by Claude Debussy; instead it will endure as the hypnotic and timeless spell produced by a literature everted into the world of sound, perceived by listening, as it builds sonorous spaces. In this experience of poetic listening, sound has led time astray into the imagination.

Parallel to these esthetics and poetics of a time experimented through listening is the asymptote of accumulated, superimposed, stored time: archives of the 20th century, their voices fixed on tape, digital and immaterial media, their events, from the most ordinary to the most sophisticated. The time of the archives is a time compiled to produce a face of utopia which, in its attempt to be exhaustive, remains unreal. Theoretically, it remains the time of signs waiting to be inventoried, classified… In Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978, the writer Georges Perec, from inside his mobile studio parked at this intersection of Saint-Germain-des-Prés in Paris, describes aloud, names, states, for more than six hours, the spectacle of the street, traffic, vehicles, passers-by… Inventory is at work in sound recording, as, on February 25, 1979, after being reduced to a little over two hours, this performance was broadcast on France Culture’s Atelier de Création Radiophonique. It was an attempt to convey the completeness of signs in one place, much like a Borgesian, universal sound library, whose poetry the media theorist Pierre Schaeffer has often placed above that of radiophonic time.

Finally, if the history of radio, more than that of other media (and television in particular), has spanned the 20th century so thoroughly, carrying along with it the history of artists and ideas, recording and broadcasting the sound pages of the world, it is not so much because it is memory, but because it has a memory. From Les Français parlent aux Français, a BBC radio show (Radio London, 1940-1944) that broadcasted messages to the Allies, to Radio Free Europe during the Cold War, radio has often been a weapon of resistance and combat. Of course, it has also been a chronology of dictatorships, propagandas and disinformation, but the fact remains that dissidence and resistance, fights for justice and uprisings of people have seen it as a clandestine, operative and loyal relay. From then on, a history of writers, poets and journalists for freedom has also been inscribed in the history of radio’s political sound, whose conversion from analogue to digital will be its new belt-drive. Thereafter, the virtual, visual and audio global network, made of a time at once derealized, epidermic and tactile, consequential and viral, will appear as the space of another utopia, the age of possibilities.

Alexandre Castant
published in MCD #76, “Writing Machines”, march/may 2012

Alexandre Castant is a professor at École Nationale Supérieure d’Art in Bourges, where he teaches the esthetics and history of contemporary arts. As an essayist and art critic, he has published Planètes sonores, radiophonie, arts, cinéma (Monografik, coll. Écrits, 2007 – new enhanced edition, 2010), about creative sound work in the field of visual arts. Website: www.alexandrecastant.com

entre mutation et sanctuarisation

Le texte est-il soluble dans le livre ? À l’heure où les pratiques d’écritures et de lectures sont en pleine mutation sous l’effet de l’environnement numérique, le théâtre français cherche à défendre par-dessus tout les logiques du texte imprimé…

Illusion.com, 2009.

Illusion.com, 2009. Photo: © La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon

Théâtre de texte ou théâtre du livre ?
Au moment où l’on prend enfin conscience de la profonde mutation de l’écrit qui transforme les pratiques d’écriture et de lecture, on assiste au théâtre à une réaffirmation sans précédent des valeurs littéraires liées à une culture du livre comme mode de légitimation de sa pratique. Face aux nouvelles pratiques artistiques qui se développent en lien avec le numérique, « le texte » est érigé en ultime bastion du théâtre. Ou plutôt le livre, car les partisans du théâtre de texte n’en appellent-ils pas avant tout à un théâtre du livre ? Dans ce contexte, il est parfois difficile de faire reconnaître que des textualités se développent sur de nouveaux supports qui participent à renouveler et désenclaver l’art théâtral.

La revendication de la primauté du texte se double certes d’un discours complémentaire qui valorise l’interdisciplinarité, la transdisciplinarité ou encore la transversalité du théâtre mais pour leur octroyer une place ancillaire où la question de l’écrit est le plus souvent diluée. Ainsi les mutations de l’écrit créent-ils le trouble dans nos « réseaux de discours » culturels structurés de plus autour de recueillement de données plus d’ouverture à des idées. Elles ne relèvent pas en effet de quelque chose qui pourrait être répertorié et catégorisé sous le signe d’une différence que l’on pourrait spécifier, mais produisent du nouveau dont les effets restent encore à évaluer. Cette approche se situe donc d’abord par rapport à l’histoire pour la remettre en perspective et la renouveler.

C’est dans ce contexte que j’ai dirigé, pendant quatre ans à la Chartreuse – Centre National des Écritures du Spectacle, un projet intitulé Levons l’encre, dont la clé de voûte était justement de mettre en perspective l’évolution des écritures du spectacle et les mutations de l’écrit. Dans une structure culturelle dédiée à l’écriture, la prise en compte de l’ensemble des technologies actuelles de l’écriture peut sembler aller de soi et relève d’une nécessaire adaptation à l’évolution des pratiques des auteurs et des artistes. Certes la main de l’écrivain sur la page blanche participe encore de notre mythologie de l’écrivain mais il faut bien se rendre à l’évidence, la très grande majorité des auteurs écrivent aujourd’hui avec un ordinateur.

Cette perspective qui se poursuit désormais dans d’autres contextes, vise ainsi à reprendre de manière radicale la question du texte au théâtre en la confrontant à l’histoire de l’écriture et à ses mutations actuelles. Elle suggère que le texte, loin d’être un des fondamentaux du théâtre, est un médium en mutation et que cette mutation a un impact central sur l’ensemble des composantes du théâtre. En séparant le texte de l’imprimé, elle dénonce la confusion que nous faisons systématiquement entre le texte et le livre. Si on substituait à la notion de théâtre de texte celle de théâtre du livre, on y verrait sans doute un peu plus clair. L’enjeu actuel est pour beaucoup de sanctuariser le théâtre par rapport aux technologies numériques  – sanctuarisation donc le point d’appui est « le texte » mais en réalité l’imprimé – plutôt que d’explorer la manière dont de nouvelles mutations de l’écrit peuvent participer à dessiner de nouveaux territoires pour le théâtre.

Des espaces d’écriture hors de l’espace du livre
Si à l’origine le texte au théâtre ne s’est pas présenté pas sous la forme d’un livre, on peut imaginer aussi bien un texte de théâtre qui ne relève plus de l’imprimé. L’imprimé a-t-il eu des conséquences sur la pratique théâtrale ? Si oui, qu’est-ce écrire du théâtre dans une logique qui n’est pas celle de l’imprimé ? Si le numérique offre de nouveaux supports de l’écrit, cela peut-il dégager de nouveaux espaces d’écriture faisant appel à de nouvelles formes de composition et d’autres manières de faire du théâtre ?

Cet angle d’attaque déplace les axes habituels de la réflexion. Si elle recoupe en plusieurs points la question du post-dramatique, qui a tant contribué ces dernières années à cristalliser les débats esthétiques autour du théâtre en Europe, elle traite cette question à travers le prisme de la matérialité de l’écrit. Elle se distingue également des approches visant à spécifier des formes théâtrales autour de l’image et des écrans sur la scène. Elle réinscrit la question du théâtre au sein d’une histoire et une réflexion sur l’écrit. La question des supports de l’écriture et de la lecture s’invite dans les débats sur l’écriture dramatique. Bref, en révélant un point aveugle, elle tente de mettre en évidence un territoire à explorer, à la fois invisible et omniprésent, l’écriture et la lecture sur des environnements numériques relevant désormais de la pratique la plus quotidienne.

Au fur et à mesure de nos expérimentations à la Chartreuse sur ces questions, il m’est apparu que l’on pouvait tenter de relire l’histoire du théâtre à travers le prisme de mutations successives de l’écrit. Si les nouveaux modes de l’écrit sont mis en perspective par les historiens avec l’histoire de l’alphabet et de l’imprimé, ces grands moments-clé de l’histoire de l’écrit ont-ils eu un effet sur la pratique théâtrale ?

sonde03#09 - Chartreuse News Network.

sonde03#09 – Chartreuse News Network. Photo: © Alex Nollet, La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon.

Un rapport constitutif et structurant entre les supports de l’écriture et l’histoire de la pratique théâtrale, peut être mis en évidence à partir d’un certain nombre de travaux d’historiens et d’anthropologues. L’apparition de nouveaux supports de l’écrit nous invite à reconsidérer les jeux d’articulations entre l’écrit et le théâtre qui sous-tendent et organisent la pratique théâtrale. Nous avons développé ailleurs cette recherche historique en insistant en particulier sur les articulations complexes qui se sont créées entre le théâtre et l’imprimé dont la compréhension est si nécessaire aujourd’hui pour prendre la mesure des effets de déconstruction qu’opère le numérique sur l’ensemble des dispositifs et pratiques lié à l’imprimé.

Alors que le théâtre persiste à se théoriser, s’administrer, s’ »expertiser » et se percevoir d’abord dans les cadres hérités de l’imprimé, un ensemble de mécanismes d’une grande cohérence qui articulait la page et la scène et in fine une manière d’instituer la pratique théâtrale sont obsolescents. À la spécification de conventions typographiques du texte dramatique succèdent un éclatement et une diversification des matérialités de l’écrit pour le théâtre. Un certain nombre d’auteurs — pour s’en tenir au théâtre français : Noëlle Renaude, Matthieu Mevel, Sonia Chiambretto… — réinvestissent l’imprimé à partir du numérique et explore de nouvelles matérialités de l’écrit dramatique mêlant jeux typographiques, design graphique, mise en texte singulière.

À côté de ces démarches, un certain nombre d’auteurs explorent les nouveaux supports de l’écrit que cela soit Internet, les réseaux sociaux, différents types d’écrans sur la scène où l’écrit est projeté, le téléphone portable. La Chartreuse a encouragé l’exploration dans ce domaine en passant une commande à quatre auteurs d’une pièce sur Internet (Illusion.com de Joseph Danan, Sabine Revillet, Eli Commins et Emmanuel Guez), en produisant un parcours sonore de Célia Houdart, en accompagnant le dispositif Breaking d’Eli Commins dont l’écriture liée à des évènements (la résistance en Iran, le tremblement de terre à Haïti…) repose sur des témoignages recueillis sur Twitter…

À l’affirmation d’une place de l’auteur dans la création théâtrale s’oppose la réalité d’une multiformité de ses pratiques qui le conduisent à élaborer son texte directement en lien avec le travail du plateau et/ou des dispositifs technologiques. Alors que l’imprimé a éloigné l’auteur du plateau, les mutations de l’écrit réinscrivent l’auteur dans le processus de création théâtrale. Elles réactivent le théâtre comme un processus collaboratif, ni hiérarchisé autour du message de l’auteur, ni commandé et contrôlé à distance par l’écrit. À distance de l’institutionnalisation de la routine et de l’incuriosité, ces transformations appellent de nouvelles dynamiques instituantes permettant d’accueillir l’expérimentation, la recherche, l’innovation.

Un théâtre métaphore de l’ordinateur plus que du livre
Les mutations de l’écrit sont aussi des mutations de la lecture. Au spectateur comme figure déplacée du lecteur – ou pour être plus précis du lecteur de livres – s’ajoute le spectateur comme figure déplacée du téléspectateur, du cinéphile, de l’internaute, du lecteur hypertextuel, ou encore du joueur de jeux vidéo.

Plus généralement, on peut comparer la façon dont le théâtre s’immerge aujourd’hui dans l’environnement numérique – de la régie à la communication, de la scénographie à la constitution d’une mémoire par la captation vidéo – à la manière dont autrefois il s’était emparé de l’imprimé. Le motif renaissant du théâtre du monde, qui même le théâtre et le livre, se déplace autour de l’idée d’une scène comme métaphore de son environnement technologique, médiatique et culturel avec lequel elle entretient une confrontation critique.

Le théâtre du livre reste le paradigme central du théâtre aujourd’hui. Mais il ne peut plus être un paradigme unique. Métaphore du livre, la scène est appelée à devenir de plus en plus une métaphore de l’ordinateur ou encore une métaphore des relations entre les deux. Elle est travaillée par de nouveaux rapports entre écriture et oralité. La linéarité ou la simultanéïté/discontinuité, la hiérarchisation des matériaux scéniques au service du texte ou l’hybridation de l’écriture, la mise à distance ou au contraire la recherche d’une participation du spectateur, la construction du sens ou la construction d’une expérience sensible et intelligible… caractérisent des conceptions culturelles contrastées de l’acte théâtral. Elles renvoient à la manière dont des médias informent les pratiques.

Le théâtre met en jeu des techniques d’écriture, des manières de penser, des perceptions divergentes. C’est une richesse. Il est en cela le reflet de la situation complexe de l’écrit que traverse notre société. Mais il peut-être aussi un véhicule incomparable d’une exploration des mutations de l’écrit qui traversent la société.

Franck Bauchard
chercheur et critique, directeur artistique de La Chartreuse (2007-2011)
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Nous ne lisons pas un livre comme nos ancêtres lisaient un rouleau de papyrus. Les dispositifs de lecture obligent à certains usages et ont des effets sur nos rapports à l’écrit. Alors que le pouvoir de l’image s’est imposé et que l’imprimé ne peut plus suivre le rythme du siècle, il est essentiel de s’interroger sur les enjeux de la digitalisation du livre.

Photo: D.R.

L’histoire de l’écriture et de la lecture est liée à celle des supports. Depuis le 04 juillet 1971 et le premier texte mis à disposition à un format numérique par Michael Hart à l’Université d’Illinois (États-Unis), nous sommes entrés dans la période des e-incunables. En 1970, au Palo Alto Research Center, Alan Kay a conceptualisé le Dynabook, ancêtre des ordinateurs portables, qu’il imaginait à l’époque comme un lecteur d’ebooks. Nicholas Sheridon y conçoit avec l’équipe Xerox le premier papier électronique réinscriptible : le Gyricon. Dans les années 1990, un nouveau type d’e-paper est mis au point dans les laboratoires du Massachusetts Institute of Technology par Joseph Jacobson, cofondateur de la société E-Ink Corporation, rachetée en décembre 2009 par le taïwanais Prime View International.

De nouvelles interfaces de lecture
Depuis l’entrée dans le 21e siècle il ne fait plus de doute que nous passons de cinq siècles d’édition imprimée à une édition numérique. Nous pouvons classifier les nouveaux dispositifs de lecture qui attestent de cette mutation en quatre familles et les présenter brièvement dans l’ordre dans lequel ils ont impacté nos usages. Il faut les considérer comme des interfaces entre les contenus et les lecteurs et bien y distinguer l’évolution des écrans de celle du papier. D’abord, les ordinateurs de bureau et portables, destinés à être remplacés par les tablettes tactiles et le cloud computing.

Le nombre de mobinautes est de plus en plus élevé et nous pouvons douter de la pérennité des ordinateurs fixes dans les foyers, puis dans les entreprises. Ensuite, les tablettes e-paper, souvent appelées en France « liseuses », dont la première fut commercialisée sous le nom de Librié au Japon en avril 2004 par Sony. Elles utilisent la technologie de l’e-ink laquelle, sans rétroéclairage, reproduit les effets de l’encre sur du papier et apporte donc le même confort de lecture que l’imprimé. Puis les smartphones, dont le premier à avoir impacté la lecture fut l’iPhone d’Apple en 2007. Enfin, les tablettes tactiles qui depuis 2009 bouleversent notre rapport à la lecture avec des livres augmentés de vidéos et d’animations multiples et qui dopent l’émergence d’une nouvelle génération d’éditeurs pure-players.

L’e-paper, qui commence à pouvoir être produit en rouleau comme du papier, à accueillir la couleur et la vidéo, a un bel avenir. Mais de leur côté les écrans, notamment Oled, progressent eux aussi. Par exemple, la technologie OTFT (Organic Thin-Film Transistors) a permis à Sony la mise au point de prototypes d’écrans vidéos enroulables. Le livre relié n’aura-t-il été alors qu’une parenthèse entre les rouleaux de papyrus et les rouleaux d’e-paper ou d’Oled ?

De nouvelles pratiques de lectures
Rétro-éclairés ou pas, ces dispositifs posent encore aux lecteurs des problèmes d’ergonomie et d’affordance. C’est-à-dire qu’ils n’évoquent pas spontanément leur usage. De fait, ils sont souvent multi-usages. Mais quel était jadis le rapport d’usage visible entre une tablette d’argile et un rouleau de papyrus ?

Avec ces dispositifs connectés et présentant une unique surface réinscriptible, la notion de page disparaît. Le nombre de pages n’a plus véritablement de sens. Le temps estimé de lecture tend à le remplacer. La lecture devient davantage fragmentée, hypertextuelle, moins linéaire et plus extensive. De plus en plus sociale aussi, s’inscrivant dans le développement des réseaux sociaux, des blogs et des wikis. Enfin, de plus en plus nomade et donc connectée, dans le cloud, voire à la demande en streaming sur le modèle de l’écoute de la musique.

Photo: D.R.

Le seul fait que l’imprimé ne soit pas hypertextuel suffit aujourd’hui à le condamner. Les lecteurs du 21ème siècle veulent de plus en plus des contenus personnalisables, actualisés en temps réel, géolocalisés, et auxquels ils peuvent participer.

Des enjeux colossaux
Cette mutation des supports, ce passage de l’objet « livre » à des services liés à la lecture, s’inscrit dans un contexte de computation du réel et impacte aussi nos pratiques d’écriture. La perte progressive de l’écriture manuscrite et le recours à des logiciels applicatifs peut tout aussi bien libérer notre créativité que nous conduire à un scénario à la Fahrenheit 451 de Ray Bradbury.

Le destin du livre et de la lecture semble aujourd’hui entre les mains d’industriels de l’informatique et de l’ »entertainment ». Amazon. Google. Apple. La question cruciale qui se pose alors est de savoir si la culture numérique peut encore être un contrepoids suffisant pour que les nouveaux dispositifs de lecture soient émancipateurs, comme le fut l’imprimerie à partir du 16ème siècle.

Car les enjeux sont en effet colossaux. Le roman était sans doute lié à la forme des livres reliés (codex). Aujourd’hui, de nouvelles formes narratives commencent à émerger avec le transmédia. Dans ce modèle, une même fiction se développe simultanément sur différents supports (tablettes de lecture, smartphones, TV connectées, consoles de jeux vidéos…) en développant différemment sur chacun le contenu, en fonction de ses spécificités et des possibilités d’interactions qu’il permet. Chaque support devient alors pour le lecteur un point d’entrée différent pour une plus grande immersion dans l’histoire.

En modifiant ainsi nos pratiques de lecture et d’écriture, les nouveaux supports modifient nos capacités de cognition, de mémorisation, et notre regard sur le monde. La porosité de ce dernier est de plus en plus grande vis-à-vis des territoires digitaux qui nous invitent à repenser la lecture au-delà du livre.

Avec la métamorphose des livres comme contenants et leur volatilité comme contenus, il nous faut imaginer les interfaces de lectures de la fin de ce siècle, à la confluence de l’Internet des objets, de la réalité augmentée et de l’intelligence artificielle. Un livre-mentor dont l’auteur de science-fiction Neal Stephenson fut peut-être le prophète dans L’âge de diamant.

Lorenzo Soccavo
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Lorenzo Soccavo est chercheur indépendant en prospective du livre et de l’édition à Paris. Il est l’auteur de Gutenberg 2.0, le futur du livre (M21 éditions, 2008) et de l’essai De la bibliothèque à la bibliosphère (2011, version numérique chez NumérikLivres et imprimée chez Morey éditions). Il intervient régulièrement sur les problématiques et les enjeux de la digitalisation du livre, comme enseignant et comme conférencier. Blog: http://ple-consulting.blogspot.com

la littérature en ses médiums

Si la machine éveille, d’un point de vue imaginaire, une « inquiétante étrangeté » (Unheimlichkeit (1)), elle est aussi un environnement matériel qui vient interférer avec le champ artistique. Jusqu’à quel point l’évolution technologique conditionne-t-elle les pratiques de création ?

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999.

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999. Photo: D.R.

Certes, il ne fait aucun doute que l’artiste a toujours le choix de son médium, et qu’il n’y a d’art et de littérature technologiques que volontaires (2). Mais les « mutations médiologiques » — que Jean-Pierre Bobillot définit comme une innovation technologique redoublée d’une innovation symbolique (3) — bouleversent les conditions de production et de diffusion des œuvres. Or, alors que les arts visuels et sonores, où la question du médium est centrale, n’ont guère eu de difficulté à admettre la part de la technologie dans la création, la littérature reste environnée d’une étrange aura idéaliste. Même s’il est aujourd’hui acquis que le passage à l’imprimerie ou à la presse de masse a considérablement marqué les pratiques d’écriture, les études littéraires se sont peu préoccupées du rapport de la littérature à son environnement technologique direct : l’usage de « machines d’écriture » est, au mieux, considéré comme allant de soi, au pire comme une indifférence coupablement matérialiste envers la nature intellectuelle, pour ne pas dire spirituelle, du fait littéraire.

Ce déni de l’influence des transformations technologiques sur les modalités d’écriture permet cependant de distinguer deux moments, qui sont aussi deux attitudes : d’un côté, l’intégration progressive des nouveautés technologiques (quand un média devient dominant, la force de l’usage fait que la technologie cesse de faire question), d’un autre, une interrogation sur ces mêmes innovations (une réflexion sur leurs effets) : l’évolution récente des écritures numériques montre la coexistence possible de ces deux voies. Si la première est diffuse et oblige à prendre en compte des phénomènes extralittéraires (l’évolution technologique, la facilité d’accès, l’ergonomie, etc.), la seconde, fondée sur l’expérimentation d’appareils nouveaux et sur l’invention de procédés d’écriture adéquats, manifeste le regard attentif que la création littéraire a en fait toujours porté sur l’évolution des technologies.

De la multiplication des médiums à la média-littérature
La pleine prise de conscience que l’usage des technologies peut affecter la pratique littéraire semble tardive, et liée à l’évolution des technologies de reproduction et de communication. Un intérêt grandissant pour le médium se manifeste à partir du dernier tiers du XIXe siècle, dimension centrale, même si peu étudiée, du symbolisme européen. Le livre est questionné en tant qu’objet, comme en témoigne exemplairement Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé (1897). Au même moment, les conditions matérielles de diffusion de l’écrit sont en train d’évoluer (machine à écrire inventée en 1868, linotype en 1885), tandis que les écrivains rencontrent de nouveaux médiums (photographie, téléphone, phonographe), même si une pratique effective ne se généralise qu’au début du XXe siècle. Le livre est, dès lors, clairement désigné pour un objet dépassé, ou du moins à refonder complètement (d’où, aussi, la dense réflexion contemporaine sur la typographie) : de l’affiche au disque ou à la radio, la littérature explore alors tous les médiums de la modernité.

Cette diversification des médiums littéraires, signe de la conscience que « tout peut devenir médium » (4), s’accompagne d’une attention grandissante pour leur fonctionnement comme média (en particulier dans le cadre de la critique de la communication qui devient centrale au milieu du XXe siècle). Pour autant, à la différence de la littérature numérique qui a élaboré une dense réflexion théorique sur les changements induits par le médium en termes de création comme de réception, les témoignages sont rares pour les innovations précédentes. Ils se lisent plutôt en creux, dans la manière dont la machine est explorée, exploitée pour elle-même : ainsi de la relation entre la poésie concrète et la machine à écrire, ou de la poésie sonore avec les bandes magnétiques et le microphone. La machine ne se limite pas ici à une fonction auxiliaire, mais rend possible un travail spécifique qui renouvelle en profondeur les relations de l’auteur et de son lecteur.

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999.

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999. Photo: D.R.

Nouvelles perceptions du « moi, ici, maintenant »
Outre la capacité d’investir le médium lui-même, le changement de médiasphère conditionne de nouvelles modalités de perception. Les appareils modernes de communication transforment le rapport au temps et à l’espace, rendant plus aiguë la conscience de la synchronie des événements et donnant l’illusion d’une ubiquité. Cette accélération de l’expérience moderne du monde trouve un pendant dans le caractère de plus en plus instantané de l’écriture machinique. La coïncidence de la production avec la reproduction du texte constitue selon Marshall MacLuhan le principal apport de la machine à écrire (5), de même que la possibilité d’un « traitement en temps réel » est une des utilisations fécondes de l’informatique.

Cette immédiateté, qui se traduit aussi par la disparition progressive de la rature (le papier de production industrielle y invite, alors que la machine à écrire la rend complexe et que l’ordinateur l’efface), s’accompagne pourtant, paradoxalement, d’un effet de distanciation. Le trait commun des machines à communiquer, qui fascinent et inquiètent la deuxième moitié du XIXe siècle, est d’induire une dépersonnalisation qui est, au sens propre, une désincarnation : la machine à écrire fait disparaître la trace du geste manuscrit, dans le même temps où le téléphone et le phonographe scindent la voix du corps, où la photographie et le cinéma séparent l’apparence de l’être qui l’anime, phénomène qui n’est pas sans rappeler la projection immobile que permet aujourd’hui le cyberespace. Cette dématérialisation se traduit aussi, dans la pratique de l’écriture, par une distance grandissante entre l’artiste et son œuvre, qu’Abraham Moles analyse, à propos de l’ordinateur, comme une « objectivisation » du langage (6).

Le paradoxe cependant se retourne, car ce double effet de dissociation et d’extériorisation qu’impose la machine peut faire revenir le corps : alors que la plume ou le stylographe s’appréhende, au même titre que l’outil, comme le prolongement du corps et ce qui s’adapte à lui (c’est la plume qui se fait à la main), écrire à la machine suppose une adaptation du corps (une contrainte) qui engage un rythme, une « gesticulation » (7). L’essor de la pratique sonore dans la littérature et, plus largement, de la performance, confirme que la machine non seulement amplifie, mais révèle le corps, en rendant manifeste son intériorité (François Dufrêne, Henri Chopin). Le retour du corps par le biais machinique et l’accent mis ainsi sur l’immédiateté coïncident avec une manière nouvelle de considérer le fait artistique, non plus comme ce qui produit du beau, mais comme ce qui, à l’image de la machine, transforme le monde. Est ainsi valorisée une définition de l’art comme « intervention » ou comme « action » qui est un trait commun des pratiques avant-gardistes.

Une écriture informée par les technologies
Dans ce parcours rapide, il faut enfin envisager les conséquences du passage par la technologie sur les procédés d’écriture. Plusieurs études attestent les évolutions stylistiques qui accompagnent le changement de technosphère : Friedrich Kittler rapporte ainsi plusieurs témoignages d’écrivains passés, à cause de la machine à écrire, « de la rhétorique au style télégraphique » (8). Pour des raisons ergonomiques, autant que par souci de traduire les modes de perception modernes ou les effets matériels liés à la machine, un « style technologique » se précise, qui cherche ses procédés du côté du mécanique : à l’efficacité, à l’absence d’émotion et au rythme de la machine répondent la concision, l’objectivité ou le goût pour la permutation dans la littérature. La langue ainsi se transforme, s’accélère : on « abolit la syntaxe » (9), on privilégie le mot, voire la lettre, ce rouage élémentaire de la langue, on donne la primauté à la matière verbale, qui fait écho à la nouvelle matérialité de l’acte d’écrire.

À côté de ce travail de « traduction » du mécanique, certains écrivains questionnent leur rapport aux nouveaux médiums et font émerger des formes littéraires nouvelles, volontairement dépendantes du support choisi. Mais alors que les avant-gardes historiques des années 1920-1930 étaient plutôt dans une relation fusionnelle, parce qu’euphorique, les néo-avant-gardes des années 1950-1970 semblent considérer la relation entre l’artiste et le médium comme un rapport de force. Deux attitudes s’opposent, même si la machine y apparaît toujours comme contrainte. D’un côté, ceux qui utilisent l’outil selon ses potentialités : la poésie concrète adopte jusqu’au minimalisme l’impersonnalité, la pauvreté visuelle qu’impose la machine à écrire, tandis que dans le champ sonore, la littérature intègre les bruits que l’enregistrement permet de fixer. D’un autre côté, ceux qui interviennent sur la machine pour contrecarrer son usage : les interventions sur les bandes magnétiques, le collage sonore brouillent l’audibilité, et les textes délinéarisés, voire illisibles que produisent les « dactylo-poètes » font écho aux machines inutiles des dadaïstes et aux machines autodestructrices de Tinguely. Dans un cas comme dans l’autre, la machine est détournée de ses fins pour produire de l’art et devient en elle-même un objet esthétique. C’est en ce sens que, si la littérature évolue sous la contrainte de la technologie, elle propose en retour un nouvel usage qui permet de la penser.

Si l’affirmation de McLuhan que c’est « le médium [qui] fait le message » peut sembler excessive, du moins cette recherche nous invite-t-elle à reconnaître le rôle du médium dans la production du sens. Face à une littérature « passive » à laquelle l’outil s’impose dès lors qu’il s’est vulgarisé, se constituerait ainsi une « média-littérature » (10) qui, au-delà d’un pari technologique, se définirait par la conscience qu’elle a de l’impact du médium dans le processus de création et par l’usage qu’elle en fait pour mettre en cause les académismes et les habitus esthétiques.

Isabelle Krzywkowski
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

(1) C’est le terme qu’utilise Sigmund Freud dans l’essai Das Unheimliche (1919), à propos de l’automate de la nouvelle de E. T. A. Hoffmann, Le Marchand de sable (in Tableaux nocturnes, 1816), texte essentiel pour penser les relations de l’homme et de la machine.

(2) Selon Raymond Queneau, il n’y a de littérature que volontaire (cité dans OuLiPo, La Littérature potentielle : créations, re-créations, récréations, Gallimard, 1973, coll. Folio essais, 1988, p. 27).

(3) Jean-Pierre Bobillot, Poésie & medium (2006), p. 2. Consultable à l’adresse : http://www.sitec.fr/users/akenatondocks/DOCKS-datas_f/collect_f/auteurs_f/B_f/BOBILLOT_F/TXT_F/Doc(k)s-Bob.htm

(4) Trois leçons de poésie: du bru(i)t dans la pointCom, films de Jean-Pierre Bobillot et Camille Olivier (2006 / 2008) : www.youtube.com/watch?v=ylcxSz33c2w — www.youtube.com/watch?v=dwxjgXwALn4

(5) Marshall McLuhan, Understanding Media: the extensions of man, (McGraw-Hill, 1964) —Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme, (Éditions du Seuil, Montréal, Éditions HMH, 1968), Chapitre La Machine à écrire, l’âge de la volonté de faire.

(6) Abraham Moles, Art et ordinateur, (Casterman, coll. Synthèses contemporaines, 1971, p. 108).

(7) Adriano Spatola, Verso la Poesia totale (1969) — Vers la poésie totale, (Éditions Via Valeriano, 1993, p. 112).

(8) Friedrich Kittler, Grammophon, Film, Typerwriter, (Berlin, Brinkmann & Bose, 1986, p. 294).

(9) Filippo Marinetti, Manifeste technique de la littérature futuriste (1912).

(10) Ce terme est inspiré de l’anthologie Media Poetry conçue par Eduardo Kac en 1996.